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1
Littérature numérique : 10 marches à franchir ?
Mind the gap! 10 gaps for Digital Literature? (keynote)
Conférence ELO, 17 août 2018, Montréal: http://www.elo2018.org/
Serge Bouchardon
Introduction 2
Le champ de la littérature numérique 3
1.1. Gap n°1 3
Création : de la conception d’interfaces à l’exploitation de plateformes existantes ?
1.2. Gap n°2 6
Public : d’une audience confidentielle à une large audience ?
1.3. Gap n°3 7
Traduction : d’une culture homogène globale à des spécificités culturelles ?
1.4. Gap n°4 8
Champ littéraire : de la littérarité à l’expérience littéraire ?
L'expérience de lecture 10
2.1. Gap n°5 10
Geste : de la lecture de textes à l’interprétation gestualisée ?
2.2. Gap n°6 12
Récit : vers un effacement de la frontière entre réalité et fiction ?
2.3. Gap n°7 15
Le sujet numérique : d’une identité narrative à une identité poétique ?
Formation et recherche 16
3.1. Gap n°8 16
Formation : de la littératie à la littératie numérique ?
3.2. Gap n°9 19
Préservation : d’une mémoire stockée à une mémoire réinventée ?
3.3. Gap n°10 24
Recherche : d’une épistémologie de la mesure à une épistémologie de la donnée?
Conclusion 26
Bibliographie 27
2
Introduction
Qu’est-ce que la littérature numérique ? Celle-ci existe depuis plus de six décennies et s’inscrit dans des
filiations connues (écriture combinatoire et à contraintes, écriture fragmentaire, écriture visuelle et
sonore…). Littérature numérique, électronique ou informatique, la terminologie n’est pas figée. En
revanche, la critique s’entend généralement pour distinguer deux principales formes de littérature sur un
support numérique : la littérature numérisée et la littérature numérique proprement dite (même si parfois
la frontière peut être floue, et peut-être l’est-elle de plus en plus).
La littérature numérisée reprend le plus souvent des œuvres d’abord publiées sur papier dans des éditions
numériques, que l’on appelle enrichies ou augmentées en ce qu’elles apportent des fonctionnalités
(annoter, chercher, partager) ou des contenus multimédias (vidéos, iconographie…) permettant d’apprécier
et de comprendre l’œuvre. La nature du texte lui-même n’a pourtant pas foncièrement changé : nous
pouvons ou pourrions toujours l’imprimer sans altérer sa signification.
Dans la deuxième forme de littérature (la littérature numérique), pensée et conçue par et pour le numérique,
le texte changerait profondément de nature si on l’imprimait. Qu’il s’agisse de fictions hypertextuelles, de
poèmes animés, d’œuvres faisant appel à la génération automatique de texte ou encore de productions
collaboratives en ligne, la création littéraire « nativement numérique »
1
est actuellement florissante. Pour
les auteurs, il s’agit de concevoir et de réaliser des œuvres spécifiquement pour les supports numériques
(ordinateur, tablette, smartphone), en s’efforçant d’en exploiter les caractéristiques : dimension multimédia
ou multimodale, animation textuelle, technologie hypertexte, interactivité, mais aussi géolocalisation ou
encore réalité virtuelle.
L’objectif de cet article n’est pas de faire un bilan de plusieurs décennies de littérature numérique, mais
d’identifier certains défis qui se présentent à elle actuellement, ainsi que les tensions que ces défis
recouvrent. Ce papier est tiré d’une keynote pour le colloque international ELO (Electronic Literature
Organization) organisé à Montréal en août 2018
2
. Le thème de ce colloque était le suivant : Attention à la
marche ! Mind the gap! Quels seraient les fossés à sauter ou les marches à franchir pour la littérature
numérique ? Nous allons nous concentrer sur 10 marches ou gaps, sans prétendre à l’exhaustivité. Il s’agit
plus ici de poser des questions en montrant certaines tensions à l’œuvre, concernant le champ de la
littérature numérique, puis l'expérience de lecture des œuvres et enfin la formation et la recherche.
1
« Digital-born » (Hayles, 2008).
2
http://www.elo2018.org/.
3
1. Le champ de la littérature numérique
1.1. Gap n°1
Création : de la conception d’interfaces à l’exploitation de plateformes
existantes ?
Leonardo Flores
3
propose une typologie de la littérature numérique avec trois générations d’auteurs et
d’œuvres. Concernant les deux premières générations, il s’appuie sur K. Hayles (Hayles, 2008). La
première génération, à partir des années 1950 et jusqu’en 1995, correspond aux expérimentations d’avant
le web qui s’appuient sur des supports électroniques et numériques (« pre-web experimentation with
electronic and digital media »). La deuxième génération, à partir de 1995 et jusqu’à maintenant, donne
naissance à des œuvres innovantes créées avec des interfaces et des formes dédiées (« innovative works
created with custom interfaces and forms »). Leonardo Flores distingue une troisième génération, à partir
de 2005, qui utilise des interfaces et plateformes existantes et touchant un large public (« established
interfaces with massive user bases »).
Figure 1. Présentation de Leonardo Flores à l’Université de Bergen en 2018.
Selon Leonardo Flores, même si les deuxième et troisième générations coexistent actuellement, on peut
observer chez les auteurs de littérature numérique un mouvement de la deuxième vers la troisième
génération. Une des difficultés pour les auteurs a parfois résidé dans les compétences informatiques à
maîtriser pour créer des œuvres de littérature numérique. C’est ce que l’on pourrait appeler le « fossé
technique » (« technical gap »). Ce fossé technique pourrait être considérablement réduit, voire disparaître,
dans le passage de la deuxième à la troisième génération. Les plateformes de réseaux sociaux,
notamment, présenteraient de ce point de vue un atout précieux pour tous les auteurs qui n’ont pas
forcément de compétences techniques en programmation. Mais au-delà de la question des compétences,
la motivation première peut être de jouer avec (et de détourner) des dispositifs comportant une dimension
industrielle et idéologique forte, et ainsi de sensibiliser un large public aux enjeux socio-politiques de ces
dispositifs.
3
http://leonardoflores.net/blog/lecture-third-generation-electronic-literature/.
4
Figure 2. Aleph Null 3.0, de Jim Andrews : un exemple de création de la seconde génération ("both a tool
and an artwork in itself").
Figure 3. Troisième génération : les netprovs (improvisations sur internet) de Rob Wittig et Mark Marino,
qui se déroulent sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter.
5
Figure 4. Troisième génération : les Nouvelles de la colonie, création collaborative sur Facebook
(https://www.facebook.com/anna.wegekreuz/, depuis 2016).
Tension : complicité vs résistance vis-à-vis des plateformes
Mais une question se pose dès lors, formulée par David Ciccoricco
4
:
“Must electronic lit operate in a mode of complicity, connecting to its audience through the same
means and media to which they are already connected? […] Or, does electronic lit operate as an
art of resistance […]?”
Lorsqu'on s'appuie sur une plate-forme de réseau social (comme Facebook) ou de microblogging (comme
Twitter) pour créer une œuvre de littérature numérique, propose-t-on uniquement une approche critique
détournant ces dispositifs, ou ne court-on pas le risque d'être également complice de la logique
commerciale et industrielle de ces plateformes? Se pose également la question de la pérennité des
créations qui sont fondées sur des plateformes propriétaires, et donc de la dépendance à ces plateformes.
4
Publication à venir chez Bloomsbury Press.
6
1.2. Gap n°2
Public : d’une audience confidentielle à une large audience ?
La question d’une nouvelle génération d’outils et d’œuvres conduit à la question souvent débattue de
l’audience de la littérature numérique. Leonardo Flores parle, à propos des œuvres de la troisième
génération, de la possibilité de toucher des “audience massives” (“works in spaces with massive
audiences”).
Depuis plusieurs années déjà, de nombreuses démarches tentent de toucher un public plus large. Ainsi
l’initiative Opening Up Digital Fiction Writing Competition (https://readingdigitalfiction.com/), organisée
notamment par l’Université de Bangor en Grande-Bretagne, vise à récompenser des créations susceptibles
de toucher un large public (“We aim to introduce more readers to digital fiction”, "to discover [...] digital
fiction that appeals to mainstream audiences"
5
).
Figure 5. Capture d’écran du site “Reading Digital Fiction”.
Cette volonté est également explicite dans tous les événements organisés autour de la littérature
numérique pour enfants (“Children elit” ou “Kid elit”). Cette littérature est présente depuis plusieurs
conférences et festivals ELO. Par exemple, dans le cadre de la conférence ELO organisée à Bergen en
août 2015, une exposition avait été consacrée à la littérature numérique pour enfants dans la bibliothèque
de la ville de Bergen. Une journée de conférence s’était tenue dans cette même bibliothèque, en corrélation
avec l’exposition.
5
http://openingup.wonderboxpublishing.com/: « Wonderbox Publishing, in conjunction with Bangor University (Wales),
is sponsoring the second annual competition to discover the best "popular” digital fiction: digital fiction that appeals to
mainstream audiences. »
7
Figure 6. The Kid Elit exhibition for ELO 2015 in Bergen
6
.
Tension : large audience vs expérimentation
On peut toutefois se poser la question suivante : faut-il avant tout viser le grand public ? Ne serait-ce pas
contradictoire avec le fait que la littérature numérique est avant tout une littérature expérimentale? Dans
un échange en ligne avec Joe Tabbi, Scott Rettberg parle ainsi d’“une "pratique fondamentalement
expérimentale, dans le sens scientifique d’une expérimentation” (“a fundamentally experimental practice,
in a scientific sense of experimentation")
7
. Quel serait le coût d’une telle marche à franchir en termes de
public, et est-ce seulement possible ?
1.3. Gap n°3
Traduction : d’une culture homogène globale à des spécificités culturelles ?
Nous avons évoqué une nouvelle génération de plateformes et d’outils industriels (gap numéro 1)
permettant éventuellement de toucher un lectorat plus large (gap numéro 2). Ce passage pourrait entraîner
une culture homogène globale fondée sur la technologie numérique. C’est la question évoquée notamment
par Erika Fülöp :
« Leonardo Flores highlights that elit depends more on (global) technological developments and
international influences than on national or regional traditions. Digital technologies represent such
6
http://www.kidelit.dk/?m=201507.
7
https://www.facebook.com/jill.rettberg/videos/522434064169/.
8
a radical change of paradigm, he argues, that we should consider electronic literature as an
international or even postnational phenomenon » (Fülöp, 2018).
Face à cette vision de la littérature numérique comme phénomène international et postnational, Erika Fülöp
oppose une volonté de « contrer le stéréotype d’une culture homogène globale à l’ère numérique » («
counter the stereotype of a homogenous global culture in the Digital Age »), en soulignant que la littérature
qui se fait dans cet espace n’en garde pas moins les traces des cultures pré-digitales.
Tension sur le rôle de la traduction : domestication vs foreignization
Ce passage éventuel pose également la question de la traduction des créations de littérature numérique :
le rôle du traducteur, par exemple en langue anglaise, est-il de gommer les différences culturelles pour que
la production parle à un public anglophone, ou au contraire consiste-t-il à faire ressortir ce qui relèverait
d'une forme de spécificité culturelle, mettant ainsi en évidence la diversité culturelle des productions de
littérature numérique plus que leur dimension internationale ?
En théorie de la traduction, Schleiermacher
8
distingue deux manières de traduire : essayer d'amener le
lecteur plus près du texte (et de la culture d'où celui-ci vient), en gardant donc un peu l'étrangeté, l'altérité
culturelle du texte ; ou bien rapprocher le texte du lecteur, en lui proposant une traduction qu'il s'appropriera
facilement parce que le texte traduit s'assimile à la culture du lecteur. Cette opposition, si elle peut sembler
réductrice, met bien en évidence la question de la dimension culturelle de la traduction. C'est sur la
distinction de Schleiermacher que s'appuie Lawrence Venuti (Venuti, 2008) pour mettre en avant une
tension entre "foreignization" et "domestication". Comment cette tension s’exprime-t-elle dans la littérature
numérique, dans l’espace numérique où selon certains on est partout « chez soi » ? Que voudraient dire
les frontières linguistiques dans cet espace, si ce ne sont plus (également) des différences culturelles ?
Et comment cette diversité culturelle s’exprime-t-elle : uniquement par la dimension linguistique ?
9
On peut
faire l'hypothèse que le fait que les créations de littérature numérique ne soient pas seulement fondées sur
des mots, mais également sur des gestes et sur du mouvement (animations), renforce la prégnance des
spécificités culturelles et l'importance de leur prise en compte (Di Rosario & Borras, 2012).
1.4. Gap n°4
Champ littéraire : de la littérarité à l’expérience littéraire ?
Créer des œuvres accessibles et toucher un public plus large pourrait renforcer le passage vers une
institutionnalisation et une inscription dans le champ littéraire, en mettant en exergue la littérarité de ces
œuvres. Pourtant, ne faut-il pas considérer qu’il y aurait une « nouvelle qualité de littérarité » dans la
littérature numérique, pour reprendre l’expression de Roberto Simanowski : « Is there a new quality of
literariness in digital literature? » (Simanowski et alii, 2010).
8
“On the Different Methods of Translating” (1813).
9
María Mencía, Søren Bro Pold et Manuel Portela abordent la traduction en articulant quatre niveaux (Mencía, Pold &
Portela, 2018) :
“Translinguistic (translation between languages); transcoding (translation between machine-readable codes;
translation between machine-readable codes and human-readable texts); transmedial (translation between medial
modalities); transcreational (translation as a composition practice; translation as a shared creative practice)”
(présentation lors de la conférence ELO 2017 à Porto).“
9
Mais quelle serait cette propriété qui rendrait littéraires certaines œuvres ? Réfléchissant sur la littérarité
des œuvres de littérature numérique en rapport avec une littérarité déjà existante, Jörgen Schäfer met
l’accent sur la production d’une autre réalité (« the production of an alternative reality », (Schäfer, 2010)).
Zuern parle d’un usage figuré du langage (« the figurative as opposed to the literal deployment of language
» (Zuern, 2010)). Strehovec rappelle quant à lui le concept de « défamiliarisation » (Strehovec, 2010).
« Les formalistes, suivant Viktor Chklovski dans « L’art comme procédé » (1917), ont posé comme
critère de littérarité la « défamiliarisation » ou « l’étrangeté » (ostranénie) : la littérature, ou l’art en
général, renouvelle la sensibilité linguistique des lecteurs par des procédés qui dérangent les
formes habituelles et automatiques de leur perception » (Compagnon, 1998).
Mais si la littérarité pose la question de la figuration et de la défamiliarisation, on pourrait se demander,
avec Simanowski, quelles seraient les stratégies équivalentes de la figuration et de la défamiliarisation
dans les œuvres de littérature numérique.
« Strehovec is certainly right in maintaining that the concept of defamiliarization needs to be applied
beyond the realm of linguistics to the entire cyber”language”, including visual and acoustic material
as well as genuine features of digital media such as intermediality, interactivity, animation and
hyperlink. A more general definition therefore characterizes the literary as the arranging of the
material or the use of features in an uncommon fashion to undermine any automatic perception for
the purpose of aesthetic perception »
10
(Simanowski, 2010).
Cette défamiliarisation, en outre, ne devrait pas toucher seulement la dimension linguistique, mais
également les dimensions iconique et sonore. Une difficulté apparaît : comment identifier la
défamiliarisation dans un système d’expression qui est trop récent et trop évolutif pour avoir établi du
familier et du commun ?
Une question se pose dès lors : la littérarité d’une œuvre de littérature numérique serait-elle similaire à
celle d’une œuvre imprimée (tout en reposant sur des moyens différents), ou bien constate-t-on une
transformation de cette littérarité ? Joe Tabbi parle d’une nécessaire transformation de la littérarité avec
les œuvres de littérature numérique :
« "Electronic literature", whatever it might become, is not just the latest area of academic
specialization. Rather, it seems that we are involved, collectively, in transforming how literary work
is performed, presented, and represented in multiple media »
11
(Tabbi, 2002).
Dans les œuvres de littérature numérique, nous assisterions ainsi plus à une métamorphose de la littérarité
qu’à une incarnation d’une littérarité qui existerait déjà. Cela va aussi dans le sens d’une construction et
d’une variation – notamment en fonction des supports – historiques de la littérarité.
10
« Strehovec a certainement raison d’avancer que le concept de défamiliarisation dépasse le seul domaine de la
linguistique et qu’il doit s’appliquer à la langue cyber sous toutes ses formes : matériaux visuels, sonores et
caractéristiques propres aux médias numériques, tel que l’intermédialité, l’interactivité, l’animation et l’hyperlien. Une
définition plus générale émerge donc du littéraire comme l’agencement des matériaux ou l’utilisation de
caractéristiques d’une façon inhabituelle dans le but de favoriser une perception esthétique aux dépens d’une
perception automatique » (ma traduction).
11
« Quoi qu’il advienne de la littérature électronique, elle n’est pas le seulement un nouveau champ de recherche. Il
semble plutôt que nous soyons impliqués collectivement dans la transformation de la façon dont le travail littéraire est
donné à jouer, présenté et représenté dans les différents médias » (ma traduction).
10
Ceux qui avancent le manque de valeur littéraire des textes n’ont peut-être pas saisi ce qui fait la spécificité
et la pertinence de la littérature numérique : une expérience littéraire interactive. Ils continuent à opposer
littérature et informatique (ou numérique) et parlent de deux mondes qui ne peuvent pas communiquer.
C’est pourtant la confrontation, l’interpénétration, avec toutes ses tensions, entre littérature et numérique
qui construit la littérarité de la littérature numérique. Ou plutôt faudrait-il parler – de façon pragmatiste (cf.
Dewey
12
) – d’expérience littéraire plus que – de façon essentialiste – de littérarité.
Tension : légitimité dans le champ littéraire vs inscription en marge de ce champ
L’ELO définit la littérature numérique ainsi :
« What is Electronic Literature? The term refers to works with important literary aspects that take
advantage of the capabilities and contexts provided by the stand-alone or networked computer »
13
.
Mais doit-on continuer à parler de littérarité ? N’est-ce pas prendre le risque de continuer à être évalué
selon des critères qui ne correspondent pas à la littérature numérique et à ses spécificités, et pour les
auteurs continuer à être toujours incompris ?
Faut-il chercher à combler le fossé institutionnel avec le champ littéraire ? Faut-il chercher une légitimité
dans le champ littéraire ou tracer une (ou des) voie(s) en marge de ce champ ?
2. L'expérience de lecture
2.1. Gap n°5
Geste : de la lecture de textes à l’interprétation gestualisée ?
Sur quoi est fondée l'« expérience littéraire » dont il a été question précédemment ? Les œuvres de
littérature numérique proposent souvent - mais pas systématiquement - un mode de lecture faisant appel
aux gestes, autrement dit une lecture gestualisée. Un texte numérique, s’il est un texte à lire, peut ainsi
proposer une manipulation gestuelle. Cette dimension de la manipulation du texte, mais aussi des autres
formes sémiotiques, ouvre un large champ de possibles pour les créations numériques interactives. Dans
quelle mesure peut-on dire qu’il y a un "gestural gap", un saut à franchir avec cette lecture gestualisée ?
Et dans quelle mesure peut-on parler d’une gestualité spécifique au numérique ?
Dans le récit interactif Déprise
14
, le geste contribue pleinement à la construction du sens. Le lecteur est
confronté à des manipulations gestuelles reposant sur un écart entre ses attentes lorsqu’il manipule et
l’affichage qu’il constate à l’écran. Il expérimente ainsi de façon interactive le sentiment de déprise du
personnage. Ainsi, dans la troisième scène, le personnage tente d’interpréter un mot que sa femme lui a
laissé : s’agit-il d’un mot d’amour ou d’un mot de rupture ? Cette double interprétation, l’interacteur peut
l’expérimenter gestuellement : s’il déplace le curseur de sa souris d’un bord à l’autre de l’écran, l’ordre des
12
Pour Dewey, il n’existe pas d’œuvre dotée d’une valeur en soi indépendamment des expériences qui en sont faites
(Dewey, 1934).
13
http://www.eliterature.org/about
« Qu’est-ce que la littérature électronique ? Le terme fait référence à des œuvres qui ont une forte dimension littéraire
et qui tirent avantage des possibilités et des contextes de l’ordinateur, seul ou en réseau » (ma traduction).
14
Bouchardon serge et Volckaert Vincent, Déprise, 2010, http://deprise.fr/.
11
phrases du texte s’inverse et le mot d’amour se transforme en mot de rupture (la musique, exraite de
Carmen de Bizet, est alors également jouée à l’envers).
L'exemple ci-dessus pose la question du geste et plus largement de l’engagement du corps dans la
littérature numérique. La manipulation gestuelle est certes inhérente aux supports techniques d'écriture et
de lecture ; toutefois, le numérique entraîne un passage à la limite en introduisant la calculabilité au principe
même de la manipulation (Bachimont, 2010). De cela, la littérature numérique en est peut-être le meilleur
révélateur. Lorsque le lecteur fait le geste de taper une lettre au clavier, que peut-il arriver ? Une autre lettre
peut s’afficher à la place (cf. la dernière scène de Déprise
15
), la lettre tapée peut quitter la zone de saisie
et s’envoler, ou bien encore ce geste peut générer un son, lancer une requête dans un moteur de
recherche, voire éteindre l’ordinateur (tous exemples existants)… A partir de ce geste très simple, des
possibles sont bien ouverts qui excèdent l’anticipation inhérente au geste.
Le numérique rend possible la défamiliarisation de l’expérience gestuelle inhérente à la lecture et à
l’écriture. La défamiliarisation est bien sûr le projet de beaucoup d’avant-garde et d’approches littéraires (et
plus généralement artistiques). Mais on pourrait avancer qu’il y a des spécificités dans le mode numérique
de défamiliarisation. En littérature, la défamiliarisation concerne l’aspect linguistique. Dans la littérature
numérique, nous l'avons dit, la défamiliarisation ne concerne pas seulement la dimension linguistique, mais
également les dimensions iconique et sonore, ainsi que la dimension gestuelle. C’est sans doute avec la
question du geste que la défamiliarisation peut être la plus explicite, dans la mesure où un répertoire de
gestes commence à se stabiliser avec les supports numériques (PC et supports tactiles). Avec le
numérique, le geste interactif est défamiliarisé grâce à l’opacité du calcul : le numérique introduit un écart
entre les attentes de l’utilisateur fondées sur ses gestes et les possibles offerts. Dans la littérature
numérique, la défamiliarisation est fondée sur le calcul. En ce sens, on pourrait parler d’une gestualité
spécifique au numérique, notamment bien mise en évidence dans la littérature numérique.
C’est ce rôle du calcul et du programme, ainsi que la question des interfaces et de l’apprentissage culturel
de celles-ci, qu’il faut prendre en compte dans l’analyse des manipulations gestuelles si l’on souhaite en
saisir les spécificités. Faire l’hypothèse d’une gestualité spécifique au numérique, c’est également poser la
nécessité de sensibiliser et de former au rôle du geste dans la construction du sens d’une production
numérique. Il est en effet important de réfléchir à la sémiotique et à la rhétorique propres à ces gestes de
manipulation. Cette dimension pourrait être intégrée dans une formation à l’écriture numérique.
Tension : entre la contemplation de la révélation d’un sens et l'activité de son effectuation
16
Ce que l’on peut alors constater, c’est une tension entre la contemplation de la révélation d’un sens et
l'activité de son effectuation. Les créations de littérature numérique reposent en effet souvent sur des
dispositifs dans lesquels le lecteur agit, compose, construit ; cette expérience, qui repose sur une activité
gestuelle, est-elle compatible avec une expérience – si ce n’est une révélation – esthétique ? La tension
créatrice est ici celle de l'ouverture au sens, où il faut être prêt, dans l'attente, disponible, et la fermeture
du dispositif où il faut être affairé, mobilisé. Le dispositif doit nécessairement se dépasser vers une
expérience esthétique, celle-ci ne pouvant être seulement un faire. Ce qui inciterait à faire l’hypothèse que
la littérature numérique est vraiment un art, si elle permet de sortir de la fermeture du dispositif tout en
révélant ses possibilités de manifestation du sens.
15
http://deprise.fr.
16
Ce que j’appelle dans (Bouchardon, 2016) la tension de l’expérience esthétique et littéraire. Est mise en question
l’antinomie de principe entre l’activité (notamment gestuelle) dans la réception et l’expérience esthétique.
12
2.2. Gap n°6
Récit : vers un effacement de la frontière entre réalité et fiction ?
Dans (Bouchardon, 2009), j’ai défendu la thèse selon laquelle le support conditionne la narrativité. Ainsi,
alors que les théories du récit (par exemple les formalistes russes comme Propp, les structuralistes comme
Greimas, Bremond) affichent, pour la plupart, une universalité indépendante du support, la littérature
numérique montre que le support conditionne la narrativité. Le terme « conditionne » signifie ici que le
support est la condition de la narrativité mais aussi qu’il la contraint, sans pour autant induire une vision
déterministe : le support numérique est travaillé par des tensions et autorise ainsi une multitude de jeux
17
.
Parmi les contraintes et les possibles ouverts par le support numérique, assistons-nous depuis quelques
années à une nouvelle façon de raconter ? Le gap par rapport à d’autres façons de raconter pourrait venir
du couplage avec des bases de données
18
et des flux de données en temps réel.
Prenons l’exemple de Lucette, gare de Clichy
19
(création présentée par Françoise Chambefort sous forme
de performance dans le cadre de ELO 2018 à Montréal). Il s’agit d’un récit reposant sur un flux de données
en temps réel.
« Lucette habite juste en face de la gare de Clichy-Levallois. De sa fenêtre, elle voit les voyageurs
qui passent. Ces trains, avec leurs petits noms étranges et familiers, sont autant de personnages
qui viennent rendre visite à Lucette. Il y a des moments pleins de vie et des moments de solitude. »
Figure 7. Lucette, Gare de Clichy, de Françoise Chambefort (2017).
17
On pourrait objecter que c’est parce que le support numérique est très prégnant dans les œuvres interactives que le
support conditionne la narrativité. En réalité, le récit littéraire interactif permet de revisiter les supports précédents, à
commencer par le support papier, et de mettre en exergue le rôle du support dans tout dispositif de narration.
18
En 2001, Lev Manovich parlait déjà de « database narratives » (Manovich, 2001).
19
Lucette, gare de Clichy (2017), http://fchambef.fr/lucette/.
13
Ce type de récit est une pure expérience du temps, le temps d’un autre, mais qui est en même temps fondé
sur du temps réel. Cette œuvre narrative non interactive est en effet connectée en temps réel avec les
données du réseau ferroviaire de la région parisienne (ligne L du transilien). Elle pose des questions très
intéressantes sur l'hybridation entre réel et fiction. Dans quelle mesure le récit de fiction peut-il s’appuyer
sur un flux de données en temps réel ? Est-ce que cela peut faire émerger une nouvelle forme de
narration ?
Françoise Chambefort analyse ainsi le rapport entre faits réels et fiction :
« Nous sommes à même de pointer les particularités narratives de ces objets médiatiques et
technologiques qui utilisent les données comme moteur d’une mise en récit. Les données sont un
matériau qui se prête particulièrement bien à la narration […]. Le choix des données contribue
pleinement à la mise en récit. Faits réels et fiction entretiennent un rapport fonctionnel qui amène
le spectateur à placer son attention tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre dans un mouvement qui renforce
selon nous le sens de l’œuvre. Enfin la notion de temps réel provoque une fusion entre la mise en
intrigue et sa réception. Grâce à cette temporalité particulière, le réel donne à la fiction la force de
sa contingence tandis que la fiction apporte au réel sa puissance émotive » (Chambefort, 2018).
Au-delà de la question des flux de données en temps réel, ou encore de la réalité virtuelle, le gap dans la
manière de raconter pourrait venir de l’intrusion du temps et de l’espace réels du lecteur dans la fiction
20
.
Ainsi, certains récits, sous forme d’applications pour supports mobiles, reposent sur des notifications, où il
s’agit de prendre en compte la temporalité réelle du lecteur. Dans Lifeline (2015), fiction interactive sur
smartphone avec une dimension ludique forte, nous échangeons avec un personnage fictif et nous le
conseillons dans sa quête (un astronaute perdu dans l’espace pour le premier épisode, une jeune
magicienne dans le second). Le personnage nous raconte sa quête et de temps en temps se déconnecte
pour accomplir une tâche, se reposer… Nous le retrouvons ensuite quelques minutes ou heures plus tard
lorsqu’il nous parle à nouveau. Notre journée est donc rythmée par ces échanges qui, si nous les suivons
à un rythme normal, se prolongeront pendant quelques jours.
Concernant l’espace, il s’agit de récits numériques liés à des espaces physiques. On peut inclure dans
cette catégorie les récits en ligne qui utilisent des outils cartographiques
21
, jusqu’à ceux qui investissent
l’espace urbain et sortent de l’espace de l’écran, notamment ceux qui reposent sur la géolocalisation
22
(locative narratives, ou encore ambient literature). Par exemple The Cartographer’s Confession
23
,
application pour téléphone portable qui raconte l’histoire de deux réfugiés juste après la seconde guerre
mondiale, nécessite que le lecteur déambule dans les rues de Londres pour se dérouler. Ces fictions
hypermédiatiques posent la question du rapport entre narrativité et spatialité (Bourassa, 2010), et
notamment la question du rapport à l’espace physique couplé à des bases de données.
20
Il existe toute une tradition de cette insertion dans les jeux vidéo, notammnent depuis le CD-ROM In Memoriam en
2003 (Alternate Reality Game, avant que l'expression ne soit forgée) : http://www.dailymars.net/dossier-les-jeux-
videos-en-arg-1sur4-in-memoriam/.
21
Notamment les récits qui font appel à Google Maps (par exemple : Carpenter J.R., In Absentia, 2008,
http://collection.eliterature.org/2/works/carpenter_inabsentia.html).
22
Par exemple The Cartographer’s Confession (2017), application pour téléphone portable conçue par James Attlee :
https://ambientlit.com/cartographersconfession. Cette création, qui raconte l’histoire de deux réfugiés juste après la
seconde guerre mondiale, nécessite que le lecteur déambule dans les rues de Londres pour se dérouler.
23
https://ambientlit.com/cartographersconfession.
14
Figure 8. The Cartographer’s Confession, de James Attlee (2017).
Le gap consiste ici à introduire davantage de la réalité du lecteur dans la fiction. L'intrusion du temps et de
l'espace réels du lecteur dans la fiction semble différente des métalepses littéraires et cinématographiques
auxquelles nous sommes habitués ; le "franchissement de seuil" (Genette) n'est pas de même nature.
Tension : narration vs jeu dramatique
Est-ce que la littérature numérique ne contribue pas de la sorte à l’effacement de la frontière entre fiction
et réalité ? La différence entre narration et jeu dramatique
24
pourrait être mobilisée : si quelqu’un me raconte
une histoire (narration), il y a bien une frontière entre réalité et fiction (ce qui n'empêche pas une forme
d'immersion) ; si je fais les actions à la place du personnage, comme si j'étais le personnage (jeu
dramatique), alors peut-être que cette frontière s'estompe. Dans les récits numériques reposant sur
l’intrusion du temps et de l’espace réels du lecteur dans la fiction, la narration peut parfois sembler s’effacer
au profit du jeu dramatique ; le lecteur joue le rôle d’un personnage.
Selon Françoise Lavocat, le pouvoir de la fiction repose sur le « désir empêché de venir en aide aux
personnages, de pénétrer dans leur monde » (Lavocat, 2016). Ce qui entraîne une forme d'empathie, plus
que d'identification. L'empathie ainsi définie, loin de conduire à un effacement de la frontière entre la réalité
et la fiction, renforcerait celle-ci. L’empathie serait du côté de la narration, l’identification du côté du jeu
dramatique. Quelle est la projection dans le monde de la vie du lecteur ? Celle-ci n’est sans doute pas la
même dans les dispositifs qui reposent sur l'identification du lecteur/interacteur/joueur. Dans ces dispositifs,
le lecteur est très centré sur lui-même, ce qui peut favoriser l’introspection. Mais le décentrement que
procure l’empathie, le plaisir de ne pas être soi-même, est sans doute moins fort.
24
Jeu dramatique ne fait pas référence ici seulement à l’univers théâtral. L’expression jeu de rôle pourrait aussi
convenir.
15
Doit-on faire l'hypothèse d'un effacement de la frontière entre réalité et fiction dans les créations de
littérature numérique qui s'appuient sur le temps et l'espace réels du lecteur, ou bien plutôt d'un nouvel
agencement
25
(Deleuze et Parnet, 1977) entre réalité et fiction, ainsi qu'entre identification et empathie ?
2.3. Gap n°7
Le sujet numérique : d’une identité narrative à une identité poétique ?
26
Comme l’a montré Paul Ricœur, notre identité personnelle se construit au fil de nos lectures, et le genre
narratif peut constituer une grille d’intelligibilité de notre propre existence (Ricœur, 1985). Au cœur de ce
lien entre relation au texte et relation à soi réside l’idée, posée par Alberto Manguel (2013) dans sa lecture
de Saint-Augustin, que le monde est un livre que l’on est censé lire – ou, comme l’avance Clifford Geertz,
que le texte est un paradigme d’interprétation de la texture de l’action humaine (1973). Mais dans ce nœud
entre la littérature et la vie, qui ferait de la première le miroir ou le laboratoire de la seconde, il semble que
tous les genres, tous les types de textes ne soient pas égaux. Ce que semblent suggérer des œuvres
fondatrices de la modernité comme Don Quichotte, ou bien plus tard Madame Bovary, c’est que le genre
narratif, jusqu’au grotesque et au drame, ait constitué le paradigme central d’interprétation de l’action, de
la temporalité de la vie, de la relation à l’altérité.
Le récit en effet, et peut-être en particulier le roman, est un modèle qui nous aide à nous comprendre nous-
mêmes, et à penser notre propre évolution dans le temps sous le signe d’une intrigue. Un tel modèle narratif
du soi suppose en creux une certaine représentation de la vie, comme une grande progression linéaire,
jalonnée d’étapes et de péripéties qui pourraient se découper en chapitres, incarnée dans des personnages
(le héros qui serait le soi, les adjuvants et les opposants qui seraient les autres), et pouvant se lire comme
une histoire unitaire. Or, les formes d’écriture et de lecture favorisées par le milieu numérique pourraient
bien faire vaciller ce modèle.
D’abord, parce que les formes littéraires qu’ouvre le web, ainsi que les pratiques de lecture qu’il éveille,
offrent des alternatives à la linéarité du récit romanesque. Lire sur le web devient une activité fragmentaire,
courte, nomade, naviguant d’hyperlien en hyperlien selon l’ordre de son choix ; tandis que la création
littéraire numérique expérimente des textes qui bifurquent, multimédia, interactifs, où l’unité n’est jamais
donnée mais toujours à construire et à questionner
27
.
Simultanément, les outils d’expression de notre identité en milieu numérique semblent favoriser à leur tour,
non la mise en avant d’une trajectoire unitaire, mais la récollection d’instants et de fragments. Les manières
de figurer notre vie sur les réseaux sociaux, par exemple, échappent à la linéarité du curriculum vitae pour
se livrer sous forme de billets (« statuts » Facebook) soulignant la multiplicité du soi sous ses visages variés
et ses moments mémorables. Le sujet s’actualise à chaque fois par et dans l’instant qu’il est en train de
vivre : mosaïque de photos, recueil de haïkus, où « je » devient la somme bigarrée de ses instantanés.
Ces deux phénomènes, transformation de la lecture et transformation de l’expression de soi, seraient-ils
liés ? Participent-ils l’un et l’autre d’un même devenir, où les mutations de la vie et les mutations du texte
se rejoignent, battant en brèche la concordance du récit au profit d’un recueil d’instants ? Assiste-t-on à
25
Pour Deleuze, un « agencement » consiste à articuler deux composantes hétérogènes qui n’ont pas vocation à être
agencées.
26
Cette partie repose sur (Mayer et Bouchardon, 2018).
27
Il est vrai que l’hypertexte, le montage de fragments écrits et la littérature combinatoire précèdent largement, dans
l’histoire littéraire, l’introduction de l’informatique. Pensons à la technique du cut-up, dont Tristan Tzara jeta les bases
avant que William Burroughs ne l’expérimente dans son Festin nu, ou encore à la fascination pour le rôle de l’aléa dans
le montage textuel qui traversa les créations de l’OuLiPo aussi bien que celles de Marc Saporta avec sa Composition
n°1, roman dont le lecteur permute les pages comme il battrait un jeu de cartes. Ce que les dispositifs numériques ont
de spécifique, c’est non seulement qu’ils généralisent ces pratiques autrefois explorées par les avant-gardes, mais
aussi qu’ils les étendent au-delà du seul monde littéraire, dans les usages communicationnels ordinaires, et notamment
sur les dispositifs de réseaux dits sociaux.
16
une nouvelle manière de se lire soi-même, provoquée ou reflétée par nos manières de lire les textes – et
en quel sens irait cette relation de causalité ?
Une hypothèse, formulée par Ariane Mayer (Mayer et Bouchardon, 2018), serait d’interpréter cette nouvelle
position de l’identité lectrice sous le signe du poème. Un modèle poétique du soi coexisterait avec le modèle
narratif à l’école duquel il s’est longtemps compris – où le sujet se lirait moins comme une histoire, que
comme un regard qui émerge d’une pluralité d’espaces sensoriels, de moments, d’impressions fugaces,
rassemblés après-coup en recueil. Il se dirait moins comme une progression temporelle, que comme
l’espace d’un paysage, dont les sons, images et pensées se répondent accidentellement pour dessiner une
ambiance.
Tension : une appétence toujours plus grande pour les récits
28
vs un devenir poétique de l’identité
Est-ce que les plateformes des réseaux socionumériques (cf. gap n°1), notamment, ne renforcent pas ce
passage vers une identité poétique ? Dans quelle mesure les œuvres de littérature numérique permettent-
elles tout particulièrement de montrer/penser ce passage ?
Fabrique de soi en ligne et littérature numérique participent-elles d’un même devenir poétique de l’identité ?
Ou au contraire – et peut-être pour cette raison même –, le sujet contemporain a-t-il plus que jamais besoin
d’histoires ?
3. Formation et recherche
3.1. Gap n°8
Formation : de la littératie à la littératie numérique ?
Du point de vue pédagogique, la littératie numérique représente-t-elle un fossé à franchir par rapport à la
littératie ? Faut-il former de la même façon ? Quels types de connaissances et de compétences sont à
développer ? Et quel peut être le rôle de la littérature numérique dans cette littératie numérique ?
La notion de littératie est entendue selon de multiples acceptions (Cailleau, Bouchardon & Crozat, 2018).
Tout d'abord, comme le rappellent Béatrice Fraenkel et Aïssatou Mbodj (Fraenkel et Mbodj, 2010), « le
terme anglais literacy appartient au langage commun en langue anglaise, il désigne la capacité à lire et à
écrire ». Ce terme vient du latin « litteratus » et selon l’étude du médiéviste Herbert Grundmann, sa
sémantique se construit en relation à son antonyme « illiteratus », terme qui désigne avant le 12e siècle
« celui qui ne sait ni lire ni écrire » et qui par la suite acquiert la connotation supplémentaire de la non
maîtrise du latin. Les auteurs soulignent ainsi l’ambiguïté originelle du terme de littératie qui oscille entre
une compétence qui relève d’une maîtrise technique du lire/écrire et une composante culturelle.
Les auteurs pointent en outre que les deux grands courants d’études sur la littératie reflètent cette
ambiguïté du terme. Le premier, le modèle dit « autonome », issu des travaux de Jack Goody, considère
que l’écriture en tant que « technologie de l’intellect » ouvre des possibles pour l'organisation sociale et les
processus cognitifs » (Goody, 2007), indépendamment des pratiques effectives et des contextes où elles
se déploient. Ces possibles peuvent selon les contextes n'être que partiellement exploités, ce qu'il qualifie
28
Au-delà de la question du storytelling, on peut constater un nombre toujours plus important de récits, qu'il s'agisse
de films et de séries, mais aussi de fanfictions produites par les internautes eux-mêmes.
17
de « littératie restreinte ». Le second, le modèle dit « idéologique » proposé par Bryan Street, pose que les
pratiques scripturales sont toujours situées et qu’il n’est pas possible de leur attribuer des effets a priori.
Tension : apprentissage théorique / apprentissage par la pratique (code)
Le premier courant, dans la lignée de la thèse de la « raison graphique » de Jack Goody, requiert une
approche qui envisage la littératie numérique comme relevant d’une connaissance et d’une compréhension
des spécificités de la technologie de l’intellect qu’est l’écriture, indissociablement technique et culturelle.
Une telle approche - que nous privilégions - pose la question du niveau de compréhension de la technologie
numérique : peut-elle rester théorique ou bien doit-elle passer par une pratique, une écriture des outils de
lecture et d’écriture, autrement dit un apprentissage du code ? Cette question est actuellement largement
débattue (Souchier, 2017). Pour notre part, il nous semble qu’une pratique de la programmation peut
contribuer à une littératie au sens où nous l’entendons. L’apprentissage du code est un moyen
d'expérimenter la relation agissante du milieu numérique, de prendre conscience de nos possibilités de
choisir parmi un ensemble de possibles techniques, de contribuer à la conception de nos outils d’écriture
et de lecture quotidiens, voire d’en modifier ou d’en créer. Il ne s’agit pas de faire de tout un chacun un
ingénieur en informatique mais bien plutôt un acteur du milieu numérique.
Ainsi, selon Stéphane Crozat (2018), "l’apprentissage de la littératie numérique relève d'un couplage entre
apprentissage technique et apprentissage culturel d'une part et apprentissage théorique et apprentissage
pratique d'autre part."
29
Théorique
Pratique
Technique
Informatique théorique (algorithmique,
modélisation...)
Programmation (développement,
administration...)
Culturel
SH de la technique (histoire,
philosophie, anthropologie...)
Usages des outils (bonnes pratiques,
détournement...)
Figure 9. Composantes techno-logiques d'un apprentissage de la littératie numérique, par Stéphane Crozat
(2018).
En quoi la littérature numérique permet-elle de franchir ce gap vers une littératie numérique ? Nombre de
créations sensibilisent au fait qu’un texte numérique consiste en deux types de textes (Bachimont) :
- un texte codé, forme d’enregistrement, qui va être interprété (par exemple un texte sur le web sera souvent
codé en langage HTML) ;
- un texte affiché à l’écran, forme de restitution.
Contrairement au support papier sur lequel forme d’enregistrement et forme de restitution sont identiques
(le texte imprimé), sur un support numérique elles sont distinctes. Via la médiation du calcul, à une même
forme d’enregistrement peuvent correspondre plusieurs formes de restitution. C’est ce jeu dynamique entre
forme d’enregistrement et formes de restitution qui est exploité par certains auteurs.
29
http://aswemay.fr/co/000054.html.
18
C'est le cas dans le poème en ligne de Julien d’Abrigeon intitulé « Proposition de voyage temporel dans
l’infinité d’un instant »
30
. La raison d’être de ce poème est, quoi qu’il arrive, d’être le plus contemporain des
poèmes. Puis de disparaître. » En activant l’œuvre, le lecteur déclenche un poème animé constitué par la
date et l’heure présentes qui apparaissent, dans des polices différentes, dans l’espace de la page-écran.
A la fin, le texte reste figé pendant quelques secondes avant d’être à nouveau généré automatiquement,
en prenant en compte la nouvelle heure. Le texte de ce poème est un texte non seulement animé, mais
qui n’a aucune pérennité. Le texte du poème, calculé, ne sera jamais le même car la date et l’heure de
consultation seront toujours différentes.
Derrière ce jeu entre texte-code et texte-à-lire, la littérature numérique permet de pointer la dissimulation
structurelle propre à tout programme informatique. Le lecteur ne sait pas ce que le programme est en train
de faire, de calculer. Le lien hypertexte sur lequel je viens de cliquer est-il statique (si je clique dix fois sur
le même lien, obtiendrai-je à chaque fois le même fragment textuel) ? Ou bien est-il dynamique (conduisant
vers un fragment tiré aléatoirement, ou bien vers tel ou tel texte en fonction de telle ou telle condition, par
exemple selon les textes déjà parcourus par le lecteur) ? Il y a là une opacité induite, due à cette machine
logique qu’est tout programme informatique, sur laquelle s’appuient certains auteurs.
Talan Memmott, dans Lexia to Perplexia
31
, explore les relations entre une conscience humaine et un réseau
informatique. Dans cette exploration, il joue du rapport entre texte du programme (dont des bribes sont
données à lire) et texte narratif. Le texte du programme créolise progressivement le texte narratif, illustrant
par là-même l’idée que le code fait partie du texte de l’œuvre.
Figure 10. Lexia to Perplexia, de Talan Memmott (2000).
Concernant la question du code, certains auteurs ont pu concevoir des poèmes numériques pouvant être
lus et interprétés par un lecteur mais également exécutés par un ordinateur (c'est le cas par exemple de
Jean-Pierre Balpe). De tels poèmes jouent sur la frontière entre écrit destiné à être lu et écrit destiné à être
calculé et mettent l’accent sur le calcul en tant que processus matériel. Alan Sondheim, auteur de littérature
30
Abrigeon Julien (d’), Proposition de voyage temporel dans l’infinité d’un instant, 2002,
http://tapin.free.fr/HEURE.htm
31
Memmott Talan, Lexia to Perplexia, 2000,
http://collection.eliterature.org/1/works/memmott__lexia_to_perplexia.html
19
numérique, a inventé le terme de codework pour désigner ce type de créations, qui se présentent comme
un mixte de langage de programmation et de langage ordinaire. Le terme de codework est d’ailleurs plus
large, désignant également les créations qui se présentent comme des lignes de code mais ne sont pas
destinées à être calculées. Voici un exemple tiré de Days of JavaMoon de Duc Thuan :
//Feeling.
if(ashamed++ == losing self-esteem.S_____ wasn't on diet) [re]solution =
would stop eating lunch next time;
//Result.
after all = S_____ couldn't resist to eat when see[sniff]ing food
("ate();", felt defeated & self-disgusted x 1000);
}
32
Par ailleurs, le passage de la création d’outils dédiés à l’utilisation de plateformes de réseaux socio-
numériques (cf. gap n°1) nous incite sans doute à penser différemment le numérique. Ce déplacement
consiste à ne pas penser le numérique seulement comme un moyen, mais comme un milieu, c’est-à-dire
ce qui est à la fois autour de nous mais aussi entre nous
33
, ce selon quoi nous agissons et que nous
transformons dans une relation de co-constitution permanente. Selon ce point de vue, l’individu est dans
un environnement, alors que le milieu est ce par quoi il se constitue. Il s'agit de penser le numérique comme
notre nouveau milieu d’écriture et de lecture.
La littérature numérique a ainsi un rôle à jouer pour nous aider à comprendre notre milieu numérique et à
agir dans celui-ci de manière éclairée. La littérature numérique peut rendre notre milieu numérique visible :
elle nous aide à lutter contre les mythes de la transparence et de l’immatérialité. Au-delà d’une culture
littéraire, la littérature numérique contribue à construire une littératie et une culture numériques.
3.2. Gap n°9
Préservation : d’une mémoire stockée à une mémoire réinventée ?
La question la formation à la littérature numérique - mais aussi de la recherche sur la littérature numérique
- pose la question de la préservation des œuvres (la préservation des oeuvres de littérature numérique
constituant également en soi un objet de recherche). Il semble incontournable de tenter de préserver toutes
les œuvres, mais aussi de construire des anthologies. Concernant les anthologies, on peut notamment
mettre en avant trois initiatives : celle du laboratoire NT2
34
, celle de ELMCIP
35
et celle de ELO
36
.
L'organisation ELO est également à l’origine du projet CELL
37
, qui contribue au développement d’un
système centralisé de taxonomies pour toutes les bases de données de littérature numérique.
Beaucoup de projets d’archivage et de préservation des œuvres sont menés depuis de nombreuses
années. A titre d’exemple, le travail de Dene Grigar et de son laboratoire Electronic Literature Lab
38
à
Washington State University est de ce point de vue remarquable.
32
Thuan Duc, Days of JavaMoon, 2000, http://www.ducthuan.com/JavaMoon/moon.htm.
33
Nous empruntons notamment cette notion de « milieu » à Gilbert Simondon, qui n’a eu de cesse d’essayer de
réconcilier culture et technique (Petit, 2013).
34
Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques, http://nt2.uqam.ca/fr/search/site.
35
Anthology of European Electronic Literature, https://anthology.elmcip.net/.
36
Electronic Literature Collection, http://collection.eliterature.org/.
37
http://cellproject.net/
38
The Electronic Literature Lab : http://www.dtc-wsuv.org/cmdc/ell-skybox.html.
20
Figure 11. Le laboratoire de littérature électronique dirigé par Dene Grigar à Washington State University.
La question de l’archivage et de la préservation des données numériques apparaît en effet comme
particulièrement cruciale dans le domaine de la création artistique et littéraire numérique. La préservation
des œuvres pose un véritable problème à la fois théorique et pratique. Une création numérique n’est pas
un objet, mais elle n’est pas non plus, le plus souvent, un simple événement borné dans le temps tel que
peut l’être une performance ou une installation numérique. En fait, elle participe des deux aspects à la fois
: objet transmissible, mais également fondamentalement processus qui ne peut exister que dans une
actualisation (Bootz, 2006 ; Bouchardon et Bachimont, 2013).
Que doit-on conserver dans de telles œuvres ? Se contenter de conserver le fichier original semble
insuffisant pour la préserver, a fortiori si elle est générative ou interactive (le fichier informatique n’est pas
l’œuvre dans la mesure où ce n’est pas ce qui est perçu par le lecteur). Sans compter que parfois, les
œuvres en ligne présentent une dimension contributive : elles s’enrichissent des apports des internautes
et évoluent continuellement…
Dans (Bouchardon et Bachimont, 2013) est mentionnée l’initiative sur le Web
39
du poète canadien Jim
Andrews pour préserver l’œuvre de poésie numérique First Screening de bpNichol (1984). Cette initiative
est intéressante en ce qu’elle combine plusieurs stratégies. Ainsi Jim Andrews propose :
- le programme informatique original codé avec Hypercard,
- l’émulateur de la machine originale qui permet de rejouer le programme aujourd’hui (émulation),
- une réécriture du programme (en JavaScript) pour pouvoir le jouer sur les machines actuelles
sans émulateur (migration),
- une reconstitution du rendu visuel de l’époque sous forme de vidéo QuickTime (simulation de
l’événement).
39
http://vispo.com/bp
21
En mettant à disposition ces approches complémentaires, Jim Andrews affirme que : « the destiny of digital
writing usually remains the responsibility of the digital writers themselves.» Ce serait ainsi aux auteurs eux-
mêmes de mettre en œuvre les stratégies de préservation de leurs œuvres.
Figure 12. Préservation du poème « First Screening » de bpNichol, par Jim Andrews.
Ce qui est dès lors intéressant, c’est d’observer le nombre d’auteurs qui reprennent quelques années plus
tard leurs créations en ligne pour en proposer une recréation, une réinvention, ou pour les repenser en
prenant en compte l’instabilité du dispositif. C’est par exemple le cas d’Alexandra Saemmer pour
Tramway
40
. Cette pièce, dont la première version date de 2000, fut repensée par son auteur en 2009,
prenant en compte et poétisant l’évolution des formats et des systèmes.
« Dans la première version de "Tramway", il y avait déjà l'idée d'une lecture combinatoire des
fragments, les textes étaient déjà écrits, mais l'instabilité du dispositif n'était pour moi qu'un éventuel
défaut de conception ou un bug ; j'étais loin de pouvoir la "poétiser" »
41
.
Tramway repose sur un épisode douloureux de la vie de l’auteur, la mort de son père. Face au corps de
l’être aimé et désormais sans vie, impossible de faire ce dernier geste, fermer les paupières. Ce geste qui
n’a pas pu être fait rend encore plus difficile le travail de deuil. L’auteur écrit :
« Dès les premiers clics dans Tramway apparaît une ligne textuelle défilante. Elle contient le récit d’un
traumatisme. Sur la plupart des ordinateurs standard, il est actuellement possible de déchiffrer le texte.
Grâce à l’évolution de la vitesse de calcul des ordinateurs, ce mouvement de défilement, dans peu de
temps passera cependant si vite que le texte deviendra illisible. L’instabilité du dispositif est ici mobilisée
40
http://www.revuebleuorange.org/œuvre/tramway
41
Courriel d’Alexandra Saemmer datant de mars 2011.
22
au profit d’une scène qui sera travaillée par le temps jusqu’à sa décomposition complète – définition d’un
deuil qui mènera lentement vers l’oubli, et dont le lecteur ne pourra trouver dans quelque temps plus qu’une
trace illisible dans Tramway » (Bouchardon et Saemmer, 2012).
Figure 13. Tramway, d’Alexandra Saemmer(2000).
Alexandra Saemmer exprime bien ici à quel point Tramway repose sur la labilité du dispositif informatique
et dans quelle mesure cette labilité fait partie du projet artistique. Certains auteurs considèrent ainsi que
leurs œuvres – notamment les œuvres en ligne – ne sont pas destinées à perdurer, mais qu’elles portent
en elles leur propre disparition.
Face à l’obsolescence matérielle et logicielle, certains auteurs estiment ainsi qu’on ne peut pas lutter contre
la « tendance technique » (Leroi-Gourhan, 1964) du médium : le meilleur parti serait de laisser faire le
temps, voire de poétiser cette obsolescence dans une « esthétique de l’éphémère » (Saemmer). Toutefois,
la majorité des auteurs ne revendiquent pas cette esthétique de la déréliction ou de la disparition.
Tension : archiver la création originale vs la laisser disparaître/ la préserver en réinventant
continuellement
Une question se pose donc : face à l’obsolescence matérielle et logicielle, doit-on tenter à tout prix de
préserver ces œuvres ou bien mettre en avant une « esthétique de l’éphémère » (Saemmer) ? Cette logique
de l’éphémère nous incite-t-elle à passer d’un modèle de la mémoire stockée à un modèle de la mémoire
sans cesse réinventée ?
23
Pour prendre l’exemple de l’une de mes créations, le récit Déprise
42
développé initialement en Flash en
2010 a été en 2018 recréé/réinventé en JavaScript pour le web, mais aussi sous forme d’application pour
téléphones portables et tablettes
43
.
Figure 14. Trois version différentes de Déprise (2010-2017-2018).
Sans doute y a-t-il trois options concernant la pérennité d’une œuvre de littérature numérique, selon le type
de création et l’esthétique de l’auteur : archiver l’œuvre et tous les documents du cycle de vie de l’œuvre
(les documents de conception, les sources, la totalité des versions…), laisser celle-ci disparaître, ou la
réinventer continuellement. Les trois démarches semblent légitimes (et parfois combinables).
En matière de préservation, et contrairement à ce qu’on avait pu imaginer, le numérique est sans doute le
support le plus fragile et le plus complexe dans l’histoire de l’humanité. La valeur ajoutée du numérique
n’est donc pas là où l’on croit. Si le numérique n’est pas un support de préservation, en revanche il nous
fait basculer dans un autre univers qui est un univers de la mémoire réinventée et non conservée
(Bouchardon et Bachimont, 2013). D’un point de vue anthropologique, ce modèle de la mémoire semble
plus riche et plus véridique que le modèle de l’imprimé qui est une mémoire de la conservation, du stockage
(le livre que l’on range sur une étagère comme le souvenir que l’on rangerait dans une case du cerveau).
Les sciences cognitives nous apprennent d’ailleurs que la mémoire ne fonctionne pas sur le modèle du
stockage.
De ce point de vue, la littérature numérique peut être considérée comme un bon laboratoire pour penser la
préservation numérique : elle permet notamment de se poser les bonnes questions et met en exergue le
numérique comme passage d’un modèle de la mémoire stockée à un modèle de la mémoire réinventée
(Bouchardon et Bachimont, 2013).
42
http://deprise.fr/.
43
Pour une réflexion sur la recréation d’une pièce, voir également (Strickland & Hatcher, 2017).
24
3.3. Gap n°10
Recherche : d’une épistémologie de la mesure à une épistémologie de
la donnée ?
Certains chercheurs dans notre domaine, sensibilisés aux Digital Humanities, s’appuient pour leur
recherche sur de très grands corpus ou des bases de données importantes. Ainsi Jill Walker Rettberg
44
a-
t-elle analysé les œuvres citées dans 44 thèses sur la littérature numérique, et a notamment produit une
visualisation cartographique stimulante de ces références avec le logiciel Gephi
45
.
44
http://www.electronicbookreview.com/thread/electropoetics/analyzing
45
https://gephi.org/.
25
Figure 15. Représentation cartographique avec le logiciel Gephi, par Jill Walker Rettberg.
Le déploiement des technologies numériques s’accompagne en effet de nouvelles modalités d’organisation
et de production des connaissances. Il ne s’agit pas seulement de disposer de plus grandes capacités de
calcul ou de production de données. Il s’agit également de donner à lire et à voir ces données, de les rendre
intelligibles, et potentiellement d’en faire varier les représentations pour produire de nouvelles
connaissances. Le milieu numérique repose donc la question de la visualisation comme outil de production
et de circulation des savoirs.
Figure 16. Message de Scott Rettberg sur Facebook (2018).
Tension : outils de représentation très sophistiqués / régime critique d’interprétation
Dans le passage que nous vivons actuellement d’une épistémologie de la mesure à une épistémologie de
la donnée (Bachimont), on peut parfois avoir l’impression qu’un régime du faire s’est instauré avant le
régime du comprendre. Il peut sembler que la sophistication des outils, notamment de visualisation, n’a
pas encore permis de mettre en place un nouveau régime critique d’interprétation de ces outils. Ces
dispositifs instrumentaux numériques reposent en effet « sur des programmes d’écriture qui sous-tendent
une implémentation méthodologique et une inscription paradigmatique et déterminent finalement des
postures épistémologiques singulières » (Bigot, 2018), sans que les concepteurs de ces dispositifs ni les
chercheurs qui les utilisent n’en aient toujours conscience. Ces dispositifs détiennent un pouvoir normatif
sur les pratiques de recherche mais aussi sur les conceptions de la connaissance scientifique.
En quoi la littérature numérique peut-elle nous aider dans ce passage d’une épistémologie de la mesure à
une épistémologie de la donnée ? Les œuvres de littérature numérique sont souvent attrayantes
visuellement par leurs interfaces. Mais l’enjeu reste l’interprétation de ces œuvres. On peut ainsi établir un
parallèle avec les outils de visualisation, notamment cartographiques. Ces outils sont très attrayants
visuellement, mais il faut construire un nouveau régime critique du savoir. La pratique et l’analyse des
œuvres de littérature numérique, qui nous permettent de comprendre et d’interpréter ce qui est encapsulé
dans un dispositif numérique, pourraient nous aider à construire ce nouveau régime critique du savoir.
26
Conclusion
Nous nous sommes arrêtés sur certains défis posés à la littérature numérique actuellement. La littérature
numérique est un lieu de tensions, ce que j’avais mis en avant dans un article intitulé « Towards a tension-
based definition of Digital Literature” (Bouchardon, 2016).
Reprenons quelques questions que nous avons soulevées.
Une nouvelle génération d'auteurs opère un passage vers l'exploitation de plateformes et réseaux socio-
numériques existants pour leurs créations ; ce passage risque-t-il d'entraîner une forme, non seulement de
dépendance, mais de complicité avec ces plateformes industrielles ? A supposer que ces environnements
et plateformes d’écriture permettent de toucher un public beaucoup plus large, que deviendra alors la
dimension expérimentale de cette littérature ? Doit-on lutter contre une forme d’homogénéité globale de la
culture numérique pour retrouver des spécificités culturelles, et quel rôle peut jouer la traduction dans cette
démarche ? Si la littérature numérique tend à s'institutionnaliser et à chercher une légitimité dans le champ
littéraire, s'agit-il pour autant de la même expérience littéraire ? Cette nouvelle expérience littéraire est
notamment fondée sur la question des gestes, ainsi que sur une nouvelle façon de raconter. Ceci dit,
n'observe-t-on pas un glissement, dans la construction subjective, d'une identité narrative vers une identité
poétique ? La littérature numérique invite à la formation à une nouvelle littératie, une littératie numérique.
A des fins de formation et de recherche, nous avons besoin de préserver les œuvres : adopter une
approche de continuelle réinvention permet-elle de luttter contre la tendance technique d’un médium à
l’obsolescence ? Enfin, dans quelle mesure la littérature numérique peut-elle nous éclairer sur l'usage que
nous pouvons faire en recherche des outils numériques de représentation et de visualisation ?
La notion du passage ou de la marche à franchir (gap), qui figure dans l’intitulé du colloque ELO 2018
Montréal, pose la question souvent débattue de la continuité ou de la rupture, de l’évolution ou de la
révolution, concernant la littérature numérique mais aussi plus largement le numérique. Sans doute faut-il
se méfier de l’idéologie du « nouveau ». Il semble en effet important de ne pas céder à la tentation
idéologique d’une révolution numérique, et d’inscrire la littérature numérique, et plus largement les écritures
numériques, dans la longue tradition des supports et des pratiques de l’écrit
46
. Entre continuité et rupture,
comment dès lors situer et penser les passages et les marches (gaps) dont cet article a fait l’objet ?
Le livre est un support matériel qui, tout au long de son histoire, a offert toujours plus de manipulabilité à
son lecteur (que l’on pense au passage du volumen au codex, qui a permis la numérotation des pages, les
tables des matières…). Le support numérique s’inscrit ainsi dans une continuité, vers toujours plus de
manipulabilité. Il y a toutefois une forme de passage à la limite (Bachimont, 2010) dans la mesure où toute
la médiation est calculée : tout devient manipulable. Avec le numérique, ce n’est plus seulement le support,
mais le contenu lui-même qui est manipulable. La manipulabilité est au principe même du numérique. Cette
notion de passage à la limite permet de penser une forme de rupture dans la continuité.
C’est dans ce « passage à la limite » que la littérature numérique est passionnante. Les fossés à sauter ou
les marches à franchir sont en effet autant d’occasions de revenir en arrière, de faire retour sur certaines
notions : sur la littérature, le texte, l’auteur, le récit (ce que j’appelle la « valeur heuristique » de la littérature
numérique, cf. Bouchardon, 2014), mais aussi sur le numérique et sur la technique. Chaque saut en avant
est une occasion de mieux comprendre le présent en convoquant le passé. Franchir un gap, c’est avant
tout se projeter vers l’avenir en repensant notre passé.
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Ce que fait Scott Rettberg dans son livre à paraître fin 2018 sur littérature numérique et genres (Rettberg, 2018).
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