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Justice globale

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Entrée « Justice globale », dans Hervouët, François, Mbongo, Pascal, Santulli, Carlo (dir.), Dictionnaire Encyclopédique de l’État, Paris, Berger-Levrault, 2014, p.579-584
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Brouillon de l’entrée « Justice globale », dans Hervouët, François, Mbongo, Pascal,
Santulli, Carlo (dir.), Dictionnaire Encyclopédique de l’État, Paris, Berger-Levrault,
2014, p.579-584 (écrit avec Simone Zurbuchen).
Justice globale
La notion de « justice globale » désigne la juste distribution de certains biens parmi les
membres de la société mondiale ou entre les États-nations. Elle renvoie à la proposition
d’appliquer au niveau mondial les deux principes de la justice développés par John Rawls
dans Théorie de la justice (1971, tr. fr. 1987) pour une société domestique. Les débats se
focalisent en majeure partie sur le problème de la pauvreté mondiale, avant tout sur la
répartition inégale des revenus et de la richesse qui font l’objet du second principe de la
justice de Rawls : le « principe de différence ». La justice globale constitue l’une des
thématiques principales de la philosophie politique dans les pays anglo-saxons depuis les
années 1990. En raison de la diversification des positions dans le domaine, l’expression
« justice globale » cède progressivement la place à des notions plus précises telles que
« justice distributive internationale ». Cette dernière témoigne de l’évolution récente des
débats par rapport à l’opposition entre la conception « cosmopolitiste » de la justice globale
d’une part, et les conceptions « politiques » ou « nationalistes » de l’autre.
Le « rawlsianisme global » et ses critiques
Les premières théories de la justice globale, développées par Charles Beitz (1979) et
Thomas Pogge (1989), sont « rawlsiennes » dans la mesure où ces auteurs définissent la
justice en termes de distribution des « biens sociaux premiers » (les droits et les libertés d’une
part, les positions avantageuses ainsi que les revenus et la richesse de l’autre) et considèrent la
« structure de base » (les institutions politiques et économiques les plus importantes d’une
société) comme premier objet de leur théorie. Dans ce cadre, les principes de la justice
constituent les règles de la distribution des biens premiers qui s’effectue à travers les
institutions. Tout comme John Rawls, Charles Beitz et Thomas Pogge développent une
justification contractualiste des principes de la justice en proposant d’étendre l’expérience de
pensée de la position originelle à l’échelle mondiale : sur quelles règles de distribution des
individus représentatifs de différentes couches de la société mondiale se mettraient-ils
d’accord dans une position hypothétique équitable ? L’expérience de pensée se complexifie
dans la mesure où le « voile d’ignorance » s’étend, à l’échelle mondiale, à de nouvelles
données telles que la répartition des ressources naturelles ou la nationalité. Comme la race, le
sexe ou l’appartenance à une classe sociale, la nationalité est considérée comme
caractéristique arbitraire d’un point de vue moral qui, à la différence de ce qui relève de la
responsabilité propre des individus, ne doit pas décider de leurs perspectives de vie. Au vu de
l’ampleur des problèmes de la pauvreté mondiale et de l’inégalité des richesses entre pays
nantis et pays pauvres, les débats initiés par Charles Beitz et Thomas Pogge se focalisent sur
la globalisation du « principe de différence » régulant la répartition des revenus et de la
richesse. Selon ce principe, les inégalités socio-économiques ne sont admissibles qu’à
condition qu’elles soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés.
Deux éléments principaux du « rawlsianisme global » feront l’objet de débats ultérieurs.
Premièrement, la thèse empirique selon laquelle la société mondiale constituerait, en raison de
la mondialisation économique, un système de coopération sociale. Malgré l’absence d’un État
mondial, il serait possible d’identifier un analogue de la « structure de base » domestique au
niveau global qui demanderait des réformes radicales. Le second élément contesté concerne le
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rôle purement instrumental accordé à l’État par Charles Beitz et Thomas Pogge dans le cadre
du cosmopolitisme « moral ». A la différence du cosmopolitisme « institutionnel » ou
« légal » qui vise l’idéal d’une république mondiale, le premier est compatible avec un
système d’États indépendants. En raison de son individualisme prononcé, selon lequel les
personnes ont la priorité d’un point de vue moral, le cosmopolitisme moral tend toutefois à
minimiser l’importance de communautés particulières, soient-elles conçues en termes de
structures étatiques ou de solidarités nationales.
John Rawls lui-même compte parmi les critiques les plus importants du « rawlsianisme
global ». Dans son ouvrage Le droit des peuples (1999, tr. fr. 2001), il rejette son fondement
individualiste en faveur d’une conception plus « réaliste » de la justice à l’échelle mondiale.
Dans ce cadre, il accorde un rôle important à l’idée d’autodétermination des peuples et à la
tolérance des diversités culturelles. Selon lui, il serait problématique d’exclure en amont que
les différents peuples au monde aient des conceptions particulières de la justice domestique
qui diffèrent de celle des sociétés libérales occidentales. Tout en limitant la prétention à la
souveraineté étatique des peuples à travers une conception minimaliste des droits humains,
John Rawls définit la justice à l’échelle mondiale de manière plutôt traditionnelle en termes
de principes régulant les relations entre les États. Dans ce contexte, il conteste l’idée selon
laquelle les peuples nantis seraient obligés, pour des raisons de justice, de partager leurs
ressources avec les sociétés pauvres. Selon lui, la richesse et la prospérité d’un peuple
résultent avant tout de sa culture politique ainsi que de l’efficacité de ses institutions. Pour
cette raison, les sociétés « bien ordonnées » seraient uniquement tenues d’aider les sociétés
« entravées » à atteindre le niveau de prospérité requis pour garantir à leurs membres les
droits humains fondamentaux, à savoir certaines libertés de base ainsi que le droit à la
subsistance. Le devoir d’assistance défendu par John Rawls se distingue d’une redistribution
de la richesse selon le principe de différence dans la mesure où il s’agit d’un devoir limité par
un objectif précis : une fois que toutes les sociétés seront « bien ordonnées », il n’y aura plus
de raison de redistribuer des richesses, même si d’importantes inégalités devaient persister
entre les sociétés.
D’autres critiques du « rawlsianisme global » prennent appui sur le rôle de la « nation » ou
de l’« État ». En définissant la nation comme communauté culturelle, des auteurs tels que
David Miller (1995) et Will Kymlicka (1995, tr. fr. 2001) soutiennent en effet que le concept
de justice distributive ne peut être appliqué au-delà des limites d’une nation. La raison
principale en est que les devoirs de redistribution sont des devoirs « spéciaux » relevant de
l’identification et de l’attachement des individus à la communauté culturelle à laquelle ils
appartiennent. Selon ces auteurs, la loyauté envers le groupe est au fondement de la solidarité
et de la confiance nécessaires à motiver les individus à assumer les charges de la
redistribution.
D’autres philosophes (Blake, 2001 ; Nagel, 2005) se réfèrent quant à eux à l’État. Dans un
article classique à ce sujet, Thomas Nagel défend l’argument hobbesien selon lequel la justice
distributive ne peut être appliquée à l’extérieur d’un État souverain. Selon lui, la justice, en
tant que vertu première des institutions d’une société, présuppose nécessairement l’existence
d’une autorité souveraine centrale apte à coordonner le comportement d’un grand nombre de
personnes et à contraindre ces dernières à respecter les devoirs qui leur incombent. Sur la base
de cet argument, Thomas Nagel défend une conception « politique » de la justice distributive
qu’il oppose à la conception « cosmopolitiste » des adhérents au « rawlsianisme global ».
Selon la première, la revendication d’une personne de ne pas être désavantagée en raison de
qualités jugées arbitraires d’un point de vue moral (le sexe, la race, la classe sociale, etc.)
dépend du fait que la personne fasse partie d’un État auquel elle n’adhère pas volontairement.
En conséquence, il n’existe pas de devoirs de justice distributive à l’échelle mondiale tant que
le monde entier n’est pas soumis à un pouvoir souverain uni.
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Thomas Nagel reconnaît pourtant que la pauvreté mondiale constitue un problème moral
majeur de notre époque. Pour cette raison, il souligne que les devoirs « spéciaux » ou
« associatifs » qui incombent aux membres d’un État sont complétés par des devoirs
« généraux » qui sont dus aux humains en vertu de leur seule humanité. Ces derniers
comprennent des devoirs d’humanité tels que celui d’aider les personnes en détresse.
Dans les lignes qui suivent, sont exposées deux conceptions rivales de la justice globale
dont l’une renoue avec le cosmopolitisme tandis que l’autre se rapproche plus de la
conception politique ou nationaliste.
Conceptions égalitaristes et non-égalitaristes
Pour les adhérents au cosmopolitisme, le devoir d’aide au sens de John Rawls ou les
devoirs d’humanité au sens de Thomas Nagel ne relèvent pas de la justice : selon eux, la
justice est intrinsèquement liée à l’idée d’égalité. Les inégalités socio-économiques à l’échelle
mondiale sont considérées comme injustes dans la mesure où il serait possible de les réduire
sans créer des coûts insupportables pour les membres des pays nantis soit en diminuant l’écart
entre riches et pauvres, soit en améliorant avant tout, comme le demande le « principe de
différence », la position des plus défavorisés. Pour invalider les arguments avancés par John
Rawls et Thomas Nagel, les défenseurs de l’égalitarisme relationnel insistent sur le fait que la
société mondiale constitue un système de coopération sociale et que la justice globale ne
diffère en rien de la justice domestique. Thomas Pogge (2002) va encore plus loin quand il
soutient qu’en imposant aux personnes pauvres de ce monde un ordre global injuste, les
citoyens et les gouvernements des pays nantis seraient causalement responsables pour le
maintien de la pauvreté extrême ainsi que pour la souffrance et les décès y étant liés. En
refusant de réformer la structure de base de la société mondiale, ces derniers porteraient
atteinte au devoir négatif de ne pas appauvrir d’autres personnes et se rendraient ainsi
coupables d’un crime contre l’humanité. Cette position étant contestée, il convient de
souligner qu’il est tout à fait possible de défendre l’égalitarisme relationnel sur la base d’une
analyse plus nuancée des causes de la pauvreté mondiale, comme la position de Darell
Moellendorf (2002) l’illustre très bien. Aussi faut-il remarquer que plusieurs projets de
réforme aptes à mettre en œuvre une redistribution globale de la richesse sont issus de
l’égalitarisme relationnel, tels par exemple la proposition d’un dividende global sur les
ressources naturelles ou celle d’une annulation de la dette des pays en développement.
Une autre version de l’égalitarisme global, parfois appelée égalitarisme non-relationnel, est
défendue par Simon Caney (2005). Au lieu de se référer aux revendications des individus
faisant partie d’un système de coopération, ce dernier développe une conception de la justice
globale sur la base des droits humains que toute personne au monde peut revendiquer en vertu
de sa seule humanité. Tandis que l’égalitarisme relationnel se focalise avant tout sur les
inégalités socio-économiques, Simon Caney considère que la garantie mondiale des droits
civils et politiques est tout aussi importante que la juste répartition de la richesse. Pour
justifier cette dernière, il invoque le droit humain à la subsistance, l’égalité des chances au
sens de non-discrimination en raison de la nationalité, le droit à un salaire égal pour un travail
égal ainsi qu’un principe de priorité selon lequel les avantages procurés à une personne sont
estimés plus ou moins importants en fonction de son degré de bien-être.
En renouant avec les critiques du cosmopolitisme en raison de l’importance attribuée soit à
la nationalité, soit à l’État, certains philosophes proposent une conception dualiste de la
justice. Selon eux, il est tout à fait concevable de combiner une conception égalitariste de la
justice domestique avec une conception non-égalitariste à l’échelle mondiale. Cette dernière
est explicitée en termes de suffisance : ce qui importe, pour identifier ce que nous devons à
autrui, n’est pas l’écart qui sépare les individus selon la métrique adoptée (la richesse, le
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niveau de bien-être, etc.), mais le fait que ceux-ci aient assez ou non. En se référant à un seuil,
on définit la justice en termes absolus. Le suffisantisme vise à garantir que tous les membres
de la société mondiale se situent au-dessus de ce seuil. Une fois ce seuil passé, il n’y aurait
plus d’obligations de justice. Le seuil peut être défini de manière plus ou moins exigeante.
Ainsi, David Miller (2007) en propose une définition minimaliste en explicitant l’idée d’une
vie décente, à laquelle toute personne au monde aurait droit, en termes de droits humains
fondamentaux ancrés dans les besoins fondamentaux des humains supposés être identiques à
travers différentes traditions et cultures. Si son approche est égalitariste au niveau domestique,
elle devient non-égalitariste au niveau mondial, raison pour laquelle le degré d’exigence
baisse fortement une fois le cadre national dépassé. Il est également possible de développer
une conception plus exigeante du seuil sur la base de la théorie des capabilités (c’est-à-dire
des libertés réelles ou des potentialités d’agir) développée par Amartya Sen (2009, tr. fr.
2010) et Martha Nussbaum (2006). Il faut toutefois souligner que cette dernière peut
également servir de métrique dans le cadre d’une conception égalitariste de la justice globale.
Mentionnons deux des arguments qui parlent en faveur d’une conception suffisantiste de la
justice globale. Premièrement, celle-ci tient compte du problème du calcul des écarts relatifs
entre des individus ressortissants de différents contextes culturels. Ainsi, on a par exemple
souligné la difficulté d’expliciter l’égalité des chances à l’échelle mondiale au vu des
préférences individuelles très variées selon les cultures. Un deuxième argument en faveur du
suffisantisme tient au fait que celui-ci ignore la question de la responsabilité des personnes se
situant en-dessous du seuil. Même si la responsabilité pour la pauvreté devait en partie
incomber aux élites corrompues des pays en développement ou, comme le soutenait John
Rawls, à leur culture politique, le suffisantisme servirait de base solide pour justifier des
redistributions de biens. Par contre, s’il ne se combine pas avec une autre conception de la
justice au-delà du seuil, il ignore toute revendication supplémentaire de la part des personnes
moins favorisée. Enfin, il importe de souligner que les droits humains fonctionnent comme
point de convergence des différentes approches de la justice globale : ils servent de trique
tant à une conception égalitariste qu’à une conception suffisantiste de la justice.
Au-delà de l’opposition cosmopolitisme – anti-cosmopolitisme
Depuis la fin des années 2000, de nouvelles postions en justice globale ont émergé. Cette
diversification s’explique avant tout par le dépassement de l’opposition qui permettait de
structurer le débat entre Rawls et ses successeurs : si ces auteurs s’inscrivaient explicitement
soit dans le cosmopolitisme, soit dans l’anti-cosmopolitisme, ce schéma binaire est devenu
aujourd’hui trop simplificateur.
De fait, l’égalitarisme cosmopolitiste et le suffisantisme global représentent désormais les
deux pôles d’un continuum dans lequel de multiples approches intermédiaires viennent
s’inscrire. De nombreux penseurs contribuant actuellement à ce champ de recherche
revendiquent en effet plutôt une position se situant entre ces deux extrêmes, comme Laura
Valentini (2011), qui propose de trouver le « juste milieu » entre le cosmopolitisme et son
contraire à travers une « approche conciliante », ou Mathias Risse (2012), qui défend une
approche intermédiaire qu’il intitule « internationalisme pluraliste ». Contrairement au
suffisantisme, ces approches estiment qu’il existe des principes de justice distributive de
portée globale ; en même temps, elles reconnaissent qu’aucun de ces principes n’a un degré
d’exigence équivalent aux principes de justice domestique.
Par exemple, si Mathias Risse estime que le « principe de différence » est valide au niveau
domestique, il pense que John Rawls a raison de ne pas le globaliser, ce qui ne l’empêche pas
de défendre par ailleurs l’existence de principes de justice globale. L’internationalisme
pluraliste propose de prendre comme point de départ plusieurs fondements possibles de la
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justice pour aboutir à divers principes de justice. Par exemple, en partant du fondement non-
relationnel de la propriété commune de la Terre, Mathias Risse conçoit chaque être humain
comme copropriétaire des ressources naturelles de notre planète et formule le principe de
justice globale (et intergénérationnelle) suivant : la distribution des ressources naturelles entre
les membres de la population globale (et des générations présentes et futures) n’est juste qu’à
condition que chacun ait l’opportunité de les utiliser pour parvenir à satisfaire ses besoins
fondamentaux. À partir du fondement, cette fois relationnel, de notre appartenance commune
à l’ordre économique global, il défend le principe de justice selon lequel la distribution des
gains provenant du commerce entre les pays n’est acceptable qu’à condition qu’aucun pays ne
profite de bénéfices produits au détriment des personnes impliquées dans la relation
commerciale. Cela le mène à formuler une série de propositions de réformes à l’Organisation
mondiale du commerce et à la Banque mondiale pour les rendre plus adéquates aux exigences
de la justice qu’elles ne le sont actuellement.
Laura Valentini estime quant à elle que les principes de justice servent à justifier la
coercition. Puisqu’il existe des formes internationales de coercition, comme les règles de
commerce réduisant la liberté des individus au niveau global, il existe également des principes
de justice globale servant à juger de la légitimité de ces systèmes de règles. Selon Laura
Valentini, ces principes sont plus contraignants que ceux mis en avant par les suffisantistes,
tout en étant moins exigeants que ceux défendus par les égalitaristes : ils servent à sortir de
l’impasse résultant de l’opposition systématique entre ces deux extrêmes.
Bref, selon ces approches pluralistes, à des types différents de fondations de la justice et à
des niveaux distincts de coercition correspondent divers principes de justice (Duru-Bellat,
2014).
Si les exemples peuvent être multipliés, le plus important est de parvenir à se faire une
représentation générale des débats contemporains. De ce point de vue, il peut s’avérer fécond
d’ajouter la question du distribuendum à la métaphore du continuum pour essayer de
structurer le champ de recherche. Quel est l’objet de la justice globale ? Les réponses
dominantes dans la littérature sont les ressources comme la richesse et les revenus (Pogge,
2002), les capabilités comprises comme libertés réelles ou potentialités d’agir (Sen, 2009, tr.
fr. 2010), ou encore le bien-être comme accomplissement d’une vie pleinement humaine.
Alain Renaut (2013) propose d’appréhender les débats entre les deux premières réponses en y
voyant deux approches antithétiques qu’il faut chercher à réconcilier via la troisième réponse,
ce qui permet de sortir de l’impasse résultant de l’affrontement antinomique entre approches
ressourciste et capabilitaire. Mieux encore, cette organisation des débats, loin de proposer une
nouvelle théorie de la justice venant faire concurrence aux nombreuses théories existantes,
montre que les différentes positions en présence sont des approches ou des points de vue sur
le développement humain pour l’essentiel conciliables plutôt que des théories générales de la
justice comparables à l’entreprise rawlsienne, ce qui aide à mettre fin à la logique dialectique
dans laquelle la plupart des auteurs se sont enfermés depuis de longues années. Selon Alain
Renaut, il s’agit donc avant tout d’abandonner la théorisation philosophique adoptant une
position de surplomb, de quitter le terrain spéculatif des débats théoriques et de rechercher
une réponse non éclatée à la question des conditions d’un monde juste.
Enfin, une dernière manière de distinguer les positions en présence revient à les classer en
fonction de leur domaine d’application. Si la question de la pauvreté mondiale est transversale
à tous les secteurs d’application de la justice globale, il est possible de distinguer plusieurs
champs spécifiques dans lesquels de nombreux philosophes se sont spécialisés. L’on ne donne
ici que quelques exemples. Une question fondamentale de justice globale est celle du genre : à
travers le monde, les inégalités sociales sont plus importantes pour les femmes que les
hommes, tant dans les pays riches que les pays pauvres et émergents, les inégalités génériques
injustes prenant des formes multiples. Une autre interrogation importante porte sur la
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migration : à quelles conditions la fermeture partielle des frontières à des populations et
personnes défavorisées est-elle justifiable ? Enfin, un dernier champ d’application majeur est
celui de la justice environnementale, tout particulièrement en ce qui concerne le changement
climatique, qui donne lui aussi naissance à des inégalités radicales au niveau mondial : la
justice climatique est un nouveau champ de recherche philosophique qui cherche à formuler
les problèmes normatifs soulevés par ce phénomène global et à y proposer certaines solutions
sous forme de recommandations de réformes institutionnelles.
Questions de méthode
Un autre développement à relever est celui du débat méthodologique portant sur la relation
entre théorie idéale et non-idéale. Si la distinction entre ces deux méthodes a d’abord été
proposée par John Rawls, elle fait depuis quelques années l’objet de publications toujours
plus nombreuses. Ce tournant méthodologique dans la philosophie politique contemporaine
vient de la frustration de nombreux théoriciens de la justice face au peu d’influence de leur
pensée sur la réalité, qui les a mené à opérer une sorte de retour autoréflexif sur leur
discipline.
La théorie idéale part de la fiction d’un monde idéal pour fonder des principes généraux,
voire universels de justice, en présupposant l’obéissance à ces principes et des circonstances
favorables à leur réalisation. La théorie non-idéale prend comme point d’ancrage la
complexité du monde tel qu’il est en procédant à partir des données statistiques en vue de
réduire les injustices existantes, prenant en compte des contraintes pragmatiques comme la
conformité partielle aux principes de la justice. L’objectif central de la théorie non-idéale est
de s’éloigner des débats analytiques entre différentes postures théoriques partant de cas
hypothétiques pour prendre plutôt comme point d’ancrage des cas existants et des problèmes
réels, ce qui permet de guider avec plus d’efficacité la lutte contre la pauvreté globale dans la
pratique.
Ici aussi la métaphore du continuum a certaines vertus heuristiques. Aux deux pôles se
situent des théories radicalement idéales ou non-idéales, la majeure partie des philosophes
préférant opter pour une approche plus nuancée cherchant un équilibre entre les deux
méthodes. Si John Rawls avait clairement mis l’accent sur la théorie idéale, de plus en plus
d’auteurs cherchent à se focaliser davantage sur la théorie non-idéale pour parvenir à
surmonter les problèmes légués par la théorie de la justice comme équité à la philosophie
politique et pour trouver des solutions institutionnellement faisables (Sen, tr. fr. 2010 ; Chung,
2013).
De ce point de vue, un problème important est celui de la motivation : comment s’assurer
que les agents économiques et politiques, qui ne sont pas des agents moraux irréprochables,
respectent les prescriptions de la justice ? Alain Renaut (2013) cherche à répondre à ce
problème en s’éloignant de l’éthique kantienne du devoir défendue par Pogge, proposant à la
place une éthique globale de l’intérêt bien entendu. Cette éthique exige simplement des
individus qu’ils parviennent à l’intelligence de leur intérêt bien compris, qui comprend une
organisation bien plus équitable du commerce mondial que celle qui prévaut actuellement.
Cela montre l’importance que les questions d’éthique ont en justice globale, et à quel point il
est difficile de séparer les deux champs de recherche philosophiques.
Mots-clés : Biens premiers Capabilités Cosmopolitisme Droits humains
Egalitarisme – Pauvreté mondiale – Rawlsianisme global Suffisantisme – Théorie idéale et
non-idéale
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Bibliographie indicative :
Charles BEITZ, Political Theory and International Relations, Princeton, Princeton
University Press, 1979.
Michael BLAKE, « Distributive Justice, State Coercion, and Autonomy », Philosophy &
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Simon CANEY, Justice Beyond Borders : a Global Political Theory, Oxford, Oxford
University Press, 2005.
Ryoa CHUNG, « Théories idéale et non idéale », dans Jean-Baptiste JEANGENE VILMER et
Ryoa CHUNG (éd.), Ethique des relations internationales. Problématiques contemporaines,
Paris, PUF, 2013, p. 63-91.
Marie DURU-BELLAT, Pour une planète équitable: L’urgence d’une justice globale, Paris,
Seuil, La République des Idées, 2014.
Will KYMLICKA, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des
minorités, tr. fr. P. Savidan, Paris, La Découverte, 2001.
David MILLER, On Nationality, Oxford, Clarendon Press, 1995.
David MILLER, National Responsibility and Global Justice, Oxford, Oxford University
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Darrell MOELLENDORF, Cosmopolitan Justice, Boulder/Co, Westview Press, 2002.
Thomas NAGEL, « The Problem of Global Justice », Philosophy & Public Affairs, 33/2
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Martha NUSSBAUM, Frontiers of Justice : Disability, Nationality, Species Membership,
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Thomas POGGE, Realizing Rawls, Ithaca, Cornell University Press, 1989.
Thomas POGGE, World Poverty and Human Rights : Cosmopolitan Responsibilities and
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français des articles de Pogge peuvent être trouvées en ligne sur le site internet de la revue
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John RAWLS, Théorie de la justice, tr. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 1987.
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Amartya SEN, L’idée de justice, tr. fr. P. Chemla, Paris, Flammarion, 2010.
Laura VALENTINI, Justice in a Globalized World : A Normative Framework, Oxford,
Oxford University Press, 2011.
Michel BOURBAN & Simone ZURBUCHEN
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Certaines traductions en français des articles de Pogge peuvent être trouvées en ligne sur le site internet de la revue Raison publique
  • Nussbaum Martha
Martha NUSSBAUM, Frontiers of Justice : Disability, Nationality, Species Membership, Harvard University Press, 2006. Thomas POGGE, Realizing Rawls, Ithaca, Cornell University Press, 1989. Thomas POGGE, World Poverty and Human Rights : Cosmopolitan Responsibilities and Reforms, Cambridge, Polity Press, 2002 (2 ème éd. révisée, 2008). Certaines traductions en français des articles de Pogge peuvent être trouvées en ligne sur le site internet de la revue Raison publique. John RAWLS, Théorie de la justice, tr. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 1987.
  • Blake Michael
  • Distributive Justice
Michael BLAKE, « Distributive Justice, State Coercion, and Autonomy », Philosophy & Public Affairs, 30/3 (2001), p. 257-296.
Alain RENAUT, Un monde juste est-il possible? Contribution à une théorie de la justice globale
  • Rawls John
  • La Découverte
John RAWLS, Paix et démocratie : le droit des peuples et la raison publique, Paris, La Découverte, 2001. Mathias RISSE, On Global Justice, Princeton, Princeton University Press, 2012. Alain RENAUT, Un monde juste est-il possible? Contribution à une théorie de la justice globale, Paris, Stock, 2013. Amartya SEN, L'idée de justice, tr. fr. P. Chemla, Paris, Flammarion, 2010. Laura VALENTINI, Justice in a Globalized World : A Normative Framework, Oxford, Oxford University Press, 2011.