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Le paysage comme communauté de communs. Face à la chalarose du frêne, les ateliers Grand Site Marais mouillé

Authors:
  • École nationale supérieure de paysage de Versailles-Marseille

Abstract

(Fr) La chalarose du frêne est une pathologie qui va affecter dans les années à venir le paysage du marais mouillé poitevin, labellisé Grand site de France. À l’issue d’un travail d’exploration et de projection mené sur ce territoire, cet article expose ses dimensions méthodologiques et en propose un retour réflexif. En regardant le terrain d’étude comme une vaste « communauté de communs », il s’attache à révéler la diversité des collectifs d’acteurs qui participent au champ de tension d’un grand paysage. Sa mise en projet est alors vue comme un travail de respiration continue entre un tout et ses parties. (Eng) Landscape as a Community of Common. The chalarosis of the ash is a pathology, that, in years to come, will affect the landscape of the Marais (marsh) mouillé Poitevin, belonging to the label Grand Site de France. As the outcome of an exploration and projection work carried out on this territory, this paper displays its methodological aspects and suggests a feedback reflection. By considering the field of study as a large "community of commons", it endeavours to reveal the diversity of the collectives involved in the field of tension of a larger landscape. Its implementation is then seen as a continuous work of respiration between a whole and its parts.
Alexis Pernet
Le paysage comme communauté de communs
Face à la chalarose du frêne, les ateliers Grand site Marais mouillé (2015-2016).
Article publié dans les Carnets du paysage n°33, Actes Sud /ENSP, 2018.
Résumé :
La chalarose du frêne est une pathologie qui va affecter dans les années à venir le paysage du
marais mouillé poitevin, labellisé Grand site de France. À l’issue d’un travail d’exploration et
de projection mené sur ce territoire, cet article expose ses dimensions méthodologiques et en
propose un retour réflexif. En regardant le terrain d’étude comme une vaste « communauté de
communs », il s’attache à révéler la diversité des collectifs d’acteurs qui participent au champ
de tension d’un grand paysage. Sa mise en projet est alors vue comme un travail de
respiration continue entre un tout et ses parties.
Mots clefs :
Chalarose du frêne, projet de paysage, Marais poitevin, médiation, alternative ambiante.
Alexis Pernet est paysagiste dplg, enseignant-chercheur à
l’ENSP. Il travaille en association avec l’atelier de
paysage 1 pas de côté.
La scène se déroule à la frontière de la Charente-Maritime et des Deux-Sèvres. Au-dessus du
canal du Mignon, les présidents des deux unions départementales des syndicats des Marais
mouillés évoquent les transformations d’un espace dont leurs organisations (des associations
syndicales autorisées, héritières de formes collectives antérieures à la Révolution) assurent en
partie l’entretien fonctionnel. Ils constatent avec amertume la difficulté de tenir à bout de bras
une structure hydraulique façonnée sur plusieurs siècles de travaux incessants, d’assèchement,
de mise en culture des marais, de creusement de canaux évacuateurs, de rectification des voies
navigables, de sectorisation des niveaux d’eau, de négociations âpres pour concilier des
intérêts divergents. La rencontre a mal débuté. Paysagistes, nous sommes vus comme
d’inutiles personnages, mandatés par une myriade d’institutions distantes, porteuses de
normes et d’interdictions, mobilisant des crédits impressionnants pour produire des études, du
papier, pas grand chose au final. Les ouvrages qui équipent le marais, eux, nécessitent de
nouvelles crémaillères, leurs mécanismes doivent être automatisés pour éviter le passage
quotidien d’un agent, les passes à barque ne fonctionnent plus. Certaines portions de berges
tombent dans l’eau, de vieux arbres restant en suspens au-dessus des rigoles et
l’administration interdit de les couper1. Pourtant, nous discutons depuis deux heures à présent,
et le paysage s’éclaire d’un jour nouveau. Nous endossons un point de vue, partageons peines
et enthousiasmes avec nos interlocuteurs. Je hasarde que l’aventure de ces marais ressemble à
une sorte de parenthèse ouverte il y a plusieurs siècles, à partir d’un milieu sauvage : mes
deux interlocuteurs me répondent, du tac au tac, qu’on ne saurait la refermer aujourd’hui. Eux
portent la charge d’un projet moderne qui semble toujours prêt à jeter de nouvelles forces
dans la bataille.
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1 Sous la double servitude de la loi sur les Sites et monuments naturels de 1930 et d’un arrêté de biotope relatif à
la protection de l’entomofaune abritée par les troncs.
Une exploration maraîchine
Nous, paysagistes, regardons les parties abandonnées du marais comme une chance nouvelle,
l’esquisse d’une forêt alluviale qui conserverait en son sein la géométrie des siècles, bordée
d’un bocage aquatique, porteur d’une multiplicité de pratiques agropastorales, d’une pluralité
impressionnante d’usages, de formes de relation. Il y a là le meilleur d’un grand paysage, un
terrain à nul autre pareil, débordant les frontières territoriales. Nous amorçons au moment de
cette rencontre deux années d’exploration et de projection sur le Marais mouillé poitevin2. Il
s’agit de l’un des plus grands sites classés de France, autrement connu sous le nom de Venise
verte, qui s’étend sur 18 600 hectares. Notre mission doit permettre d’anticiper sur la
disparition de plusieurs centaines de milliers de frênes, essence dominante dans le Marais
poitevin, dont la formation en têtards, le long du dense réseau hydrographique du site, fait son
originalité. La chalarose du frêne (Chalara fraxinea) est un parasite fongique apparu dans les
pays Baltes il y a plus de vingt ans, et dont la propagation continue à travers l’Europe affecte
la quasi-totalité des peuplements de frênes, à l’instar de la graphiose de l’orme3. Les arbres
têtards du marais mouillé sont pour la plupart un héritage des formes de mise en valeur
paysanne d’un espace soumis aux aléas de l’inondation, aménagé par vagues successives
depuis les premiers « abotements » monastiques4. C’est un paysage connu et apprécié, qui fait
depuis les années 1990 l’objet de plusieurs démarches de patrimonialisation : restauration des
ports d’embarquement à l’échelle de chaque village, réintroduction des pratiques d’élevage,
arrêtés de biotope, classement du site, Opération grande site, inscription dans le réseau Natura
2000, labellisation en Parc naturel régional. Cet empilement de protections et de labels ne fait
pas en soi projet de paysage si l’on ne réfléchit pas aux conditions de transmission d’un lieu
façonné par des pratiques originales, mais remises en question par les modes de production
contemporains. La chalarose du frêne atteint une structure paysagère vieillissante, habitée par
une toute autre société que celle qui l’a fait naître. Les pratiques paysannes avaient façonné
une structure paysagère pour des besoins et des débouchés précis5. Sur une large frange du
site réside désormais une population périurbaine, tertiarisée (Niort est un important bassin
d’emploi du secteur mutualiste, héritage du protestantisme poitevin) ; celle-ci vit son rapport
au site sur un mode hédoniste, au gré d’événements spectaculaires ou d’activités de loisirs.
Tout autour d’elle, la société rurale maraîchine se montre fracturée entre deux trajectoires en
tous points opposées : d’une part, elle hérite d’une vision productiviste qui a par endroit tenté
de s’affranchir des contraintes hydrologiques du site pour y imposer un système de grandes
cultures, au besoin sur des bases de drainages ou d’irrigation ; de l’autre, se déploie une
multitude d’alternatives qui s’appuient sur la diversité de ressources et de pratiques offertes
par le site – allant de l’échelle de la petite ferme à l’exploitation familiale tournée vers
l’agroécologie. Enfin, la gestion du paysage repose sur une pluralité de structures publiques,
syndicales ou associatives, qui agissent selon des logiques précises (fonctionnelles,
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2 Léquipe est composée avec Victor Miramand et Marie Baret (Atelier de paysage 1 Pas de côté), Pierre
Enjelvin (photographe), Frédéric Coulon (Association Solagro), Emmanuel Boitier (naturaliste), sous maîtrise
d’ouvrage du Parc naturel régional du Marais poitevin, en étroite association avec les Directions régionales de
l’environnement, de l’aménagement et du logement Nouvelle-Aquitaine) et Pays de la Loire. L’auteur remercie
l’ensemble des élus, techniciens et acteurs ayant contribué à la conduite de la mission, impossible à citer tous
ensemble ici.
3 Les premiers foyers de chalarose seront recensés dans le marais mouillé à la fin de l’année 2016.
4 Les textes accordant des droits dabotamentum (endiguement) et dexaium (creusement de canaux) aux
communautés monastiques se multiplient à compter du XIe siècle. Voir Yves Le Quellec, Petite histoire du
Marais poitevin, La Crèche, Geste éditions, 1998, p. 19. Voir également les Abbés de Pierre Michon (Lagrasse,
Verdier, 2002).
5 Ses propres besoins de subsistance, mais aussi en fonction de débouchés urbains et industriels : fagots de bois,
argile, poisson, lait, mogettes (haricots)…
écologiques, touristiques), engagée dans des formes de coordination continues (dans un
contexte de tension sur les financements publics).
Dans cette perspective, l’affirmation d’un paysage entendu comme « commun » est une figure
rhétorique consensuelle et rassurante. Le commun, selon notre hypothèse paysagiste, résulte
d’une appréhension d’enjeux et de l’invention de principes d’action, au terme d’un processus
d’enquête mobilisateur (l’atelier). Formulé en tant que projet, son déploiement demeure
tributaire de la diversité des statuts du sol et de ses modes d’attribution. Il nécessite un
dispositif d’animation pérenne dont la mise sur pied constitue, en soi, un enjeu de conception.
Nous faisons appel au commun dans le moment charnière de la formulation de nos intentions,
pour donner un sens général à un projet formulé comme système d’actions, allant de la
production de connaissances nouvelles à l’application de programmes de plantation. Cette
vision systémique du projet, née de la complexité de la grande échelle d’étude, envisage les
conditions pour une transmission du site qui en soit également une refondation – en imaginant
notamment la diversification des essences arborées à réintroduire à la place du frêne.
L’affirmation du paysage comme commun possède alors le mérite d’englober la diversité des
collectifs qui agissent au nom d’intérêts ou de mandats spécifiques, pour privilégier une
perspective pacifiée, une trajectoire d’évolution du site hors d’une sphère purement
marchande ou spectaculaire6. Nous rédigeons un plan de paysage avec la difficulté d’avoir à
nous positionner au-delà du connu, des limites imposées par les découpages institutionnels,
professionnels ou politiques du présent. Fatalement, nous nous risquons sur des chemins qui
transpercent ces découpages. Nous n’offrons aucun schéma rassurant. Et très vite,
évidemment, se referment sur nous des jeux de pouvoir et d’habitudes beaucoup plus
solidement établis que nous le pensions. Peut-on penser le commun sans avoir à retoucher aux
équilibres en place ? L’affirmation du commun est-elle un levier suffisant pour faire jouer ces
logiques, pour les faire travailler ? Les premiers signaux montrent que non. Validée par les
institutions tant qu’elle demeure un message, un simple énoncé, elle ne résiste pas à l’épreuve
des faits. Et loin d’être un échec, ce « rappel à l’ordre » invite à relire de plus près le
processus d’étude et de projection, bref, toute l’exploration du site, et à ouvrir de nouveaux
chemins pour l’action.
Voilà les communs : des lieux-charnières.
Dès le début de la mission, nous nous sommes engagés sur la voie d’un apprentissage
buissonnier auprès de personnes ressources et de représentants d’institutions, revendiquant
explicitement notre extériorité au site et, dans un certain sens, bénéficiant d’une relative
neutralité pour aborder nos interlocuteurs. « L’échange conflictuel définit le Marais
poitevin » : ainsi s’exprime un agent de l’État que nous rencontrons lors de cette première
initiation. Lui se place du point de vue d’une structure coordinatrice des politiques publiques,
chargée d’un rôle de parlement s’arbitrent les décisions, notamment sur la gestion des
niveaux hydrauliques et des prélèvements d’irrigation. Mais à peine un tel parlement est-il
mis sur pied qu’il doit lui-même parlementer avec d’autres parlements… ou subir des
pressions venues par des canaux beaucoup moins visibles que voudraient l’être les instances
de négociation7. Nous, paysagistes, conférons à nos premières rencontres sur le terrain un sens
capital : celui de préparer des ateliers, qui se tiendront in situ, au milieu des êtres et des choses
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6 Cetteflexion a été amore au sein du Réseau des Grands Sites de France bien en avant de cette mission :
voir Jean-Pierre Thibault (dir.), Petits traité des Grands Sites, Actes Sud / Icomos-France, Arles, 2009.
7 Notamment sous la pression de groupes appuyés sur les structures agricoles les plus intensives. Sur la
dimension du conflit dans le Marais poitevin, voir notre propre contribution au numéro 31 des Carnets du
paysage, à propos des photographies de Christian Errath.
sur lesquels nous cherchons des prises. Nous partirons des situations, en présence d’une
diversité d’acteurs – que ce voyage initiatique permet de rencontrer à partir d’une posture
d’écoute, d’apprenant. Avec eux, en atelier de paysage et au plus près des arbres, nous nous
posons dans les semaines suivantes toutes sortes de questions venues des lieux : des questions
de clôtures, d’adaptation des engins aux sols, de calendriers de plantation, de provenance et
de choix des plants… nous laissons venir toute question de lumière, de vue, de sensation,
mais aussi de cohabitation entre espèces, entre publics, entre usagers. Nous écrivons et
dessinons à partir de ces questions et des réponses que nos interlocuteurs, autrement plus
compétents que nous, délivrent. Nous poursuivons l’enquête, au-delà de chaque indice livré,
nous tirons chaque fil, autant qu’il est possible. Les services du PNR activent des chantiers
test. Des chênes pédonculés, des peupliers noirs, des charmes, des ormes résistants et
quelques autres sont plantés, à titre d’expérimentation, avant la fin même de notre mission,
sur certains des lieux d’atelier8.
En arpentant les 18 600 ha du site, nous cherchons la petite dizaine de terrains capables
d’accueillir ces ateliers et ces tests. Voilà les communs : ils surgissent dès lors que l’enquête
se concentre sur des lieux charnières, capables de servir de démonstrateurs, propices au
partage d’une expérience. Leur statut, dans un tel contexte, importe à la fois peu et beaucoup :
beaucoup car il convient de savoir précisément chez qui nous nous trouvons, si nous avons à
faire à un propriétaire individuel, une association, une collectivité, au domaine public, etc. ; et
peu dans la mesure chaque terrain est pris dans une histoire, un jeu de servitudes, de
règlements ou de mesures contractuelles qui en orientent l’usage, à l’intérieur d’un milieu
fortement “plastique”, des transformations rapides peuvent se succéder, relativisant l’idée
d’une destinée fixe et intangible du sol. Mais surtout, ces lieux recherchés sont ceux d’une
pluralité d’acteurs, qu’il s’agisse d’une communauté abstraite (l’ensemble des habitants d’une
commune), délimitée (un groupement de producteurs), de n’importe quel filament capable
d’agréger des personnes. Que le collectif soit déjà formé, en cours de formation ou en voie de
désagrégation, peu nous importe dans un premier temps. L’enquête les fait advenir, les
agrège, pendant le temps limité de l’atelier, faisant apparaître des potentialités inédites
derrière chaque rencontre. L’atelier de paysage est un moment parfois théâtral ; il joue,
simule, esquisse un ensemble de relations et de transformations ; le collectif assemblé, autour
des tables transportables, peut lui-même être pensé comme une maquette, qui serait de l’ordre
du social. La teneur des échanges permet d’obtenir une image, dans un temps très bref, de la
gamme d’options qui se présente pour l’avenir. Nous opérons dans un temps conclusif un bref
récapitulatif de ces options, à partir des dessins que nous nous sommes risqués à produire
pendant la discussion… et nous engageons un lent travail de mise à plat, de récolement des
données, jusqu’à aboutir à une formalisation plus durable.
Ces lieux-charnières, ces terrains d’ateliers, comment se présentent-ils ? Nous conduisons le
premier d’entre eux au milieu du marais communal du Mazeau, une parcelle longue de près
d’un kilomètre, structurée par la rectitude des canaux et des lignes de peupliers. Elle a changé
trois fois de mode de mise en culture au cours des quarante dernières années. En secteur bas,
l’un des plus souvent inondés, elle a été jardinée par « tâches » jusque dans les années 1960 :
des lanières égales étaient réparties entre les deux cents familles de la commune par tirage au
sort, pour une durée de trois ans. Les seuls terrains fixes étaient ceux des écoles et de la poste.
L’essor de la populiculture viendra remplacer ce système, mais le sol meuble ne porte pas
longtemps les arbres de haut jet, aux racines traçantes : les tempêtes les abattent. Les parcelles
reviennent alors à la prairie, sont mises en location. Nous travaillons sur le mode de
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
8 Les ressources mises en lignes sur le site Internet du PNR du Marais poitevin documentent lensemble de ce
processus d’atelier et des choix d’essences qui en résultent. Url : https://pnr.parc-marais-poitevin.fr/
cohabitation de bovins et d’une trame arborée de pourtour : les premiers arbres sont plantés
l’hiver suivant par les enfants de l’école de la commune.
Au marais du Frêne (commune d’Arçais), nous dressons les tables au milieu d’un marais
carroyé, dessiné avec une absolue rigueur au moment de la vente d’anciens communaux à la
fin du XIXe siècle. Ce parcellaire résulte d’un travail d’arpentage minutieux, d’une grande
intelligence technique (des chemins terrestres installés sur des « radeaux » imputrescibles de
bois d’aubépine répondent, comme des peignes enchâssés, à la structure des voies d’eau). Ici,
la vente des communaux servit à financer la construction de clochers pour les communautés
villageoises installées au bord du marais, qui manifestaient peut-être ainsi leur ambition
d’habiter durablement cet espace, dans une période de forts apports démographiques en
provenance des régions voisines. Le projet s’avère encore parfaitement fonctionnel cent
cinquante ans plus tard.
À Bessines nous travaillons sur un terrain public, en lisière du bourg, situé en plein marais,
fréquemment investi pour des manifestations. Le Conservatoire d’espaces naturels Poitou-
Charentes acquiert peu à peu, tout autour, un ensemble de parcelles qui formeront à terme un
chapelet de mégaphorbiaies9, de boisements spontanés et de clairières pâturées ; les zones
d’activités de Niort dessinent le fond de scène.
À La Ronde, nous dessinons sur les levées, de longues digues de terre départageant deux
domaines : les marais mouillés (inondables) et des marais desséchés (objets d’investissements
importants orchestrés par des Sociétés créées sous Henri IV). Les levées sont plantées de très
vieux frênes, témoignant des modes de gestion édictés par les règlements des Sociétés de
marais. Jean Guilloux, mémoire du secteur, en cite encore les règlements amendés au début
du XIXe siècle.
À Doix-les-Fontaines, nous nous enfonçons au cœur d’un marais boisé, où la production de
fagots se faisait de manière intensive à l’intérieur d’un parcellaire finement laniéré (les
« terrées »), labyrinthe en voie d’acquisition progressive par le Département. Nous
réfléchissons à la manière dont les habitants de la commune peuvent conserver des formes
d’usage (notamment de production de bois de chauffe) à l’intérieur d’un espace qui pourrait
leur être peu à peu soustrait, selon une visée de conservation. Trois mois après l’atelier, ceux-
ci créent l’Association des Amis de la Route d’eau, qui mobilise ses bénévoles sur une
journée de chantier hebdomadaire le long d’un axe navigable enfoui10. En une année, un
cheminement est rouvert à travers les terrées, le sous-bois retrouve de la transparence, de la
profondeur. L’association invite les habitants de la commune à revenir vers le marais, y
amenant soixante-dix personnes par une belle matinée du mois de mai.
Les communs de l’alternative ambiante
Chacune de ces situations peut se présenter comme un enchevêtrement de communs,
nécessitant des négociations permanentes, des réajustements continus à la lumière de
l’évolution des réglementations, des modes d’application, de l’interprétation qu’en font les
gens. L’appel à un arbitrage unifié est sans cesse contredit par la nécessité de l’adaptation
pragmatique, par la volonté qu’expriment souvent les acteurs de pouvoir disposer d’une
marge d’autonomie suffisante pour conduire une activité qui peut être de l’ordre de l’élevage,
du maraîchage, de l’exploitation sylvicole, de production de biomasse, du guidage touristique,
de l’éducation à l’environnement, et de tant d’autres trajectoires. Celles-ci, de plus, peuvent se
superposer, se combiner, au gré de compétences multiples. Le dialogue avec les représentants
d’une génération née dans l’après-guerre peut parfois aboutir à une complainte de
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
9 Prairie dense de hautes herbacées.
10 Le terme de Route d’eau est parfois employé dans la toponymie maraîchine pour désigner l’axe principal de
circulation à travers un secteur de marais.
l’empêchement, alimentée par une forte nostalgie. Comment pourrait-il en être autrement,
pour une génération qui aura vécu successivement la disparition des pratiques paysannes et
l’enfrichement, l’émergence de l’industrialisation de l’agriculture, puis en contrepoint la
patrimonialisation de ce milieu, couplée à l’environnementalisation des politiques publiques
locales ? Elle rencontre aujourd’hui les premiers symptômes du réchauffement global :
épisodes météorologiques violents, stress hydrique des populations arborées, fragilisation et
mutations des communautés biotiques11. Les anciennes structures collectives, comme les
Syndicats de marais, négocient avec l’État et les collectivités, rencontrent de nouvelles
manières de conduire des projets, tandis que les ingénieries publiques doivent aujourd’hui
s’adapter à des modes de gestion concurrentielles des ouvrages hydrauliques. Recompositions
institutionnelles permanentes et tensions sur les financements publics n’aident en rien les
vieilles structures syndicales à se repérer dans ce nouveau paysage politique.
Reste à savoir comment les générations suivantes appréhendent ces conditions : comment
redéfinissent-elles leurs modes de vie et de travail au contact de ce milieu si singulier, dans ce
moment dit de « transition » ? Certaines formes coopératives continuent de vivre, comme les
CUMA12, ou bien au travers de la réutilisation de vestiges matériels d’anciennes structures
collectives, lorsque celles-ci ont cessé d’exister. De nombreuses laiteries mutualisaient par
exemple la collecte du lait : leurs bâtiments font aujourd’hui l’objet de nouveaux usages en
abritant des pôles d’entreprises. En agriculture, des réseaux d’entraide et d’expérimentation
sont également apparus à distance de l’action des syndicats ou des Chambres, de façon à
permettre la transmission d’innovations, à mutualiser de l’expertise, à entretenir un rapport
plus étroit entre cultivateurs et citoyens. C’est le cas avec le CIVAM13 du Marais mouillé ou
de l’APAD14 Centre Atlantique, qui dialoguent avec les milieux naturalistes, présentent les
nouveaux visages de l’agriculture. Des AMAP15 sont parfois créées dans le sillage de ces
réseaux. Les statuts entrepreneuriaux de l’économie sociale et solidaire sont également
mobilisés, permettant notamment de combiner une pluralité d’activités en prise avec le milieu
du marais. La SCOP La Frênaie16 est ainsi née de l’idée d’offrir des solutions constructives à
faible coût (yourtes, dômes ou chapiteaux), utilisant la ressource locale du frêne, s’ancrant de
manière complémentaire dans un lieu d’accueil tourné vers l’éducation à l’environnement.
Avec peu de moyens et beaucoup d’inventivité, les réseaux de l’alternative ambiante
(j’emprunte le terme à Gilles Clément17) se croisent aujourd’hui sous les installations du bar à
Teurtous (« à tout le monde » dans le dialecte poitevin), l’été, pour une programmation
culturelle palliant l’absence de politiques locales ou de projets privés. Une barque du même
nom est à disposition, pour qui veut, et qui sait où la trouver.
Les paysages de l’alternative ambiante ne sont pas spectaculaires : ils s’adaptent
provisoirement aux lieux, aux places de villages, sont démontables. Ils s’immiscent dans les
consciences, modifiant peu à peu la carte ontologique des communautés riveraines, offrant
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
11 La chalarose du frêne constitue l’un des indices de la fragilisation des milieux. Elle n’est pas en ce sens une
simple pathologie venue du dehors.
12 Coopérative d’utilisation de matériel agricole.
13 Centre d’initiatives pour la valorisation de l’agriculture et du milieu rural.
14 Association pour une agriculture durable, promouvant le semis direct sous couvert (agriculture de
conservation des sols).
15 Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, installant les circuits courts alimentaires.
16 Société coopérative et participative. Url : http://www.lafrenaie.org/
17 Lalternative ambiante, telle que la définit Gilles Clément (Les Carnets du paysage n°19, 2010, p. 65),
n’emprunte ni la voie de l’écologie radicale ni celle du green business. Elle naît « de rumeurs entremêlées (…),
de véritables constats, d’expériences et de recherches sérieuses, (…) interroge les incidences possibles de l’effet
papillon ».
d’habiter le territoire selon de nouvelles lignes porteuses – des sentiers plus que des voies
rapides. Leurs communs sont à la fois des outils et des expériences, ne laissant donc pas la
même inscription physique que ceux des siècles passés : rien n’interdit en revanche de penser
qu’ils sauront en donner une réinterprétation pertinente, ou aider à les regarder autrement.
Cette exploration reste à conduire. La diversification d’une structure arborée, la mise sur pied
de solutions face au dépérissement annoncé d’une vaste structure arborée ne viendra pas
exclusivement des ingénieries publiques. Ou plutôt, celles-ci devront savoir jouer de leviers
de démultiplication, en s’attachant à reconnaître les spécificités des différents groupes avec
qui elles composent. Comment appréhenderont-t-elles, à l’avenir, ce volet social et relationnel
pour lequel elles semblent parfois si mal outillées ?
Un projet, comme une respiration au long cours
Les grands opérateurs publics aimeraient pouvoir revendiquer, aujourd’hui, le statut
ensemblier de fédérateur et d’animateur de ces formes anciennes et nouvelles de communs.
Chartes de territoire, de Parcs naturels régionaux, Schémas de cohérence territoriale y
prétendront probablement de plus en plus à l’avenir. Ce faisant, leur recherche d’un discours
du consensus tend fréquemment à gommer le champ de controverses qui structure un espace,
oriente son devenir. Englober, c’est simplifier, abolir des différences, niveler des positions
porteuses d’engagement, et qui continuent de faire sens pour des individus et des collectifs.
C’est donc fragiliser ce qui constitue encore des membranes externes pour les individus, de
l’ordre de ce qu’Emmanuel Todd et Hervé Le Bras ont désigné, à la suite des travaux de
Schumpeter, comme des « couches protectrices »18, participant à la stabilité mentale des
populations, leur offrant un ensemble de repères qui ne sont pas qu’idéologiques, mais aussi
sociaux ou fonctionnels, porteurs d’autant d’engagements potentiels. Paysagistes, nous avons
amorcé une rhétorique des communs à propos d’un paysage saisi dans son ensemble, en tant
que champ de forces en tension, ou complexe de relations. Confrontés au vieillissement subi
du site, l’un des axes de notre réflexion fut celui de la transmission, et nous aurions volontiers
installé autour de cette sphère vivante une démarche reposant sur le partage de la
connaissance, une université maraîchine, une école du faire dont quelques-uns de nos
interlocuteurs, parmi les plus inventifs, avaient déjà rêvé. Cette université du dehors existera
peut-être un jour, comme d’autres territoires se revendiquant comme « apprenants » s’y
engagent déjà19. Nos ateliers en furent-ils une préfiguration ? Ils nous ont permis, à tout le
moins, de prendre pied au beau milieu d’une véritable communauté de communs, tantôt
étouffante par la complexité de ses rapports internes et de ses règles, tantôt porteuse d’une
formidable capacité à faire, de souffle. Plus que dans la revendication d’une énième vision
d’ensemble, c’est dans une respiration continue entre image unifiée et immersion au milieu
d’un champ en tension, que nous semble aujourd’hui se trouver les pistes les plus fécondes
pour installer le projet au long cours capable de répondre à la transformation, violente et
imminente, que s’apprête à traverser le grand paysage du marais mouillé.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
18 Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Le mystère français, Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2013, p.
61.
19 L’exemple le plus abouti de « territoire apprenant » étant à mon sens celui du Pays Combrailles en Marche, en
Creuse, au travers de son Université rurale puis de la démarche La fabrique des futurs.
... Notre expérience de ce conflit est due à la concordance entre nos terrains de recherche(Pernet, 2018(Pernet, , 2019 et le déploiement progressif de cette stratégie d'aménagement et de gestion de l'eau. À rebours du spectacle de l'affrontement, cette proximité directe nous a conduit à observer la persistance active de ces « passeurs » décrits par Michel Marié. ...
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Les multiples manifestations liées à la crise climatique et à la faiblesse des réponses sociétales engagées à ce jour contribuent à faire évoluer les normes et les pratiques de la recherche. En réponse aux appels au déploiement de solutions fondées sur la nature, le paysage constitue une échelle et un prisme pour l’action, que la recherche peut révéler, à la condition de pouvoir agir sur le long terme à partir de situations expérimentales dédiées. Des objectifs de transformation des paysages et des écosystèmes peuvent alors être poursuivis dans des espaces démonstrateurs où se déploient des interactions entre science et société. Cet article prend appui sur le contexte du conflit autour des « mégabassines » dans le Poitou et la présence d’une infrastructure de recherche de long terme, la Zone Atelier Plaine et Val de Sèvre sur ce même territoire, pour présenter un processus inscrit dans le courant émergent de cette recherche « transformative ». Il expose les premiers résultats du projet « Les paysages épongent », reliant les outils du projet de paysage à l’écologie et aux enjeux de ralentissement du cycle de l’eau.
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