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Éditorial – 5
Quand le stylo résiste au clavier
Géraldine Michel et Emmanuelle Le Nagard
Rédactrices en chef de Décisions Marketing
« Le stylo n’est pas un objet comme les autres car il sert à l’écriture, et l’écriture est le voyage
du signe au sens, c’est le voyage le plus gigantesque de notre vie. » Daniel Pennac1
Stylo/papier ou clavier/écran ? L’écriture manuscrite, pensait-on, serait condamnée par le clavier.
Alors que le monde digital est en plein essor, force est de constater que le couple stylo/papier fait
de la résistance. Dans nos métiers d’enseignant-chercheur ou de responsable marketing, la plume
reste visiblement de rigueur pour certaines tâches telles que : corriger les copies, relire un article,
organiser son agenda… Pourquoi a-t-on encore besoin d’écrire à la main, ou encore de lire un
document papier alors que le numérique occupe aujourd’hui une place prépondérante à la fois
dans nos vies professionnelles et personnelles ? À l’heure du diktat de l’instantané et de l’invasion
des écrans dans nos vies, nous avons voulu nous interroger sur le devenir de l’écriture manuscrite.
Sa disparition pourrait engendrer de profondes modifications cognitives chez l’humain.
De récentes études confirment un lien de cause à effet entre la baisse du niveau des élèves et
l’emploi des claviers. La corrélation entre potentiel cognitif et écriture manuscrite est avérée. Il a
été constaté que les élèves écrivaient plus de mots, plus rapidement, et exprimaient plus d’idées
s’ils écrivaient à la main plutôt qu’avec un clavier (Berninger et al., 2006). De nombreuses écoles
aux Etats-Unis et en Finlande qui avaient supprimé l’écriture manuscrite font rétropédalage
(Develey, 2017). Après une décennie de flou artistique autour de l’usage du stylo dans les salles
de classe, arrive l’ère de l’impossible abandon d’un système vieux de plus d’une vingtaine de
millénaires. Or, l’écriture n’est pas uniquement liée à l’intellect mais aussi à l’affect. On peut
également s’interroger sur nos pratiques d’écriture et nos relations avec les couples stylo/papier
et clavier/écran. Dans quelles situations certaines personnes impriment sur papier au lieu de lire
sur écran ou encore tapent sur un clavier au lieu d’écrire au stylo ? À quels moments, enseignants-
chercheurs, privilégions nous l’écriture sur tableau face à la suprématie des diapositives conçues
à l’aide de l’incontournable logiciel PowerPoint ? Comment auteurs, lecteurs et évaluateurs de
Décisions Marketing, sont amenés à écrire, lire, annoter, évaluer les articles ? Sur écran ou pa-
1/ Maucourant Hélène (2016), Le stylo : notre signature, film tourné par « Tournez s’il vous plait ».
DOI : 10.7193/DM.090.05.13 - URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.090.05.13
Michel G. et Le Nagard E. (2018), Quand le stylo résiste au clavier, Décisions Marketing, 90, 5-13.
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pier ? Comment le rapport de chacun à l’écriture transparaît-il dans nos méthodes de travail, dans
nos collaborations de recherche, dans la transmission du savoir auprès des étudiants ? Comment
stylos, claviers, papiers et écrans cohabitent-ils dans la vie professionnelle et quotidienne ? Et
comment trouver la meilleure combinaison pour préserver le bien-être et l’efficacité au travail ?
Chacun de nous entretient une relation particulière à l’écriture. Toutefois, on sait peu de chose
sur la relation que les individus entretiennent avec le stylo/clavier ou avec le papier/écran. Il nous
est donc apparu intéressant de nous interroger, et d’éclairer auteurs, évaluateurs et lecteurs de
Décisions Marketing sur les pratiques engendrées par l’utilisation du papier/stylo ou de l’écran/
clavier. Nous espérons ainsi contribuer à une meilleure connaissance des outils d’écriture et de
lecture dans le métier d’enseignant-chercheur et dans le travail d’évaluateur, de lecteur et de
décideur.
Pour réaliser cet état des lieux, nous ferons tout d’abord un détour historique depuis l’origine
du stylo jusqu’à l’apparition des claviers. Dans un second temps, nous présenterons l’analyse de
11 entretiens semi-directifs réalisés en avril 2018 en France (Tableau 1) et dont l’objectif est de
mieux comprendre les pratiques des individus et leur relation avec stylos et claviers dans une ère
de digitalisation. L’étude permet de mieux comprendre le rapport à l’écriture et à la lecture, et
de décrypter la cohabitation entre stylos/papiers et claviers/écrans dans la vie professionnelle et
personnelle des individus.
Du stylo au clavier
L’origine du stylo
Des siècles durant, écrire a été un rituel long fastidieux. Le papier était jusqu’à la Renaissance un
bien rare et cher, et écrire était réservé à une certaine caste d’érudits. La Révolution industrielle
coïncide avec la démocratisation du papier et le passage de la plume au porte-plume, puis au
stylo-plume. Le premier porte-plume fut inventé en 1827 par Petrache Poenaru, un ancien élève
de l’école Polytechnique, qui conçut une plume s’alimentant en encre automatiquement à l’aide
d’un réservoir. Cependant, l’histoire la plus célèbre remonte au début des années 1880, où une
malheureuse tache d’encre allait donner naissance à une invention clé. Un courtier après avoir
perdu son client en tachant son document d’encre lors de la sempiternelle paraphe inventa le
premier stylo-plume à cartouche moderne, à débit d’encre régulé. Ce courtier en assurance était
M. Waterman, qui donna son nom à la célèbre marque. Le succès fut radical. Cinq ans après
l’ouverture de sa première boutique, l’entreprise vendait 1 000 stylos par jour. En 1970, une autre
révolution est en marche quand Monsieur Reynolds invente l’effaceur qui va changer la vie des
écoliers et faire mentir la célèbre maxime populaire : « les paroles s’envolent, les écrits restent ».
Entre-temps Marcel Bich inventait le stylo à bille en 1950. Le premier stylo Bic Crystal est
lancé, et le succès populaire fut immédiat en dépit de son interdiction initiale à l’école. Les
élèves devront attendre 1965 pour que le stylo à bille soit autorisé à l’école. Le stylo est alors
définitivement désacralisé et l’écriture pleinement démocratisée.
Pourtant le stylo garde encore aujourd’hui une place bien particulière dans l’histoire de l’homme
et les écrivains notamment en parlent avec émotions. Jean-Christophe Ruffin (Prix Goncourt
2001) affirme « Avec le stylo, la pensée a son outil, c’est un tête-à-tête fusionnel, j’écris au fil de
la plume… quand on écrit au stylo on est dans son histoire, dans son petit monde »2. D’autres
2/ Maucourant Hélène (2016), Le stylo : notre signature, film tourné par « Tournez s’il vous plait ».
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grands auteurs comme Daniel Pennac, personnifient, sacralisent leurs stylos : « il a failli se faire
écraser, il a pris sa retraite et maintenant je le garde dans cette petite boîte, ce stylo plume reste
vivant ». Ce fétichisme n’est pas l’exclusivité des écrivains, puisque s’organisent à Drouot des
ventes aux enchères exclusives de stylos, où les prix s’envolent à plus de 10 000 euros. Le stylo,
au départ utilitaire, devient un objet d’art. Pour les collectionneurs le stylo a une âme, il porte
une histoire, des histoires ! En imaginant tout ce qu’un stylo appartenant à une personnalité a pu
écrire, toutes les pensées qu’il a pu retranscrire et toutes les émotions qu’il a pu canaliser, il est
aisé de reconnaître la valeur symbolique, sentimentale et historique d’un tel objet. Le stylo peut
rendre fertile l’imagination de l’homme et l’aider à produire. Récemment, l’exposition Bic (pré-
sentée au Centquatre à Paris) montre comment le célèbre et iconique stylo à bille de la marque a
inspiré les artistes. Amélie Nothomb, romancière belge, en parle avec tendresse « Le stylo a une
âme, il y a ceux qui bavent, ceux qui s’arrêtent d’écrire et qui recommencent ce sont des cas de
résurrection, il y a les infatigables, les vieux soldats… je n’écris qu’au stylo bille car ça corres-
pond bien à mon écriture : ça glisse mais pas trop, c’est à mi-chemin entre facilité et résistance,
à l’image du style que je veux obtenir... »3. Mais l’aventure du stylo ne s’arrête pas là, à l’heure où
tout est numérique, le stylo aujourd’hui se connecte, est relié à nos ordinateurs, permettant ainsi
de numériser notre écriture. Nous pouvons également écrire sur nos tablettes avec un stylet. Pour
l’instant le mariage du numérique et de l’écriture manuscrite reste un gadget et n’a pas encore fait
ses preuves. Mais le stylo connait un vrai concurrent de taille, le clavier.
Du stylo à la machine à écrire
Un siècle avant que le stylo ne se démocratise, une autre invention allait révolutionner notre rap-
port à l’écriture : la machine à écrire et donc l’apparition du premier clavier. C’est en Angleterre
en 1714, plus de deux siècles après l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, qu’un citoyen du
royaume britannique répondant au nom de Henry Mill invente et brevète la première machine à
écrire. Avec elle est né le métier de dactylographe – où la machine à écrire devient une machine
non pas à écrire, mais à transcrire. Au XIXe et XXe siècle, le rythme de la machine à écrire ne
bat pas au rythme des pensées de l’écrivain, mais suit scrupuleusement les lettres dessinées sur
la pile de feuilles à copier ou accompagne la voix du locuteur. Permettant une écriture à la fois
rapide et soignée, la machine à écrire et l’ordinateur – son descendant légitime – se sont assez
vite imposés dans nos vies si bien que leur « tac-tac » effréné est presque indissociable de l’action
d’éc r ir e.
L'apparition des ordinateurs
Aujourd’hui, alors que nous sommes tous nos propres dactylos, les voix des descendants des
machines à écrire couvrent pratiquement les nôtres. Dans l’éditorial du numéro 89 de Décisions
Marketing, nous vous parlions de l’omniprésence de la messagerie électronique comme support
de communication professionnel ainsi que du rapport angoissé de certains salariés à leurs boîtes
mail, qui ne cessent de se remplir. Les machines à écrire modernes sont devenues des machines à
communiquer. Elles nous permettent de transcrire notre pensée puis de l’envoyer presque instan-
tanément à plusieurs personnes, parfois à l’autre bout du monde, et gratuitement. On peut enfin,
sans papier, sans timbre et sans postier, lire les messages ou documents qui nous sont adressés.
L’environnement sonore typique d’un open space en pleine charge de travail n’est alors plus
qu’un amoncellement des bruits des claviers des ordinateurs, frappés convulsivement par leurs
propriétaires, qui ne font face qu’à des écrans. Pourtant le stylo est toujours là et des dossiers
3/ idem.
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papier s’entassent sur certains bureaux, alors que d’autres se contentent d’un petit carnet posé à
côté de l’ordinateur. L’imprimante fonctionne avec frénésie pour certains alors qu’elle reste en
veille pour d’autres.
Cette évolution historique nous montre l’apparente immortalité du stylo papier malgré l’essor de
la digitalisation. De l’outil fonctionnel à l’objet d’art, en passant par un objet fétiche, le stylo reste
un fidèle compagnon dans la sphère privée ainsi que dans le monde professionnel. Le plus grand
changement, en train de s’opérer n’est pas la disparition du papier, mais bien une cohabitation du
stylo et du clavier. Stylo ou clavier ? Papier ou écran ? Ce choix est facile ou complexe selon les
individus et les situations.
L’approche de l’écriture, de la recherche d'efficacité au désir de
transmission
Le stylo occupe une place centrale dans notre vie, on le trouve partout, on l’utilise pour tout, il
est devenu un objet qu’on maltraite, qu’on triture, qu’on dénature (pince à cheveux, sarbacane),
qu’on mâchouille... Le stylo est omniprésent, on en a toujours un dans une poche, voire plusieurs
dans son sac, à soi ou appartenant aux autres (la cleptomanie des stylos touche de nombreuses
personnes et sévit dans le monde entier). Nous savons, toutefois, peu de choses sur la relation que
les individus entretiennent avec cet objet. Quelles sont les représentations de la prise de note au
clavier ou au stylo ? Pourquoi et à quel moment choisit-on le stylo ou l’écran ? Y a-t-il une diffé-
rence de perception entre les différentes générations ? Une étude exploratoire menée auprès de
11 personnes (Tableau 1) permet de comprendre quelques tendances et d’identifier les principaux
critères qui guident le choix du stylo/papier ou du clavier/écran.
La relation au stylo : de l’objet singulier à l’objet fonctionnel
Quand on interroge les individus sur leur relation au stylo, ils nous dévoilent une certaine inti-
mité. Parler du stylo c’est aussi parler de son écriture. Il y a ceux qui veulent la cacher, ceux qui
y sont indifférents et ceux qui en sont fiers :
« Déjà que j’écrivais mal à l’école au Vietnam avec des mines de 3-4 mm, imaginez ce que
c’est aujourd’hui ! » (Yan n)
« Je n’ai jamais aimé écrire, d’ailleurs je n’écris pas bien et à l’école je perdais toujours deux
points de présentation. » (Inès)
Parler du stylo, c’est aussi se remémorer son apprentissage de l’écriture et ses souvenirs d’en-
fance. Le stylo est d’ailleurs considéré par certains psychologues comme un objet transitionnel,
comme l’héritage du doudou4. En effet, à l’école le stylo est un objet qui nous suit, qu’on garde
avec soi, qu’on peut personnaliser. Par conséquent à l’âge adulte, et notamment pour les plus
jeunes générations le stylo c’est le retour à l’école : « La prise de note au stylo, c’est scolaire ! »
(Samira). Les souvenirs des élèves soigneux et les autres … et puis surtout quelle image mon
écriture donne-t-elle de moi ? Une belle écriture renforcerait la confiance en soi :
« Bien écrire et écrire au stylo plume c’est sûr que ça envoie une image de sérieux… et ça
augmente même ma concentration, enfin, ça fait plus soigné, ça me concentre d’emblée. »
(Floriane)
4/ Roland Jouvent, Professeur de psychiatrie à l’université Paris-VI, directeur du centre Emotion du CNRS à
La Salpêtrière.
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Le fait que l’écriture révèlerait aux autres les principales facettes de notre personnalité est le
postulat de la graphologie qui perdure encore aujourd’hui. Certaines personnes éprouvent un
sentiment de honte.
« Je serais gêné de présenter mes notes [manuscrites] aux collègues, j’ai peur qu’ils ne me
comprennent pas. Du coup, j’écris seulement pour moi car j’arrive à me lire. » (Dimitri)
« J’écris mal mais si quelqu’un doit me lire je fais un effort, sinon ça fait pas propre, pas
sérieux. » ( Yan n )
Pour d’autres le stylo reste un objet fonctionnel, et ceux-ci ne s’attardent pas sur l’image qu’ils
pourraient donner aux autres. Ils choisissent le stylo ou le clavier selon la situation, le contexte, le
moment. Si chacun semble entretenir une relation singulière avec le stylo, les usages et les expé-
riences diffèrent. Stylo ou clavier ? Les réponses oscillent entre habitudes et convictions. L’étude
exploratoire nous permet d’identifier trois principales raisons pour faire son choix : l’efficacité, la
relation à l’autre, la relation au temps.
Quand l’efcacité guide le choix entre stylo et clavier
Le souci d’efficacité représente une des raisons principales pour comprendre le choix entre stylo
ou clavier. Mais le plus intéressant est que ce même souci d’efficacité ne mène pas aux mêmes
pratiques. Selon l’objectif de la prise de notes ou la nature de ce qu’ils écrivent, les répondants
choisissent l’écriture manuscrite ou dactylographiée. Quand les individus ont besoin de réfléchir,
de poser leurs idées ou de les structurer autour d’un plan, le stylo est nettement privilégié.
« Quand je dois faire un brief, c’est stylo et papier. Je pourrais le faire sur ordinateur mais ça
me permet de mieux organiser ma pensée. » (Ya nn)
« Quand je dois réfléchir, poser mes idées sur un sujet de recherche, je le fais au stylo, ça
facilite l’arrivée de mes idées, je suis plus concentrée, il y a pas de distance entre mes idées et
ce que j’écris alors qu’avec l’ordinateur il y a plus de distance, Pourquoi ? Je ne sais pas, c’est
sûrement lié à l’école, à la mémoire de la main, tout ça. » (Olivia)
« J’écris jamais des pages entières mais j’ai besoin d’un stylo pour structurer mon article, je
dessine pour structurer ma pensée, je fais des liens … » (Sébastien)
Pour d’autres, les dimensions praticité et efficacité passent par le clavier, car ils sont très à l’aise
avec l’outil et il permet une sauvegarde numérique de son travail, plus facilement partageable.
« J’écris simplement plus vite au clavier, c’est plus pratique, c’est tout. C’est comme pour lire.
Avant j’étais plutôt anti kindle, et même si j’aime toujours avoir un livre pour me rappeler et
montrer aux autres que je l’ai lu, je dois dire que le kindle c’est pratique. Quand j’étais en
prépa, on devait tout écrire à la main jusqu’à ce qu’on autorise l’ordinateur, c’était la libéra-
tion. » (Dimitri)
« J’aime bien le stylo, mais aujourd’hui c’est quand même plus efficace et pratique de tra-
vailler sur écran, tu peux copier-coller, tu sauvegardes, tu stockes et tu ne perds rien, car les
feuilles volantes je les perds tout le temps alors maintenant j’ai un cahier pour noter toutes
mes idées, et les choses importantes que je dois retenir après une réunion. » (Bettina)
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Le stylo et le clavier répondent donc de façons équivalentes aux soucis d’efficacité et de praticité
selon le rapport des individus à ces deux objets. Mais il semblerait que le stylo détienne une fonc-
tion libératoire qui permet de structurer, organiser et mettre à plat ses idées.
L’univers de l’évaluation et de l’appropriation de certains documents semble être celui où le stylo/
papier prédomine. En effet, il semblerait que l’évaluation des articles soumis à une revue, l’éva-
luation des thèses ou la lecture des mémoires d’étudiants ou des rapports de la direction passent
par l’impression papier et le verdict du stylo. Toujours dans un souci d’efficacité, le stylo/papier
permet un aller-retour sur l’ensemble du document, l’annotation du document sur papier apparaît
plus souple que les commentaires du logiciel Word.
« J’ai besoin du papier/stylo pour relire un article, sinon je ne vois pas le cheminement des
idées et ne vois pas non plus les fautes d’orthographe sur écran… c’est plus pratique, je note,
je barre, je peux faire des allers-retours, par contre je tape directement le rapport sur ordina-
teur c’est plus efficace. » (Jérémy)
Dans cette ère de digitalisation le stylo/papier semble être l’outil le plus adapté pour poser, jeter
ses idées sur une feuille blanche. Le stylo comme la continuité de notre pensée reste donc impor-
tant pour le démarrage de la réflexion, la structure et la concentration. C’est pour beaucoup le
début de l’histoire. Mais la recherche d’efficacité n’est pas la seule raison pour comprendre les
raisons du choix stylo ou clavier.
Quand la relation avec autrui guide le choix du stylo ou du clavier
Pour comprendre pourquoi les individus choisissent le stylo ou le clavier certains répondants
parlent de la relation qu’ils ont avec leur interlocuteur. Ecrire à la main lors d’une réunion plutôt
que sur un ordinateur peut être rassurant pour les collaborateurs. L’écran semble s’interposer
entre la personne en train d’écrire et ses interlocuteurs comme un mur séparateur et opaque tan-
dis que le papier, apposé sur la surface plane de la table, incite plus à la confiance :
« Quand les gens sont sur leurs ordinateurs lors des réunions, j’ai l’impression qu’ils font
autre chose … Par contre, si quelqu’un prend des notes au stylo je n’ai plus aucun doute, je
suis persuadée qu’il prend des notes sur le sujet qui concerne notre réunion… peut-être que je
me trompe mais c’est l’impression que j’ai. » (Romain)
Dans le même registre, de l’attention portée à son interlocuteur, il est intéressant de noter que le
stylo peut être préféré à l’ordinateur lors d’un premier rendez-vous, car il permet de créer un lien
avec la personne.
« Pour tous mes premiers rendez-vous avec des nouveaux clients, je n’utilise jamais d’ordina-
teur, j’utilise toujours mon stylo quatre couleurs, je dessine, j’explique, c’est une conversation
et au rendez-vous suivant j’utilise mon ordinateur qui me permet de travailler plus en détail
avec mon client sur les produits financiers. » (Renaud)
Prendre la peine d’écrire à la main, c’est aussi prêter plus d’attention à la personne à qui on
écrit. Quand les individus reçoivent une carte ou des vœux écrits à la main, il y a beaucoup plus
de chances qu’ils y répondent que si le message est écrit par mail ou SMS. Ces témoignages
rejoignent l’idée que les biens physiques ont plus de valeur aux yeux des individus que les biens
numériques (Atasoy et Morewedge, 2018). Un message manuscrit est donc perçu comme plus
intime qu’un message dactylographié :
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« J’écris encore des cartes postales par exemple, ça peut sembler vieux jeu mais c’est impor-
tant, c’est plus sympa que de recevoir un texto … Ecrire à la main, c’est personnel, je ne montre
pas ça à n’importe qui. Ça montre qu’on prend en considération la personne. » (Floriane)
L’écriture au stylo semble être quelque chose qui singularise son auteur, enrichit les mots d’un
sens singulier et plus personnel, car elle représente la continuité de la pensée qui est alors trans-
mise par un élément unique de la personne, son écriture, telle son ADN épistolaire.
Quand la relation au temps et le besoin de transmission guident le choix entre
stylo et clavier
Une autre raison avancée pour expliquer le choix du stylo ou du clavier concerne la combinaison
entre un souci de temps et la nécessité d’un apprentissage conséquent et efficace. À des moments
clés d’un cours à l’université, il semblerait que le passage des diapositives PowerPoint au stylo/
tableau aurait un avantage certain. En effet, le fait de dessiner le raisonnement, d’expliquer la
démarche au tableau permettrait une meilleure mémorisation et un meilleur apprentissage de la
leçon que le fait de visionner des diapositives déjà conçues.
« Au fil des années j’ai remarqué qu’écrire au tableau pendant mes cours était bénéfique pour
mes étudiants… en fait l’intérêt d’écrire c’est qu’ils comprennent mieux le cheminement de
la pensée et surtout pendant que j’écris ils ont le temps de faire des connections avec ce que
l’on a fait avant dans le cours… j’ai vraiment l’impression que ça améliore l’apprentissage. »
(Sébastien)
Dans une autre mesure, l’écriture manuscrite permettrait une meilleure concentration. Plusieurs
recherches ont montré que les étudiants qui prennent des notes manuscrites intègrent mieux la le-
çon et ont de meilleurs résultats que ceux qui utilisent le clavier (Mueller et Oppenheimer, 2014).
Pourquoi ? Parce que l’écriture nous oblige à élaborer et à résumer l’information qui nous est
transmise, ce qui stimule la réflexion et le sens critique. Enfin le temps de l’écriture et la position
du corps lors de l’écriture manuscrite favorise la mémorisation. Nous mémorisons mieux lorsque
nous écrivons à la main, car nous sommes dotés d’une « mémoire corporelle » : tenir un crayon,
toucher le papier, mouvoir la main au gré de nos pensées, toutes ces actions utilisent diverses par-
ties du cerveau et, par conséquent, créent des souvenirs prolongés. Certains neuroscientifiques
pensent même que la disparition de l’écriture manuscrite est dangereuse car son apprentissage
faciliterait celui de la lecture et qu’elle stimulerait la mémoire (Mueller et Oppenheimer, 2014).
Conclusion
Aujourd’hui la recherche de l’efficacité, de l’immédiateté est privilégiée. La technologie a inséré
de véritables assistants personnels dans nos Smartphones, qui sont devenus des interlocuteurs,
remplaçant non seulement les stylos, mais également les claviers. Le nouveau concurrent du
stylo est ainsi Siri, une dactylographe digitale « quand j’ai un rendez-vous dont je dois me rap-
peler, je le dis à Siri. C’est super pratique » (Yann). Nous n’avons donc pas besoin de rappeler
les avantages du numérique, du clavier et plus particulièrement de l’ordinateur pour tous nos
travaux de recherche, nos cours, nos rapports, nos briefs, etc. En revanche, après cette première
étude exploratoire, il nous semble important de rappeler les avantages de l’écriture manuscrite. À
contre-courant de l’immédiateté, elle est un bain de liberté pour toutes les générations. Comme
nous l’impose le positionnement de DM (Edito n°89), nous présentons ci-dessous nos recomman-
dations pour tous les enseignants-chercheurs et décideurs en quête de sens.
12 – Décisions Marketing n° 90 Avril-Juin 2018
Utilisez le stylo pour augmenter votre concentration
Aucun doute, un ordinateur branché à Internet est une grande source de distraction. Même si
l’on n’utilisait l’ordinateur que pour prendre des notes, il ne serait tout de même pas aussi effi-
cace que le papier et le crayon au point de vue de la concentration. L’écriture stimule une partie
du cerveau nommée Système Activateur Ascendant. Le SAA agit en tant que filtre pour tout ce
que le cerveau doit assimiler, il nous permet de mieux nous concentrer sur ce que nous écrivons
(Maxwell, 2017).
Utilisez le stylo pour augmenter votre créativité et la réexion
L’écriture peut être très utile au début d’un projet, pour jeter ses premières idées sur le papier.
Dans les séances de brainstorming, il devient un outil précieux, il libère la pensée. Dans son
livre, Klauser (2001) fait la démonstration qu’écrire ses objectifs sur papier est le meilleur moyen
de les atteindre. Dans une autre mesure, plusieurs créateurs, dont le scénariste Quentin Tarantino,
avouent préférer l’écriture manuelle au clavier, particulièrement pour les premières ébauches
d’un projet. Ils soutiennent l’idée que l’écriture déclenche la créativité et permet de se libérer des
formats prédéfinis par l’ordinateur.
Utilisez le stylo pour créer du lien
Prendre des notes face à notre interlocuteur est plus agréable et crée plus d’échanges que si vous
utilisez un ordinateur. L’apposition horizontale de la feuille crée moins de distance et sépare
moins qu’un écran vertical et opaque. De même, recevoir une lettre ou une carte manuscrite
génère un impact émotionnel plus important qu’un mail ou qu’un SMS. En effet, le destinataire
imagine le temps passé à former toutes ces lettres et surtout il/elle découvre une empreinte gra-
phique qui enrichit le sens de votre message.
Nous lirons avec attention, sur écran et sur papier vos articles et évaluations, et attendons
vos cartes postales manuscrites de cet été !
Géraldine Michel et Emmanuelle Le Nagard
Nous remercions tout spécialement Samuel Haddad, Secrétaire de rédaction de Décisions
Marketing, pour l’aide précieuse apportée pour la collecte de données et la rédaction de cet
éditorial.
Références
Atasoy O., Morewedge C. (2018), Digital Goods Are Valued Less Than Physical Goods, Journal of Consumer
Research, 44, 6, 1343-1357.
Berninger V. W., Rutberg J. E., Abbott R. D., Garcia N., Anderson-Youngstrom M., Brooks A., Fulton C. (2006),
Tier 1 and Tier 2 early intervention for handwriting and composing, Journal of School Psychology, 44, 1,
3-30.
Develey A. (2017), L’écriture sur clavier : un danger pour votre cerveau, consulté en mai 2018 sur : http://
www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/2017/07/30/37002-20170730ARTFIG00006-l-ecriture-sur-
clavier-un-danger-pour-votre-cerveau.php
Klauser H. A. (2001), Write it down make it happen: Knowing what you want and getting it, Sébastien and
Schuster.
Maxwell W. (2017), Les avantages de l’écriture à la main, disponible à : https://wmaxwell.com/articles/les-
avantage-de-lecriture-la-main/
Éditorial – 13
Mueller Pam A., Oppenheimer D. M. (2014), The Pen Is Mightier Than the Keyboard - Advantages of Longhand
Over Laptop Note Taking, Psychological Science, 25, 6, 1159-1168.
Scribzze blog, Dis-moi comment tu écris, je te dirai qui tu es, consulté en mai 2018 sur : http://blog.my-oxford.
com/fr/graphology/
Tableau 1 : Caractéristiques de l’échantillon
Prénom Âge Profession Durée de l’entretien
Sébastien 35 Enseignant-chercheur 30 minutes
Olivia 39 Enseignant-chercheur 40 minutes
Bettina 43 Gestionnaire foncier 30 minutes
Jérémy 50 Enseignant-chercheur 40 minutes
Caroline 47 Assistante université 30 minutes
Romain 44 Ingénieur 50 minutes
Renaud 38 Conseiller financier 30 minutes
Floriane 26 Responsable marketing 30 minutes
Yann 26 Directeur marketing 30 minutes
Dimitri 27 Analyste fusion-acquisition 25 minutes
Inès 24 Chargée de marketing 35 minutes