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Partager l’entre-soi: Homosociabilité et homosexualité dans un bain turc montréalais

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24 Vivre ensemble à Montréal — Socialiser
Partager l’entre-soi
Homosociabilité et
homosexualité dans un
bain turc montréalais
Alexandre Maltais et David Koussens1
Au cœur du quartier Plateau-Mont-Royal, le bain Colonial
est l’un des plus anciens bains turcs encore en activité en
Amérique du Nord. D’abord fréquenté par une population
juive, cet établissement centenaire est graduellement devenu
un lieu central de l’histoire homosexuelle montréalaise,
tout en préservant une partie de son identité d’origine et
en permettant la cohabitation généralement paisible de
minorités ethniques, religieuses et sexuelles au sein d’un
espace clos.
Le bain Colonial dans les années 1970.
Crédits : Archives de la Bibliothèque publique
juive de Montréal, collection Allan Raymond.
25Vivre ensemble à Montréal — Socialier
26 Vivre ensemble à Montréal — Socialier
Le caractère éclectique des villes a aujourd’hui la cote, étant même de plus
en plus souvent considéré comme un vecteur de développement écono-
mique censé sortir les villes industrielles de leur déclin et les propulser
sur le chemin de l’économie créative. Selon cette lecture, « en raison de sa
nature bilingue et multiculturelle », l’agglomération montréalaise aurait
« des choses uniques à orir », ce qui pourrait à l’avenir « lui permettre
de poursuivre sa trajectoire de croissance économique et d’accumuler de
la richesse »2. La diversité sociale est ici entendue au singulier comme
un capital, par opposition à une homogénéité perçue comme stérile.
Par une série d’équivalences aussi obscures qu’exagérées, elle devient
en eet synonyme d’ouverture et de libéralisme. D’une donne sociale,
on extrapole un ensemble de prédispositions individuelles et collec-
tives, un habitus pluraliste et cosmopolite qui enverrait un message aux
« créateurs » catégorie floue où les minorités sexuelles seraient surre-
présentées et par conséquent condensées dans un surréaliste « indice
gay » selon lequel les « personnes non conformistes sont les bienvenues
ici »3. Ces discours sur la diversité constituent désormais l’un des piliers
d’un narcissisme montréalais qui resurgit périodiquement dans un débat
public polarisé opposant la métropole cosmopolite à son arrière-pays, un
« Québec des régions » parfois pittoresque mais socialement monotone,
et à sa capitale aussi « vieille » que « mystérieuse »4.
Bien que caricaturaux, ces discours font l’eet d’un baume après des
décennies où les esprits ont surtout été marqués par le déclin économique
de la métropole québécoise par rapport à Toronto. Ils ne sont en outre pas
dénués de fondements. En eet, les grandes villes ont traditionnellement
été et demeurent à ce jour les avant-postes de la diversité, où convergent
et cohabitent une pluralité de populations. Tout au long de leur histoire,
elles ont accueilli les immigrants, enveloppé les minorités sexuelles d’un
certain anonymat, favorisé l’émergence d’individualités nouvelles et de
sous-cultures ces diérents groupes se croisant à l’occasion sans avoir
à s’engager dans des échanges soutenus. Les villes sont par conséquent
riches d’enseignements sur les manières dont la diversité sociale peut se
concrétiser dans la vie de tous les jours, au rythme des imbroglios, des
malentendus et des conflits, mais aussi des découvertes heureuses et des
solidarités que la généralisation des diérences distille dans le quotidien
de la métropole et de ses habitants.
Ce sont ces échanges ordinaires du quotidien, ces réalités concrètes
de cohabitation entre des minorités à priori aussi distantes qu’antago-
nistes, que ce texte s’attache à décrire, à travers une observation des
modalités d’appropriation et de partage d’un espace ancien et singulier
du centre de Montréal : le bain Colonial. Cet établissement de bains de
4. Paul Villeneuve, Yvon Jodoin et Marius
Thériault, « L’énigme de Québec… ou de ses
banlieues : une analyse de géographie élec-
torale », Cahiers de géographie du Québec,
vol.
51, no
144, 2007.
1. Nous remercions Janice Rosen (Archives
juives canadiennes Alex-Dworkin) et Jessica
Zimmerman (Archives de la Bibliothèque
publique juive) pour leur aide dans les
recherches archivistiques, de même que
Martin Blais (Université du Québec à
Montréal), Jessica Roda (Université McGill)
et Thomas Waugh (Université Concordia)
pour leurs riches commentaires sur ce texte.
2. Kevin Stolarick, Richard Florida et Louis
Musante, Montréal, ville de convergences
créatives : perspectives et possibilités, 2005,
p.
2. En ligne : mamot.gouv.qc.ca/pub/
metropole/documentation/etude_catalytix.
pdf.
3.Idem, p.
10.
27Vivre ensemble à Montréal — Socialier
vapeur de tradition est-européenne, centenaire, a progressivement été
investi durant le 20e siècle par une population d’hommes en quête de
rapports sexuels avec d’autres hommes. Il est aujourd’hui fréquenté par
une clientèle aussi improbable que bigarrée, au croisement des généra-
tions, des orientations sexuelles et des identités ethniques, religieuses
ou de genre. Outre des hommes homosexuels d’âge mûr et des jeunes
queer souvent fortement dotés en capital culturel, on y rencontre notam-
ment de nombreux immigrants russophones et d’Europe de l’Est, des
juifs hassidiques de New York et de Montréal, ainsi que quelques Turcs et
Nord-Africains certains clients combinant plus ou moins ouvertement
les identités.
Le bain Colonial est l’un des derniers survivants des bains « russes et
turcs » qui se multiplient dans les métropoles industrielles d’Amérique
du Nord et d’Europe de l’Ouest au tournant du 20e siècle. Ces établisse-
ments deviennent l’une des « institutions caractéristiques » des quartiers
juifs, conférant à ce que l’on qualifie alors de ghetto « une atmosphère
singulière » et une « identité culturelle distincte »5 au sein de la ville. À
l’époque, la force de cette institution repose en eet tant sur l’homo-
généité de sa fréquentation que sur sa fermeture au monde extérieur.
Cette autarcie la rend toutefois particulièrement vulnérable aux fluctua-
tions populationnelles qui peuvent en menacer la continuité culturelle
et même la survie, ce qui explique d’ailleurs le déclin de la plupart de
ces bains durant la seconde moitié du 20e siècle, alors que la population
juive migre en banlieue, menant certains propriétaires à plus de tolé-
rance vis-à-vis de populations et de pratiques homosexuelles longtemps
réprouvées dans la société6. C’est ce « vivre-ensemble » à la fois confiné
et pragmatique que nous observons, en procédant d’abord à un examen
chronologique de l’appropriation de ce lieu singulier par des populations
porteuses de traditions balnéaires distinctes. Nous retraçons ensuite la
façon dont ces populations et ces traditions se déploient et partagent un
espace clos et restreint, à l’abri du regard de la société. Désormais mar-
qués par une homosexualité souvent timide mais numériquement domi-
nante, les rapports de sociabilité qui se tissent au sein du bain Colonial
oscillent entre machisme exacerbé et homoérotisme, se modulant dans
le temps et dans l’espace en fonction des clientèles en présence.
Les Bains russo-turcs canadiens inc., d’hier à aujourd’hui
En activité depuis 1914 dans une rue tranquille du Plateau-Mont-Royal
et propriété de la même famille depuis lors, le bain Colonial est souvent
présenté comme le deuxième plus ancien sauna gay toujours en activité
en Amérique du Nord7. Cette prétention — au demeurant dicilement
5. Louis Wirth, The Ghetto, Chicago,
University of Chicago Press, 1969, p.
224.
6. Georges Chauncey, Gay New
York:
Gender, Urban Culture, and the Making of the
Gay Male World, 1890-1940, New
York,
Basic Books, 1994, p.
209.
7. André-Constantin Passiour, « Le bain
Colonial célèbre ses 100 ans ! », Fugues,
novembre 2014, p.
162.
28 Vivre ensemble à Montréal — Socialier
vérifiable et cette qualification de « sauna gay » sont cependant trom-
peuses, car, derrière une façade morne et décrépie des années 1950, l’éta-
blissement abrite une clientèle masculine très éclectique. S’il desservait
à l’origine une population pauvre d’immigrés juifs d’Europe de l’Est
résident à proximité du boulevard Saint-Laurent et dont les logements
étaient souvent dépourvus d’équipements sanitaires, les mouvements
migratoires et l’évolution culturelle de la société en ont considérable-
ment transformé la clientèle au cours de son siècle d’existence. En eet,
à l’instar des autres bains « russes et turcs » des grandes villes du Nord-
Est américain dont Montréal partage à l’ère industrielle les grandes
vagues migratoires et dans une moindre mesure des bains publics de
tradition hygiéniste dont il est également le contemporain, l’établisse-
ment est depuis longtemps fréquenté par des hommes en quête de rap-
ports homosexuels discrets. Aujourd’hui immatriculée sous l’appellation
de « bains russo-turcs canadiens incorporés », l’entreprise constitue un
remarquable exemple de cohabitation entre des populations diérentes
que tout sépare à première vue.
Cette raison sociale aussi œcuménique que mondialisée est évidem-
ment calquée de l’anglais « russian and turkish baths », appellation géné-
rique qui agglomère en Amérique du Nord à partir de la fin du 19e siècle
les traditions est-européennes et orientales des bains de vapeur. Si la
première tradition est étroitement associée à l’immigration en prove-
nance de l’ancien empire russe, la généalogie de la seconde appellation
est nettement plus complexe. Le n om d e ba in tur c a e n eet été popularisé
en Angleterre au milieu du 19e siècle par les courants orientalistes très
en vogue auprès des classes moyennes et supérieures britanniques8. Il
subsume toutefois un ensemble de traditions nationales et régionales
du Proche et du Moyen-Orient. Les bains russo-turcs canadiens d’au-
jourd’hui renvoient donc en réalité à des cultures balnéaires bien dié-
rentes, combinant la pratique juive du shvitz du yiddish « sueur » avec
le bania slave, ainsi qu’avec une homosociabilité et un homoérotisme
généralement discrets, voire clandestins, qui ne sauraient toutefois être
réduits au seul acte sexuel. Aujourd’hui juxtaposées dans le même espace
et accommodées par un même immeuble, ces traditions renvoient à des
expériences très diérentes et parfois contradictoires de la nudité, de la
masculinité et, plus généralement, du rapport à l’autre.
Dès son ouverture, le bain Colonial s’insère dans le tissu social et
religieux de la communauté juive, à travers la pratique du shvitz et un
ensemble de rituels religieux auxquels il sert de cadre et qui recouvrent
notamment le mikveh, bain rituel de purification pratiqué principalement
par les femmes après les menstruations
9
, mais aussi par certains hommes,
8. Peter Kandela, « The Rise and Fall of
the Turkish Bath in Victorian England »,
International Journal of Dermatology, vol.
39,
no
1, 2000, p.
70-74; John Potvin, « Vapour
and Steam: The Victorian Turkish Bath,
Homosocial Health, and Male Bodies on
Display », Journal of Design History, vol.
18,
no
4, 2005, p.
319-333.
9. Sophie Nizard, « Une pratique corporelle
“discrète” : le bain rituel », Ethnologie fran-
çaise, vol.
43, no
4, 2013, p.
601-614.
29Vivre ensemble à Montréal — Socialier
notamment chez les ultraorthodoxes. Dan s so n ro man Rue Saint-Urbain,
Mordecai Richler évoque précisément cette institution au détour d’une
promenade dans le Montréal juif des années 1930 :
Au tournant, il y avait les bains rituels, le shvitz ou le mikva où mon grand-
père et ses copains se rendaient avant les Grandes Fêtes, rouges comme
des homards après un bain vapeur maximum, ils se fouettaient gaiement
à l’aide de brosses façonnées avec des branches de pin. Les femmes
les plus orthodoxes se rendaient aux bains une fois par mois an de se
purier10.
Cet extrait témoigne d’une caractéristique du bain Colonial qui peut
aujourd’hui sembler étonnante : l’établissement est, pour la majeure
partie de son histoire, mixte, bien que la fréquentation y soit stricte-
ment ségréguée dans le temps avec des plages horaires spécifiquement
réservées aux femmes. Les bains rituels féminins cessent en 195211, mais
une fréquentation féminine moins orthodoxe se poursuit jusque dans
les années 1990. Les mardis après-midi ont ainsi longtemps été réservés
aux femmes. L’établissement devient par la suite exclusivement mascu-
lin et principalement désigné comme homosexuel — notamment par les
magazines et les répertoires destinés à la population lgbtq dans lesquels
les propriétaires font de la publicité — même si une clientèle hassidique
masculine continue à ce jour de le fréquenter périodiquement.
À l’instar de la présence hébraïque dans la métropole, la fréquenta-
tion de l’établissement par la communauté juive diminue sensiblement
au cours du 20e siècle. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour
expliquer cette désaection : la migration de la population juive vers le
nord et l’ouest du noyau central montréalais
12
, de même qu’un rehausse-
ment marqué de son statut social; la démocratisation des appareils sani-
taires dans l’ensemble des logements du secteur, à l’origine l’un des plus
défavorisés de la métropole; une certaine sécularisation de la population
juive non orthodoxe, moins susceptible de s’adonner régulièrement à
des rituels contraignants que par le passé; et enfin une transformation
ethnoculturelle de la population juive montréalaise par une immigration
sépharade provenant d’Afrique du Nord13 et donc moins sensible à ces
rituels essentiellement ashkénazes.
Tous ces facteurs convergent sans doute pour diminuer la fréquen-
tation traditionnelle de l’établissement et favoriser, sinon une com-
plaisance, du moins un certain laxisme de la part des propriétaires à
l’égard des populations homosexuelles, dont on peut supposer qu’ils
10. Mordecai Richler, Rue Saint-Urbain,
Montréal, Bibliothèque québécoise, 2002,
p.
77-78.
11. Leslie Lutsky, « Entrevue avec David
Adler », Montreal Jewish Digest, émission
de
radio, 1989.
12. Louis Rosenberg, « A Study of the
Growth and Changes in the Distribution
of the Jewish Population of Montreal »,
Montréal, Canadian Jewish Congress,
Bureau of Social and Economic Research,
1955.
13. Ira Robinson, « Le judaïsme à
Montréal », dans Pierre Anctil et Ira
Robinson (dir.), Les communautés juives de
Montréal. Histoire et enjeux contemporains,
Québec, Septentrion, 2011, p.
23-37.
30 Vivre ensemble à Montréal — Socialier
n’approuvaient pas les pratiques et le mode de vie, du moins durant les
premières décennies du 20e siècle.
Il est dicile de déterminer à quel moment le bain Colonial est investi
par des hommes en quête de rapports sexuels avec d’autres hommes.
Secret et discrétion ont en eet façonné et influencent encore les modes
de sociabilité et de socialisation des populations lgbtq, en raison du
caractère longtemps immoral et illégal de l’identité et de l’activité homo-
sexuelles dans la plupart des sociétés14. La formation du tissu institu-
tionnel gay s’est donc faite par le détournement discret et progressif
de lieux non spécifiquement destinés à cette population, les hommes
gays profitant de ce que l’historien américain Allan Bérubé a qualifié
de « cracks in socie », des interstices où ils pouvaient se rencontrer dis-
crètement sans se faire prendre15. La sociabilité homosexuelle a donc
été profondément marquée par la drague et la sexualité en ce que cette
dernière ne pouvait être vécue au sein du mariage et devait donc avoir
lieu en marge de la société et de ses institutions. C’est donc à travers
une appropriation secrète et souvent nocturne de lieux publics — parcs,
maisons de chambres et bains publics que procède, pendant l’essentiel
de son histoire, la spatialisation des populations homosexuelles en ville.
Cette « redéfinition clandestine de l’espace public16 » se dirige naturelle-
ment vers des espaces sexuellement ségrégués où, en théorie, le contrôle
moral est moins strict, à l’instar des lieux d’hygiène et de sport comme
les ymca17 et les bains publics18, qui favorisent une nudité propice aux
rencontres homosexuelles.
Comme dans les bains turcs de New York et d’Europe de l’Ouest, il
est probable que des expériences homoérotiques ou homosexuelles aient
toujours eu lieu au bain Colonial. De tels établissements privés étaient
vraisemblablement moins sensibles aux arguments de moralité publique
qu’à l’intérêt économique que représentait cette clientèle stable et recon-
naissante19, même si cela les exposait à des raids policiers épisodiques20.
Plusieurs tenanciers fermaient donc les yeux sur les rencontres de nature
sexuelle qui s’y déroulaient, fournissant à la clientèle gay un lieu de ren-
contre plus protégé que ne l’étaient les bars, où les homosexuels étaient
notoirement victimes de chantage. C’est sans doute ce qui s’est passé au
bain Colonial, car, en 1962, lors d’une descente de police particulièrement
médiatisée dans les journaux à scandale, les journalistes évoquent une
« mauvaise réputation » établie de longue date :
Le sensationnel raid de la police municipale dans les salles du Colonial
Turkish Bath au 3963 de la rue du même nom, n’a pas pris personne
par surprise [sic], si l’on peut dire. Car il y a belle lurette que l’on sait
14. Mark W. Turner, Backward Glances:
Cruising the Queer Streets of New
York and
London, London, Reaktion Books, 2003.
15. Allan Bérubé, « The History of Gay
Bathhouses », Journal of Homosexuality,
vol.
44, 2003, p.
34.
16. Ross Higgins, « A Sense of Belonging:
Pre-Liberation Space, Symbolics, and
Leadership in Gay Montreal », thèse de
doctorat, Université McGill, 1997.
17. Genny Beemyn, A Queer Capital: A
History of Gay Life in Washington, D.C,
New
York, Routledge, 2015, p.
35-39;
Peter Boag, Same-Sex Aairs: Constructing
and Controlling Homosexuality in the Pacic
Northwest, Berkeley, University of California
Press, 2004, p.
162; John-Donald Gustav-
Wrathall, Take the Young Stranger by the
Hand: Same-sex Relations and the YMCA,
Chicago, University of Chicago Press, 1998,
p.
140-157.
18. Gary Atkins, Gay Seattle: Stories of
Exile and Belonging, Seattle, University of
Washington Press, 2003, p.
303.
19. Georges Chauncey, op.
cit., p.
209.
20. Allan Bérubé, op.
cit., p.
41; Nan Alamilla
Boyd, Wide-Open Town: A History of Queer
San Francisco to 1965, Berkeley, University
of California Press, 2005, p.
114.
31Vivre ensemble à Montréal — Socialier
un peu partout, dans la métropole, que cet endroit, où l’on peut par ail-
leurs prendre d’excellents bains de vapeur à un prix qui n’a rien d’exor-
bitant, est devenu un rendez-vous favori des homosexuels de Montréal.
Et même de toute la province. Nous ne voulons aucunement, en cela,
attaquer la parfaite honorabilité des tenanciers de l’établissement. Pas
plus que bien d’autres, ils ne sont capables de choisir leur clientèle. Si
les clients de ce bain turc, en partie, se recrutaient donc dans le milieu
des invertis sexuels, c’est que, évidemment, le caractère de la maison s’y
prêtait. Il est évident que, dans un bain turc, on n’est pas tenu de se pro-
mener en… capot de chat. La nudité la plus complice y est tolérée, et ce
n’était aucunement une exception à la règle pour les établissements du
mêmegenre21.
Le dernier groupe numériquement significatif fréquentant le bain
Colonial est celui des russophones, immigrants pour la plupart, dont il
est également dicile de dater l’arrivée entre les murs de l’établissement.
Ces derniers amènent une tradition distincte des bains de vapeur, celle
des banias, fortement ancrée dans l’imaginaire de la masculinité slave.
Elle renvoie, d’abord, à une conception traditionaliste et à une histoire
très rurale où les hommes devaient eux-mêmes construire le bain et l’uti-
liser avant les femmes, au moment la vapeur est le plus intense22.
Mais cette tradition est ensuite revisitée à l’ère soviétique — au cours de
laquelle le bain devient un endroit où les hommes peuvent « simplement
être des hommes » entre eux, dans un contexte historique particulier,
la masculinité était à la fois symboliquement très associée à l’héroïsme
de la Seconde Guerre mondiale et concrètement contrainte par la grande
implication de l’État communiste dans les aaires domestiques, aux
dépens du patriarcat traditionnel23. Cette évolution historique trans-
forme également le rapport à l’homosexualité. Alors que dans la Russie
tsariste et durant les premières années du régime communiste les bains
avaient été un lieu privilégié de rencontres sexuelles rémunérées ou
non entre hommes de diérents niveaux socioéconomiques
24
, la forte
répression de l’ère soviétique est pour sa part associée à une invisibili-
sation des populations homosexuelles25. C’est sans doute cette culture
composite mais doublement machiste propre au 20e siècle que les immi-
grants d’aujourd’hui transposent au bain Colonial.
La diversité mise à nu : masculinité, traditions et interactions
sociales
Des recherches historiques ont porprécisément sur l’évolution des
traditions turques, russes, finlandaises et même japonaises des bains de
21.Ici Montréal, cité dans Ross Higgins,
op.
cit., p.
423.
22. Ethan Pollock, « “Real Men Go to the
Bania”: Postwar Soviet Masculinities and the
Bathhouse », Kritika: Explorations in Russian
and Eurasian History, vol.
11, no
1, 2010,
p.
65.
23.Ibidem, p.
50-51.
24. Dan Healey, « Masculine Purity and
“Gentlemen’s Mischief”: Sexual Exchange
and Prostitution between Russian Men,
1861-1941 », Slavic Review, vol.
60, no
2,
2001, p.
233-265.
25. Dan Healey, « The Disappearance of
the Russian Queen, or How the Soviet Closet
Was Born », dans Barbara Evans Clements,
Rebecca Friedman et Dan Healey (dir.),
Russian Masculinities in History and Culture,
New
York, Springer, 2002, p.
152-171;
Dan Healey, « Homosexual Existence
and Existing Socialism: New Light on the
Repression of Male Homosexuality in Stalin’s
Russia », GLQ: A Journal of Lesbian and Gay
Studies, vol.
8, no
3, p.
349-378.
32 Vivre ensemble à Montréal — Socialier
vapeur26. Des enquêtes plus récentes, notamment en histoire de l’homo-
sexualité, ont documenté l’appropriation progressive de certains bains
par une population homosexuelle masculine, un processus de succes-
sion qui aurait culminé avec l’avènement du « sauna gay »27. Dans ces
enquêtes, les bains russes et turcs sont souvent appréhendés comme un
réceptacle passif dont le caractère ethnique originel s’eacerait progres-
sivement avec l’arrivée ou l’armation des minorités sexuelles. Ces ana-
lyses se focalisant sur une population ou une tradition donnée ont comme
angle mort les autres populations ou traditions, d’une part, et les interac-
tions entre elles, d’autre part. Seuls quelques travaux historiques sur les
bains russes et slaves ont abordé les interactions et la frontière ambiguë
entre homosociabilité et homosexualité à travers l’examen des diérentes
formes de masculinité hétérosexuelles comme homosexuelles qui s’y
côtoient sur un spectre d’interactions allant de la prostitution à la cama-
raderie machiste28. À partir de ces derniers travaux qui documentent
la multiplicité et la complexité des interactions entre hommes dans les
banias, on pourrait émettre l’hypothèse d’une certaine habitude des hété-
rosexuels russophones à l’égard des gays.
Cette hypothèse nous permet de mieux comprendre les interactions
qui ont cours au bain Colonial, où continuent de se côtoyer des popu-
lations d’origine et de cultures diverses. La cohabitation dans cet espace
clos d’une culture machiste religieuse orthodoxe introvertie à l’extrême et
d’une sous-culture basée sur l’armation identitaire et la déconstruction
des normes de genre favorise en eet une suspension tant des normes
sociales que des logiques de la vie ordinaire.
Contrairement aux saunas gays plus récents, aménagés spécifiquement
pour les rapports sexuels et systématiquement baignés de pénombre29,
le bain Colonial est d’abord un lieu de sociabilité et de soins personnels.
Ses principaux espaces communs ne sont pas destinés à la drague, ni
ne sont essentiellement préparatoires à l’activité sexuelle. Les espaces
collectifs y sont pour la plupart éclairés, seule la vapeur des hammams
pouvant par son opacité créer un environnement propice aux rencontres
intimes
30
. Le s in sta lla tio ns évol uen t à pa rti r de s a nné es 1960 p our s ’ada p-
ter davantage aux besoins de la nouvelle clientèle gay, notamment avec
l’ajout d’une salle d’exercice, d’une terrasse sur le toit, de chambrettes
privatives et d’une salle vidéo31. Mais ces changements se concentrent
sur les étages supérieurs et n’aectent pas les espaces originels et par-
tagés de l’établissement comme les hammams et le sauna. On trouve
toujours au premier étage une cuisinette et un coin repas où les clients
russophones se regroupent autour de banquets improvisés et bruyants.
Les bains eux-mêmes accueillent, presque chaque semaine, des groupes
26. Jack Tsonis, « Sauna Studies as
an Academic Field: A New Agenda for
International Research », Literature
&
Aesthetics, vol.
26, no
1, 2017.
27. Ira Tattelman, « The Rise and Fall of
the Gay Bathhouse », The Harvard Gay &
Lesbian Review, vol.
2, no
2, 1995, p.
28.
28. Dan Healey, « From Stalinist Pariahs to
Subjects of “Managed Democracy”: Queers
in Moscow, 1945 to the Present », dans
Matt Cook et Jennifer V. Evans (dir.), Queer
Cities, Queer Cultures: Europe since 1945,
Londres, Bloomsbury, 2014, p.
95-117.
29. Dave Holmes, Patrick O’Byrne et
Denise Gastaldo, « Setting the Space for
Sex: Architecture, Desire and Health Issues
in Gay Bathhouses », International Journal
of Nursing Studies, vol.
44, no
2, 2007,
p.
273-284.
30. John Potvin, op.
cit., p.
328.
31. Leslie Lutsky, op.
cit.
33Vivre ensemble à Montréal — Socialier
d’amis ou de connaissances qui échangent dans une ambiance de club
social. La cohabitation est donc en partie gérée spatialement à travers
un partage des lieux, implicite mais connu des diérentes clientèles. Le
personnel de l’établissement réserve par exemple des zones de vestiaires
à chaque groupe, évitant ainsi une trop grande proximité et prévenant de
possibles accrochages.
Cette compartimentation spatiale des activités et, par extension, des
clientèles participe aussi de la réussite de la cohabitation. Les interac-
tions collectives sont donc minimales, mais généralement fluides, arbo-
rant une masculinité de façade, garante de la
neutralité des lieux. Dans les espaces com-
muns, chaque groupe transpose ses propres
traditions ethnoculturelles : port de bonnets
de laine boudionovka et flagellation avec des
branches de chêne pour les Russes cette
dernière pratique, bien qu’ociellement
interdite, est pourtant tolérée; gommage de
kessa ou loofah et enduisage de henné pour les
Nord-Africains; enduisage de miel à la mode
finlandaise pour quelques homosexuels. Certains de ces traits cultu-
rels sont parfois exagérés, ce qui permet de mieux marquer la distance
entre les communautés. Car, si ces frontières préexistent à la situation
d’interaction, elles sont mises en scène diéremment selon le contexte,
chaque groupe mobilisant de manière sélective les ressources culturelles
les plus appropriées à la situation. Surjouant la virilité dans cet espace
où ils côtoient des homosexuels, certains russophones poussent ainsi à
l’extrême les limites de la résistance physique en réglant à son maxi-
mum la chaleur dans les installations sauna sec ou hammam dont
ils s’assurent ainsi, au moins temporairement, une occupation quasiment
exclusive. Certains éclaboussent volontairement de sueur les autres
usagers lors de la flagellation aux branches de chêne. De tels procédés
renvoient à la tradition selon laquelle les vrais hommes occupaient les
banias lorsqu’ils étaient au plus chaud, avant d’en laisser ensuite l’usage
aux femmes. Les juifs hassidiques se distinguent pour leur part par leur
discrétion et par une quasi absence de contacts avec les autres clients.
Si ces dynamiques de groupe nuisent le plus souvent aux interactions
individuelles, des échanges personnels intergroupes interviennent géné-
ralement hors des périodes de haute fréquentation de l’établissement. Les
traditions ethnoculturelles sont, cette fois-ci, mobilisées pour alimenter
la discussion. Elles donnent lieu à des partages ou des échanges d’huile,
Le bain Colonial est l’un des derniers
survivants des bains « russes et
turcs » qui se multiplient dans les
métropoles industrielles d’Amérique
du Nord et d’Europe de l’Ouest
au tournant du 20e siècle.
34 Vivre ensemble à Montréal — Socialier
de miel, de branches de chêne, de conseils sur l’utilisation des équipe-
ments… où chacun revisite pour s’approprier la tradition de l’autre.
Des incidents à caractère homophobe émaillent de temps en temps
cette cohabitation généralement paisible, les hommes hétérosexuels
étant potentiellement triplement confrontés dans leur conception
hégémonique de la masculinité. Premièrement, ils se heurtent à des
expressions de genre qu’ils jugent insusamment masculines ou même
eéminées, en porte-à-faux avec leur vision orthodoxe de la masculi-
nité. Deuxièmement, ils sont potentiellement témoins d’activités homo-
sexuelles plus ou moins explicites qui oensent leur vision hétérosexiste
de la sexualité. Troisièmement, ils se retrouvent eux-mêmes objet du
désir d’autres hommes, ce qui les renvoie à la possibilité d’être perçus
comme homosexuels et les amène à se questionner sur l’image qu’ils
projettent. Ces incidents sont habituellement désamorcés, soit par une
mise à distance sociale et les stratégies d’évitement décrites plus haut, soit
grâce à l’intervention des employés de l’établissement. Certains évène-
ments plus graves peuvent même mener à des rappels à l’ordre, comme
la diusion de ce tract rédigé dans un russe approximatif et distribué par
les employés de l’établissement au printemps 2016 à la suite d’une alter-
cation entre un couple homosexuel et un groupe de clients russophones :
Bienvenue dans le bain Colonial. C’est un lieu de repos. Ici on communique
en chuchotant. Il est important de noter que notre clientèle est princi-
palement homosexuelle. Si ceci ne vous convient pas, s’il vous plait, ne
venez pas ici.
C’est ainsi que, derrière les murs et dans une proximité et une promis-
cuité favorisées par la nudité se nouent de nouvelles interactions,
chaque groupe accepte de mettre provisoirement en veilleuse ses propres
Tract distribué au printemps 2016.
Crédit : Alexandre Maltais et David Koussens.
35Vivre ensemble à Montréal — Socialier
Les conflits et les accrochages
font aussi partie de la vie dans
une société plurielle.
valeurs et principes moraux, car la survie même de l’institution dépend
de cette cohabitation de fortune, par ailleurs menacée par le dévelop-
pement urbain de ce quartier désormais très convoité. Mais ce partage
ne saurait masquer les profondes divergences, tensions réelles et, le cas
échéant, les incidents qui surviennent dans l’établissement.
Tous dans le même bain
Un siècle d’histoire montréalaise, de flux migratoires et de transforma-
tions sociétales ont contribué à ce que convergent et cohabitent au bain
Colonial des masculinités aussi plurielles qu’inconciliables de prime
abord. Dans ce texte, nous avons rapidement esquissé comment un
endroit aussi machiste qu’un bain turc a pu devenir un lieu aussi central
de l’histoire homosexuelle montréalaise, tout en préservant une partie
de son identité d’origine et sans devenir un « sauna gay » comme d’autres
établissements, uniquement dédiés aux contacts sexuels.
De tels espaces ne peuvent être produits ou reproduits ex nihilo, leurs
dynamiques particulières étant le fruit de décennies d’usage et d’une fré-
quentation souvent très aective, ancrée
dans la tradition. Ils sont aussi, dans une
certaine mesure, des espaces hors norme
où, précisément, toute tentative de nor-
malisation des rapports sociaux risquerait
de mettre à mal une culture de compromis
aussi ordinaires que vernaculaires, mettant en péril la survie de certaines
traditions ethniques au sein de cette institution particulière.
Les conflits et les accrochages font aussi partie de la vie dans une
société plurielle. Ce qui est observable à l’échelle locale dans une ins-
titution ancienne comme le bain Colonial peut guider la réflexion à
une échelle plus large, notamment municipale, pour toujours mieux
assurer la protection des personnes les plus vulnérables tout en évitant
une pasteurisation de l’espace public. Il ne faut pas davantage mode-
ler les attentes sur un vivre-ensemble abstrait et souvent idéalisé. C’est
véritablement dans la diérence (et souvent dans l’indiérence) que se
déploient les formes de sociabilité propres à la grande ville cosmopolite.
Et c’est, souvent, très bien comme cela, surtout pour des minorités qui
restent à ce jour en partie invisibles.
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Book
Rooted in extensive archival research and personal interviews, A Queer Capital is the first history of LGBT life in the nation’s capital. Revealing a vibrant past that dates back more than 125 years, the book explores how lesbians, gay men, and bisexuals established spaces of their own before and after World War II, survived some of the harshest anti-gay campaigns in the U.S., and organized to demand equal treatment. Telling the stories of black and white gay communities and individuals, Genny Beemyn shows how race, gender, and class shaped the construction of gay social worlds in a racially segregated city. From the turn of the twentieth century through the 1980s, Beemyn explores the experiences of gay people in Washington, showing how they created their own communities, fought for their rights, and, in the process, helped to change the country. Combining rich personal stories with keen historical analysis, A Queer Capital provides insights into LGBT life, the history of Washington, D.C., and African American life and culture in the twentieth century.
  • Allan Bérubé
Allan Bérubé, « The History of Gay Bathhouses », Journal of Homosexuality, vol. 44, 2003, p. 34.
Wide-Open Town: A History of Queer San Francisco to
  • Allan Bérubé
Allan Bérubé, op. cit., p. 41; Nan Alamilla Boyd, Wide-Open Town: A History of Queer San Francisco to 1965, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 114.