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4Connaissance & gestion des espèces
Réintroduction de la cistude d’Europe :
évaluation de la méthode mise en œuvre
dans la Réserve naturelle nationale
de l’Estagnol (Hérault)
Face à ce constat, un projet de réintro-
duction a été envisagé dès 2005, à l’ini-
tiative conjointe du Laboratoire
« Biogéographie et Écologie des ver-
tébrés » de l’École pratique des hautes
études (EPHE), du Conservatoire des
espaces naturels (CEN) du Languedoc-
Roussillon et de deux réserves naturelles
nationales (RNN) : celle de l’Estagnol
(commune de Villeneuve-lès-Maguelone)
et celle du Bagnas (commune d’Agde) dans
l’Hérault (figure 1).
Une réintroduction
en deux phases
Les tortues destinées à la réintroduction
ont été prélevées, après autorisation du
Conseil national de protection de la nature
(CNPN), dans deux populations camar-
guaises connues pour l’importance de
Une espèce en voie
de raréfaction
Les zones humides ont considéra-
blement régressé en France au cours des
siècles (Bernard, 1994), de même que les
espèces qui y sont inféodées. De fait,
comme de nombreuses autres espèces
aquatiques, la cistude d’Europe a for-
tement décliné à l’échelle nationale, et
plus généralement en Europe (Fritz &
Chiari, 2013) – d’où son inscription à
l’annexe II de la directive européenne
« Habitats ». En France, elle bénéficie d’un
Plan national d’actions depuis 2011
(Thienpont, 2011).
Le Languedoc-Roussillon était autrefois
amplement occupé par cette tortue
(Geniez & Cheylan, 2012). Actuellement,
elle n’y subsiste que très localement,
hormis en Camargue gardoise où se trouve
l’essentiel des effectifs régionaux.
E T1,
C A2, R G3,
C M3,
F M3,
A B4,
M C4
1 ONCFS, stagiaire Master 2 SupAgro
(2016).
2 ONCFS, stagiaire Master 2 IEGB (2017).
3 ONCFS, Délégation régionale Occitanie,
Cellule technique – RNN Estagnol,
Villeneuve-lès-Maguelone.
4 EPHE, Laboratoire « Biogéographie
et Écologie des vertébrés », CEFE/CNRS,
UMR 5175 – Montpellier.
Contact : regis.gallais@oncfs.gouv.fr
© R. Gallais/ONCFS
Dix ans après la première réintroduction de cistudes d’Europe dans
la Réserve naturelle nationale de l’Estagnol, une évaluation du
programme a été réalisée au travers de deux méthodes de suivi :
radio-tracking et capture-marquage-recapture.
Les analyses apportent un faisceau d’informations sur le succès
de cette opération.
Connaissance & gestion des espèces
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N° 319 ❙ 2e trimestre 2018
Connaissance & gestion des espèces
2012. Avant leur relâcher, les tortues
avaient été maintenues durant environ
10 mois dans un enclos d’acclimatation
construit spécialement sur le site. De
2008 à 2010, les 30 adultes ont fait l’objet
d’un suivi par télémétrie (VHF), per-
mettant de conclure à leur bonne séden-
tarisation sur le site (Mignet et al., 2014).
Des preuves de reproduction (pontes,
juvéniles) ont par ailleurs été observées
dès la première année, puis de façon régu-
lière au cours des années suivantes. Ces
premiers éléments laissaient envisager un
bon succès de l’opération.
leurs effectifs : la population des marais
du Vigueirat (Bouches-du-Rhône) et la
population d’Aigues-Mortes (Gard). À cela
s’est ajouté le prélèvement de pontes
(marais du Vigueirat), qui ont fait l’objet
d’une incubation suivie de l’élevage des
jeunes en captivité dans un centre spé-
cialisé sur la commune de Vergèze.
La réintroduction dans la RNN de
l’Estagnol s’est déroulée en deux étapes,
avec un premier lâcher de 30 individus
adultes (10 mâles et 20 femelles) en 2008
et en 2009, puis un second lâcher de
35 individus juvéniles issus d’élevage en
Pour s’en assurer à moyen et long
terme, un protocole de capture-mar-
quage-recapture (CMR) a été mis en place
à partir de 2013 sur l’ensemble de la
réserve de l’Estagnol, afin de mieux com-
prendre les tendances démographiques de
la population et d’adapter les mesures de
gestion en conséquence (encadré 1). La
reconnaissance individuelle des animaux
utilise un code d’entailles sur les écailles
marginales, doublé de photos ventrales et
dorsales permettant l’identification grâce
à la présence de signes distinctifs.
Description du protocole
mis en place à partir de 2016
Le protocole de CMR ainsi qu’une base
de données ont été élaborés en 2014, en
lien avec le Plan national d’action
« Cistude d’Europe ». Le piégeage des
cistudes s’effectue à l’aide de nasses ou
de cages selon la profondeur d’eau. En
effet, le piège doit toucher le fond vaseux,
où les individus se déplacent le plus
souvent, et avoir une partie à l’air libre
pour permettre la respiration.
Les pièges sont appâtés avec des mor-
ceaux de sardines. De façon à couvrir
l’ensemble du site, ils sont posés tous les
150 m, puis déplacés de 50 m lors du pié-
geage suivant et à nouveau de 50 m lors
du 3
e
piégeage. Ceci conduit à une cou-
verture de la zone échantillonnée tous les
50 m sur l’ensemble de la période d’étude.
Compte tenu des déplacements des
animaux, étudiés préalablement par
radiopistage, cette distance a été jugée
suffisante pour avoir une bonne proba-
bilité de détection des individus présents.
Réintroduction de la cistude d’Europe :
évaluation de la méthode mise en œuvre
dans la Réserve naturelle nationale
de l’Estagnol (Hérault)
Encadré 1 • La méthode de
capture-marquage-recapture
(CMR)
La méthode de CMR (Pollock et al., 1990 ;
Lebreton et al., 1992) permet d’estimer
la taille d’une population, ainsi que ses
paramètres démographiques (survie, dis-
persion, recrutement…), à l’aide de
modèles spécifiques qui gèrent le fait que
tous les individus ne sont pas capturés à
chaque session de terrain (figure 2). Ces
modèles peuvent être ajustés sur les
données avec différents logiciels, comme
MARK par exemple (White & Burnham,
1999). Cette méthode nécessite un mar-
quage individuel et pérenne des indi-
vidus. Ceci est possible dans notre étude
car le marquage réalisé par des encoches
sur les carapaces des tortues est stable
dans le temps.
Deux types d’analyses sont possibles :
• si les intervalles entre les sessions de
piégeage sont courts (répétées pendant
le cycle annuel de l’espèce par exemple),
la population est considérée comme
fermée aux échanges démographiques.
On considère alors qu’il n’y a pas de perte
ou de gain d’individus (mortalité, repro-
duction) au cours de la période d’étude,
et des modèles spécifiques permettent
d’estimer la taille de la population ;
• si les sessions de piégeage sont effec-
tuées tous les ans, il est possible de tenir
compte de l’existence de gains et de
pertes d’individus dans la population : elle
est considérée comme ouverte. On peut
alors calculer, entre autres, les taux de
survie interannuelle de la population.
Figure 1 Répartition géographique des populations de cistude d’Europe et des sites
de réintroduction en France.
Figure 2 Représentation schématique de la technique de CMR.
Connaissance & gestion des espèces
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N° 319 ❙ 2e trimestre 2018
Cheylan, 1979). Le sexe est déterminé par
l’observation des caractères sexuels
secondaires (Zuffi & Gariboldi, 1995). Les
sujets âgés de moins d’un an ne sont pas
marqués, du fait d’une écaillure trop
fragile. Pour l’analyse, les individus sont
ensuite regroupés en classes d’âge : juvé-
niles (0-2 ans), subadultes (3-5 ans) et
adultes (≥ 6 ans) – (Bertolero, 2010). Ces
données permettront de calculer les para-
mètres démographiques de la population
grâce à différents modèles (encadré 2).
Prévoir l’évolution de la
population sur le long terme
Grâce aux valeurs de survie estimées
par CMR, différents scénarios d’évolution
de la population sur un horizon à 50 ans
(encadré 3) peuvent être conçus à l’aide
de modèles matriciels implémentés dans
le logiciel ULM v.4.1 (Legendre, 2002). Les
valeurs utilisées pour les paramètres
démographiques non disponibles pour la
population concernée (survie juvénile,
fécondité) sont issues de la bibliographie
(Bertolero, 2010).
Des modèles intégrant une stochasticité
environnementale (fluctuations aléatoires
de l’environnement affectant les taux de
survie indépendamment de la taille de la
population) et démographique (prise en
compte de paramètres démographiques à
l’échelle des individus) ont été réalisés.
Cela permet de déterminer les probabilités
d’extinction de la population. Ce type de
modèle permet d’obtenir des estimations
plus réalistes qu’avec un modèle
déterministe
1
.
1. Si on fait varier les hypothèses sur des valeurs déter-
minées (choisies), on a un modèle « déterministe » ; si
on peut varier une ou plusieurs hypothèses de façon
totalement aléatoire, on a un modèle dit « stochas-
tique ». Cela nécessite de disposer d’un générateur de
variables aléatoires, appelé « randomiseur ».
Pour des raisons logistiques, un tiers de la
réserve est piégé chaque semaine
(figure 3) avec, à chaque fois, entre 24 et
29 pièges posés. Une semaine de piégeage
comprend 2 à 3 jours de pose pour
conserver le même effort d’échantil-
lonnage en fonction des niveaux d’eau.
Dans ce qui suit, une session correspond
à un piégeage sur l’ensemble des trois
parcelles (3 semaines de piégeage). En
tout, cela représente 18 semaines de pié-
geage, soit 6 sessions, pour une période
allant de mi-avril à mi-août.
Pour chaque tortue capturée, les infor-
mations suivantes sont prises : le numéro
de l’individu, le sexe, le poids (g), la lon-
gueur de la dossière et du plastron (mm)
et des photographies en vue dorsale et
ventrale. La gravidité des femelles est
évaluée par palpation. En cas de capture
d’un nouvel individu, celui-ci est marqué
directement sur le terrain à l’aide
d’encoches sur les écailles de la dossière
et du plastron (figure 4). Son année de
naissance est estimée par la lecture des
lignes d’arrêt de croissance (Castanet &
Figure 3 Localisation des parcelles (à gauche) et des sites de piégeage (à droite).
Les pièges à cistudes utilisés sont des cages (à gauche) ou des nasses (à droite) selon la profondeur d’eau.
© ONCFS
© ONCFS
Encadré 2 • Les modèles utilisés pour estimer les paramètres
démographiques de la population
Deux types d’analyses ont été utilisés :
• en population fermée avec les captures de 2017 (6 sessions de piégeage consé-
cutives), afin d’estimer l’effectif de la population adulte (6 ans et plus) et celui
de la population subadulte et adulte (3 ans et plus) ;
• en population ouverte depuis le début de la mise en place du suivi des individus
(piégeages ponctuels et observations de 2008 à 2015, et piégeages standardisés
en 2016 et en 2017), afin d’estimer les taux de survie des individus subadultes
et adultes (3 ans et plus). La probabilité de survie interannuelle a également
été estimée pour les individus âgés de 3 ans et plus nés sur la réserve, valeur
utilisée par la suite dans l’analyse de viabilité.
7
Connaissance & gestion des espèces
Un premier état des lieux de
l’état de santé de la population
En 2017, 99 captures ont été réalisées
pour un total de 66 individus différents
(33 mâles, 18 femelles et 15 juvéniles
indéterminés), dont 27 individus nouvel-
lement marqués et donc probablement
nés sur le site. Seules 5 tortues sur les
30 adultes lâchés en 2008-2009 et 8 sur
les 35 juvéniles lâchés en 2012 ont été
capturées. Cela représente 20 % de
l’effectif initialement réintroduit sur la
réserve. Sur l’ensemble des captures de
2017, 8 % des individus étaient des juvé-
niles (0-2 ans), 41 % des subadultes
(3-5 ans) et 51 % des adultes (6 ans et
plus). Bien que les taux de captures soient
plus faibles chez les subadultes et les juvé-
niles, la structure de la population indique
un bon équilibre entre les différentes
classes d’âge.
Le sex-ratio est fortement biaisé en
faveur des mâles (1,8), sans que l’on ait
d’explication à ce stade de l’étude.
Une reproduction avérée
sur la réserve et ses alentours
La reproduction sur le site et ses alen-
tours a été constatée dès la première
année du lâcher, puis lors du suivi par
radiopistage à partir de 2008. Entre 2008
et 2017, 97 individus non issus des relâ-
chers ont été capturés sur le site, preuve
d’un bon recrutement dans la population.
La répartition chronologique de ces nais-
sances indique une reproduction assez
régulière durant ces 10 années, ce qui
constitue un indice de la bonne santé de
la population. Ceci est confirmé par
l’étude des paramètres biométriques et
de croissance de l’ensemble des individus
nés sur la réserve, qui montrent des ten-
dances similaires à celles des populations
naturelles (Olivier, 2002).
Le suivi complémentaire, en 2011, de
14 femelles par radiopistage permet d’en
savoir plus sur leurs habitudes de ponte
et les paramètres liés à la reproduction.
La localisation de 10 sites de ponte montre
que ceux-ci se situent à peu de distance
du milieu aquatique le plus proche, de 40
à 87 m (N = 14, IC 95 %) si l’on tient
compte d’une distance linéaire. Cela
représente un parcours de 73 à 305 m
Collecte d’informations sur un individu capturé.
© C. Assio /ONCFS
Figure 4 Code de marquage utilisé à la RNN de l’Estagnol. (D’après CEN-LR, 2005)
Encadré 3 • Analyse de viabilité de la population
L’analyse de viabilité d’une population permet d’estimer le taux de multiplication
interannuel de la population λ, ainsi que les valeurs d’élasticité1 des paramètres-
clés pour la dynamique de la population. La population croît si λ > 1.
Ce type de modèle structuré en âge est basé sur une matrice de Leslie (Leslie,
1945) où tous les individus du même âge ont le même taux de survie et la même
fécondité (figure 5).
On ne considère que les femelles dans les modèles (facteur limitant le nombre
de reproductions et de nouveau-nés) et la population est structurée en dix classes
d’âge, regroupées selon deux classes possédant des paramètres identiques : les
individus juvéniles (0-3 ans) et les individus subadultes-adultes (3 ans et plus)
– (figure 5). L’âge de la première reproduction est fixé à 6 ans (Olivier, 2002).
1. L’élasticité des paramètres permet d’identifier ceux qui sont les plus importants pour la dynamique de la
population : plus la valeur est haute, plus le paramètre contribue à la croissance de la population (e.g. Caswell,
2001 ; Morris & Doak, 2002).
Figure 5 Graphique du cycle de vie de la population de cistudes femelles
sur la RNN de l’Estagnol.
Nx = âge ; fx = fertilit é de la Xe année de reproduction ; S1 = survie des juvéniles ; S2 = survie des
subadultes-adultes ; Sa = survie des adultes relâchés (Ad).
D’après les captures réalisées en 2017, la structure
de la population paraît être bien équilibrée.
© C. Assio /ONCFS
Connaissance & gestion des espèces
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alors estimée à 58 [45-89] individus. La
probabilité de capture individuelle est en
moyenne de 0,052 avec un effort d’échan-
tillonnage médian de 198 nuits*pièges par
session de capture.
En raison du nombre plus important de
mâles que de femelles, un effet de groupe
a été incorporé au modèle. Il permet
d’estimer la population à 34 mâles adultes
[26-58] et à 16 femelles adultes [13-32].
L’effectif des mâles n’est donc pas signi-
ficativement différent de celui des
femelles. Les probabilités de capture
moyennes sont respectivement de 0,051
pour les mâles et de 0,071 pour les
femelles.
Le second modèle intègre un effet de
groupe en fonction de la provenance des
animaux (introduits ou nés sur la réserve).
Il permet de constater que le taux de
capture des tortues nées sur la réserve est
plus faible que celui des tortues réintro-
duites, bien que leur effectif soit signifi-
cativement plus élevé.
Effectifs et survie des subadultes
et adultes
Les subadultes (3-5 ans) représentent
42 % des captures. Le modèle le plus
approprié aux individus de 3 ans et plus
intègre une hétérogénéité de capture
selon les individus. Il estime la population
à 123 individus [100-165]. La probabilité
de capture moyenne pour cette classe
d’âge est estimée à 0,050.
(N = 14, IC 95 %) en milieu terrestre, ce
qui semble peu comparativement à
d’autres études menées en Europe (Puig,
2011). En revanche, compte tenu de la
configuration de la réserve, toutes les
pontes observées ont été déposées en
dehors du site protégé. La fécondité est
satisfaisante puisque la majorité des
femelles ont déposé 2 pontes, voire 3 pour
15 % des femelles suivies, durant la saison.
Le nombre d’œufs par ponte, de 8 à 12
(N = 8, IC 95 %), semble supérieur à ce
qui est connu ailleurs en France.
Une population en bon état
de conservation ?
Croissance des individus
La croissance des individus mâles (pro-
bablement) nés sur la réserve apparaît
meilleure que celle des individus issus du
lâcher de 2012 (figure 6). Cette différence
est sûrement liée à l’élevage de ces der-
niers en captivité au cours de leurs pre-
mières années de vie. Les individus mâles
nés sur la réserve ont ainsi une longueur
de dorsale significativement plus élevée
que ceux réintroduits en 2012 (test de
Mann-Whitney entre les individus mâles
de 9 ans et plus, réintroduits en 2012
(n = 8) et nés sur la réserve (n = 7) :
W = 49,5 ; p-value = 0,0075). Toutefois,
aussi bien pour les individus nés sur la
réserve que pour ceux réintroduits, la
croissance est conforme à celle enre-
gistrée dans les populations naturelles de
Camargue (Olivier, 2002), avec un fort
taux d’accroissement jusqu’à 5-6 ans et
un ralentissement à l’approche de la
maturité sexuelle (figure 7).
Effectifs de la population adulte
Plusieurs modèles ont été testés, afin
d’évaluer quelles estimations
correspondent le mieux aux données
issues du protocole mis en place en 2017.
Le premier modèle estime la population
adulte (6 ans et plus) en tenant compte
d’une hétérogénéité de capture entre les
individus. La taille de la population est
Les paramètres biométriques et de croissanc e
de l’ensemble des cistudes nées sur la réserve
montrent des tendances similaires à celles des
populations naturelles, signe de bonne santé.
© E. Tankovic/ONCFS
Figure 7
Courbes d’ajustement des moyennes mobiles du poids (A) et de la longueur de la dossière (B)
des individus mâles nés sur la RNN de l’Estagnol.
N° 319 ❙ 2e trimestre 2018
Figure 6 Répartition du poids (g) des individus mâles adultes
(9 ans et +) capturés en 2017 selon leur origine.
(Individus introduits en 2012 : n = 8 ;
individus nés sur la réserve : n = 7)
Figure A
Figure B
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Connaissance & gestion des espèces
N° 319 ❙ 2e trimestre 2018
Afin de pouvoir estimer les taux de
survie de la population subadulte et adulte
(3 ans et plus), une analyse de toutes les
données collectées entre 2008 et 2017
avec un modèle en population ouverte a
été réalisée.
Le meilleur modèle (formulation
Cormack Jolly Sebe – Lebreton et al., 1992)
prend en considération une survie
constante et un taux de capture variable
en fonction du temps. Ce modèle estime
une survie subadulte-adulte de 0,89, sans
différence significative entre mâles et
femelles, ni entre individus réintroduits ou
nés sur la réserve.
Une population viable
sur le long terme
Avec la valeur de survie estimée par
CMR en 2017 des individus subadultes et
adultes introduits et nés sur la réserve
(S2 = 0,95), la population est viable sur
un horizon de 10 à 20 ans (figure 8). Le
taux d’accroissement est largement positif
(λ = 1,33 sur 20 ans). Les paramètres
influençant le plus la croissance de la
population sont la survie adulte (S2), puis
la survie juvénile (S1).
En intégrant une stochasticité environ-
nementale ou démographique sur la
population née en liberté, la population
est viable sur un horizon de 50 ans avec
une probabilité d’extinction faible
(p
ext
= 0,053 avec une stochasticité démo-
graphique, pext = 0,049 avec une stochas-
ticité environnementale). Par rapport au
modèle déterministe, le taux de croissance
de la population diminue mais reste positif
(λ
stoch
= 1,03 avec une stochasticité démo-
graphique et 1,02 avec une stochasticité
environnementale). La taille minimale de
population viable en-dessous de laquelle
une extinction rapide est probable est de
32 individus (écart-type : 0,72).
Bien entendu, ce taux d’accroissement
ne prend pas en considération certains
facteurs de régulation tels que la densité-
dépendance, d’où des valeurs à 20 ans peu
réalistes (supérieures à 2000 individus).
Une reconduction du suivi
recommandée
Le protocole de suivi réalisé durant deux
années consécutives, moins de 10 ans après
la première réintroduction, permet de
dresser un premier état des lieux fiable de
l’état de la population de cistudes dans la
RNN de l’Estagnol. La longévité de l’espèce
oblige toutefois à rester prudent dans le
diagnostic et l’interprétation de ces pre-
miers résultats, qui devront être confortés
dans le futur. De nouvelles années de suivis
permettraient d’avoir une meilleure vision
de la situation et d’atténuer les effets de la
trap-dépendance2 liés au protocole de pié-
geage fixe. En outre, elles permettraient
d’améliorer la qualité des estimations de
survie, actuellement basées sur les données
collectées entre 2008 et 2015 selon un
protocole non standardisé. Il convient tou-
tefois de garder à l’esprit qu’un suivi plus
fréquent ne permettrait pas le recensement
des individus nés entre deux années de cap-
tures (les très jeunes individus échappent
au piégeage) et pourrait générer des phé-
nomènes de trap-dépendance ou de trans-
cience
3
. De plus, l’investissement humain
et matériel à mettre en œuvre est consé-
quent. Ceci étant, si l’intervalle de temps
entre deux suivis est trop espacé, les varia-
tions dans la dynamique de la population
risquent de ne pas être détectées suffi-
samment tôt, ce qui peut compromettre
2. Trap-dépendance : les individus déjà capturés voient
leur probabilité de capture diminuer (« trap-shy ») ou
augmenter (« trap-happy ») lors de la capture suivante,
ce qui entraîne un biais dans l’estimation de la taille de
la population.
3. Transcience : certains individus peuvent être capturés
une première fois et ne jamais être recapturés par la suite
(émigration).
l’adaptation des mesures de gestion.
Compte tenu de tous ces éléments, un
intervalle de 3 à 5 ans entre deux études
par CMR semble être un bon compromis.
Ce laps de temps s’accorde à la durée des
plans de gestion (5 ou 10 ans) et semble
suffisant pour prendre des mesures
adaptées aux évolutions de la population.
Conclusion
Le protocole mis en place depuis 2016
permet une première évaluation du pro-
gramme de réintroduction engagé en
2007 sur la RNN de l’Estagnol (encadré 4).
Il indique :
1°) que les taux de survie des adultes et
des subadultes-adultes sont conformes
aux valeurs connues dans des populations
natives ;
2°) que les estimations de population
et les taux d’accroissement offrent des
valeurs satisfaisantes, de même que les
indices de reproduction et de sédentari-
sation. La croissance des individus nés sur
le site montre qu’il a une bonne capacité
d’accueil (ressources alimentaires). Les
modèles confirment la viabilité de la
population à un horizon de 50 ans.
Sur la base de ces premiers éléments, on
peut considérer que la réintroduction de la
cistude d’Europe sur la RNN de l’Estagnol
est à présent engagée dans une bonne voie.
Il conviendra néanmoins de s’assurer de sa
durabilité par un suivi à long terme de la
population, en vue de réagir en cas d’évo-
lution jugée défavorable. L’objectif ultime
de cette réintroduction est aussi la recolo-
nisation des marais proches de la réserve.
Dans cette optique, il sera bon de réfléchir,
avec les gestionnaires des espaces naturels
Figure 8 Évolution de la taille totale de la population (vert), du nombre de femelles reproductrices
nées en liberté (bleu) et du nombre de femelles adultes réintroduites (jaune)
sur un horizon de 20 ans.
Une reconduction du contrôle de l’évolution
de la population par capture-marquage-
recapture tous les 3 à 5 ans semble être
un laps de temps adapté.
© R. Gallais/ONCFS
Connaissance & gestion des espèces
10
N° 319 ❙ 2e trimestre 2018
voisins, à la façon de détecter et d'évaluer
la dispersion d’individus issus de la
réintroduction.
Deux points négatifs méritent toutefois
d’être relevés :
•
la médiocre efficience de l’élevage en
captivité d’individus à partir de pontes
en vue d’un relâcher – l’incubation puis
l’élevage en captivité ne semblent devoir
être retenus qu’en dernier recours, s’il y
a des difficultés à prélever des sujets
adultes dans des populations proches ;
• la mauvaise adéquation des limites de
la réserve avec la biologie de l’espèce ;
en effet, le suivi des femelles reproduc-
trices a montré que celles-ci quittent la
réserve pour pondre. L’intégrité à long
terme des sites de ponte n’est de ce fait
pas garantie (pratiques agricoles non
compatibles avec la période d’incu-
bation). C’est pourquoi une zone
tampon autour du site permettrait de
sécuriser la reproduction de l’espèce,
soit par des accords sur la mise en place
de bonnes pratiques avec les exploi-
tants, soit par acquisition des parcelles
concernées (veille foncière). •
Bibliographie
◗ Bernard, P. 1994. Les zones humides, rapport d’évaluation (1994).
Comité interministériel de l’évaluation des politiques publiques.
Premier ministre-Commissariat du Plan. La Documentation fran-
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◗
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◗ Castanet, J. & Cheylan, M. 1979. Les marques de croissance des os
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Encadré 4 • Pourquoi analyser les causes de succès ou d’échec
d’un projet de réintroduction ?
Un tiers des programmes de réintroduction échoue à former une population
viable (Tavecchia et al., 2009). La publication des résultats d’un programme de
réintroduction permet de bénéficier d’une expérience pour améliorer la mise en
place de nouveaux projets ; il est alors important d’analyser les causes du succès
ou de l’échec. Seulement deux suivis à long terme existent à ce jour en France sur
les cistudes d’Europe : à la Tour du Valat en Camargue et dans le massif des Maures
dans le Var. Le suivi de la présente réintroduction permettra d’acquérir les connais-
sances nécessaires pour en mener de futures. Il sera également un atout pour les
prises de décision en faveur d’une bonne gestion de la réserve.
© C. Assio/ONCFS