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Free parties et teknivals. Dans les marges du marché et de l’état, système de don et participation

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Abstract

Avec les raves, puis les free-parties et les teknivals, les amateurs de musiques électroniques ont développé des pratiques festives en marge du Marché et de l’Etat. Ces fêtes, notamment les free-parties, sont souvent associées à des fêtes gratuites, ou à l’inverse comme les cadres d’une économie parallèle. Or, ces fêtes relèvent d’une logique de don, font jouer sa dimension symbolique. La free party est vécue comme une production collective, au sens où les sound systems organisateurs attendent un investissement, une participation active du public, et au sens où les participants, face au don de fête des collectifs, sont pris dans l’obligation de contribuer à leur manière à l’événement. Cette participation peut prendre la forme financière de la donation, mais peut aussi passer par l’aide à l’installation du site ou à son nettoyage, l’animation de l’espace festif par des activités de spectacle de rue, mais aussi tout simplement par la danse. L’organisation en système de don est ainsi directement liée à l’expérience participative recherchée par le public. Le don de fête engage aussi les autres collectifs à offrir la fête à leur tour : il y a une émulation certaine entre sound systems. Ceux-ci acquièrent prestige et renommée au sein de ce monde social selon leur capacité à donner la fête et la musique. La lecture en terme de don permet de saisir comment peuvent coexister dans ces espaces festifs tant le plaisir de donner et la spontanéité, que les intérêts économiques et de prestige.
Anne Petiau, « Free-parties et teknivals. Dans les marges du marché et de lEtat, système de
don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
rencontres musicales en France et à létranger, Paris, Camion Blanc, 2012, p. 587-610
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Anne PETIAU
« Free parties et teknivals. Dans les marges du marché et de l’état, système de
don et participation. »1
Résumé :
Avec les raves, puis les free-parties et les teknivals, les amateurs de musiques
électroniques ont développé des pratiques festives en marge du Marché et de l’Etat.
Ces fêtes, notamment les free-parties, sont souvent associées à des fêtes gratuites,
ou à l’inverse comme les cadres d’une économie parallèle. Or, ces fêtes relèvent
d’une logique de don, font jouer sa dimension symbolique. La free party est vécue
comme une production collective, au sens les sound systems organisateurs
attendent un investissement, une participation active du public, et au sens où les
participants, face au don de fête des collectifs, sont pris dans l’obligation de contribuer
à leur manière à l’événement. Cette participation peut prendre la forme financière de la
donation, mais peut aussi passer par l’aide à l’installation du site ou à son nettoyage,
l’animation de l’espace festif par des activités de spectacle de rue, mais aussi tout
simplement par la danse. L’organisation en système de don est ainsi directement liée
à l’expérience participative recherchée par le public. Le don de fête engage aussi les
autres collectifs à offrir la fête à leur tour : il y a une émulation certaine entre sound
systems. Ceux-ci acquièrent prestige et renommée au sein de ce monde social selon
leur capacité à donner la fête et la musique. La lecture en terme de don permet de
saisir comment peuvent coexister dans ces espaces festifs tant le plaisir de donner et
la spontanéité, que les intérêts économiques et de prestige.
Avec les raves dans une première période, puis les free parties et les
teknivals, les musiques électroniques se sont développées aux marges des réseaux
professionnalisés et institutionnalisés de la musique et du spectacle vivant. Le choix
de l’alternatif voire de la clandestinité est un moyen pour des amateurs d’éviter
les contraintes administratives, législatives et financières qui rendent plus difficiles le
développement d’activités et l’organisation de fêtes. Un autre des enjeux de se tenir
1 Cet article reprend quelques conclusions de notre thèse de sociologie Musiques et musiciens électroniques.
Contribution à une sociologie des musiques populaires (soutenue en 2006 à l’université Paris 5 sous la direction
de Michel Maffesoli), pour laquelle une enquête de terrain couplant observation directe et entretiens
compréhensif auprès de 37 musiciens et amateurs a été menée. Les extraits d’entretien en sont également issus.
Anne Petiau, « Free-parties et teknivals. Dans les marges du marché et de lEtat, système de
don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
rencontres musicales en France et à létranger, Paris, Camion Blanc, 2012, p. 587-610
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en marge des réseaux institués est de pouvoir développer des logiques étrangères
au Marché et à l’État. Les free parties, et les raves dans une moindre mesure,
relèvent d’une logique de don, font jouer sa dimension symbolique. Cette approche
offre un angle de lecture sur les diverses pratiques dans ces espaces festifs, depuis
le principe de la donation régissant l’accès aux tes jusqu’à la sociabilité ordinaire
des participants.
1. Les festivités électroniques alternatives, des raves aux free-parties
En Angleterre, les raves sont apparues suite à une nouvelle réglementation
imposant aux clubs londoniens de fermer à deux heures du matin, sous le
gouvernement Thatcher, en 1988. Des fêtes sauvages sont organisées dans la
campagne ou des entrepôts de banlieue2 : les wharehouse parties puis les acid
parties autour de la musique house prennent leur essor. En France, bien que le
contexte législatif soit différent, le principe d’organisation de fêtes hors des lieux
prévus à cet effet fait école. Si les promoteurs, les salles de concert et les
discothèques ne tardent pas à se convertir à ces nouvelles sonorités,
l’affranchissement des lieux dédiés aux manifestations musicales donne naissance à
un nouveau format festif : la rave party. Celle-ci ouvre une brèche pour les amateurs
qui peuvent désormais organiser une fête en dehors des endroits qui lui sont
consacrés, en ignorant la législation en vigueur, ce qui se révèle beaucoup plus
facile. Aux côtés des plus gros événements organisés par des professionnels
prolifèrent donc quantité de raves de plus ou moins grande envergure, souvent
clandestines ou semi-légales3, organisées par des amateurs, réunis ou non en
association. Un facteur accélérant de l’évolution des raves a été la répression
croissante. Au milieu des années 1990, il devient très difficile pour les particuliers et
les amateurs d’organiser une rave party. Les demandes d’autorisation sont quasi-
systématiquement refusées quand il s’agit de soirées électroniques. Les
interventions policières, qui s’appuient sur les recommandations de la circulaire
interministérielle de 1995, sont de plus en plus nombreuses4. La répression accrue
envers les raves et le refus quasi-systématique des autorisations favorise le choix de
la clandestinité totale et donc le développement croissant des free parties. Celles-ci
viennent aussi d’Angleterre. À la fin des années 1980, le monde des new age
travellers5 croise celui des acid parties, alors en pleine expansion. Certains travellers
se convertissent aux nouvelles sonorités ; équipés de sound systems, ils ponctuent
leurs déplacements par l’organisation de fêtes. La répression du Premier ministre
2 L. Garnier, D. Brun-Lambert, Electrochoc, Paris, Flammarion, 2003, p. 28-29 et p. 55.
3 C’est-à-dire respectant certaines conditions nécessaires à l’organisation d’un spectacle vivant. L’organisation
d’un spectacle vivant nécessite la possession d’une licence d’entrepreneur de spectacle. Des associations ou des
particuliers peuvent toutefois organiser jusqu’à six spectacles vivants dans l’année sans licence, mais en se pliant
aux réglementations en vigueur : demande d’autorisation à la mairie, déclaration de l’événement à la préfecture,
obtention d’une licence temporaire de débit de boisson, demande d’autorisation à la Sacem pour la diffusion
d’œuvres musicales inscrites à son répertoire et paiement d’une redevance.
4 Intitulée « Raves, des soirées à haut risque », la circulaire liste les infractions que les agents de police peuvent
mobiliser pour interrompre la fête et poursuivre ses organisateurs. Elle préconise de refuser les demandes
d’autorisation lorsqu’il s’agit de rave party. Sur l’histoire des raves, voir A. Fontaine et C. Fontana, Raver, Paris,
Economica, 1996 et E. Racine, Le phénomène techno. Clubs, raves, free-parties, Paris, Imago, 2002.
5 A. Delorme, « Les News Age travellers. Une tentative d’individualisation dans la société du risque », Sociétés,
n° 72, Bruxelles, De Boeck Université, 2001, p. 107-123.
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don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
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Margaret Thatcher et de son gouvernement pousse certains d’entre eux à s’expatrier
en France, notamment la Spiral Tribe, sous le coup d’une condamnation en
Angleterre. Le modèle de la free party est ainsi importé en France au début des
années 1990, où des sound systems se montent sur le modèle des tribus anglaises ;
ainsi des Teknocrates, des Nomades, des Psychiatrik et d’OQP, dans une première
période. Les teknivals, gigantesques festivals techno ouverts à tous les sound
systems désirant diffuser leur son, font aussi leur apparition6. Avec la seconde
circulaire interministérielle, en 1998, la répression des free-parties se durcit7, pour se
cristalliser en 2002 lorsque entre en vigueur la loi relative à la sécurité quotidienne
comprenant un décret d’application « relatif à certains rassemblements festifs à
caractère musical ». Celui-ci impose une déclaration préalable pour l’organisation
d’une free party, celle-ci pouvant être interdite si le lieu ne correspond pas aux
dispositions prévues par la loi, et prévoit la saisie du matériel de sonorisation,
l’attribution d’amendes, la possibilité de poursuites judiciaires en cas de non-
déclaration ou de violation de l’interdiction. Ce nouveau contexte législatif et les
nombreuses saisies des systèmes de sonorisation mettent un coup d’arrêt au
développement des free-parties. Celles-ci n’ont toutefois pas entièrement disparues,
mais se sont fait plus discrètes. Des négociations entre organisateurs et pouvoirs
publics ont permis durant quelques années la tenue de teknivals légaux. Certains,
par exemple celui de Chambley en mai 2004, ont rassemblé jusqu’à 80.000
personnes. Les derniers en date se sont toutefois tenus de manière clandestine et
ont été suivis par de nombreuses saisies de système de sonorisation.
Le passage des raves aux free parties peut être vu, sur bien des points,
comme une radicalisation des principes adoptés par les raves : sur le plan du rapport
à la loi, d’une part, puisque le contexte législatif relatif à l’organisation d’un spectacle
vivant est ignoré. Les free parties, autogérées aussi bien financièrement que
techniquement et artistiquement, suppriment la rémunération des intervenants et
l’appel à des professionnels. Elles suppriment également le prix d’entrée, au profit du
principe de la donation libre. Les participants ne doivent donc pas s’acquitter d’un
prix fixe, mais sont invités à apporter une participation, financière ou matérielle, au
collectif organisateur. D’autre part, les free parties radicalisent la forme des collectifs.
Ceux-ci impliquent un investissement affectif et personnel plus large, puisque ses
membres possèdent souvent en commun le sound system permettant de produire et
de diffuser la musique, parfois aussi le bus ou le camion pour le transporter, et
parfois même vivent en communauté. Enfin, les free parties radicalisent les
expressions musicales et artistiques.
Les raves ont ouvert pour un temps une situation de marge lorsque les
acteurs les ont développées en parallèle des milieux professionnalisés de la musique
et de la fête, tout au moins avant que certains de ses protagonistes ne deviennent
des professionnels à leur tour. Le retour à la clandestinité et à l’amateurisme opéré
par les free parties rouvre cette situation de marge. De nouveau, les acteurs se
passent de structures juridiques, évitent les obstacles administratifs, législatifs et
6 E. Grynszpan, Bruyante techno. Réflexion sur le son de la free party, Nantes, Mélanie Séteun, 1999, p. 25-26 et
p. 38.
7 Celle-ci distingue les manifestations faisant l’objet d’une demande d’autorisation des manifestations
clandestines. Elle préconise d’accompagner les premières et de les aborder, lors des demandes d’autorisation,
comme les autres manifestations du même type (l’exemple donné est celui des concerts de rock) si elles
remplissent toutes les conditions prévues par la loi, et réitère les consignes de répression envers les secondes.
Anne Petiau, « Free-parties et teknivals. Dans les marges du marché et de lEtat, système de
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rencontres musicales en France et à létranger, Paris, Camion Blanc, 2012, p. 587-610
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financiers. De nouveau, ils s’inventent des manières d’être ensemble, des espaces
de groupement, des dispositifs de diffusion sonore. En ce sens, on peut voir le
passage historique des raves aux free parties comme la réouverture d’un espace
participatif. Le respect du cadre législatif du spectacle vivant engage des
coûts (location d’un lieu, service de sécurité, forfait Sacem, etc.) L’établissement d’un
réseau parallèle de la musique et de la fête est un moyen de s’engager dans des
activités musicales et organisationnelles en évitant toutes les contraintes qui limitent
l’accès à ces activités. Dans le même temps, parce qu’ils évitent les réseaux
professionnalisés, parce qu’ils évitent le recours aux institutions étatiques et
s’affranchissent des règles instituées par celles-ci, bref, parce qu’ils évoluent aux
marges du Marché et de l’État, les jeunes gens peuvent développer des pratiques
relevant d’une autre logique. On peut reconnaître dans ces pratiques festives
alternatives la manière dont les individus réinstaurent sans cesse des liens sociaux
relevant du système de don, soit hors des systèmes du marché et de l’État, soit dans
ses interstices8.
2. Le principe de la donation
Pour ses acteurs, la free party est une fête libre. Utilisant le double sens du
mot « free » en anglais, elle est pour eux libre au double sens de la liberté d’action
en son sein et de sa gratuité. En réalité, la free party repose sur le principe de la
donation, et la donation n’est pas la gratuité. Comme Mauss l’a montré9, le don est
un système qui comprend le donné, le recevoir et le rendre, et comporte des
éléments d’obligation et d’intérêt. La donation a en effet en free party un caractère
obligatoire. Il y a obligation au sens où il est mal vu de ne pas donner, où la donation,
et même un certain niveau de donation, peuvent être exigés.
Bertrand : « C’est sûr que quelqu’un qui arrive à l’entrée en BMW, en Audi ou
même en 405 toute nickel, les gars ils sont cinq à l’intérieur ils ont chacun
mille cinq cent francs de vêtements sur eux et ils veulent te lâcher cinq francs
chacun à la donation, tu leur dis ‘‘les gars s’il vous plaît faites un effort, on se
casse le cul pour vous, maintenant faites quelque chose ou alors aidez-nous’’.
Donc ça peut arriver qu’on soit un peu sec avec des gens comme ça, avec
des tire-au-flanc manifestes, mais tous les gens qui sont de bonne volonté et
qui viennent donner un coup de main, leur travail est mis en valeur. »
Pourtant, la free party est définie par sa gratuité, tant par les collectifs qui
estiment offrir la fête que par les participants qui estiment participer à une fête
gratuite. On retrouve ici la « règle de l’implicite » caractéristique du système de don,
« il n’y a pas méconnaissance, mais refus actif et conscient d’explicitation de part
et d’autre, double hypocrisie symétrique, et donc, normalement, absurde et sans
raison d’être. Bien plus : non seulement on refuse d’expliciter les règles, mais on
semble tenir à en énoncer d’autres qui affirment le contraire de ce qui se passe en
réalité. On affirme l’absence d’attente de retour, alors que l’on s’attend à ce que le
8 J. T. Godbout, L’esprit du don, Paris, La Découverte, [1992] 2000, p. 235 et 237.
9 M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et
anthropologie, Paris, PUF, 1997, p. 143-279.
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don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
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don soit rendu. On affiche don, alors qu’on est dans la réciprocité »10. L’inscription de
l’abréviation « PAF » sur les flyers11 des raves était caractéristique de la tension vers
le don, au sens elle invitait à participer au coût de la fête plutôt qu’à s’acquitter
d’un prix pour y assister. Dans les free parties, les teufeurs sont invités à « participer
aux frais », mais la règle est implicite.
La donation sous la forme d’une participation financière est une modalité
parmi d’autres de contre-don. Les participants peuvent également donner cigarettes,
haschich, carburant, etc. En outre, le don de fête appelle plus généralement la
participation : aider à l’installation du site ou à son nettoyage, animer l’espace festif
par des activités de spectacle de rue, mais aussi tout simplement en dansant. Car
qu’est-ce qu’offrir une fête si les participants ne la réalisent pas en dansant ?
Olivier : « C’est qu’il y a vraiment plein d’énergie pour faire des choses et
pour amener des choses aux gens, c’est peut-être une façon de nourrir son
ego que d’amener des choses aux gens mais bon, à la fois y a des gens qui
dansent, il y a des gens qui jonglent, pour le plaisir des yeux… Je veux dire,
n’importe quoi que tu fasses c’est aussi pour les gens, tu l’amènes aussi aux
gens, je veux dire la moindre personne qui danse devant un son, tu auras
toujours quelqu’un qui va le bloquer, qui va dire ‘‘ah ouais, il me fait délirer
comment il danse’’ ou quoi, donc il y a cet espèce d’échange entre les gens
qui dansent, les gens qui vendent aussi, parce qu’il y a beaucoup de business,
autant de flotte que de drogue que de bière, sandwich et tout, mais tout le
monde amène son petit truc pour faire que ça marche, et sans l’un ou sans
l’autre ça marche pas. Déjà à la base les sound systems ils donnent le son
gratuitement aux gens, sans que personne n’ait à faire quoi que ce soit, t’es
pas là à payer ta place pour pouvoir regarder, enfin vraiment l’esprit free party
c’est comme ça, c’est comme ça qu’il est beau et c’est ça qu’on a tous aimé
-dedans. C’est le fait qu’il y ait des gens qui donnent ça, et vu que le fait que
les gens qui organisent entre guillemets ils donnent ça à la base, ben les gens
qui reçoivent ils sont aussi obligés de donner un minimum. »
La règle du don, si elle fonctionne de manière implicite in actu, est ici
clairement formulée. Face au don de fête par les collectifs, les participants sont
incités à participer eux aussi à la tenue de l’événement festif. L’autogestion
financière, artistique et technique de la fête implique que toute aide soit la bienvenue,
et que celle-ci puisse prendre de multiples formes.
Jeremy : « T’as des mecs qui sont en camion, ils font quoi ? Ben ils vont
mettre leurs camions tout autour, faire un dance floor, je veux dire, y aurait
pas les mecs des camions, il y aurait pas de dance floor avec les camions,
donc voilà, je veux dire, avec les moyens qu’on a de toute façon on peut pas
faire autrement, c’est même ils nous aident, carrément12. Et nous on apporte,
je te dis on est juste un moteur mais bon, quand tu mets un moteur dans une
10 J. T. Godbout, op. cit., p. 262-263.
11 Tract informant d’un événement musical à venir.
12 Les free-parties investissant des lieux non dédiés aux manifestations musicales, l’espace festif n’est pas
délimité comme c’est le cas dans une salle de concert ou une discothèque. Les camions garés par les participants
peuvent alors contribuer à la délimitation du dance-floor (piste de danse).
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voiture sans roue, tu mets un moteur sans volant, sans machin, tu vas pas
rouler quoi, voilà, donc c’est ça qui me plaît bien. »
La free party est vécue comme une production collective, au sens où les
sound systems attendent un investissement, une participation active du public, et au
sens où les participants, face au don de fête des collectifs, sont pris dans l’obligation
de contribuer à leur manière à l’événement collectif. Chacun tire un plaisir de son
engagement dans le système de don : plaisir de donner la fête pour les uns, plaisir
d’y contribuer pour les autres.
La dimension participative, l’importance de l’entraide, sont également
soulignées par certains ravers. C’est notamment le cas dans les parties autour de la
musique trance. Celles-ci sont quelquefois gratuites, quand elles se tiennent dans les
pays émergents (Inde, Thaïlande, Afrique du Sud, etc.), et les participants peuvent
alors contribuer à la fête non seulement en dansant, mais en réalisant des
animations (jonglage, feu, décoration, etc.) et en apportant leur aide à
l’organisation13. Dans les plus gros festivals, qui sont payants mais se déroulent en
plein air (en Europe durant la saison estivale, et dans l’hémisphère sud durant
l’hiver), les participants trouvent également une liberté de mouvement et une
dimension participative qu’ils jugent absentes dans les lieux de fête plus traditionnels
tels que les discothèques.
Jocelyn : « Une bonne teuf trance idéale pour moi, c’est les gens qui vont
aller s’occuper ou secourir les autres, c’est une partie du plaisir. Hier après-
midi, je me faisais chier dans la teuf parce que c’était l’après-midi et qu’il n’y a
personne l’après-midi, instinctivement j’ai aidé les organisateurs qui
galéraient, et j’en ai tiré un grand profit personnel. Je comprends parfaitement
pourquoi Mère Térésa a consacré sa vie à aider les gens. Dans une teuf
idéale, il y a ça, cette envie de s’entraider… Il y a plein de gens qui se pointent
pour aider à la déco, et tout. »
Participants et collectifs soulignent alors l’importance de l’entraide dans
l’espace festif. D’une certaine manière, il s’agit aussi de rendre, en contribuant à
sa manière à la réalisation de la fête, même si l’on rend à d’autres.
Jeremy : « Il y a aussi le problème des ordures, si t’arrives à bien sensibiliser
[les participants], si le matin tu arrives et que tu vois des gros tas de sacs
poubelles bien rangés, ben t’es content. Et en plus ça veut dire que, tu vois,
les gens ils avaient vraiment envie de participer, et c’est ça aussi qui donne un
petit peu cette magie de free party parce que tout le monde se donne de la
main à la main, ça va être de la bouteille d’eau que tu vas filer au gars, du
pansement que tu vas donner à l’autre, et chacun s’entraide comme ça, c’est
autonome. Et bon, voilà, ça c’est une bonne free party pour moi. »
13 Les parties trance ne sont par contre pas autogérées. Elles sont organisées par des acteurs locaux Goa et
dans les îles du sud de la Thaïlande par exemple) qui ont trouvé dans le tourisme occidental festif la base d’une
économie florissante. Les fêtes sont le plus souvent gratuites, mais les organisateurs tirent des bénéfices
substantiels du bar, les prix pratiqués étant jusqu’à dix fois plus élevés que le tarif local. D’autres fêtes et
festivals sont organisés par des promoteurs (en Afrique du Sud, au Portugal, etc.). Ces manifestations sont
payantes, leur prix est même assez élevé.
Anne Petiau, « Free-parties et teknivals. Dans les marges du marché et de lEtat, système de
don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
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Finalement, la free party « idéale » telle que se la représentent les acteurs
idéal sûrement rarement atteint et qui est, comme l’effervescence collective, tout
autant mythique que réelle réaliserait la « réciprocité totale » dont parle Mauss, où
l’enchevêtrement des réciprocités (directes, indirectes, alternantes, différées) réalise
l’engagement des uns et des autres, et fait advenir le groupe.14
Tous les participants ne sont pas sensibles à cette dimension participative qui
joue sur le registre du symbolique. Il existe différents modes d’engagement dans la
fête, qu’il s’agisse des raves ou des free parties. L’expérience participative et celle de
l’effervescence festive constituent deux modalités distinctes, deux expériences
vécues de la fête. Nombre de participants viennent simplement chercher l’expérience
musicale collective, la perte de soi sur le dance floor, ainsi qu’un moment de
convivialité. La free party tire alors son attrait de l’ampleur de la rupture festive qu’elle
instaure. Certains recherchent ces deux dimensions, qui se renforcent alors l’une
l’autre. Si ce sont finalement les membres de sound systems organisateurs qui en
parlent le mieux, c’est sans doute parce qu’eux-mêmes ont été sensibles à cette
dimension, l’expérience participative de la te les ayant amené à donner la te à
leur tour. Lionel Pourtau souligne en effet que créer un sound system et donner des
fêtes à son tour sont des moyens de rembourser la dette d’initiation, de manière
transitive ; on rend à d’autres le fait d’avoir été soi-même initié. Se manifeste ici une
modalité contemporaine du don, en ce qu’il s’adresse à des étrangers.15
3. Système de don ou économie parallèle ?
Au sein de la free party se réalisent des échanges marchands : vente de
disques, de cassettes, de vêtements, de boissons et de nourriture, vente de drogue
également. La donation, les buvettes et stands représentent une source de revenus
pour les sound systems organisateurs. Ces échanges constituent une économie
parallèle puisqu’ils échappent à la fiscalisation par l’État16. Pour certains auteurs,
l’affirmation et la revendication de la gratuité de la free party n’auraient pour seule
fonction que de masquer les intérêts réels des acteurs et de dissimuler la circulation
d’argent17 :
« De facto, la pratique de la donation laisse entrevoir que la fête est une zone
régie par des échanges marchands et non marchands. En effet, cette généreuse
contribution de tout un chacun apparaît, en réalité, comme une dîme. Le participant
n’est pas libre de donner ce que bon lui semble, bien que les organisateurs clament
le contraire. Ainsi, ces derniers, en s’appuyant sur la symbolique de l’acte de donner
(faire don de soi, participer), obligent l’individu à se plier à une pratique obligatoire
d’ordre commercial. Ne pas offrir d’argent ou trop peu, c’est s’exposer au renvoi
manu militari (parfois avec des brutalités physiques) de la fête par les organisateurs.
La donation moyenne se situe aux alentours de 20 francs. S’il ne peut donner
d’argent, l’individu est sommé de faire don de cigarettes, d’un bout de haschich ou
14 Cité par C. Papilloud, Le don de relation. Georg Simmel Marcel Mauss, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 96.
15 L. Pourtau, Techno. Voyage au cœur des nouvelles communautés festives, Paris, CNRS Editions, 2009, p. 61-
62.
16 E. Grynszpan, op. cit., p. 28-30.
17 R. Liogier, « Entre marginalité magnifiée et récupération ‘‘postindustrielle’’ », dans B. Mabilon-Bonfils, op.
cit., p. 143-144.
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don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
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autre. L’échange devient non marchand et le bénéfice monétaire réalisé cède alors la
place au bénéfice en nature. Le don cache ici une activité lucrative. »18
Il semble difficile d’admettre que les collectifs organisateurs auraient pour
objectif premier, lorsqu’ils organisent une fête, d’en retirer des néfices financiers.
Si tel était le cas, on peut être en droit de se demander, d’une part, pourquoi ils
organisent des fêtes plutôt que de simplement s’engager dans des activités
clandestines et, d’autre part, pourquoi ils ont recours au langage du don et de la
gratuité. Il semblerait aussi beaucoup plus simple, s’ils ne visaient en effet qu’une
activité lucrative, de substituer au principe de la donation un prix fixe d’entrée. Il faut
noter que S. Queudrus énumère en fait toutes les caractéristiques du don : son
caractère en théorie libre et en réalité obligatoire pour paraphraser Marcel Mauss
, la non équivalence marchande, la « règle de l’implicite et du non-dit » où l’on
énonce des règles différentes du déroulement effectif, l’enchevêtrement, chez les
acteurs, du désintéressement et de l’intérêt. Comme le note Godbout, « si la
modernité refuse de croire à l’existence du don, c’est qu’elle se le représente comme
l’image renversée de l’intérêt matériel égoïste. À ses yeux, le ‘‘vrai’’ don ne saurait
être que gratuit. Et comme la gratuité est impossible […], le don, le vrai don, est
également impossible »19. Cette approche évacue la spécificité de la donation et
l’importance des notions de gratuité et de don pour les acteurs, la signification que
les acteurs accordent à leur pratique. Or, la poursuite d’un intérêt matériel ou de
prestige n’est pas incompatible avec le don. Précisément, dans le don se mêlent la
poursuite de tels intérêts et la générosité, la spontanéité, le plaisir de donner20.
En se risquant à une comparaison, on peut dire qu’un peu à la manière de la
kula21, les échanges marchands sont réalisés dans les marges de l’échange-don.
Mauss constate en effet que des échanges marchands se réalisent parallèlement
aux échanges cérémoniels des îles Trobriand. Les voyages maritimes organisés
dans le cadre de la kula peuvent être l’occasion de réaliser des échanges
commerciaux, mais ces derniers sont soigneusement distingués des premiers, qui
sont les seuls à être considérés comme « nobles »22. D’une certaine manière, les
échanges marchands sont aussi contenus dans les marges de la free party puisqu’ils
n’affectent pas le principe de la donation qui régit l’accès aux fêtes. Pour le dire
autrement, la présence d’échanges marchands n’affecte pas la dimension
symbolique du don. La free party est vécue comme un don de fête par les collectifs
et par les participants, même si en son sein se réalisent des échanges marchands.
Et, comme dans le cas de la kula, ce sont aussi les échanges relevant du don qui
sont considérés comme les plus nobles.
Pour quelques uns, la free party est sans doute un contexte idéal pour mener
des activités rémunératrices illégales ou relevant d’une économie parallèle. Il semble
pour autant réducteur de rabattre la free party toute entière à un espace propice au
18 S. Queudrus, Un maquis techno. Modes d’engagement et pratiques sociales dans la free party, Nantes,
Mélanie Séteun, 2000, p. 27.
19 J. T. Godbout, op. cit., p. 14.
20 A. Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 126.
21 La kula est un système d’échange-don tribal et intertribal de biens symboliques, pratiqué par les habitants des
Iles Trobriand en Nouvelle-Guinée. Il a été étudié par B. Malinowski dans Les Argonautes du Pacifique
occidental (1922), auquel M. Mauss se réfère.
22 M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et
anthropologie, Paris, PUF, 1997, p. 176.
Anne Petiau, « Free-parties et teknivals. Dans les marges du marché et de lEtat, système de
don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
rencontres musicales en France et à létranger, Paris, Camion Blanc, 2012, p. 587-610
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développement d’activités rémunératrices, en faisant abstraction de la dimension
passionnelle revendiquée par les acteurs, en ignorant la spécificité du principe de la
donation et la dimension participative qui est son corollaire.
4. Où donner se constitue en valeur
Au sein de la free party, la capacité à donner se constitue en valeur. Ceci régit en
partie la sociabilité ordinaire : partager ses vivres, sa boisson, sa drogue ou encore
faire profiter de ses compétences, en mécanique, en technique, etc. constitue un
comportement apprécié dans cet espace festif. Il s’agit aussi, pour les collectifs et les
musiciens, de savoir donner la fête et la musique. Si le don de fête par un collectif
incite tout un chacun à participer à l’événement collectif, il engage aussi les autres
collectifs à offrir la fête à leur tour. Il y a une émulation certaine entre sound systems.
Les principes d’acquisition d’honneur et le défi que Mauss relevait dans le potlatch23
se retrouvent dans une certaine mesure dans la free party. Il ne s’agit pas ici
d’affirmer l’identité de deux phénomènes sociaux aussi culturellement éloignés que le
potlatch et la free party. Rappelons que le potlatch constitue, pour Mauss, une
expression exemplaire d’un système de don, en ce que certains éléments y sont
« exagérés », pour reprendre son terme, et donc plus aisément lisibles24. Le don de
fête par un collectif fonctionne en effet comme une provocation, au sens où il met en
quelque sorte les autres collectifs au défi de faire à leur tour don de fête, et de faire
encore mieux si possible, de donner plus encore. Ce défi amène certains collectifs à
mettre en œuvre une logistique de plus en plus importante pour l’organisation des
fêtes, lorsqu’ils le peuvent : énorme mur de son, bien sûr, mais aussi jeux de
lumières, lasers et décorations. Cette débauche de moyens suscite l’admiration mais
aussi parfois la critique (« jeter des thunes pour avoir un Disneyland techno »,
comme l’exprime un participant d’un forum sur Internet25), y voyant une
spectacularisation éloignée des idéaux initiaux.
Les collectifs acquièrent prestige et renommée au sein de ce monde social
selon leur capacité à donner ainsi la fête et la musique26. Notons d’ailleurs que
certains vivent comme un dévoiement de leur idéal ce gain de renommée et de
prestige qu’apporte le don de fête. À leurs yeux, la seule motivation à donner la fête
doit être « de faire avancer le mouvement », c’est-à-dire de donner sans autre intérêt
que celui de contribuer au phénomène festif des free parties. De plus, le prestige qui
s’attache aux tribus et aux sound systems leur apparaît en contradiction avec les
principes de la gratuité et de l’anonymat qu’ils revendiquent.
Olivier : « Je pense que la techno n’avait pas envie de dire à la base ‘‘Ah ! les
Spiral Tribe ! Ah ! les Teknokrates, ah ! les THC27…’’, au début on combattait
contre ça je pense. Mais malheureusement les gens ont besoin de faire ‘‘ah le
23 Le potlatch est un système de don pratiqué par plusieurs sociétés archaïques et notamment par des tribus
indiennes du nord-ouest américain. Le potlatch a une dimension festive mais également religieuse, économique,
ainsi que politique. Il se caractérise notamment par son caractère agonistique, les biens pouvant être non
seulement donnés, mais aussi détruits au cours de cérémonies.
24 Ibid., p. 209-212.
25 http://3boom.net.
26 Ainsi que le relève également L. Pourtau, op. cit., p. 158.
27 Sound systems organisateurs de free parties.
Anne Petiau, « Free-parties et teknivals. Dans les marges du marché et de lEtat, système de
don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
rencontres musicales en France et à létranger, Paris, Camion Blanc, 2012, p. 587-610
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Dj !’’, ‘‘Ah ! Eux ils sont meilleurs qu’eux’’, forcément parce qu’on préfère le
son de l’un ou de l’autre, donc après on s’attache moins au côté festif et au
message qui est délivré. Il y toujours ce côté contradictoire dans toute chose,
on a envie de beaucoup de choses mais à la fois on n’en reste pas moins
attaché aux valeurs de la société, à notre culture, à comment on nous a élevé,
au capitalisme en lui-même qui te dit ‘‘il faut être meilleur que l’autre’’. C’est
vraiment un milieu qui est tellement contradictoire que c’est difficile d’aboutir à
quelque chose finalement. »
Si le don est érigé en valeur, il doit être pour les acteurs complètement
désintéressé. Or, comme nous l’avons vu, le don est toujours tendu entre deux pôles,
sur deux axes : d’un côté celui du désintéressement et de l’intérêt et, de l’autre, celui
de la liberté et de la contrainte28. Incontestablement, et bien que certains acteurs
aimeraient qu’il n’en soit pas ainsi au nom de l’idéal de pureté que revêtent les
termes de don et de gratuité dans notre société, en ce qu’ils semblent parfaitement
opposés aux notions d’intérêt et de profit, le don de fête et de musique génère aussi
de la supériorité sociale et participe de l’élaboration d’une hiérarchie sociale. Mais si
se montrer généreux « rapporte » incontestablement, la critique que génère
l’acquisition de renommée par certains collectifs qui est vécue comme la
reproduction malencontreuse d’un « star system » qu’ils critiquent, s’est
simplement substitué au nom de l’artiste le nom du collectif manifeste la non
réductibilité du don aux logiques de l’intérêt et du profit. Autrement dit, il y a aussi un
plaisir certain à donner la fête, une générosité qui fait sens en elle-même.
5. Auto-organisation, don et participation
Ce que nous donnent à voir les raves, puis les free parties, c’est la capacité
d’auto-organisation des groupes sociaux, c’est-à-dire leur capacité à inventer des
formes de collectif, des espaces de groupement, des dispositifs de diffusion
musicale, dans les marges des institutions. Des auteurs ont souligné la pertinence du
concept de TAZ ou « zone autonome temporaire » pour appréhender la free party29.
Ce concept, développé par H. Bey, partage une parenté certaine avec la notion de
« libertés interstitielles » de M. Maffesoli ainsi qu’avec les « arts de faire » de M. De
Certeau30. Ce qui rapproche ces différents auteurs, c’est l’attention qu’ils portent à la
manière dont les catégories populaires et les hommes ordinaires réagissent aux
contraintes de l’ordre institué par des pratiques de résistance, de détournement, de
réappropriation, de disparition. Le point d’attention est déplacée de l’institution et de
ses modalités d’imposition de l’ordre à l’analyse des procédés par lesquels les
consommateurs, les usagers, soit détournent les produits ou les espaces, faisant
d’une consommation passive une production active, soit s’inventent des espaces
d’autonomie et de liberté dans les interstices de l’ordre institué.31 Les individus
mettent en œuvre des pratiques de résistance aux logiques du marché et de l’État,
28 A. Caillé, op. cit.
29 Par exemple E. Grynzspan, op. cit., p. 30-31.
30 M. Maffesoli, La transfiguration du politique, Paris, Grasset et Fasquelle, 1992, p. 85-98 ; M. De Certeau,
L’invention du quotidien, tome 1, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
31 F. Dosse, « L’art du détournement. Michel de Certeau entre stratégies et tactiques », Esprit, n° 283, 2002.
Anne Petiau, « Free-parties et teknivals. Dans les marges du marché et de lEtat, système de
don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
rencontres musicales en France et à létranger, Paris, Camion Blanc, 2012, p. 587-610
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évitant ainsi la réduction aux rôles de consommateur de bien ou d’usager de service.
L’enjeu de ce retrait est celui de l’investissement du sujet32.
Le développement des raves et des free parties dans le creux des institutions,
la résistance des acteurs de la free party à la professionnalisation, mais aussi au
respect du cadre législatif fixé par l’État, sont des moyens pour les acteurs de
conserver leur plein investissement dans les pratiques organisationnelles et
musicales. Précisons qu’il ne s’agit pas ici de faire une critique du Marché et de
l’État, mais de saisir l’enjeu pour les acteurs de se regrouper, d’entreprendre et de
développer des activités de manière autonome. Cela permet aussi aux acteurs de
déployer d’autres logiques. Le don de fête, de musique, oblige : il engage chacun à
contribuer à l’événement collectif, à s’y investir. Le don de soi (de temps, de
musique, d’art) appelle un retour et, en contexte festif, celui-ci prend la forme d’une
participation. Nous retrouvons ici la notion de pari, consubstantiel au don. Le don
repose sur l’incertitude du retour. Bien que les organisateurs réduisent celle-ci en
instaurant le principe de la donation, la réussite de la fête suppose tout de même la
bonne volonté des participants, pour le nettoyage du site par exemple, la gestion des
ordures. Cette dimension participative constitue une des spécificités de l’expérience
festive des raves et des free parties.
La rave party et surtout la free party relèvent dans une certaine mesure d’une
logique de don, font jouer sa dimension symbolique. Pour Godbout, le don a une
valeur de lien : son efficacité est de mettre en relation, de créer du lien social et de
faire durer la relation.33 Nous pouvons ajouter que ce dernier a aussi une valeur de
participation.
L’organisation en système de don a ses limites. Force est de constater que le
pari des organisateurs n’est pas toujours réussi, surtout lorsque les fêtes suscitent
une affluence croissante. L’engouement grandissant pour les raves et les free parties
appelle la professionnalisation des acteurs ou la gestion étatique. Par exemple,
l’intervention de l’État pour l’organisation des teknivals qui rassemblent des
dizaines de milliers de personnes s’avère en effet indispensable. La constitution en
système de don trouve aussi ses limites dans les modes multiples de participation à
la fête. Bon nombre de participants viennent simplement chercher la transe,
l’effervescence et la convivialité, plus que l’expérience participative. Et celle-ci ne
souffre pas de la rupture entre professionnels et public.
32 M. De Certeau, op. cit., p. LII-LIII.
33 J. T. Godbout, op. cit., p. 244-247.
Anne Petiau, « Free-parties et teknivals. Dans les marges du marché et de lEtat, système de
don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
rencontres musicales en France et à létranger, Paris, Camion Blanc, 2012, p. 587-610
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L’auteur :
Après une thèse de doctorat de sociologie sur les musiques électroniques (Musiques
et musiciens électroniques. Contribution à une sociologie des musiques populaires,
Université Paris 5, 2006), Anne Petiau poursuit ses recherches dans les champs de
la jeunesse, de la culture et de la déviance. Des travaux plus récents sur les cultures
jeunes et les pratiques numériques ont donné lieu au livre Technomedia. Jeunes,
musique et blogosphère, paru en 2011 aux éditions Mélanie Séteun. Actuellement
formatrice et chargée de recherche à l’Institut de Travail Social et de Recherches
Sociales, elle coordonne une recherche-action partenariale avec le CEAQ, Médecins
du Monde et l’Intersquat, autour de l’accès aux soins et aux droits des personnes
vivant en squats à Paris.
Pour en savoir plus :
Georges Bataille, La part maudite, Paris, Les Editions de Minuit, 1995.
Hakim Bey, TAZ. Zone autonome temporaire, Paris, Editions de l’Eclat, 2000.
Alain Caille, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, Desclée de
Brouwer, 2000.
Alain Caille, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du MAUSS, Paris, La
Découverte, 2003.
Anne Petiau, « Free-parties et teknivals. Dans les marges du marché et de lEtat, système de
don et participation », dans N. Bénard (dir.), Festivals, raves parties, free parties. Histoire des
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Michel De Certeau, L’invention du quotidien, vol. 1. « Arts de faire », Paris,
Gallimard, 1990.
Annick Delorme, « Les News Age travellers. Une tentative d’individualisation
dans la société du risque », Sociétés, n° 72, 2001, p. 107-123.
François Dosse, « L’art du détournement. Michel de Certeau entre stratégies
et tactiques », Esprit, n° 283, 2002.
Mary Douglas, « Il n’y a pas de don gratuit », Comment pensent les
institutions, Paris, La Découverte, 2004.
Astrid Fontaine et Caroline Fontana, Raver, Paris, Economica, 1996.
Laurent Garnier, David Brun-Lambert, Electrochoc, Paris, Flammarion, 2003
François Gauthier, « Consumation. La religiosité des raves », Religiologiques,
n° 24, 2001, p. 175-200.
Jacques T. Godbout (en collaboration avec Alain Caillé), L’esprit du don,
Paris, La Découverte, 2000.
Jacques T. Godbout, Le don, la dette et l’identité. Homo donator vs homo
œconomicus, Paris, La Découverte, 2000.
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Nantes, Mélanie Séteun, 1998.
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ou tiers-secteur ? », Les c@hiers de psychologie politique, n° 7, 2005.
Raphaël Liogier, « Entre marginalité magnifiée et récupération
‘‘postindustrielle’’ », Autrement, n° 231, 2004, p. 141-158.
René Lourau, L’instituant contre l’institué, Paris, Anthropos, 1969.
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L’Harmattan, 2002.
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Débats/Jeunesses, n° 42, 2006, p. 128-139.
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Béatrice Mabilon-Bonfils, « La fête techno. Tout seul et tous ensemble »,
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Lionel Pourtau, Techno. Voyage au cœur des nouvelles communautés
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sociales dans la free-party, Nantes, Mélanie Séteun, 2000.
Etienne Racine, Le phénomène techno. Clubs, raves, free-parties, Paris,
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Rave party - free party teknival - système de don participation - pratiques
amateurs - marges.
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 Sandy Queudrus, Un maquis techno. Modes d'engagement et pratiques sociales dans la free-party, Nantes, Mélanie Séteun, 2000.
Anthropologie du don. Le tiers paradigme
  • A Caillé
A. Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 126.
  • Marcel Mauss
 Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, [1950] 1997.