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Lachapelle, Marc D. (2017), Innover pour innover? Réflexion sur les limites de
l’innovation sociale, conférence présentée dans le cadre de la Semaine de l’innovation
sociale d’IDEOS, HEC Montréal, 5 octobre 2017
Innover pour innover? Réflexion sur les limites de l’innovation sociale
L’innovation sociale est désormais un concept assez répandu, voire mainstream. De
grandes institutions se sont appropriées ce terme : nous n’avons qu’à penser à l’« Office
of Social Innovation and Civic Participation1 » créé par Obama; la Commission
européenne qui inscrit l’innovation sociale dans sa politique d’innovation2; ou encore le
World Economic Forum qui a publié en 2016 un guide intitulé « Social Innovation : A
Guide to Achieving Corporate and Societal Value3 ». En somme, gouvernements,
organisations internationales, fondations philanthropiques, institutions scolaires et
plusieurs autres entreprises poussent dans la direction de promouvoir et de stimuler
l’innovation sociale.
Avec toute cette effervescence et l’intérêt grandissant de l’innovation sociale notamment
au sein des écoles de gestion, il est intéressant de se questionner sur les limites de ce
concept malléable, chapeautant plusieurs significations, toutes différentes les unes des
autres : économie sociale, entrepreneuriat social, entreprise sociale, responsabilité
sociale, etc. Notons que l’innovation sociale peut aussi être liée à la popularité du
discours sur l’innovation, la créativité en organisation, l’économie de connaissance et de
partage.
Cette présentation vise avant tout à situer le concept d’innovation sociale au sein d’une
société dite « d’innovation », tout en explorant les limites qui s’y rattachent. Nous
tenterons de situer deux paradigmes de l’innovation sociale : un néolibéral, l’autre
émancipateur. Finalement, nous proposerons des pistes de réflexion en vue de définir un
idéal type que pourrait être l’innovation sociale émancipatrice.
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1 Ce bureau a surtout développé des projets reliés au « open government»
https://obamawhitehouse.archives.gov/administration/eop/sicp.
2 http://ec.europa.eu/growth/industry/innovation/policy/social_fr
3 https://www.weforum.org/reports/social-innovation
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Innovation
Qu’entendons-nous par innovation? L’économiste Joseph Schumpeter (1972) propose
une définition devenue aujourd’hui classique : une exécution de nouvelles combinaisons
au niveau des produits, des techniques de production, des débouchés, des sources
d’approvisionnement ou des structures organisationnelles. Sous la perspective
schumpétérienne, l’innovation est intimement liée au capitalisme –il s’agit même de son
moteur. C’est-à-dire que le système économique capitaliste tend vers des circuits pouvant
être définis comme un état d’équilibre en situation de concurrence parfaite et en absence
de profit. L’innovation, la nouvelle exécution apportée par un.e entrepreneur.e, vient
briser ce circuit; c’est le phénomène bien connu de destruction créatrice :
« Processus de mutation industrielle […] qui révolutionne incessamment de
l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments
vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de
Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme » (p.106-
107)
Cette conception de l’innovation de Schumpeter est publiée en 1942. À l’époque,
l’économie principalement industrielle va connaître plusieurs bouleversements
(innovations, destructions créatrices) bien connus de tou.tes dont l’une des principales
l’arrivée des nouvelles technologies (Castells, 2001). Quelques décennies plus tard,
l’économie contemporaine, souvent dite de l’innovation, de la connaissance, créative et
immatérielle, carbure toujours à cette destruction créatrice, mais cette fois, à un rythme
beaucoup plus rapide et conditionné. Rapide, car les circuits se brisent à une fréquence
élevée et assurent une croissance économique ou son maintien. Conditionné, car les
institutions socioéconomiques poussent cette accélération de l’innovation. Par exemple,
la recherche scientifique et l’éducation sont orientées vers l’accroissement exponentiel de
la connaissance : produire de nouvelles connaissances, nouvelles idées, favoriser
l’innovation en continu. Point important, pour Schumpeter, le capitalisme (et donc le
phénomène de destruction créatrice) est un succès au plan économique, mais ne l’est pas
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au plan social. Dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie (1972),
l’économiste qualifie cette dynamique d’autodestructrice : « l’évolution capitaliste […]
est en voie de miner […] son propre support » en réduisant la concurrence et en
augmentant les monopoles (Chapitre 12, Partie III). Pour Schumpeter, le socialisme
(planification étatique) est l’option pouvant atténuer les effets douloureux des cycles
économiques et réduire le niveau d’incertitude.
Sous une perspective plus philosophique, Rosa, Dörre, and Lessenich (2016) avancent
que l’innovation n’est pas seulement propre au capitalisme, mais plutôt rattachée au
concept de modernité. Leur argumentaire se fonde sur le fait que les sociétés modernes se
caractérisent par le phénomène de « stabilisation dynamique » : pour se reproduire
structurellement (maintenir ses structures socioéconomiques), la société moderne doit
être systématiquement en mouvement (dynamique). En somme, un besoin constant de
croissance, d’innovation et d’accélération. Harmut Rosa et ses collègues avancent que
cette stabilisation dynamique s’illustre par un triple-a-mode (les trois A): une
Appropriation socioéconomique, une Accélération culturelle et une Activation politique.
Le danger de cette stabilisation dynamique continue est qu’elle nécessite des
mobilisations énergétique, sociopolitique et humaine (psychique) importantes et pourtant
limitées. Bref, il existe un grand risque d’escalade et de « désynchronisation des
interfaces » - crises écologiques, démocratiques, financières, psychologiques.
Ce qui est intéressant, pour les deux auteurs, Schumpeter et Rosa, l’innovation est à la
fois une caractéristique intrinsèque et nécessaire de notre monde (capitaliste et moderne),
mais aussi très problématique – pouvant mener à une destruction destructrice (non pas
créatrice). Nous pouvons donc nous questionner à savoir si l’innovation sociale participe
aussi à cette dynamique.
Avant de répondre à cette question, il est important d’aborder trois implications qui
découlent de cette société valorisant l’innovation (au sens large) : la figure de
l’entrepreneur.e innovateur.trice, la dévalorisation des activités de maintien et une
conception bien particulière du temps et du progrès social.
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L’entrepreneur.e-innovateur.trice
D’où vient l’innovation? Retournons à Schumpeter (1972). Pour l’économiste,
l’innovation est le fait d’une élite : les entrepreneur.es sont animé.es par des motifs
irrationnels et poussés par la concurrence (rêve d’un royaume privé, désir de conquête,
plaisir et joie de créer); les profits étant le fruit de l’innovation. Une représentation
courante que nous avons de l’entrepreneur.e contemporain.e à la Steve Jobs, Mark
Zuckerberg ou Richard Branson véhiculée dans la littérature de l’économie d’innovation.
Par exemple, les travaux de Richard Florida (2002) analysent une élite créative (creative
class) qui est la source d’une nouvelle croissance économique et qui a ses propres
motivations intrinsèques (éthos créatif).
Au-delà de la dimension élitiste, ce qui est notable ici est le rôle, et surtout la prise en
charge, que prend l’individu.e. C’est-à-dire que l’individu.e (l’entrepreneur.e) devient
un.e acteur.trice de changement important.e pouvant court-circuiter le système
économique. À l’intérieur de la nouvelle économie, l’entrepreneur.e devient un rouage
important : l’innovation doit s’accélérer et les entreprises doivent être plus flexibles
(l’archétype firme horizontale et décentralisée). L’entrepreneur.e est alors à la fois
l’innovateur.trice, mais aussi l’entreprise individuelle. En d’autres termes,
l’entrepreneur.e – ou l’intrapreneur.e au sein des organisations – doit agir comme une
petite organisation : développer ses projets, son financement, gérer sa formation
(acquisition de connaissance), etc4.
La dévalorisation des activités de maintien
La deuxième implication à prendre en considération est que la valorisation de
l’innovation et de la figure de l’entrepreneur.e-innovateur.trice comme moteur du
changement met dans l’ombre une partie importante de la société. L’association
américaine The Maintainers a publié un appel nommé Hail the maintainers (Russell &
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4 Pour une analyse approfondie de ce phénomène, voire la cité projet de Boltanski and Chiapello (1999) et
le phénomène d’individualisation de Beck (2001).
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Vinsel, 2016). Leur thèse s’appuie sur l’idée selon laquelle l’innovation serait notre
idéologie dominante et donc fortement valorisée socialement et politiquement. Résultat,
notre vision du monde est biaisée, ne voyant que la nouveauté et le progrès sans
considération des infrastructures et le travail de maintenance qui supportent notre monde
d’innovation. Bon nombre « d’innovations contemporaines » reposent sur des macro-
infrastructures préalables, énergivores et coûteuses (réseau électrique, antennes, satellites,
réseaux routiers). Celles-ci doivent non seulement être maintenues, mais aussi
entretenues et de plus en plus déployées à travers le monde. De plus, le travail de
maintenance implique aussi des secteurs tel que la santé et l’éducation. Malgré leur rôle
primordial, ces secteurs ont passé au travers des vagues de privatisation, coupure,
restructuration et professionnalisation importantes – loin d’un intérêt et d’une valorisation
comparable au secteur technologique par exemple.
En somme, si nous faisions abstraction de cette quête à l’innovation, il serait plus facile
de voir que notre quotidien est rempli de technologies qui n’ont que très peu évoluées
(ex : le moteur de voiture, les ventilateurs électriques qui reposent sur le même
mécanisme d’antan) et que les infrastructures de maintien jouent un rôle primordial et
nécessitent une quantité de travail importante, quoiqu’invisible et dévalorisée. Souvent
des postes de maintainers sont occupés par des groupes marginalisés (femmes,
immigrant.es…), rejoignant les critiques féministes du care et du travail invisible de
reproduction (Fraser, 2016).
Le temps
Troisième implication de la société d’innovation : le temps. Si l’innovation est considérée
comme étant l’exécution de nouvelles combinaisons, elle ne peut se comprendre que dans
le cadre d’un monde qui valorise le progrès et la nouveauté. Or, cela nécessite une
conception bien particulière du temps: le temps linéaire en opposition au temps cyclique.
Notre conception linéaire du temps et du progrès se constitue d’un mélange d’héritage
religieux et occidental. Il s’agit d’un héritage des religions monothéistes (de la création à
l’apocalypse, ou le début et la fin de l’Histoire). L’idéologie du progrès prend elle aussi
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source dans les religions monothéistes, où il est possible d’avoir un perfectionnement
indéfini de l’être humain (pour atteindre la Terre Promise). Finalement, la révolution des
Lumières a contribué à cette conception du progrès où la Raison doit garantir le progrès
de l’humanité sur le plan du savoir, du politique, de l’économique et de la morale. Or, il
existe aussi des représentations du temps cyclique (Hésiode, Platon, bouddhisme,
hindouisme), où la quête d’innovation n’a aucun sens et ne peut pas être valorisée, car
« le passé revêt une importance capitale dans les sociétés à temporalité cyclique. En effet,
les acteurs sont fixés sur le passé qu’ils veulent reproduire et reconquérir » (Gui Ekwa,
1995). Reprenons l’exemple de la science et l’éducation. Dans le monde d’innovation,
l’objectif premier est la production et l’assimilation de nouvelles connaissances. Alors
que dans le monde au temps cyclique, la science et l’éducation portent sur la reproduction
et la passation de l’ancienne connaissance (savoirs ancestraux). Même chose pour les
arts : production de nouvelles formes d’arts et œuvres versus la reproduction ou
l’imitation.
Monde d’innovation et innovation sociale
Nous avons vu que l’innovation est une composante essentielle à notre monde capitaliste
et moderne. Celle-ci assure la stabilisation dynamique nécessaire à la reproduction de nos
structures socioéconomiques (Rosa et al., 2016). Ceci implique nécessairement la
présence de la figure de l’entrepreneur.e-innovateur.trice comme agent de changement, la
valorisation de la nouveauté en dépit des infrastructures et du travail de maintenance
nécessaire ainsi qu’une conception linéaire du temps, donc du progrès social par
l’innovation. L’innovation sociale se situe-t-elle en continuité de ce monde d’innovation
ou propose-t-elle plutôt une rupture?
Ici, nous faisons face à une certaine impasse, car comme nous avons mentionné plus haut,
le terme « innovation sociale » a la caractéristique d’être plastique; plusieurs
significations peuvent lui être attribuées. D’un côté, l’innovation sociale peut être en
rupture avec ce que nous avons présenté, ou alors elle peut s’y aligner parfaitement.
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L’entrepreneur.e-innovateur.trice
Reprenons nos trois implications liées au monde de l’innovation : l’entrepreneur.e-
innovateur.trice, la dévalorisation des activités de maintenance et le temps. Tout d’abord,
pour certaines innovations, la figure de l’entrepreneur.e-innovateur.trice est présente –
voire quasi identique au monde de l’innovation. L’individu.e ne joue pas qu’un rôle
économique; l’individu.e actif.ve assure le lien social autrefois pris en charge par l’État
(Durand Folco, 2017). L’individu.e est un.e acteur.trice de changement social, de prise en
charge sociale. À l’inverse, pour d’autres initiatives, le collectif est mis de l’avant, par
exemple le Bâtiment 75 à Montréal (Lachapelle, 2015), où la transformation sociale passe
avant tout par la collectivité et la prise en charge par et pour la communauté. Il s’agit
d’une émancipation politique et collective.
Les activités de maintien
Pour ce qui est de notre deuxième implication, nous avons observé que la société de
l’innovation dévalorise les activités de maintien au profit de la nouveauté. Nancy Fraser
(2016) développe une critique exhaustive des contradictions inhérentes au capitalisme
vis-à-vis la reproduction sociale : « d’un côté, la reproduction sociale est rend les
conditions possibles pour un maintien du processus d’accumulation du capital; d’un autre
côté, l’orientation du capitalisme à accumuler indéfiniment tend à déstabiliser ce
processus de reproduction sociale qui le soutient » (Fraser, 2016, p. 100 traduction libre).
Ainsi, nous observons un désinvestissement de l’État dans les activités de maintien, cette
externalisation menant à une marchandisation croissante de celles-ci.
Le milieu de l’innovation sociale peut s’inscrire dans cette dynamique néolibérale
(Durand Folco, 2017) : initiatives privées pour répondre aux besoins de population
marginalisée, dépendance des organismes communautaires envers les programmes de
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5 Le Bâtiment 7 est un projet collectif de mise en place d’un bâtiment multi-services autogéré par et pour la
communauté. Il a débuté par une mobilisation des citoyens et groupes communautaires de Pointe-Saint-
Charles visant l’appropriation d’un bâtiment industriel privé abandonné et sa reconversion. Pour plus
d’information sur le Bâtiment 7 : http://www.batiment7.org.
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subventions gouvernementales de moins en moins présents, essor des fondations
philanthropiques… Ainsi, ces types d’initiatives contribuent à la marchandisation ou
encore sont soumises à une précarité grandissante.
D’un autre côté, des organisations, tel que Parole d’excluEs6, misent sur de
développement de l’autonomie des communautés. Les activités développées visent à être
autonome et à prendre soin au travers la création et le maintien des liens sociaux. Il s’agit
de sortir des voies traditionnelles (marchande et institutionnelle) et de développer de
nouvelles formes de reproduction sociale basées sur les communs et le care.
Le temps
Finalement, le temps. Comme nous avons vu, l’accélération et la nouveauté comme
forme de progrès social implique une vision linéaire du temps, mais surtout une rapidité
et une efficacité organisationnelle. Par exemple, une des formes décisionnelles les plus
rapides est justement l’entrepreneur.e-innovateur.trice à la tête de l’organisation, car les
décisions sont prises promptement. Des organisations vont plutôt miser sur l’utilisation
intensive des technologies de l’information afin de justement accélérer les
communications, processus, initiatives ou même décisions (laissant alors des algorithmes
prendre les décisions). De l’autre côté du spectre, nous avons des initiatives où les
processus décisionnels sont plus démocratiques et où il y a une reconnaissance de la
nécessité de prendre le temps, et la longueur que les discussions et prises de décision par
consensus peuvent prendre (Duverger, 2017; Lachapelle, 2015). Pour d’autres initiatives,
la réappropriation des savoirs et techniques ancestrales est au cœur de leur mission
(versus la création de nouveauté) – par exemple les semences ancestrales, la
permaculture, les low-tech.
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6 Paroles d’excluEs est un organisme qui lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale par une
démarche de mobilisation citoyenne et développement social. En d’autres termes, l’organisme met au
cœur de sa démarche les personnes intéressées et les accompagne dans leur projet de prise en main
collective et celles-ci deviennent les acteur.ices de leur changement. Pour plus d’informations :
http://www.parole-dexclues.ca
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Nous pouvons aussi noter une accélération à l’intérieur du mouvement de l’innovation
sociale. Le financement de plus en plus abondant pousse justement à accélérer les
pratiques d’innovation sociale : mesures de retour sur investissement social, création
d’accélérateurs, hub ou laboratoires (des pratiques qui sont très liées au monde de
l’innovation). De cette manière, certaines organisations s’inscrivent dans une démarche
d’innovation continue (innover pour innover), bien souvent pour des raisons d’incitatifs
financiers. En effet, dans le un monde où l’innovation est valorisée en dépit des activités
de maintien, le financement va nécessairement pousser dans cette quête incessante
d’innovation. Une fois le projet (l’innovation) mis(e) en place, le financement devient
plus ardu – le projet ne se qualifie plus comme étant innovateur ou nouveau. Vient alors
la question difficile : quand devons-nous arrêter d’innover? Quand dire que notre projet
n’est plus une innovation? Que notre organisation ne fait plus d’innovation? Ceci à
plusieurs implications majeures sur les plans financier, organisationnel et même
identitaire. À l’inverse, des initiatives, telles que La Remise7, refusent justement cette
course à scaling-up ou scaling-out; ce collectif décide de maintenir son projet en
demeurant ancré dans leur territoire et les intérêts des riverains et misant à développer le
partage et la participation des membres.
Innovation sociale : deux paradigmes
En somme, nous pouvons distinguer deux conceptions de l’innovation sociale. D’une
part, une innovation sociale qui n’est que le prolongement de la société capitaliste
carburant à l’innovation, où le pan social devient un nouveau terrain à approprier, à
marchandiser et à occuper afin de contribuer à la stabilisation dynamique. D’autre part,
une innovation sociale qui propose plutôt une rupture avec ce monde de l’innovation et
les implications qui en découle. On se retrouve donc avec deux paradigmes : une
marchandisation de l’innovation sociale et une émancipation par l’innovation sociale
(Durand Folco, 2017)8.
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7 La Remise est une coopérative et bibliothèque d’outils dans le quartier Villeray à Montréal. Pour plus
d’informations sur La Remise : http://www.laremise.ca
8 Jonathan Duran-Folco identifie trois trajectoires de l’innovation sociale : néolibérale, institutionnelle
et émancipatrice. Nous ne sous-estimons pas le rôle important et hybride que peut jouer la trajectoire
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Pour Tom Montgomery (2016), il existe aussi deux paradigmes à l’innovation sociale. Un
paradigme est une conception théorique qui va venir influencer notre manière de voir les
choses et donc aussi la collection de données, la terminologie, etc. Or, les paradigmes dits
rivaux sont incommensurables (aucune mesure n’est commune) (Kuhn, 1962). En
s’inspirant des travaux de Kuhn, Montgomery avance que l’innovation sociale se divise
en deux paradigmes opposés : le paradigme technocratique et le paradigme
démocratique. Le premier, participant au discours dominant de la société capitaliste et du
néolibéralisme (1) reproduit les structures de pouvoir verticales (la figure de
l’entrepreneur.e-chef.fe), (2) participe à une construction des connaissances par les
expert.es (mesures d’évaluation, bonne gouvernance, consultant.es, reporting) et (3)
engendre une dépolitisation (c’est l’expert.e qui a la réponse, compétition, marché). Le
deuxième paradigme, démocratique, se fonde plutôt sur (1) une distribution du pouvoir
horizontale (refus de la hiérarchie, autogestion), (2) une construction de la connaissance
collective ou communautaire et (3) une politisation des relations et des espaces. Le milieu
de l’innovation sociale est donc pris entre ces deux paradigmes : l’un dépolitisant la
société, l’autre tentant de réintégrer la question politique. Nous appellerons cette dernière
forme l’innovation sociale émancipatrice (Durand Folco, 2017; Montgomery, 2016).
Émancipatrice, car non seulement elle repolitise les enjeux sociaux, mais surtout parce
qu’elle vise à rompre avec les pratiques du monde capitaliste moderne (elle adopte une
posture contre-hégémonique). Les innovations sociales émancipatrices proposent une
transformation créative des relations sociales. Pour Montgomery (2016), nous sommes en
véritable « guerre intellectuelle » : deux paradigmes opposés s’affrontent et les grandes
institutions ne semblent pas pencher pour le deuxième.
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institutionnelle. Pour cette conférence, nous avons décidé de mettre l’emphase sur les deux trajectoires
opposées : néolibérale et émancipatrice.
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Innover pour innover? – La fin de l’innovation sociale
Est-ce le début de la fin pour l’innovation sociale, terme réapproprié par le discours
dominant permettant de poursuivre le processus de stabilisation dynamique? Certes, se
fermer au lexique de l’innovation sociale comprend ses risques : moins de financement,
de présence dans le discours public… car dans la société de l’innovation, rien de pire que
proposer d’anciennes idées, techniques, lenteur. Sans compter le fait que nous laissons le
champ libre au paradigme technocratique de l’innovation sociale.
À l’inverse, s’ouvrir aveuglément à la mouvance de l’innovation sociale implique
certains risques. Il s’agit de la position de l’agent qui tente de changer le système de
l’intérieur, où petit à petit, c’est l’agent qui est changé par le système. Ici, nous avons
qu’à penser aux dérives que peuvent connaître les organisations à vocation sociale :
professionnalisation, course au financement, quantification marquée des résultats,
impératifs économiques et compétitifs prédominants, etc.
Cela nous amène à nous poser la question suivante: devons-nous établir les principes
d’une innovation sociale émancipatrice? Déjà nous avons vu que ce paradigme repose sur
une structure horizontale, une politisation des enjeux, des décisions collectives et surtout,
une « fin à l’innovation » pour une ouverture vers le maintien du projet. Ces principes, les
organisations doivent à certains moments les revoir, y réfléchir et déterminer s’il y a eu
éloignement aux valeurs fondamentales. Bref, il s’agit de faire un retour réflexif sur le
chemin désiré et le chemin parcouru.
Conclusion
L’objectif de cette présentation était d’effectuer un retour réflexif sur l’innovation
sociale, un terme à de multiples implications. Ici, l’idée était de cerner les deux
paradigmes de l’innovation sociale. L’un n’étant que le prolongement de la société
capitaliste moderne valorisant à la fois le nouveau, l’entrepreneur.e et le changement par
le progrès social. L’autre abordant le processus de l’innovation sociale comme étant une
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rupture avec cette société; une occasion de s’émanciper collectivement. Un débat qui est
avant tout politique.
En conclusion, il est important de réfléchir à la raison pour laquelle nous avons besoin
« d’innovations sociales »? N’oublions pas qu’une « innovation sociale » a pour objectif
de répondre à un besoin « social » qui n’est pas satisfait par le marché ou l’État. Elle naît
d’une exclusion engendrée par la société capitaliste. L’une des raisons expliquant la
montée de l’entrepreneuriat social et de son engouement politique est le
désinvestissement de l’État sur des enjeux collectifs, au profit d’un investissement privé
(Durand Folco, 2017). Il s’agit d’une conséquence de la transformation néolibérale. Si
l’on tend alors vers le deuxième paradigme, celui de l’innovation sociale émancipatrice,
le chemin de sa mise en œuvre sera semé d’embuches posées par la société capitaliste qui
tentera de s’approprier (d’inclure) l’initiative et de la faire cadrer dans ses structures
socioéconomiques afin d’imposer le paradigme technocratique de l’innovation sociale à
tout projet.
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Bibliographie
Beck, U. (2001). La société du risque. Paris: Aubier.
Boltanski, L., & Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard.
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Rosa, H., Dörre, K., & Lessenich, S. (2016). Appropriation, Activation and Acceleration:
The Escalatory Logics of Capitalist Modernity and the Crises of Dynamic
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website: https://aeon.co/essays/innovation-is-overvalued-maintenance-often-
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Schumpeter, J. A. (1972). Capitalisme, socialisme et démocratie. Paris: Payot.