Content uploaded by Nathalie Belhoste
Author content
All content in this area was uploaded by Nathalie Belhoste on Dec 13, 2019
Content may be subject to copyright.
LES ENTREPRISES ET LA GUERRE : VERS LA RESPONSABILITÉ
GÉOPOLITIQUE DES ENTREPRISES ?
Nathalie Belhoste, Bastien Nivet
Armand Colin | « Revue internationale et stratégique »
2018/3 N° 111 | pages 16 à 25
ISSN 1287-1672
ISBN 9782200932060
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2018-3-page-16.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Nathalie Belhoste, Bastien Nivet« Les entreprises et la guerre : vers la
responsabilité géopolitique des entreprises ? », Revue internationale et stratégique
2018/3 (N° 111), p. 16-25.
DOI 10.3917/ris.111.0016
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.
© Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
AUTRE REGARD
16
RÉSUMÉ / ABSTRACT
Résumé
Les récentes mises en cause de plu-
sieurs multinationales françaises
et / ou européennes (BNP Paribas
et le génocide rwandais, Lafarge en
Syrie, Imerys en Afghanistan, etc.)
illustrent la difficulté d’adaptation
et de gestion du risque géopolitique
par certaines entreprises confrontées
à des zones de conflits ou d’effondre-
ment étatique. Les préoccupations à
l’égard des comportements et réac-
tions des multinationales dans de tels
contextes sont anciennes, et des tra-
vaux universitaires ont déjà montré la
diversité des attitudes des entreprises
et soulevé des questions éthiques
importantes. La période actuelle,
mêlant volatilité géopolitique, mon-
dialisation et prise de conscience
accrue, pose désormais la question
de l’émergence d’une forme nouvelle
de « responsabilité géopolitique des
entreprises », plaçant les entreprises
devant une responsabilité particu-
lière, y compris pénale, si et lorsque
surgissent des conflits.
Abstract
The recent accusations against
several French and / or Euro-
pean multinationals (BNP Paribas in
Rwanda, Lafarge in Syria, Imerys in
Afghanistan, etc.) illustrate the diffi-
culty of adaptation and management
of geopolitical risk by some compa-
nies confronted in areas of conflict
or state collapse. Concerns about the
behaviour of multinationals in context
of armed conflicts are old, and aca-
demic research have already shown
the diversity of corporate behaviours
and raised important ethical issues.
The current period, mixing geopolitical
volatility, globalisation and increased
awareness, now raises the question
of the emergence of a new form of
“Corporate geopolitical responsibil-
ity”, placing companies in a peculiar
responsibility, including criminal.
Nathalie Belhoste
Professeur associé à Grenoble École de Management (GEM).
Bastien Nivet
Docteur en science politique, professeur associé à l’École de
management Léonard de Vinci et chercheur associé à l’Institut de
recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
17
AUTRE REGARDÉCLAIRAGE
Les entreprises
et la guerre :
vers la responsabilité
géopolitique
des entreprises ?
Nathalie Belhoste
Bastien Nivet
Le 28 juin 2018, la société Lafarge a été mise en examen par la justice
française, en tant que personne morale, pour « violation d’un embargo »,
« financement d’une entreprise terroriste », « mise en danger de la vie
d’autrui » et « complicité de crimes contre l’humanité » en Syrie. Le
1er décembre 2017, trois responsables de l’entreprise avaient déjà été mis en
examen pour financement d’organisations terroristes. Quelques mois plus tôt,
la banque française BNP Paribas avait fait l’objet d’une plainte pour « complicité
de génocide » dans le cadre d’une accusation portée par l’organisation non
gouvernementale (ONG) Sherpa. Il lui est ainsi reproché d’avoir réalisé une
transaction financière ayant permis l’acheminement d’armes vers le Rwanda
dans le contexte du génocide de 1994, alors que le pays était sous embargo sur les
armes. L’entreprise française Imerys, qui opère dans le secteur du talc, s’est aussi
vue suspectée de financer indirectement Al-Qaïda dans le cadre de ses activités
en Afghanistan. Ces exemples ne sont que les illustrations hexagonales les plus
récentes d’un phénomène plus large et mondialisé.
Ces cas témoignent néanmoins d’une attention grandissante portée au
comportement des multinationales opérant en zones de conflit, à l’heure où
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
ÉCLAIRAGE
18
internationalisation des entreprises et multiplication des risques et incertitudes
géopolitiques confrontent les acteurs économiques à des défis et injonctions
contradictoires, qu’ils ne savent pas toujours gérer. Croissante, cette attention
n’est toutefois pas nouvelle : les interrogations sur les conditions de déploiement
de multinationales en zones de conflit, leurs interactions éventuelles avec des
acteurs armés non étatiques ont déjà été étudiées et analysées, notamment à
travers des cas célèbres comme le financement de milices armées en Colombie par
Coca-Cola. Avec 400 conflits politiques et 21 guerres à part entière dans le monde
et des poursuites judiciaires qui s’accentuent, une inversion des responsabilités
semble pourtant se produire : longtemps perçues et étudiées avant tout comme
des victimes de soubresauts géopolitiques sur lesquels elles n’avaient pas de prise,
les entreprises sont de plus en plus regardées, analysées et le cas échéant mises en
cause comme étant aussi responsables des désordres géopolitiques. La question
d’une responsabilité géopolitique des entreprises semble ainsi désormais se poser.
Les entreprises et le risque géopolitique :
des défis multiples et anciens
Les entreprises, victimes potentielles d’un risque géopolitique
au large spectre
L’avènement de conflits ou de soudaines dégradations de l’environnement
sécuritaire dans des pays tiers confronte les acteurs économiques à une multitude
de défis sécuritaires, mais aussi économiques et juridiques. Les enlèvements de
salariés d’Areva au Niger en 2007 et 2010, le rapatriement de 3 000 ressortissants
européens lors de la guerre civile en Côte d’Ivoire en 2002, les départs des
firmes françaises Total et Bel de Syrie en 2012 ainsi que le maintien chaotique
de Lafarge dans ce même pays ont confirmé l’importance, pour les entreprises,
de la dimension sûreté/sécurité du risque géopolitique. Les menaces pesant sur
les infrastructures, contractants et salariés en déplacement ou en expatriation
dépassent, par ailleurs, très largement la stricte problématique des conflits
ou du terrorisme : petite délinquance, violence et criminalité « ordinaires »,
comportements inadaptés des personnels en déplacement produisent souvent
davantage de cas à gérer pour les responsables concernés que les conflits ouverts
ou attaques terroristes, certes plus dramatiques et frappants. Ces enjeux sont
d’autant plus importants pour les entreprises qu’en France, la jurisprudence issue
de l’attentat de Karachi attribue à l’employeur la responsabilité de protéger ses
salariées contre ces éventuelles menaces.
Au-delà de leurs conséquences sécuritaires, guerres et tensions géopolitiques
1. Les victimes ont obtenu une indemnisation intégrale de leurs préjudices grâce à l’admission de la
faute inexcusable de l’employeur. Pour admettre l’existence de cette faute, les juges se sont fondés
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Les entreprises et la guerre : vers la responsabilité géopolitique des entreprises ?
19
peuvent aussi modifier substantiellement les conditions économiques dans
lesquelles opèrent les entreprises : ruptures d’approvisionnement ou de
débouchés, modification des conditions et coûts de transport, etc. Les conflits
au Kivu, en République démocratique du Congo, rendent par exemple difficiles
l’accès et la justification de la provenance de certaines terres rares, comme
lecoltan.
Enfin, les dernières années ont montré à quel point les conflits
contemporains, et par extension les tensions internationales, pouvaient soulever
d’importants défis de conformité
juridique. L’amende record subie par
BNP Paribas dans le contexte des
sanctions contre l’Iran, l’impact des
sanctions européennes à l’égard de
la Russie sur certaines entreprises du
secteur agroalimentaire européen,
les interrogations et renoncements
d’entreprises européennes dans le contexte des revirements des États-Unis sur le
nucléaire iranien n’en sont que les cas les plus visibles.
Sécuritaire, économique ou juridique, ce « risque géopolitique » pesant sur
les entreprises a déjà fait l’objet de nombreuses analyses et adaptations de la part
des acteurs économiques eux-mêmes. Toutes ont pour point commun de placer
les entreprises en victimes de soubresauts géopolitiques qui leur échappent, sur
lesquels elles n’ont pas de prise, et qui exigent qu’elles adaptent ou repensent
leurs stratégies.
Les entreprises et les conflits :
des formes d’engagement directes et indirectes
Lorsque les entreprises sont confrontées à des conflits, leur attitude varie.
Certaines décident de se retirer et de se désengager de leur zone d’implantation
devenue zone de conflit, comme Total ou Bel, qui ont quitté la Syrie en 2012.
D’autres, au contraire, tentent de profiter de la situation et de développer leur
activité en espérant en tirer des bénéfices –être les premiers sur le terrain en cas
de retour de la paix, faire ce que les autres ne font plus, etc. D’aucunes encore
poursuivent leurs activités en essayant de respecter la réglementation locale, mais
sans chercher à agir sur le conflit. D’autres, enfin, peuvent avoir un engagement
très proactif localement, et tenter de contribuer à la sécurité publique. Devant
sur le principe de l’obligation de sécurité de l’entreprise vis-à-vis de ses salariés et ont fait apparaître
le risque juridique en matière criminelle à l’encontre des expatriés.
1. Sylvain Kahn, « Iran : l’Union européenne peine à trouver la parade pour contourner Trump »,
TheConversation.com, 19 mai 2018.
2. Klaus Dieter Wolf, Nicole Deitelhoff et Stefan Engert, « Corporate Security Responsibility: Towards
a Conceptual Framework for a Comparative Research Agenda », Cooperation and Conflict: Journal of
the Nordic International Studies Association, vol.42, n° 3, septembre 2007.
Les dernières années ont montré
à quel point les conflits pouvaient
soulever d’importants défis
de conformité juridique
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
ÉCLAIRAGE
20
cette diversité des réactions des entreprises mise en avant dans la littérature
académique, des auteurs ont proposé une matrice permettant de classer les
différentes stratégies de réponse des entreprises dans les zones de conflit
en termes de responsabilité sociale des entreprises (RSE) et de construction
de la paix. Cette matrice aide à comprendre le rôle multidimensionnel des
multinationales et leur perception des liens entre entreprises et conflits.
Lorsqu’elles décident de continuer à opérer dans une zone de conflit, et afin
de faire face aux difficultés, les entreprises établissent des stratégies différentes
et ont des formes d’engagement diversifiées. Les recherches académiques sur
les opérations des entreprises dans les zones de conflit étudient deux enjeux
principaux. Premièrement, les attitudes et réactions des multinationales
quand leurs intérêts sont en jeu dans le pays où les événements se produisent.
Deuxièmement, si elles jouent un rôle particulier, plus ou moins direct, dans
cesconflits.
Tout d’abord, des recherches ont montré qu’un nombre important
d’entreprises sont disposées à s’engager en faveur d’une résolution ou
d’une réduction des conflits et
qu’elles réagiront plus ou moins
directement en fonction de la source
géographique de la pression à leur
égard. De plus fortes pressions de la
part des acteurs du conflit pousse les
entreprises à répondre directement,
là où les pressions de la part de
gouvernements et / ou d’organisations internationales les encouragent à réagir
indirectement. De façon étonnante, les actions directes sont souvent décidées
unilatéralement, sans engager les parties prenantes locales. Cet engagement
des entreprises en faveur de la résolution des conflits n’est pas exclusif de leur
comportement économique, mais intrinsèquement lié à celui-ci.
Cette littérature a également montré que les multinationales peuvent
directement ou indirectement contribuer aux conflits et à leur aggravation,
en raison de leurs approvisionnements ou fournitures de matériaux, par le
financement ou la collusion avec un régime autoritaire ou des groupes armés,
ou par le paiement d’impôts afin de pouvoir maintenir leurs actifs et opérations
dans le pays. Dans certains cas, les entreprises peuvent participer à des violations
1. Dima Jamali et Ramez Mirshak, « Business-Conflict Linkages: Revisiting MNcs, CSR and Conflict »,
Journal of Business Ethics, vol.93, n° 3, mai 2010.
2. Jennifer Oetzel et Kathleen Gertz, « Why and how might firms respond strategically to violent
conflict? », Journal of International Business Studies, vol.43, n° 2, février 2012.
3. Voir Jean Boddewyn, « Political Aspects of MNE Theory », Journal of International Business Studies,
vol.19, n° 3, automne 1988 ; et Jean Boddewyn et Thomas Brewer, « International Business Political
Behavior: New Theoretical Directions », Academy of Management Review, vol.19, n° 1, janvier 1994.
4. Voir Philippe Le Billon, Fueling War: Natural Resources and Armed Conflict, Londres, Routledge,
Les multinationales peuvent
directement ou indirectement
contribuer aux conflits et à
leur aggravation
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Les entreprises et la guerre : vers la responsabilité géopolitique des entreprises ?
21
des droits de l’homme, mais parfois de manière non intentionnelle. En outre,
dans de nombreux cas, l’exploitation des ressources naturelles peut contribuer
à financer certains des acteurs qui les contrôlent. Si l’exploitation de ressources
primaires constitue par exemple la clé du modèle d’affaires, l’entreprise peut
décider de négocier l’accès avec les acteurs contrôlant le territoire, qu’il s’agisse
de l’armée d’un gouvernement légitime, de rebelles ou de milices. À cet égard,
en choisissant de financer une partie au conflit, les entreprises ont une action
politique, même si le but réel, ultime et avoué est orienté vers les affaires. Les
exemples historiques sont nombreux : la société diamantaire De Beers a soutenu
le groupe rebelle Unita en Angola, Coca-Cola a comploté avec des organisations
paramilitaires en Colombie, BP a été accusée de financement des escadrons de la
mort en Colombie, Shell a fait l’objet d’une enquête pour complicité présumée
dans les crimes commis par l’armée au Nigeria dans les années 1990 et BNP
Paribas est actuellement accusée d’avoir indirectement financé le génocide au
Rwanda en 1994.
Les entreprises sont donc exposées à différents niveaux de complicité :
directe, indirecte – en aidant et encourageant un conflit – ou par silence
consentant –lorsque l’entreprise décide de poursuivre ses activités et de ne rien
dire ou faire pour empêcher les violations des droits de l’homme. Au cours des
vingt dernières années, des entreprises ont ainsi été accusées de violations des
droits de l’homme, de financement illégal des groupes terroristes ou armés, et à
ce titre tenues comme coresponsables des conflits. Les États n’ont pas, ou plus, le
monopole de la responsabilité dans les conflits, comme pendant longtemps. Mais
rares ont été les mises en causes pénales d’entreprises dans leurs pays d’origine,
et plus rares encore celles qui ont abouti.
La responsabilité géopolitique des entreprises,
une problématique renouvelée
Un changement d’échelle
Sans présager de leur issue, les procès en cours concernant BNP Paribas au
Rwanda et Lafarge en Syrie renversent la nature du lien entre entreprises et
confits armés : les entreprises ne sont pas seulement des victimes des conflits
armés, elles sont désormais aussi perçues comme des acteurs, plus ou moins
2005 ; et Hugo Slim, « Business actors in armed conflict: towards a new humanitarian agenda »,
International Review of the Red Cross, vol.94, n° 887, automne 2012.
1. Olga Martin-Ortega, « Business and Human Rights in Conflict », Ethics & International Affairs,
vol.22, n° 3, septembre 2008.
2. Salil Tripathi, « International Regulation of Multinational Corporations », Oxford Development
Studies, vol.33, n° 1, mars 2005.
3. Peter T. Muchlinski, « Human Rights and Multinationals: Is There a Problem? », International Affairs,
vol.77, n° 1, janvier 2001.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
ÉCLAIRAGE
22
directs, volontaires et conscients, mais des acteurs malgré tout –ce qu’elles
sont en réalité depuis longtemps. Le rôle du comportement de grands groupes
industriels dans les conflits armés a
déjà largement été documenté sur
le plan historique. Les deux guerres
mondiales ont fourni de nombreux
cas illustrant l’importance de certains
acteurs économiques dans la stratégie
des États. Il arrive parfois, encore
aujourd’hui, que des marques ou des
industriels soient mis en cause pour leur attitude durant la Deuxième Guerre
mondiale, lorsque les collusions entre de grands groupes allemands comme Bayer
et le régime nazi sont par exemple rappelées.
Des cas plus récents, concernant par exemple les interactions entre des
multinationales américaines et les contextes de guerres civiles en Amérique latine
durant les années 1960-1980, ou encore les procès en cours en France, renouvèlent
cette problématique : nature des échanges entre entreprises et pouvoirs publics,
nature des interactions avec des acteurs armés –étatiques ou non–, respect
des normes et règles éthiques ou juridiques placent les entreprises au cœur des
enjeux des conflits, et plus seulement en acteurs périphériques ou victimes. Les
exemples précités de BNP Paribas au Rwanda et Lafarge en Syrie sont révélateurs
des interactions complexes entre multinationales et gouvernements : relations
entre cadres anciennement membres de services français et leur administration
d’origine (Direction générale de la sécurité extérieure, ministère de l’Europe et
des Affaires étrangères, ministère des Armées), consultations réciproques sur la
situation sur le terrain et les perspectives d’évolution d’une zone de conflit ou
de tensions, etc. Un récent rapport publié par quatre ONG, Égypte : une répression
made in France, sur les ventes d’armes et de matériel de surveillance au régime
égyptien ces dernières années pointe aussi le lien entre les choix politiques de la
France à l’égard de l’Égypte et les opérations et activités des entreprises françaises
du secteur de la sécurité.
Certaines des accusations portées contre le groupe Lafarge dans le cadre de
ses opérations en Syrie entre 2012 et 2014 illustrent aussi le comportement et
les défis particuliers que constitue le fait de continuer à agir en temps et en zone
de conflit. Que ce soit pour sécuriser les opérations et transports ou simplement
pour continuer à opérer, y compris dans des contextes d’effondrement étatique,
les entreprises peuvent nouer des relations avec des acteurs armés non étatiques
ou avec des régimes autoritaires. Elles peuvent ainsi parfois agir en opposition
avec leurs propres règles éthiques ou avec le droit de leur pays d’origine, mais aussi
avec le laisser-faire ou le soutien tacite du gouvernement de leur pays d’origine.
1. FIDH– LDH– Observatoire des armements– Cairo International, Égypte : une répression made in
France, Paris, juin 2018.
Les entreprises ne sont pas seulement
des victimes des conflits armés, elles
sont désormais aussi perçues comme
des acteurs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Les entreprises et la guerre : vers la responsabilité géopolitique des entreprises ?
23
Une prise de conscience internationale
Au cours des trente dernières années, la question du rôle des entreprises
dans ces conflits et de leur responsabilité dans ces environnements difficiles et
perturbés a pourtant fait l’objet d’une attention grandissante, par les entreprises
elles-mêmes comme par des instances internationales. Des normes et règles
internationales ont peu à peu émergé, grâce au développement de chartes
et d’observatoires conjointement par des institutions comme l’Organisation
des Nations unies (ONU) ou par des ONG. Des initiatives comme CorpWatch,
initiée en 1996, ou l’Observatoire des multinationales en France ont commencé
à surveiller les activités des entreprises, notamment dans les zones de conflit.
À la même période (1999), l’ONU a lancé le Pacte mondial des Nations unies
et élaboré dix principes pour s’engager dans une culture d’intégrité et de
responsabilité envers les individus et la planète,Global Compact, qui dépend
d’une démarche volontaire de la part des entreprises. En 2000, l’Organisation
de coopération et de développement économiques (OCDE) a élaboré une
déclaration sur l’investissement international et les entreprises multinationales
en évoquant leurs responsabilités à l’étranger. En 2011, ont été adoptés les
Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de
l’homme. Les entreprises doivent également observer les Normes des Nations
unies pour les sociétés transnationales et autres entreprises commerciales en
matière de droits de l’homme, adoptées en 2003, qui fournissent des directives
s’agissant de l’utilisation du travail forcé et du recours aux forces de sécurité. Elles
sont juridiquement contraintes par les conventions de Genève et de La Haye
concernant l’aide illégale aux groupes terroristes, le pillage ou le profit dans une
situation de conflit. L’extraterritorialité de ces exactions rend cependant très
difficile le fait de porter plainte pour les victimes. Un traité est actuellement
en préparation à l’ONU afin de réglementer l’action des multinationales et
de leur imposer des sanctions en cas de manquement aux droits de l’homme
ou d’atteinte à l’environnement. Mais l’aspect coercitif de ces mesures est
encore loin d’être accepté, et donc d’être voté. Par ailleurs, les mécanismes mis
en place par la communauté internationale pour aider les victimes à obtenir
des compensations ne fonctionnent pas correctement. Parallèlement à ces
initiatives internationales, les entreprises développent leurs propres politiques
de développement durable ou de RSE, leur permettant, en principe, de prendre
conscience du rôle –notamment politique – qu’elles peuvent jouer dans les
territoires où elles mènent leurs activités en interaction avec les acteurs locaux.
1. Voir Salil Tripathi., op. cit.
2. Chloé Maurel, « Bataille à l’ONU pour un traité sanctionnant les manquements des
multinationales », TheConversation.com, 5 juillet 2018.
3. D’après une étude du Centre for Research on Multinational Corporations (SOMO), 20% seulement
des 864 plaintes soumises au cours des vingt dernières années ont abouti à une procédure de
règlement négocié. Caitlin Daniel, Kristen Genovese, Mariëtte von Huijstee et Sarah Sing (dir.),
Glass Half Full? The State of Accountability in Development Finance, Amsterdam, SOMO, janvier 2016.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
ÉCLAIRAGE
24
Mais ces institutions et processus ont montré leurs limites, que les procédures en
cours cherchent à mettre à jour et combler.
De la RSE à la RGE ?
Le concept de responsabilité sociale des entreprises (RSE) définit le fait
que le champ d’action et de responsabilité des entreprises s’étend au-delà de
leurs activités économiques propres. Il invite à penser, mesurer et encourager la
responsabilité des entreprises à œuvrer dans l’intérêt des sociétés dans lesquelles
elles s’insèrent. Les trois piliers attribués à la RSE sont économique, sociétal et
environnemental.
Les cas récents de mises en accusation de multinationales pour contribution
indirecte à des conflits dépassent les enjeux traditionnellement abordés à travers
ce concept de RSE. En renversant
la perspective du lien entre
conflits et entreprises, indiquant
que ces dernières en sont des
acteurs directs et indirects, et
qu’elles peuvent être tenues
responsables des conséquences
géopolitiques de leurs activités,
ils pointent une responsabilité
géopolitique des entreprises,
entendue comme la responsabilité
des entreprises dans l’avènement
et le déroulement de désordres
sécuritaires et drames humanitaires complexes, volatiles et mondialisés, et dans
la difficulté d’y répondre.
C’est à cette mise en responsabilité que travaillent des ONG se portant
parties civiles dans des cas comme ceux de BNP Paribas et le génocide rwandais
ou Lafarge et le conflit en Syrie. Une mise en responsabilité qui se heurte
toutefois à plusieurs défis de clarification des niveaux et échelles, comme lorsque
Lafarge rejette sa responsabilité en tant que groupe au profit d’une responsabilité
individuelle d’anciens salariés désormais éloignés de l’entreprise, ou en tant
qu’acteur économique que le pouvoir politique aurait dû contraindre ou inciter
plus ouvertement à partir.
En plus de la difficulté classique d’étayer et de prouver les accusations
portées à l’encontre des entreprises, se pose la question de l’attribution de
la responsabilité à l’entreprise en tant que personne morale, ou à certains
membres de son management, des niveaux et services différents de l’entreprise
1. Il s’agit là de deux des éléments de défense majeurs de l’entreprise depuis ses premières mises en
cause.
Les cas récents pointent une responsabilité
géopolitique des entreprises, entendue
comme la responsabilité des entreprises
dans l’avènement et le déroulement de
désordres sécuritaires et drames
humanitaires complexes, volatiles
et mondialisés
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Les entreprises et la guerre : vers la responsabilité géopolitique des entreprises ?
25
se renvoyant parfois la responsabilité des accusations. Aussi, des acteurs du
monde de l’entreprise mettent parfois en accusation des acteurs publics, comme
lorsque d’anciens cadres de Lafarge reprochent au ministère français des Affaires
étrangères de ne pas leur avoir « donné l’ordre » de quitter la Syrie, voire de les
avoir incités à rester à tout prix dans ce pays dans l’attente d’une fin au conflit.
❏
L’interférence de la géopolitique, et notamment des relations internationales,
dans le quotidien des entreprises était déjà une contrainte identifiée par
celles-ci, quoiqu’inégalement. La « nature politique de l’entrepreneur », voire la
« responsabilité géopolitique des entreprises » sont aujourd’hui de plus en plus
mises en avant, sous la pression d’acteurs extérieurs (ONG, médias, opinions)
et du fait de la prise de conscience de certains acteurs économiques. C’est bien
alors leur rôle géopolitique –au sens d’acteur participant à des conflits existants
sur des territoires– qui est désormais mis en avant et qui doit être intégré au
sein de leurs activités. Trop souvent, cependant, les attitudes des entreprises
par rapport aux conflits sont uniquement réactives et ne constituent en aucun
cas une stratégie. Or, parler de responsabilité géopolitique des entreprises, c’est
bien tendre, tout autant que la RSE, vers une réelle stratégie, guidée par des
principes d’anticipation. Des clarifications sont nécessaires entre responsabilité
des entreprises et de leurs salariés, efforts de renforcement du droit international
et comportement des États à l’égard de leurs propres acteurs économiques.
Former les salariés, initier de réelles analyses géopolitiques dans les différents
départements et développer les interactions avec les autres parties prenantes
sont des éléments de développement d’une stratégie nécessaire si les entreprises
veulent atteindre un comportement géopolitiquement responsable. ■
1. Patrick d’Humières, La nature politique de l’entrepreneur, Paris, Michel de Maule, 2017.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 09/10/2018 12h53. © Armand Colin