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Chute et éveil du corps dans les dystopies. "Moi qui n’ai pas connu les hommes" de Jacqueline Harpman et "Choir" d’Éric Chevillard

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Abstract

La terre déserte et vide de Moi qui n’ai pas connu les hommes (Jacqueline Harpman, 1995) et l’île grise, nommée « Choir », du roman du même nom (Éric Chevillard, 2010) sont des lieux dont les racines ont été coupées net et dont ces romans de la solitude se servent pour interroger la relation présente du lecteur à son environnement. La nature s’y livre à l’homme de manière brute et austère : le corps se fait soudain présent, pesant et grave, ultime lieu et ultime morceau de nature au sein de ces paysages dévastés. Les survivants font ainsi l’expérience de la perte totale – et contrainte – de distance avec la nature ; cette perte de distance est mise en récit à travers le motif de la chute (physique et symbolique) de l’humanité après une catastrophe. Cet article interroge donc la nature de la relation entre un environnement dévasté et le corps y survivant.
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Études littéraires
Chute et éveil du corps dans les dystopies : Moi qui n’ai pas
connu les hommes de Jacqueline Harpman et Choir d’Éric
Chevillard
Fall and awakening of the body in dystopias : Moi qui n’ai pas
connu les hommes by Jacqueline Harpman and Choir by Éric
Chevillard
Laurence Pagacz
Volume 48, numéro 3, 2019
Approches écopoétiques des littératures française et québécoise de
l’extrême contemporain
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1061858ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1061858ar
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Éditeur(s)
Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval
ISSN
0014-214X (imprimé)
1708-9069 (numérique)
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Citer cet article
Pagacz, L. (2019). Chute et éveil du corps dans les dystopies : Moi qui n’ai pas
connu les hommes de Jacqueline Harpman et Choir d’Éric Chevillard. Études
littéraires, 48(3), 37–49. https://doi.org/10.7202/1061858ar
Résumé de l'article
La terre déserte et vide de Moi qui n’ai pas connu les hommes (Jacqueline
Harpman, 1995) et l’île grise, nommée « Choir », du roman du même nom (Éric
Chevillard, 2010) sont des lieux dont les racines ont été coupées net et dont ces
romans de la solitude se servent pour interroger la relation présente du lecteur
à son environnement. La nature s’y livre à l’homme de manière brute et
austère : le corps se fait soudain présent, pesant et grave, ultime lieu et ultime
morceau de nature au sein de ces paysages dévastés. Les survivants font ainsi
l’expérience de la perte totale – et contrainte – de distance avec la nature ; cette
perte de distance est mise en récit à travers le motif de la chute (physique et
symbolique) de l’humanité après une catastrophe. Cet article interroge donc la
nature de la relation entre un environnement dévasté et le corps y survivant.
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Chute et éveil du corps dans
les dystopies: Moi qui n’ai pas connu
les hommes de Jacqueline Harpman
et Choir d’Éric Chevillard
Laurence Pagacz
L’imagerie apocalyptique utilisée dans certaines dystopies est un moyen de
réveiller le lecteur ou le spectateur et initier un changement chez lui; Greg
Garrard lui attribue d’ailleurs une fonction d’exhortation (au changement)1,
tout comme Christian Chelebourg2. Le lieu occupe le centre des univers post-
apocalyptiques puisque c’est lui qui est touché de plein fouet par la violence des
images. C’est par lui qu’advient le sentiment d’étrangeté qui happe le lecteur, pris
entre la fascination et l’horreur de la n de son propre lieu perçu, dès lors, comme en
danger d’extinction. Car «l’écriture apocalyptique», rappelle James Berger dans After
the End, «répond à une crise sociale ou, plus précisément, à une crise perçue3» et
présente par réexion inversée l’époque contemporaine comme une pré-apocalypse,
tout comme l’utopie (et la «semence dystopique» qui l’«envahit»4) place dans un
ailleurs les problématiques contemporaines de l’auteur. Les œuvres littéraires qui
exploitent l’imagerie apocalyptique et post-apocalyptique sont nombreuses, et celles
qui parviennent à inventer une post-apocalypse différente provoquent également
l’effet inverse: plutôt que d’être le simple reet ou la «réponse » à une « crise
perçue» (et donc la conrmation de celle-ci), elles invitent à porter sur le monde
en crise un regard changé qui va au-delà d’une simple conrmation de la crise, vers
une solution ou, tout du moins, une action.
1 Greg Garrard, Ecocriticism, Londres / New York, Routledge, 2004.
2 Christian Chelebourg, Les Écoctions. Mythologies de la n du monde, Bruxelles, Les
Impressions nouvelles, 2012, p.227 : « Amor Fati, tel est le message de clairvoyance et
d’espoir que diffusent les écoctions, l’appel volontariste qu’elles nous font entendre.»
3 James Berger, After the End. Representations of Post-Apocalypses, Minneapolis, University
of Minnesota Press, 1999, p. 34: «Apocalyptic writings respond to social crisis or, more
accurately, to perceived crisis.»
4 Izabella Zatorska, «Utopiser en catastrophe. Utopie et colonisation (XVIe-XVIIIe siècles)», dans
Jean-Paul Engélibert et Raphaëlle Guidée (dir.), Utopie et catastrophe. Revers et renaissances
de l’utopie (XVIe-XXIe siècles), Rennes,Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 45.
38 • Études littéraires – Volume 48 no 3 ⁄ 2019
C’est le cas, me semble-t-il, de Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline
Harpman5 et Choir d’Éric Chevillard6. Œuvres singulières, elles parviennent, à travers
des lieux «parallèles» et non semblables aux «nôtres»7, à faire surgir les interrogations
typiques des romans post-apocalyptiques par rapport à un avant disparu. À partir
de ces lieux dont les racines ont été coupées net sans que l’on sache pourquoi, le
critique peut s’engager dans une réexion écopoétique sur la relation présente du
lecteur à son environnement car l’écopoétique, elle aussi, se centre sur le lieu et
explore les formes d’écriture de la nature. Or, comme l’écrit si bien Pierre Schoentjes,
le lieu se donne à vivre comme expérience concrète passant par le corps8. La
(post-)apocalypse place le lien à l’environnement sur le devant de la scène, lien qui
s’effectue par le corps et qui s’est distendu à mesure que l’homme a domestiqué
son environnement. Dans les romans susmentionnés, le lieu n’est plus habitable9:
dans ces espaces déserts et mornes, le corps se fait soudain présent, pesant et grave,
ultime lieu et ultime morceau de nature au sein de paysages dévastés. Les survivants
font l’expérience de la perte totale – et contrainte– de distance avec la nature10;
cette perte de distance est mise en récit à travers le motif de la chute (physique et
symbolique) de l’humanité après une catastrophe.
5 Jacqueline Harpman, Moi qui n’ai pas connu les hommes, Paris, Éditions Stock, 1995;
désormais, les références à ce roman seront indiquées entre parenthèses dans le texte par
l’abréviation Moi qui…, suivie du numéro de la page.
6 Éric Chevillard, Choir, Paris, Éditions de Minuit, 2010; désormais, les références à ce roman
seront indiquées entre parenthèses dans le texte sous le titre Choir, suivi du numéro de la
page.
7 Une terre déserte et vide, sans doute extraterrestre, pour le premier roman et une île grise
semblant exister dans une autre dimension du temps et de l’espace, pour le second.
8 Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Éditions Wildproject (Tête
nue), 2015, p. 49: «Contrairement à ce qui s’observe chez les romantiques, la nature n’est
pas […] quelque chose dont on peut faire l’expérience à distance.»
9 Lawrence Buell, Writing for an Endangered World, Cambridge / London,The Belknap
Press of Harvard University Press, 2001, p. 59: «“Place” as opposed to “space” implies []
space to which meaning has been ascribed,” assigned distinctness and value.» Un espace
se transforme en lieu une fois qu’il est habité et imprégné d’un sens propre par une société
d’êtres humains. Buell construit son raisonnement sur la pensée de Neil Smith, qui estime
que l’avènement des sociétés fondées sur l’échange économique a modié profondément
le rapport fusionnel entre société et espace naturel (rapport qui transformait donc celui-
ci en «lieu»), en séparant lieu et nature. La société a donc créé des lieux séparés de la
nature: «With the development of social economies based on commodity exchange, a second
nature emerges and with it a crack in the unity of place and nature. [] This conception
of space is not tied to immediate place but implies the possibility of […] the conceiving of
spatial extension beyond the immediate experience. As a result the conceptual fusion of space
and society is broken, and space begins to develop an independent conceptual existence»
(Neil Smith, Uneven Development: Nature, Capital, and the Production of Space, Athens
[Georgia], University of Georgia Press, 2010 [1984], p. 107-108).
10 Ce mouvement d’abolissement de la distance entre la nature et l’être humain est à l’exact
opposé de la grande utopie technologique des sociétés industrielles et post-industrielles
qui visent l’affranchissement de la dépendance à l’environnement. Comme la plupart des
dystopies «écologiques» (au sens où la relation nature-homme est questionnée plutôt qu’au
sens militant du terme), les récits ici étudiés montrent à travers ce mouvement inverse que
cet affranchissement est illusoire.
Chute et éveil du corps dans les dystopies… de Laurence Pagacz • 39
C’est ce corps ancré dans un lieu désolé11 que je souhaite interroger: qu’advient-il
de lui dans un univers post-apocalyptique dans lequel le lieu est vidé de sens et de
racines? Quelle forme prend dans ces récits le rapport à un environnement détruit/
destructeur? Dans quelle mesure observe-t-on une tentative de recréation du lien
à l’environnement à travers le corps? Quel sens donner à un corps vivant dans un
lieu mort, ou tout du moins meurtri?
De l’utérus à la tombe: deux romans sur la chute
Les deux romans examinés se présentent sous les traits allégoriques des fables12
et diffèrent d’autres romans post-apocalyptiques en cela que le monde (re)créé par
la ction ne se distingue pas par son caractère vraisemblable13 et ne se présente
pas comme la continuité logique d’une catastrophe14, comme c’est le cas du roman
dystopique The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood (1985)15 ou du roman post-
apocalyptique The Road de Cormac McCarthy (2006)16, pour prendre des exemples
paradigmatiques. Le monde ctionnel apparaît directement comme un donné;
tant dans Moi qui… que dans Choir, le rapport au monde «réel» ne se fait pas à
travers la voix narrative qui, dans les deux cas, ignore tout d’un autre monde (qui
serait celui du lecteur): dans Moi qui…, la narratrice a toujours vécu en cage et ce
sont les autres femmes avec qui elle est enfermée qui se souviennent d’un autre
monde, auquel la narratrice n’aura jamais accès; dans Choir, le narrateur non plus
n’a jamais connu d’autre monde et les rares échos d’un ailleurs parviennent des
rescapés des avions qui s’échouent sur Choir. Les narrateurs n’ayant connu que le
monde qu’ils décrivent, le soin est laissé au lecteur de mesurer la distance avec son
propre monde, distance à la fois grande et courte.
Moi qui n’ai pas connu les hommes est un récit à la première personne qui
s’ouvre sur la situation présente de la narratrice, qui entreprend depuis le fond
d’une cave d’écrire le récit de sa vie, commencée également au fond d’une cave,
où elle fut enfermée dans une cage avec trente-neuf autres femmes. Nourries et
soignées correctement, les femmes connaissent cependant le fouet au moindre
contact physique ou au moindre éclat de voix. Après plus d’une dizaine d’années
passées en réclusion, une alarme soudain retentit au moment où les gardiens ouvrent
11 Ou, si l’on veut, «l’interaction biosubjective du corps avec le monde» (Bernard Andrieu,
«Philosophie du corps», dans Bernard Andrieu [dir.], Philosophie du corps: expériences,
interactions et écologie corporelle, Paris, Vrin, 2010, p. 13).
12 Dans les deux cas, le monde ctionnel se caractérise par l’imprécision du temps, du lieu
et de la catastrophe passée et l’attente interminable de la post-apocalypse et d’une vie qui
s’écoule en perte de sens pour se concentrer sur «autre chose» qui aurait un rapport avec
la chute de l’humanité.
13 Audrey Camus évoque cette «impossibilité […] pour le lecteur de suspendre son incrédulité»
(«Roman et antiroman: Chevillard, Senges, Volodine», Littérature, n° 180 [2015], p. 100).
14 La catastrophe est à entendre au sens d’événement qui bouleverse, inversele cours des
choses, comme l’indique le sufxe στροφη. Les premières caractéristiques des mondes
ctionnels étudiés ici sont leur absurdité et leur manque de sens, qui découlent entre autres
de l’absence de continuité logique avec un «avant» (Moi qui…) ou un «ailleurs» (Choir).
15 La catastrophe consiste en une prise de pouvoir par des radicaux qui instituent une théocratie.
16 L’état du monde, en ruines, est dû à ce qui semble être une explosion nucléaire.
40 • Études littéraires – Volume 48 no 3 ⁄ 2019
la cage pour leur donner à manger; ils s’encourent séance tenante, laissant la cage
ouverte. Ce séjour souterrain peut être considéré comme une longue gestation, car
la narratrice n’est véritablement née que lorsqu’elle a monté les escaliers menant
de la cave au monde extérieur:
Je courais vers le haut, je ne réfléchissais pas, je montais dans une espèce de
soulèvement de tout l’être, oui!, […] je grimpais sans haleter, sans fatigue, moi
qui n’avais jamais fait plus de vingt pas en ligne droite […]. Je bondis, je regardai,
c’était le monde. (Moi qui…, 66-67)
La narratrice découvre en même temps que les femmes un environnement totale-
ment désert, ponctué de guérites qui sont autant d’autres caves-prisons, remplies de
provisions, mais où tous les prisonniers (quarante hommes ou quarante femmes)
sont morts. Totalement seules, les femmes commenceront par explorer cette nouvelle
terre avant de s’établir à un endroit et construire des maisons rudimentaires. Elles
meurent les unes après les autres, de vieillesse ou de maladie, et la narratrice, la plus
jeune, restée seule, explore encore le monde pendant vingt ans sans rien trouver
de neuf, jusqu’au jour où elle découvre une cave différente des autres, luxueuse,
avec des mets savoureux, des livres, des œuvres d’art, tapis, lit et autres meubles;
elle s’y établit pour écrire sa chronique et mourir à son tour. Elle redescend donc
dans une autre cave pour y mourir.
Choir est également une chronique à la première personne, racontée par un
homme qui veille sur Calmar, une sorte de télescope à travers lequel il scrute le ciel
à la recherche d’Ilinuk17. Ilinuk est le personnage légendaire du peuple de Choir, le
seul qui ait réussi à s’extraire de l’île grâce à ses six orteils à chaque pied, et qui a
promis de revenir pour sauver ses compatriotes. Choir est en effet un endroit duquel
on tente, en vain, de s’échapper. Yoakam, sorte de sorcier du peuple, raconte en
boucle l’histoire de son ancien compagnon Ilinuk, tous les jours, de la naissance à
la mort de chaque habitant de Choir.
Le récit met la chute en évidence dès son titre et on comprend dès les premières
lignes l’allusion inversée à l’île d’Utopie de Thomas More. Les habitants de l’île-
anneau vivent en contact constant avec le sol, la boue et l’abjection. Aveuglés par
l’obscurité constante, en prise avec des liquides corporels en tout genre, les habitants
semblent englués dans le liquide amniotique et attendent le retour d’Ilinuk, le seul
à s’être échappé, le seul à être «né», pour pouvoir naître ou renaître à leur tour.
Les chutes sont extrêmement fréquentes et préfèrent être considérées comme une
«courbette à Ilinuk» (Choir, 62) que comme la conséquence des traîtres terrains
de Choir. Comme pour Moi qui…, le mouvement vertical est au centre du récit:
«Nous ne voulons d’autre père fondateur que celui qui s’arracha aux fondations de
Choir» (Choir, 31). Cependant, la prégnance du mouvement horizontal (ramper dans
la boue, marcher à la recherche d’une échappatoire de Choir) et du mouvement
vertical vers le bas (choir) fait du mouvement vertical vers le haut un fol espoir
marqué d’une irrémédiable impossibilité. Toutes les actions fonctionnent d’ailleurs
17 Voir, par exemple, p. 203: «[I]l [Calmar] cherche, il fouille et ratisse les galaxies, uniquement 
préoccupé d’Ilinuk.»
Chute et éveil du corps dans les dystopies… de Laurence Pagacz • 41
sur le principe du monde à l’envers: les naissances sont maudites et la mort est
source de grande joie, les maladies sont partagées, on incite à la mutilation, etc. À la
n du récit, lorsqu’un vaisseau spatial descend sur Choir, l’espoir, entretenu depuis
des générations, fait place à un silence consterné car le peuple découvre qu’Ilinuk
est en réalité dans Choir et que le vaisseau spatial est venu chercher des insectes.
Le corps emprisonné
Les deux romans placent le corps au centre de la narration: dans Choir,
l’obsession de chaque habitant de l’île est dirigée vers les légendaires pieds à six
orteils d’Ilinuk et les incantations à Ilinuk font toujours référence à son corps18;
dans Moi qui…, l’utérus est un motif central dès le titre, que l’explicit cite et situe:
«Il est étrange que je meure de l’utérus, moi qui n’ai jamais eu de règles et qui n’ai
pas connu les hommes» (Moi qui…, 192).
Rappelons que c’est le corps qui transforme le monde en environnement19 et
que c’est par lui que toute expérience nous parvient. Les expériences extrêmes,
telles que la survie dans un milieu hostile, rappellent cette évidence que l’absence
d’inconfort physique a tendance à occulter. Il est important de remarquer que le cœur
des deux récits ne se trouve justement pas dans une nécessité de survivre après la
catastrophe. Dans Moi qui…, la nourriture stockée dans les caves est abondante et
suft pour des années; dans Choir, malgré l’hostilité du climat et de l’environnement,
la question de la faim n’est pas soulevée. Ce faisant, les personnages perdent une
raison de vivre (la lutte pour la survie du corps) et ne parviennent pas à en trouver
une autre car il n’y a rien à construire. Le sens est perdu. L’autre raison de vivre que
l’on retrouve souvent dans les récits de l’extrême est l’espoir donné par la fécondité.
Or, ce qui frappe dans les deux romans, ce sont les allusions à la stérilité et la mise
en souffrance de tout contact corporel. Sur les terres de Moi qui… et celles de Choir,
rien ne pousse; le corps stérile de la narratrice de Moi qui… est semblable en cela
à l’environnement dans lequel elle évolue20.
Je m’assis devant Laurette, j’aurais sincèrement voulu lui dire des paroles utiles,
qui la renourrissent, mais, en vérité, sur cette terre stérile, dans le silence et la
solitude, ignorante et stérile moi-même, que pouvais-je lui donner? Pourquoi
aurait-elle souhaité vivre? Nous ne faisions rien, nous n’allions nulle part, nous
n’étions personne. (Moi qui…, 137)
18 Par exemple: «Englue-nous dans tes Glaires, Ilinuk! Darde ta Langue, ô Caméléon
chatoyant, gobe les mouches que nous sommes! Et que tes Sucs gastriques nous dissolvent!»
(Choir,22).
19 Michael O’Donovan-Anderson (dir.), The Incorporated Self. Interdisciplinary Perspectives
on Embodiment, Boston, Rowman & Littleeld Publishers, 1996.
20 Une nuance ici: la stérilité de la protagoniste est en réalité supposée, car celle-ci n’a pas
d’interaction sexuelle avec un homme. L’absence de règles mentionnée dans le roman n’est
pas un signe absolu de stérilité. Je mentionne cette stérilité auto-déclarée par contraste
avec beaucoup de récits (post-)apocalyptiques qui, eux, soulignent la fécondité comme
rédemption de la race humaine après la catastrophe (à commencer par The Road de Cormac
McCarthy).
42 • Études littéraires – Volume 48 no 3 ⁄ 2019
Dans Moi qui…, «[c]ette plaine vide et ce ciel silencieux donnaient le sentiment d’une
terre inhabitée» (Moi qui…, 92); peuplée uniquement par quarante femmes qui
s’éteignent l’une après l’autre, la terre désolée n’offre aucune possibilité de féconda-
tion et de fertilité. De même, dans Choir, la fertilité occasionnelle et non désirée,
«emboîtements malencontreux à l’origine de nos engendrements» (Choir,16), ne
change absolument rien au caractère emprisonnant de l’île-anneau. Rien ne peut y
être construit et tous s’y nourrissent d’un espoir insensé, celui du retour du Messie,
Ilinuk le Polydactyle, qui doit revenir les sauver. Dans les deux romans, le contact
corporel est mis en souffrance21.
La nature dans les romans susmentionnés se livre donc à l’homme de manière
brute et austère, à l’image du rapport entre les personnages et elle: l’environnement
leur est en effet totalement étranger. Même dans le cas de Choir, endroit où les
personnages ont toujours vécu, il est frappant de constater l’énergie qui est mise
pour ne jamais faire de cet espace un lieu (au sens où l’entend Buell, à savoir un
espace rempli de sens): «Ne serait-ce point l’insulter [Ilinuk] que […] d’ordonner à
Choir un monde habitable?» (Choir, 61) De leur côté, les quarante femmes de Moi
qui… émettent des doutes sur l’origine terrestre de l’environnement naturel qu’elles
rencontrent après douze années d’enfermement: «Était-ce la Terre? […] Aucune
ne connaissait un tel désert de cailloux dans un climat si doux» (Moi qui…,83).
Les tentatives d’installation et de construction d’un petit village se soldent par un
échec existentiel, puisque les femmes nissent par mourir de l’absence de sens.
La narratrice décrit la mort de la dernière femme de la façon suivante: «[J]e crois
qu’elle n’est pas morte d’un mal physique, mais qu’elle s’était désolidarisée de ce
corps infatigable qui aurait encore fonctionné des années» (Moi qui…, 139-140).
Ce n’était pas le corps qui cédait, mais l’âme, de plus en plus lasse d’animer ces
muscles, de faire battre ce cœur, d’accomplir toutes les tâches de la vie, cette
âme que rien ne nourrissait plus depuis si longtemps […]. (Moi qui…, 137)
Dans les deux romans, l’environnement est conçu comme un endroit où les
corps sont emprisonnés: dans une cage, puis sur une terre vide22 (Moi qui…);
dans une île aux contours fuyants, tantôt île, tantôt anneau, tantôt marais (Choir). La
nature de la prison est différente dans chaque roman: à l’immuabilité des paysages
de Moi qui… répond, comme l’envers de la médaille, la constante mutation des
terres de Choir. Mais les personnages des deux romans y répondent de la même
manière: par l’action, la marche, qu’Alexis L’Allier désigne comme le moyen de
21 Selon les théories écoféministes, l’exploitation, par le corps masculin, de la nature et du
corps féminin permet à la fois d’expliquer les dérives environnementales contemporaines
(surexploitation des ressources et surpopulation) et de les résoudre par un système de pensée
«matriarcal» qui associe le féminin et la nature (voir notamment Françoise d’Eaubonne, Le
Féminisme ou la mort, Paris, Pierre Horay, 1974, et Les Femmes avant le patriarcat, Paris,
Payot, 1976). Cette réexion sur le genre des corps jetterait une autre lumière sur les œuvres
étudiées et dépasserait ma réexion qui, dans le cadre de cet article, s’interroge de façon
plus générale sur le corps humain dans un environnement post-apocalyptique.
22 «Nous étions libres. En réalité, nous n’avions fait que changer de prison» (Moi qui…, 77).
Chute et éveil du corps dans les dystopies… de Laurence Pagacz • 43
donner un sens à l’espace23. La narratrice de Moi qui… prend la tête du groupe à
partir du moment où elles sortent de la cave, et n’a de cesse d’explorer cette terre
qui est la sienne. Après être restée seule, elle marchera pendant une vingtaine
d’années avant de tomber malade et mourir à son tour. La solitude lui convient bien
et fait d’elle la personne la mieux adaptée à ce nouvel environnement. Ne dit-elle
pas d’ailleurs, s’appropriant la terre à la manière d’une Ève24 stérile: «C’est ce pays
qui m’appartient. J’en serai la seule propriétaire et tout ce qui s’y trouve sera mon
bien» (Moi qui…, 131)?
Dans Moi qui…, l’accès empêché à l’environnement naturel développe chez
la narratrice, qui n’a donc jamais connu d’autre environnement que celui de la
cave, un rapport accru au corps. Le contact physique est prohibé: «[I]l nous était
interdit de nous toucher» (Moi qui…, 27), mais la narratrice connaîtra l’orgasme,
qu’elle nomme «soulèvement», en se racontant des histoires et en développant son
imagination: elle imagine l’amour et «après cela, [s]on âme changea» (Moi qui…,17).
Elle compte ses battements de cœur pour mesurer le temps et se transforme ainsi
en une horloge vivante. D’une manière très intéressante, la narratrice a développé
une relation avec l’environnement, qu’elle ne connaissait pas pourtant, à travers son
propre corps, ce qui explique sa parfaite adaptationà celui-ci lorsqu’elle s’y retrouve
pour la première fois. Au contraire, les autres femmes, décontenancées parce que
l’environnement qu’elles découvrent ne correspond à aucun de leurs souvenirs,
perdent pied à ce moment-là. La découverte et l’observation minutieuse de son
corps amènent la narratrice à lui faire totalement conance, tandis que les autres
femmes ont plutôt tendance à s’en désolidariser: «J’avais toute conance en mon
corps, qui exigerait bien le sommeil quand il en aurait besoin» (Moi qui…, 146).
L’éveil
En faisant le choix d’une narration à la première personne, mais dont le statut
de chroniqueur anonyme permet une mise à distance, Harpman et Chevillard
placent au centre du chaos un élément susceptible de donner du sens au non-sens:
l’écriture, la narration.
S’il est vrai que c’est une fois demeurée seule que la narratrice de Moi qui…
entreprend d’écrire la chronique de sa vie pour ne pas l’oublier25, ce rôle avait déjà
commencé dès l’enfermement, lorsqu’elle avait impliqué son corps dans la mesure
du temps: en comptant ses battements de cœur, elle introduit la notion du temps
et s’extrait du «perpétuel présent» (Moi qui…, 11) dans lequel elle vivait.
Dans Choir, le narrateur a également choisi de coucher sur le papier (mais
est-ce vraiment sur du papier?) sa vie sur Choir, ce qui explique que le récit est
23 Alexis L’Allier, «La déambulation, entre nature et culture», dans André Carpentier et Alexis
L’Allier (dir.), Les Écrivains déambulateurs. Poètes et déambulateurs de l’espace urbain,
Montréal,Université du Québec à Montréal/Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire,
2004, p. 13-44.
24 L’auteure a d’ailleurs écrit un recueil de nouvelles intitulé Ève.
25 «[J]e me rendis compte que je ne pensais jamais au passé, je vivais dans un perpétuel
présent et j’étais en train d’oublier mon histoire. […] Au moment où j’écris ces lignes, mon
récit est achevé» (Moi qui…, 12).
44 • Études littéraires – Volume 48 no 3 ⁄ 2019
emmené au présent, tandis que celui de la narratrice de Moi qui… se déroule en
grande majorité dans le passé de sa mémoire. «Et moi, dans ce cloaque? Moi, j’écris
ma chronique et, surtout, je veille sur Calmar» (Choir, 32).
Dans le cas de la narratrice de Moi qui…, si l’écriture a pour but de s’arracher
à une trop grande prégnance de l’environnement sur le corps, c’est bien le corps
qui l’a réveillée en tant qu’être pensant: la colère permanente de son enfance a
réveillé le besoin de connaître, d’obtenir des informations, car «savoir sert à savoir»
(Moi qui…, 15); le soulèvement orgasmique qu’elle a connu change son âmeet
pousse son esprit à inventer des histoires. Elle est dans un monde où le corps est
le seul allié et la seule distraction («le mal physique m’est revenu» [Moi qui…, 11],
dit-elle, ce qui la distrait de son chagrin). C’est par les émotions que «je me suis
rendu compte que j’étais humaine» (Moi qui…, 10). Dans le sens inverse, les mots
et les discours semblent avoir des effets sur les corps. Dès l’incipit, la narratrice de
Moi qui… décrit sa première crise de larmes, déclenchée par la lecture:
Depuis que je ne sors presque plus je passe beaucoup de temps dans un des
fauteuils, à relire les livres. Je ne me suis intéressée que récemment aux préfaces.
[…] Ils parlent avec reconnaissance de ceux qui les ont formés, leur ont ouvert
tel ou tel domaine du savoir et […] je lis en général cela avec une certaine
indifférence. Mais hier, brusquement, j’ai pensé à Théa et une terrible vague de
chagrin m’a traversée. […] [J]’ai senti une immense déchirure, je me suis mise à
sangloter. Je n’avais jamais pleuré. (Moi qui…, 9-10)
Les récits de Yoakam, dans Choir, nourrissent presque littéralement les habitants
de l’île et leur espoir d’en sortir, répondant au besoin viscéral de comprendre et
donner un sens à leur expérience quotidienne qui, justement, manque de sens:
La voix cassée du vieux Yoakam nous envoûte et nous ravit. Elle nous électrise.
Elle hérisse nos cheveux et fait courir des frissons sur notre échine rompue aux
humiliations. Elle berce nos douleurs et calme nos peurs. Elle nous apaise et
nous réchauffe. […] Nous connaissons tous son récit par cœur et nos pieds aussi
en battent la mesure. (Choir, 109)
Comme la narratrice de Moi qui…, le rôle du chroniqueur de Choir est de se
faire le témoin d’un monde insensé qu’il met à distance par l’écriture ou, tout du
moins, la narration. La volonté de laisser le témoignage d’une vie insensée pose la
question du temps qui, parce qu’il a été interrompu par une catastrophe, ne peut
plus se concevoir comme une continuité. C’est pour cette raison que le travail de
la mémoire procure de la félicité à la narratrice de Moi qui…: au lieu de «viv[re]
dans un perpétuel présent» (Moi qui…, 11), l’écriture du récit permet de donner à
sa vie une continuité, avec un avant, un pendant et un après26. Dans Choir, l’effet
est encore plus saisissant car le récit s’écrit dans le «pendant», sans jamais établir
de continuité; il s’agit d’un présent cyclique, sans cesse recommencé:
26 Pour contrer le fait qu’entre ses parents et elle, «tout a été rompu, il n’y a pas de continuité
et le monde dont je suis la descendante m’est totalement étranger» (Moi qui…, 121).
Chute et éveil du corps dans les dystopies… de Laurence Pagacz • 45
Les gestes liés d’Ilinuk, ses pas formant foulée, la fluide évidence de sa vie tout
d’une traite, voilà ce qui nous exalte et nous confond, nous autres qui ne savons
pas enchaîner, qui à chaque instant recommençons, repartons de zéro. Le récit
de Yoakam rejoue incessamment pour nous ce destin implacable. Nos existences
heurtées, velléitaires, hésitantes, cette danse des coudes et des genoux qui nous
étourdit sur place, nous nous en libérons dans le grand fleuve de la geste d’Ilinuk
le Brave qui à notre tour nous entraîne et décide pour nous de l’origine, de la
suite et de la fin. (Choir, 59)
Le récit les empêche d’être captifs de l’instant puisqu’il leur donne un passé et leur
ouvre un avenir (Choir, 77-78). Or, le présent est le temps du corps: la mise à
distance est le résultat de l’effort fait pour arracher le corps à son environnement,
pour empêcher que cet environnement le consume tout à fait. Dans Moi qui…,
la narratrice, restée seule, fait l’effort de parler à haute voix, écrire et lire pour ne
pas sombrer dans l’adéquation totale avec l’environnement. Le présent est l’unique
temps du corps; toute autre notion temporelle est un arrachement à la nature,
arrachement qui permet l’avènement de la culture.
Les livres, signes de civilisation et de culture, sont présents, comme dans
presque toutes les dystopies27, de manière sporadique (ils sont en général mentionnés
une seule fois). Dans Moi qui…, les livres sont présents pour leur aspect utilitaire
(c’est ainsi qu’elle apprend à lire, et à écrire sa chronique) et également pour
souligner la ssure béante entre ce monde et l’autre:
Ai-je mieux compris le théâtre de Shakespeare? ou l’histoire de don Quichotte
de la Manche? ou ce qui se passe dans les livres de Dostoïevski? Je ne crois
pas. Tout cela parle d’expériences que je n’ai pas connues: […] les sentiments
me restent mystérieux. (Moi qui…, 178)
La référence très tardive et unique à des livres d’avant la catastrophe (et existant
dans le monde contemporain du lecteur) reste très imprécise: au même titre que les
autres objets du lieu, les livres mentionnés sont censés représenter la quintessence
de ce que l’humanité a fait de mieux au niveau artistique dans «le passé de l’hu-
manité» (Moi qui…, 176). La cave luxueuse dans laquelle la protagoniste termine
ses jours est ainsi un condensé du meilleur de l’humanité avant la catastrophe28:
«J’étais suffoquée d’admiration. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau, parce que
je n’avais jamais rien vu de beau qui fût l’œuvre de l’homme» (Moi qui…, 175), ce
qui permet en quelque sorte à la protagoniste de toucher du bout des doigts le
mystère de l’être humain civilisé et éduqué qu’elle-même croit ne pas être. Même
constat pour Choir:
27 Beaucoup de dystopies comportent d’ailleurs un épisode de «bibliocauste», où les livres
sont brûlés, détruits ou disparus.
28 L’art imprégnant les lieux (l’architecture, la lumière, le travail du bois, les tableaux, les
sculptures, les couleurs, etc.), «conçu pour le plaisir de celui qui y vivrait» (Moi qui…, 176),
provoque chez la protagoniste une forte réaction: «[J]e vis seulement un jeu de lignes, de
formes et de tons harmonieux, une conguration incompréhensible qui me bouleversait,
qui me mettait les larmes aux yeux à cause d’un sentiment de calme et d’équilibre qui
évoquait le chant des femmes, jadis, quand il se répandait sur la plaine» (Moi qui…, 176).
46 • Études littéraires – Volume 48 no 3 ⁄ 2019
Il n’en va pas de même des leçons que nous trouvons dans les livres des
rescapés: elles ne valent pas pour Choir. Touchant aussi bien la physique
que la philosophie, toutes nos expériences les infirment. Nous les détournons
quelquefois pour tirer tout de même profit de leur appareil logique et le faire
servir nos fins. Dans un essai sur les qualités de l’âme, j’ai copié les plans de
ma savonnerie. (Choir, 59)
Cette impossibilité de concilier le monde ctionnel et le monde du lecteur vise
à réveiller chez lui un sentiment de malaise et d’inquiétude, lié à la perte de ses
repères. Les deux romans, dans leur volonté de ne pas reconstruire un sens, sont
magistraux dans cet aspect-là. Plutôt que de construire un monde dystopique avec
des règles (différentes, mais des règles tout de même) qui donneraient des repères
différents aux personnages et aux lecteurs, les auteurs choisissent de mener jusqu’au
bout l’idée d’un monde auquel il est impossible d’apposer un sens; la dystopie ne
prend pas ici la forme d’un nouveau monde infernal (dictature, lutte pour la survie,
etc.) mais montre que la n de l’humanité survient dans une sérénité vide de sens
(Moi qui…) ou dans un silence stupéfait (Choir). L’absurdité et l’insigniance de la
vie humaine sont ici travaillées et montrées dans toute leur ampleur, laissant planer
en retour le doute sur le sens de la vie humaine dans n’importe quelle circonstance.
Le corps ancré dans un lieu désolé
Le corps est seul survivant ancré dans le présent, quand l’esprit s’envole vers les
souvenirs du passé tout autant que vers l’espoir d’un renouveau futur. Les dernières
Ève et les derniers Adam, dans des enfers infamants, font l’expérience de l’adéquation
totale avec leur environnement, et tendent à se rapprocher du sol, et cela pourrait
signer la n de l’humanité si la culture – du moins un petit reste d’elle – ne les en 
arrachait pas. La culture, par la distance qu’elle instaure entre l’humain et la nature,
est ce qui permet l’harmonie, la distance adéquate, avec la nature.
C’est le corps qui transforme le monde extérieur en environnement.
L’environnement écodystopique ne l’est donc pas per se; il est créé et présenté
comme tel par le corps des protagonistes. La distanciation actuelle de la nature et de
l’être humain, perçue comme trop extrême, a pour conséquence une distanciation
de l’être humain avec son propre corps, ce qui explique les tentatives de retour au
corps à travers le yoga, la méditation, le massage, les médecines douces: «Se rendre
sensible à son corps implique des techniques pour rendre au corps ses sensibilités29.»
Il y a donc une perte partielle de l’identité humaine, dans la mesure où le soi n’est
pas incarné mais corporel30. Or, «le soi corporel n’est [...] pas entièrement naturel, il
est le résultat d’une construction bioculturelle et sociale qui le transforme peu à peu
en le singularisant comme un sujet31». C’est pourquoi le corps agit comme seuil entre
29 Bernard Andrieu, «Philosophie du corps», dans Bernard Andrieu (dir.), op. cit., p. 57.
30 Suivant la démonstration convaincante de Dorothée Legrand («Le soi corporel», dans
Bernard Andrieu (dir.), op. cit., p. 294-314), le soi incarné, c’est-à-dire «un soi mental placé
dans un corps» (p. 294) n’existe pas. Seul existe un soi corporel «qui est (partiellement)
le corps» (p. 294) et non (partiellement) dans le corps (dénition du soi incarné).
31 Bernard Andrieu, «Philosophie du corps», dans Bernard Andrieu (dir.), op. cit., p. 17.
Chute et éveil du corps dans les dystopies… de Laurence Pagacz • 47
la nature et l’être humain, comme point d’intersection de deux cercles, à la fois porte
d’entrée vers la nature et refuge séparé de celle-ci, conduisant à deux constructions
extrêmes de l’imaginaire quant au futur de l’humanité: ultratechnologique (absence
totale de nature, oubli du corps et transformation de celui-ci pour en nir une
fois pour toutes avec les limites corporelles et naturelles: c’est l’hypothèse post-
humaniste et transhumaniste) et survivaliste (absence totale de technologie mais
aussi d’art et de culture, oubli de la civilisation et abandon total aux exigences et
limites naturelles et corporelles). Sans doute la juste distance est-elle à trouver entre
les deux extrêmes.
Dans Moi qui…, le corps de la narratrice est considéré comme un allié lui
permettant de s’ouvrir à l’humanité par les émotions, de mesurer le temps et l’espace
en même temps qu’explorer la terre sur laquelle elle chemine. Le corps des autres
femmes est considéré par elles plutôt comme un obstacle car elles ne s’adaptent
pas à leur nouvel environnement, prises dans les réminiscences de l’«avant». «Moi,
je n’avais connu que l’insensé, je pense que cela m’avait rendue profondément
différente d’elles» (Moi qui…, 76-77).
Dans Choir, le corps est englué dans l’environnement hostile et plusieurs actions
sont menées contre lui (mutilation, agellation…) puisqu’il se révèle incapable de
s’extraire de Choir. Les habitants de Choir ont même construit des jardins de portes
pour se sentir fuir:
Plutôt fuir, et pour cela nous multiplions les portes. C’est à chaque fois laisser
derrière soi un bout de Choir. Nous avons des jardins de portes où nous circulons
avec fracas car il faut qu’elles claquent dans notre dos pour que nous nous
sentions partir, enfin, et tout quitter. Et sitôt une porte franchie, nous courons vers
la suivante tant ce nouveau séjour nous afflige. Certains consument leurs jours
dans ces jardins afin de goûter encore et encore ce bref sentiment d’évasion que
nous éprouvons au passage d’un seuil. D’autres choisissent plutôt l’immobilité,
n’ayant guère le désir d’explorer cette terre inhospitalière.(Choir, 54-55)
Les romans post-apocalyptiques ont ceci d’intéressant qu’ils ancrent leurs person-
nages dans un lieu vidé de sens et de racines. C’est précisément le rôle de l’apoca-
lypse que de détruire ce qui, dans un lieu, était investi d’un sens jugé «mauvais».
Dans le cas qui nous a occupée, le récit est post-apocalyptique parce que les
protagonistes manquent de lien avec le lieu où ils sont nés; cela rend palpables
la fragilité du monde et la difculté de la tentative de recréer un sens. Ce sens est
inaccessible dans le roman de Chevillard, mais on peut l’apercevoir dans celui
d’Harpman, puisque la narratrice trouve dans le travail de la mémoire à la n de
sa vie la possibilité de se rapprocher de ce qu’elle considère être un être humain;
avec un bémol, cependant, puisqu’il est fortement probable qu’il n’y ait personne,
dans le monde ctionnel, pour la lire.
Les deux romans posent, chacun à leur manière, la question de la chute de
l’humanité après une catastrophe, que l’on peut relier à la crise environnementale
que nous vivons aujourd’hui et qui, plus qu’une crise de la relation à notre lieu le plus
fondamental, est une crise identitaire concomitante à la recherche d’une nouvelle
dénition de l’humain, d’un nouvel humanisme. Cette chute de l’humanité et de
48 • Études littéraires – Volume 48 no 3 ⁄ 2019
l’humanisme dans sa dénition actuelle, héritée de la Renaissance, s’imprime dans le
corps et s’exprime par lui. Part intégrante de la nature, ce dernier abrite également
la possibilité de l’en arracher en partie et ainsi d’éveiller l’être à «autre chose» – de 
faire advenir ce que l’on nomme «culture». Le corps agit ainsi comme pivot entre
nature et culture et est présenté comme le premier jalon d’une reconstruction d’un
lien autre avec l’environnement.
Chute et éveil du corps dans les dystopies… de Laurence Pagacz • 49
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Article
Novel and antinovel: Chevillard, Senges, Volodine Even though the novelistic genre does not get a good press from the French writers today, for Éric Chevillard, Pierre Senges and Antoine Volodine, to write against the novel is in fact to write quite close to it. Because they are novelists in spite of themselves since, to quote a provocative statement of the first, “soon, the term novel will permanently have become a synonym for book”, but especially because the forms they invent constitute variations on the novelistic genre they mistreat the better to renew it. The article explores the relations between the novel and the antinovel in the light of this contrapuntal practice, and shows that this notional couple only coincides incidentally with the one which contrasts the romance with the novel, and that the mimetic illusion is what constitutes the real stake for the antinovel, beyond its singular expressions throughout history. This shift allows for a reconsideration of the antinovel’s target as an abstract model, the contours of which are indirectly drawn by the antinovel, and thus expurgates the fossilized forms that tend to freeze the novelistic genre, like so many molts, in order to maintain the vagueness of the novel, which always keeps it alive.
Article
The environmental imagination does not stop short at the edge of the woods. Nor should our understanding of it, as Lawrence Buell makes powerfully clear in his new book that aims to reshape the field of literature and environmental studies. Emphasizing the influence of the physical environment on individual and collective perception, his book thus provides the theoretical underpinnings for an ecocriticism now reaching full power, and does so in remarkably clear and concrete ways. Writing for an Endangered World offers a conception of the physical environment--whether built or natural--as simultaneously found and constructed, and treats imaginative representations of it as acts of both discovery and invention. A number of the chapters develop this idea through parallel studies of figures identified with either "natural" or urban settings: John Muir and Jane Addams; Aldo Leopold and William Faulkner; Robinson Jeffers and Theodore Dreiser; Wendell Berry and Gwendolyn Brooks. Focusing on nineteenth- and twentieth-century writers, but ranging freely across national borders, his book reimagines city and country as a single complex landscape. Reviews of this book: Author of the widely influential The Environmental Imagination , Buell is a major figure in contemporary ecocriticism. Here, in broadening the scope of his earlier book, Buell blurs the usual distinction between natural and built environments. Exploring how a variety of texts imagine urban, rural, ocean, and desert places, he convincingly argues that literary imagination is powerfully shaped by--and shapes--a single, complex environment that is both found and constructed...Buell's book is important: it points ecocriticism in profoundly new and welcome directions. --W. Conlogue, Choice
Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions nouvelles
  • Christian Chelebourg
  • Les Écofictions
Tête nue), 2015. smIth, Neil, Uneven Development : Nature, Capital, and the Production of Space
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