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Geoffrey Chaucer en Italie : migration artistique et révolution culturelle en
Angleterre médiévale
Jonathan Fruoco, Université Grenoble Alpes, ILCEA4
Résumé : Lorsque Geoffrey Chaucer se rendit pour la première fois en Italie en 1373 en tant
qu’émissaire commercial de Richard II, il découvrit un pays profondément déchiré tant sur le
plan politique que linguistique, économique et social. Or, ce clivage était tel qu’il influença
profondément la poésie d’hommes tels que Boccace, Dante ou Pétrarque. Étant lui-même
l’hériter d’une culturelle fondamentalement multiculturelle et plurilingue, Chaucer assimila
avec une aisance remarquable cet éclatement dans une littérature de plus en plus
polyphonique liant à la fois la structure narrative courtoise, la pluralité italienne et la
plurivocalité anglaise. Cette influence italienne fut ainsi cruciale car elle permit non
seulement à l’Angleterre d’entrer de plein fouet dans la Renaissance par le biais de cette
première vague d’italianisme, mais également de développer l’internationalisme même de la
poésie de Chaucer.
Abstract: When Geoffrey Chaucer first visited Italy as Richard II’s commercial emissary in
1373, he discovered a country profoundly divided, not only politically and linguistically, but
also economically and culturally. And this division was so important that it influenced the
poetical production of artists such as Boccaccio, Dante or Petrarch. But Chaucer was himself
the heir of a culture that was fundamentally multicultural and plurilingual, which explains
why he assimilated with such ease this divide in an increasingly polyphonic poetry,
connecting the narrative structure of courtly love poetry, the Italian plurality, and the English
plurivocality. This Italian influence was thus crucial for it allowed England to enter the
Renaissance through this first wave of Italianisms, but also to develop the internationalism of
Chaucer’s poetry.
Mot-clés : Chaucer, Italie, Renaissance, migration artisitque, Dante, Pétrarque, Boccace
Keywords: Chaucer, Italy, Renaissance, artistic migration, Dante, Petrarch, Boccacio
Il n’était pas nécessaire de traverser la Manche au XIVe siècle pour faire l’expérience du
choc des cultures tant la cité londonienne était cosmopolite. C’est là un point qu’il ne faut pas
perdre de vue lorsqu’on s’interroge sur le rapport entre l’Angleterre médiévale et l’Europe
méridionale. Toutefois, les nombreux contacts entre marchands, pèlerins et voyageurs en tous
genres n’eut pas toujours pour conséquence de véritable évolution culturelle ou artistique.
L’Angleterre était alors un pays dont la richesse relative disparaissait rapidement dans une
guerre interminable avec la France et qui ne laissait pas vraiment le temps aux monarques de
l’époque de se soucier d’inscrire leur « nation » dans une Renaissance culturelle dont on ne
percevait pas encore l’ampleur ou l’importance. Et c’est là que Geoffrey Chaucer entre en jeu.
Cet article se propose donc de voir comment Chaucer, à travers deux voyages diplomatiques,
se fit malgré lui l’architecte d’un renouveau artistique en Angleterre qui devait, de biens des
façons, changer à jamais le visage de la culture anglaise.
Premiers pas de l’autre côté des Alpes : 1373 ou la rencontre avec Dante
La fin de l’année 1372 représente un moment clé dans la révolution culturelle qui devait
encore se produire. Le rôle de Chaucer à la cour du roi était alors assez changeant : après
avoir servi comme page du prince Lionel, il obtint le rang de valettus en 1359 et participa à la
1
campagne visant à prendre Reims, mais fut finalement capturé et libéré en échange d’une
rançon de £16 (Life-Records, p. 23). Cette existence mouvementée n’empêcha pourtant pas le
jeune poète de composer sa première œuvre majeure en anglais vers 1369, The Book of the
Duchess, suite à la mort de Blanche de Lancastre, épouse du prince Jean de Gant. En 1372,
Chaucer avait alors atteint le rang d’écuyer du roi et se vit confier une mission commerciale
de premier ordre visant à se rendre à Gênes pour négocier un accord portuaire avec les
autorités locales. Mais il fut également contraint de faire un détour par la Toscane pour
rencontrer les Bardi, grands banquiers florentins et principaux soutiens financiers d’Edouard
III. Lors de son retour, Chaucer déclara de fait ses dépenses à l'Échiquier pour la période du 1
décembre 1372 au 23 mai 1373 : le voyage lui aurait pris environ un mois à l’aller comme au
retour, ce qui laissa au poète trois mois de l’autre côté des Alpes, trois mois dont le poète allait
tirer tous les bénéfices possibles (Pearsall, 1992, 102). Chaucer se retrouva durant cette
expédition en compagnie de Giovanni del Mare (John de Mari) et de Jacopo Provano (Sir
James de Provan), deux Génois de haut rang au service d’Edouard III, connus pour avoir
notamment négocié le recrutement d’arbalétriers mercenaires et la location de navires.
Chaucer était, en d’autres termes, l’agent le moins influent dans cette mission mais il en était
surtout le seul Anglais ! Comment Chaucer s’est-il donc retrouvé mêlé à cette mission ?
Pour comprendre son rôle dans cette expédition, il faut rappeler qu’il n’avait pas attendu de
traverser les Alpes pour découvrir la culture italienne. Il entra en effet très jeune en contact
avec des marchands italiens installés à Southampton ou à Lombard Street à Londres grâce aux
relations commerciales de son père. Les Anglais n’avaient alors pas besoin de maîtriser un
dialecte italien quelconque pour conclure des transactions sur leur territoire dans la mesure où
les marchands maîtrisaient non seulement le latin mais utilisaient également le français
comme lingua franca. Il était de fait exceptionnel que Chaucer puisse lire et parler une langue
si peu courante outre-manche sans avoir jamais rencontré une grammaire « italienne1 ». Mais
Chaucer était également connu pour sa capacité, rare à l’époque, de maîtriser les chiffres
arabes, ce qu’il apprit sans doute en même temps que l’italien au contact de marchands. Il
s’en vente même quelques années plus tôt dans The Book of the Duchess, lorsqu’il écrit :
Shortly, hyt was so ful of bestes
That thogh Argus, the noble countour,
Sete to rekene in hys countour,
And rekene with his figures ten –
For by tho figures mowe al ken,
Yf they be crafty, rekene and noumbre,
And telle of every thing the noumbre –
Yet shoulde he fayle to rekene even
The wondres me mette in my sweven2.
(v. 434-442)
C’est donc ces spécificités qui lui valurent d’être choisi pour une mission qui devait s’avérer
capitale pour l’avenir de sa poésie et de la littérature anglaise.
1 Il convient bien évidemment de prendre cette dénomination avec précaution. L’utilisation du terme « italien »
pour désigner le vernaculaire à l’origine de l’italien moderne est davantage un outil académique utile pour établir
une classification des langues qu’une réalité linguistique.
2 « Bref, ils étaient en nombre tel / Que même Algus, compteur célèbre, / Les dénombrant sur son abaque / En
comptant avec ses dix chiffres / (Grâce auxquels tout homme averti / Peut calculer et dénombrer / Et chiffrer
toute quantité) / N’eût pu tenir le compte exact / Des merveilles que je rêvai. » Traduction : Guy Bourquin
(Chaucer, 2010, 767).
2
Nous ignorons quels furent les résultats des négociations à Gênes, toutefois il semble que
les relations commerciales avec l’Angleterre fleurirent suite à ce voyage et que les navires
génois firent plus que jamais usage du port de Southampton. Chaucer arriva quoi qu’il en soit
à Florence en 1373, au moment le plus propice pour découvrir la poésie du Trecento et tout
particulièrement celle de Dante. Chaucer avait visité la France et l’Espagne par le passé, mais
cette première visite dans ce qui était alors le cœur même de l’Europe fut une véritable
révélation pour lui. Il découvrit un pays complexe, dont les cités-états étaient, pour certaines,
plus riches que l’Angleterre entière et s’avéraient également indéniablement plus évoluées sur
le plan culturelle. Il découvrit à Florence une cité ouverte sur l’avenir, libérée des codes de la
chevalerie et dans laquelle les poètes étaient respectés et vénérés. Mais il découvrit également
un pays grandement divisé. Au cours du Trecento, plusieurs familles se partagèrent la
péninsule : Gênes tomba, par exemple, brièvement sous l’influence des Visconti entre 1353 et
1356 avant d’être reprise en main par une série de dictateurs tombant les uns après les autres.
Les Visconti gardèrent globalement le contrôle du nord de l’Italie et dominaient Milan depuis
les années 1320, tandis que leur influence sur le Piémont et la Lombardie ne cessait de
s’étendre. À partir de 1355, la famille fut, à ce titre, dirigée par Galeazzo II, puis après 1378
par son frère Bernabò que Chaucer ne manqua pas d’immortaliser comme « God of delit and
scourge of Lumbardye3 » (« The Monk’s Tale », v. 2400). Plus au sud, Naples et la Sicile
dominaient le reste du pays. L’influence napolitaine, bien que s’étant considérablement
réduite dans les années 1370, conservait néanmoins encore l’écho du faste et de la grandeur
qui sous le règne de Robert I (1309-1343) avaient influencé le jeune Boccace. Par
conséquent, lorsque Chaucer visita le pays pour la première fois en 1373, il découvrit une
région bien différente de son Angleterre natale. Tandis que les Anglais s’unissaient autour
d’une langue et d’une cause commune, les opposants aux Français, les Italiens habitaient ce
que John Larner décrit comme « a land deeply divided, politically, economically, socially, and
one about which any generalization at all might seem precarious » (Larner, 1983/1985, 7). De
fait, même si les œuvres de Dante, Pétrarque et Boccace donnent l’impression à un lecteur
moderne qu’il existait une certaine unité et entente, il n’en était rien. Bien au contraire, les
différences étaient non seulement politiques et sociales mais également linguistiques.
L’Angleterre chaucérienne était l’héritière de plusieurs siècles de plurilinguisme et du
croisement de cultures différentes, or la situation de l’Italie n’était, dans ce cas précis,
finalement pas si étrangère que cela. D’un point de vue strictement linguistique, le Trecento
n’est pas sans rappeler la situation dans laquelle se trouvaient les Anglo-Saxons durant
l’Heptarchie. En effet, les cités italiennes, non contentes d’être en guerre, s’opposaient
également par une grande variété linguistique dépassant l’opposition classique entre dialectes.
L’idée même de dialecte sous-entend l’existence d’une variété standard d’italien alors que
l’idiome parlé à Gênes était considéré comme aussi étranger au milanais que l’espagnol ne
l’est à l’anglais. Fra Bernabò Reggio fut, à titre d’illustration, décrit par son ami Fra
Salimbene de Adam comme un linguiste accompli parce qu’il maîtrisait aussi bien le français,
que le toscan et le lombard (Larner, 1983/1985, 9).
L’Italie était, en d’autres termes, plus une conception littéraire qu’une réalité physique et
linguistique. Dante décrit d’ailleurs cet aspect de la culture italienne dans le Purgatoire durant
le discours de Guido del Duca :
Non ti maravigliar s’io piango, Tósco, […]
le donne e i cavalier, gli affanni e gli agi
che ne invogliava amore e cortesia
là dove i cuor son fatti sì malvagi!
(Purg. XIV, v. 103-111)
3 « Dieu de la joie, fléau de Lombardie » Traduction : André Crépin (Chaucer, 2010, 546).
3
La haute culture italienne devint ainsi particulièrement difficile à adapter pour les auteurs
étrangers et les rares à avoir tenté l’expérience, comme John Tiptoft ou Humphrey de
Lancastre, se retrouvèrent très isolés. La découverte de Dante et de la poésie stilnoviste par
Chaucer fut donc, pour de nombreux chercheurs, une très heureuse coïncidence. S’il avait
suivi le Prince Lionel lors de son mariage en 1368, il aurait pu rencontrer Pétrarque à Milan et
se faire sermonner sur la vanité de la littérature vernaculaire ; et, de même, s’il y avait été
dans les années 1390, il serait tombé sur un monde relayant la poésie toscane au rang de
vestige du passé. Au lieu de cela, il arriva à Florence en 1373 à un moment où Dante était sur
le point d’être réhabilité et élevé au rang de classique. En effet, suite à un lobbying énergique
de Boccace, les autorités civiles avaient finalement accepté par une majorité de cent soixante-
sept voix de rendre hommage à Dante pour marquer le soixante-dixième anniversaire de son
exil. Même si Chaucer ne put assister aux festivités elles-mêmes (la pétition fut remise en juin
1373, soit un mois après son retour en Angleterre et Boccace se livra à une série de
conférences à l’église Santo Stefano di Badia à partir du 23 octobre), il ne fait nul doute que
l’atmosphère se prêtait à des lectures et de nombreuses discussions de l’œuvre de Dante
(Wallace, 1986/1988, 21).
Chaucer se retrouva ainsi à Florence au meilleur moment possible. Il est probable qu’il ait
entendu parler de la Divine Comédie alors qu’il était à Londres mais ce voyage lui offrit pour
la première fois l’opportunité de mettre la main sur un manuscrit, voir même d’en ramener
une copie, ou plusieurs feuillets, à Londres. Cette rencontre avec Dante transforma d’ailleurs
profondément sa poésie. Si Chaucer composa bien The Book of the Duchess autour de 1369, il
est intéressant de noter qu’il n’écrivit son poème suivant, The House of Fame, qu’à partir de
1374, lorsqu’il devint contrôleur des douanes, soit un an après son retour d’Italie. Fame est
sans nul doute possible l’œuvre qui valut à Chaucer d’être décrit par John Lydgate comme
« Dante in Inglissh » (Lydgate, 1923, 9, v. 303), tant l’influence du Florentin est
omniprésente. Le poème n’en reste pas moins le pur produit des conventions littéraires de la
fin’amor. Tenter de fournir une réponse à la vision poétique fournie par la Commedia n’était
certainement pas une mince affaire, surtout dans un idiome aussi limité que le moyen-anglais.
Chaucer décida donc sans surprise d’élever le palais de « Fame » sur des bases solides dont il
maîtrisait chaque code. Son poème est ainsi à nouveau composé d’octosyllabes à rimes plates
articulés autour d’une narration à la première personne, elle-même inscrite dans le cadre
d’une vision onirique. Cependant, l’âge et l’expérience donnaient à Chaucer une plus grande
maîtrise de son art que lors de la rédaction de son œuvre précédente. Quel que soit son
objectif dans cette nouvelle composition, il est évident qu’il reste fidèle à ses convictions et à
sa formation courtoise (ce qui enlève à nouveau tout crédit à la partition du canon chaucérien
en périodes française, italienne et anglaise). S’il exploite beaucoup la Commedia, il n’en reste
pas moins le « lewd compilator4 » (Treastise on the Astrolabe, ligne 61), et « grand
translateur » que nous connaissons, proposant de façon systématique une contrepartie
ironique à la poésie de Dante. Il offre ainsi sa propre vision des intérêts du poète florentin tout
en continuant d’explorer les aspects développés dans The Book of the Duchess : son narrateur,
cette fois nommé Geffrey, est à nouveau un personnage dont les connaissances de l’amour
sont plus livresques que réelles et qui entreprend de raconter son rêve. La lecture d’un livre
(l’Énéide de Virgile) est encore une fois mise à l’honneur comme élément déclencheur, même
si Chaucer opère une légère modification en transformant le livre en peintures murales
visibles par le narrateur lors de son réveil. Un aigle arrive ensuite pour le mener vers le palais
de Fame, où Chaucer analyse une nouvelle fois la relation du poète avec ses sources, sa
responsabilité en tant qu’artiste et les limites de son pouvoir. Tous ces éléments, déjà présent
en filigrane dans The Book of the Duchess, sont ici propulsés au premier plan par l’arrivée
4 « modeste compilateur » Traduction : Emmanuel Poulle (Chaucer, 2010, 1526).
4
d’un aigle venu tout droit de la Commedia et qui permettra à Chaucer de faire évoluer sa
conception de la narration. Alors que le narrateur de son œuvre précédente était le produit des
conventions de la fin’amor, Geffrey est le premier élément posé par Chaucer (avec l’aide de
Dante) sur la voie de la polyphonie littéraire.
Retour en Italie : Chaucer chez les Visconti et l’intertexte italien
Ce premier séjour en Italie fut donc capital et permit à Chaucer de découvrir la poésie de
Dante. Néanmoins, ce ne fut pas son dernier voyage vers la péninsule italienne. En effet, après
plusieurs missions diplomatiques en France, Chaucer fut cette fois envoyé en Lombardie,
toujours en tant qu’écuyer, entre le 28 mai et le 19 septembre 1378 afin d’y apporter les
salutations du roi à Bernabò Visconti, seigneur de Milan, ainsi qu’à « nostre cher et foial » Sir
John Hawkwood, un soldat anglais s’étant fait une réputation de mercenaire dans les guerres
intestines italiennes (Life-Records, 54). Cette nouvelle mission diplomatique fut le premier
séjour de Chaucer à Milan et bien que la violence et la tyrannie de la cour de Bernabò, par
opposition aux valeurs civiques florentines, le marquèrent beaucoup cela n’empêcha pas
Chaucer de profiter durant six semaines de la grande bibliothèque du maître de Milan, voire
même peut-être de celle de son frère (et patron de Pétrarque), Galeazzo Visconti à Padoue.
Ce deuxième séjour en Italie marque donc un nouveau tournant dans la carrière de Chaucer
et dans l’histoire de la littérature anglaise. S’il avait jusqu’alors été profondément marqué par
Dante, il découvrit cette fois-ci la poésie de Boccace et Pétrarque, ce qui devait influencer son
œuvre jusqu’à la fin de sa carrière. Il ramena d’Italie de nombreux manuscrits et ne tarda pas
à s’imprégner de l’atmosphère de ces récits. Chaucer put de fait continuer à expérimenter,
allant jusqu’à emprunter à Dante sa terza rima dans A Complaint to His Lady mais ce fut avec
The Parliament of Fowls (1380-1383) qu’il parvint à mettre sur pied toute la mécanique
narrative qui devait ensuite donner naissance à Troilus and Criseyde. Même si la fusion de ses
sources n’est encore pas parfaite, il parvient à équilibrer ses influences françaises et italiennes
au sein d’un poème porté par une rime royale à présent rodée et lui permettant de reproduire
l’aspect épique de la poésie italienne, tout en restant suffisamment flexible pour ne pas perdre
la dimension conversationnelle de son propre style et les sonorités si particulières du moyen-
anglais. Dans Troilus and Criseyde, Chaucer suit avec fidélité l’histoire telle qu’elle est
présentée dans le Filostrato : ce que les personnages font et leurs réactions sont
fondamentalement dictées par Boccace, et Chaucer suit, de même, la distribution de la
narration et des dialogues en strophes de son modèle italien. Pourtant, il finit
systématiquement par s’éloigner de la forme imposée par le Filostrato : il ne traduit plus,
mais ré-imagine son histoire. Ce faisant, il dilue l’autorité de l’Italien afin de laisser place à
un questionnement radicalement différent.
Ce questionnement et cette relation que Chaucer développa avec Boccace et Pétrarque se
fit, au fil des ans, dans un espace de plus en plus dialectique, comme le montre le conte de
Griselda. Ce récit est, en effet, un exemple magistral d’intertextualité : bien que plus ancien
que nos trois poètes (le cœur même du récit remonte sans doute au conte populaire de
Cupidon et Psychée), cette histoire fut remise au goût du jour par Boccace en conclusion du
Décameron. Une vingtaine d’années plus tard, Pétrarque se saisit toutefois de ce conte et en
fit une traduction en latin, établissant un premier dialogue avec Boccace tant par le texte lui-
même que grâce à une lettre accompagnant sa traduction et renvoyant la responsabilité
auctoriale de ce récit à Boccace. Lorsque Chaucer s’intéressa à son tour à cette histoire lors de
la rédaction de ce qui allait devenir « The Clerk’s Tale », il se basa aussi bien sur la version
latine de Pétrarque que sur une traduction française anonyme de ce même texte, Le Livre de
Griseldis, mais il s’appuya également, selon certains critiques, sur le conte italien lui-même
5
(Rossiter, 2010, 69). Ce faisant, il constitua un intertexte polyphonique dans lequel se
mêlèrent différentes approches et sensibilités, confrontant son public à un rapport dialogique
des interprétations possibles du récit.
Chaucer fut, en conclusion, particulièrement réceptif à la pluralité de la poésie, de la
culture et de la langue italienne. Étant lui-même l’hériter d’une culture fondamentalement
multiculturelle et plurilingue, il assimila avec une aisance remarquable cet éclatement dans
une littérature de plus en plus polyphonique liant à la fois la structure narrative courtoise, la
pluralité italienne et la plurivocalité anglaise. Cette influence italienne, véritable migration
artistique, fut ainsi cruciale et peut sans mal être définie comme une révolution culturelle dont
les échos se firent sentir des sonnets de Shakespeare aux ballades de Wordsworth. Elle permit
non seulement à l’Angleterre d’entrer de plein fouet dans la Renaissance par le biais de cette
première vague d’italianisme, mais également de développer l’internationalisme même de la
poésie de Chaucer, plus que jamais tournée, non pas vers une conception ethnocentriste — et
ô combien moderne — de la « nation » anglaise, mais bien vers une Europe riche et plurielle.
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