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Sciences du jeu
9 | 2018
Du ludique au narratif. Enjeux narratologiques des jeux
vidéo
Métalepses du récit vidéoludique et reviviscence
du sentiment de transgression
Sébastien Allain
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/sdj/909
ISSN : 2269-2657
Éditeur
Laboratoire EXPERICE - Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles
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Référence électronique
Sébastien Allain, « Métalepses du récit vidéoludique et reviviscence du sentiment de transgression »,
Sciences du jeu [En ligne], 9 | 2018, mis en ligne le 30 mai 2018, consulté le 21 juin 2018. URL : http://
journals.openedition.org/sdj/909
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Métalepses du récit vidéoludique et
reviviscence du sentiment de
transgression
Sébastien Allain
1 La maturité d’un média se mesure en partie dans sa capacité à être réflexif, à se remettre
en question et à briser les schémas canoniques qui l’ont d’abord institué. Littérature,
théâtre, cinéma et bande dessinée ont tous vu l’éclosion de formes narratives dites
« nouvelles », « modernes », « transgressives ». Parmi ces transgressions narratives, la
figure conceptuelle de la métalepse a été observée dans chacun de ces domaines. Elle
souligne la manière dont des niveaux narratifs normalement étanches se retrouvent alors
reliés, allant jusqu’à l’interpénétration du monde raconté et du monde depuis lequel on
raconte. En sa présence, l’expérience vécue s’apparente à un « jeu captivant » (Genette,
2004a) où la « suspension volontaire d'incrédulité » (Genette, 2004b, p. 23) – pacte de
lecture classique pour la fiction – laisse place à une « simulation ludique de crédulité »
(p. 25). Si la métalepse est un jeu en soi du point de vue de l’acte narratif, elle participa
bien souvent aussi à renouveler l’interaction proposée aux lecteurs ou spectateurs. Mais
là où la narration produisait une interaction symbolique, l’interaction au sens propre du
jeu vidéo actualise désormais la narration. Avec le champ des récits interactifs, la
métalepse devient donc omniprésente. Est-elle dès lors à reléguer dans les outils narratifs
conventionnels ? Est-elle devenue purement fonctionnelle ? Une de ses formes ne
pourrait-elle pas au contraire signer la modernité du jeu vidéo ?
2 Pour répondre à ces questions, deux hypothèses sont avancées : (H1) la popularité de
certaines transgressions narratives connues pour les précédents médias masque la
diversité de celles spécifiquement proposées par le jeu vidéo ; et (H2) si la métalepse veut
à nouveau offrir un sentiment de transgression, son omniprésence dans le jeu vidéo lui
impose de renouer avec la narration. La méthodologie employée pour valider la première
hypothèse consistera à confronter les définitions théoriques de la métalepse à une
transgression très discutée pour le jeu vidéo notamment par des amateurs, journalistes,
concepteurs de jeux vidéo : celle du « 4e mur ». Pour appréhender la seconde hypothèse,
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quelques exemples parmi la vingtaine de jeux de notre corpus seront plus
particulièrement convoqués pour s’attacher aux possibles destinataires de l’effet de
transgression : plutôt que viser directement le joueur, il s’agira d’utiliser l’interaction
ludique pour viser le récit et les personnages eux-mêmes, avant d’envisager un
réfléchissement vers le joueur. Par ce biais, quelques métalepses souligneront leur
capacité à articuler ludique et narratif, et à revisiter leur nature transgressive, cette fois
au service d’un récit vidéoludique.
Le concept de métalepse
Aux origines
3 Quel que soit le domaine dans lequel il était décrit, le principe de métalepse a provoqué
un sentiment de transgression à quiconque l’observait. Qu’il s’agisse de rhétorique,
linguistique, philosophie, ou d’arts comme la littérature, le théâtre ou le cinéma, la
métalepse remet en question la logique instaurée, à toutes fins de surprendre, déranger,
inquiéter parfois, amuser le plus souvent. Genette décrivit le principe au début des
années 1970 dans le champ littéraire, avant de l'étendre au cinéma comme « toute
intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique [N-1] dans l'univers
diégétique [N-2] (ou de personnages diégétiques [N-2] dans un univers métadiégétique
[N-3], etc.) ou inversement » (Genette, 2007, p. 244) (voir voirFigure 1). Par ces
intrusions, la métalepse remet ici en question la « frontière mouvante, mais sacrée
entre deux mondes : celui où l'on raconte et celui que l'on raconte » (p. 245). Avec les
années, la définition a été complétée pour considérer qu’il y a aussi métalepse lorsque «
le passage d'un “monde” à l'autre se trouve, de quelque manière, masqué ou subverti
» (Genette, 2004b, p. 117). Dès lors les mondes concernés peuvent tout aussi bien être du
même niveau narratif ou concerner le niveau extratextuel (N 0) sur lequel se situe le
lecteur1.
Figure 1 : Niveaux narratifs basés sur l’ordonnancement de Genette (2007)
Quelques critères distinctifs
4 De nombreux critères ont progressivement vu le jour pour distinguer les métalepses
entre elles, qualifiant notamment leur incidence dans le monde commun, leur localisation
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dans la temporalité du récit, leur fréquence et durée, leur orientation et direction, ainsi
que leur type. Les trois derniers critères seront développés ici.
Orientation et direction
5 L’orientation précise si le franchissement se fait horizontalement entre deux mondes
d’un même niveau narratif (ex. B et C de Figure 1) ou verticalement entre des niveaux
narratifs enchâssés (ex. A et B). Dans ce cas, Cohn (2005) propose de distinguer les
métalepses par leur position : les « métalepses extérieures » regroupent toutes celles qui
se produisent « entre le niveau extradiégétique et le niveau diégétique, c’est-à-dire entre
l’univers du narrateur et celui de son histoire » (2005, p. 122), alors que les « métalepses
intérieures » se situent au sein d’une histoire et de récits enchâssés. Le terme
« extérieures » peut porter à confusion au sens où il ne va pas jusqu’à intégrer le niveau
extratextuel (N 0). Il a par contre l’avantage de marquer l’espace de médiation (N-1) où
siègent le narrateur et le narrataire (représentant symbolique du lecteur). Pour plus de
précision, l’usage sera ici de qualifier la position en désignant le niveau d’origine de la
transgression et celui de destination. Préciser l’origine et la destination a l’avantage de
qualifier dans le même temps la direction, soit descendante ou ascendante, autrement
appelée mouvement « intramétaleptique » ou « extramétaleptique » par W. Nelles (cité
par Pier, 2005, p. 252), ou encore résumée par Genette comme le fait « d’entrer dans le
cadre » ou de « sortir du cadre » (Genette, 2004b, p. 80).
In verbis, In corpore
6 Autre critère pour distinguer les métalepses, deux « types » principaux ont été stabilisés
en narratologie (Ryan, 2004, 2005). Le premier regroupe les métalepses « rhétoriques »
qui produisent un acte de communication ou de représentation sans déstabiliser les
histoires. Par exemple, deux personnages du monde B pourront évoquer un personnage
du monde C ; quand bien même les protagonistes ne sont pas censés connaître l’existence
d’un monde fictionnel parallèle à leur propre monde, les états de ces mondes ne seront
pas affectés. Comme le dit Ryan, « l’opération n'a rien de contaminant, car elle respecte la
différence des niveaux [ou espaces]. Elle ouvre une petite fenêtre sur un autre monde,
mais elle la referme aussitôt » (2005, p. 207). Ce type regroupe également la notion de
« pseudo métalepse » ou « quasi métalepse » où la transgression n’est que feinte, à la
manière d’une illustration en trompe-l’œil (Ryan, 2004) ou du regard vers la caméra décrit
par Mitry (cité par Kronström, 2001). Avec l’exemple du regard vers la caméra a priori
lancé en direction du spectateur, celui-ci sera a posteriori récupéré par l’univers du film
(diégétisé) par une explication rationnelle : le spectateur comprendra quelques instants
après, par le montage ou la mise en scène, que le regard s’adressait en fait à un
personnage hors-champ, bord-cadre (Vernet, 1988, p. 12). Il n’y a donc qu’un soupçon de
transgression.
7 Le second type de métalepses ne s’arrête pas au clin d’œil ou à l’aparté in verbis vu
précédemment. Les métalepses dites « ontologiques » créent cette fois des circulations in
corpore de personnages entre les niveaux narratifs. En littérature par exemple, un
romancier pourra alors commenter sa narration en étant lui-même au cœur de l'action. Il
y a ici transgression ontologique, car il ne peut logiquement pas écrire et commenter
l'histoire qu’il est en train de vivre, sans quoi il s'invente lui-même. Autre exemple au
cinéma, avec La rose pourpre du Caire (Allen, 1985), où Cécilia spectatrice du monde A n’est
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pas censée pouvoir traverser un écran de cinéma pour rejoindre Tom Baxter, personnage
d’un film constituant le monde B, et réciproquement. Par ces interpénétrations et
contaminations, ce second type de métalepse s’apparente souvent au genre fantastique et
plus largement à tout récit voulant souligner une part d’irrationalité.
Tableau 1 : Synthèse des critères retenus pour la métalepse narrative
Critère Déclinaisons Exemples
Type
Rhétorique (quasi/pseudo-)
/ Rationnelle
Ontologique
/ Non rationnelle
(fantastique)
Deux personnages du monde B
évoquent un personnage du monde C.
Deux personnages du monde B
font irruption dans le monde C.
Orientation Horizontale
Verticale
Voir exemples pour « Types ».
Voir exemples pour « Position ».
Positon
(si orientation
verticale)
Extérieure
Intérieure
Le narrateur (N-1) fait irruption dans le
monde A.
Un personnage du monde A fait irruption
dans le monde B.
Direction
(si orientation
verticale)
Descendante
(mouvement
intramétaleptique)
Ascendante
(mouvement
extramétaleptique)
Voir exemples pour « Position ».
Un personnage du monde B évoque ou
rejoint le monde A.
Métalepse et récits interactifs
8 Longtemps cantonnée aux médias dits « linéaires », avec des interactions symboliques ou
imaginaires, la métalepse a trouvé de nouvelles formes dans les récits interactifs. Pour
Di Crosta (2009), les interfaces offrent désormais au joueur la possibilité d’interagir avec
l’histoire, de « faire irruption dans le contexte de production de la narration » (Di Crosta,
2009, p. 144). En troquant cycliquement sa position de « lecteur » (N 0), il peut endosser
soit celle réservée jusque-là au « narrateur » (N-1), soit celle d’un personnage (niveau N-2
et inférieurs). En effet, quand le lecteur est représenté par un avatar, il peut descendre en
personne « incarner » le rôle offert au sein du monde fictionnel. À ces formes de
métalepses descendantes, initiées par le joueur, répond une forme ascendante suggérée
par Ryan (2005) dans le contexte de l’intelligence artificielle : la boucle de rétroaction.
Chaque changement d’état narratif remontant d’un système pour se traduire en données
interprétables sur le niveau extradiégétique peut être considéré comme une métalepse
ontologique ascendante (affichage de scores, retour de force, etc.). En conséquence, à
chacune de ses interactions, le joueur choisit d’actualiser un récit tout autant qu’il
produit une histoire.
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Briser le 4e mur
9 Si le concept de métalepse est encore assez peu utilisé dans le domaine du jeu vidéo stricto
sensu, il est une expression qui surgit immanquablement dès lors que l’on s’intéresse à ses
transgressions narratives : celle du « 4e mur ». Mais d’où vient cette expression ? Est-elle
tout à fait adaptée ? Et plus que tout, ne masque-t-elle pas derrière une bannière la
diversité des propositions spécifiques au jeu vidéo ?
Du théâtre à la BD
10 L’origine du « 4e mur » se situe au XIXe siècle dans un théâtre qui cherchait le réalisme et
la vraisemblance. Le principe consista pour les comédiens à faire comme si la scène
n’était plus seulement bordée de murs à l’arrière et sur les côtés, mais également sur la
partie qui s’offre au public. Coupés métaphoriquement du monde commun, les comédiens
ne devaient en aucun cas s’adresser au public, sous peine de briser ce mur imaginaire et
dans le même temps la suspension d’incrédulité accordée par le public. Le contrepied fut
pris au début du XXe siècle avec Brecht qui considéra que le théâtre devait être ouvert sur
les problématiques du monde et dans l’interpellation du public, pour le conduire vers un
jugement critique et une prise de conscience. L’expression « 4e mur » fut reprise au
cinéma où l’approche réaliste prohiba à nouveau tout regard vers ou à la caméra, qu’il
s’agisse d’ailleurs de fictions ou de documentaires. Le 4e mur s’apparentait alors tout
autant à la caméra qu’à l’écran du spectateur qu’il ne fallait ni désigner ni rappeler à
l’esprit. Il fallut attendre la nouvelle vague pour voir les contre-exemples se multiplier,
dont celui mémorable de Belmondo alias Michel Poiccard dans À bout de souffle (Godard,
1960), prenant à partie le public en se tournant ostensiblement vers la caméra,
provoquant surprises et remises en question. Comme le souligne Beaulieu (2015), l’acte de
briser le 4e mur est « brutal, souvent surprenant, rarement gratuit ». Sur les mêmes codes
d’interpellation, avec un ton plus léger, la bande dessinée a elle véhiculé l’expression avec
l’emblématique personnage de Deadpool depuis les années 90.2
Un 4e mur au jeu vidéo ?
11 Et le domaine du jeu vidéo s’est lui aussi emparé de l’expression. Toutefois, l’on comprend
déjà combien celle-ci a évolué d’un média au suivant. Au-delà du vocable (mur), il s’agit
de vérifier si l’on parle toujours de la même transgression. Pour s’en convaincre, des
exemples d’usage ont été ici sélectionnés et analysés. Dans une première phase, ceux-ci
ont été recherchés via le moteur grand public Google, en croisant les expressions « 4e mur
/ 4th wall » et « jeu vidéo / video game ». L’objectif était d’amasser des descriptions
textuelles ou illustrations sous forme de vidéos ou d’images. La démarche ne prétendait
pas à l’exhaustivité et visait les exemples déjà discutés et considérés comme acquis par la
communauté. Six synthèses ont été retenues sur les dernières années pour la densité de
leurs exemples, une cinquantaine à elles toutes, issus d’une quarantaine de jeux. Les
auteurs sont des amateurs, journalistes, concepteurs et/ou enseignants en jeu vidéo
(D’Argenio, 2016b ; GamingBolt, 2016 ; Griffiths, 2016 ; Owen, 2013 ; WatchMojo.com,
2014 ; Young, 2016). À ces synthèses se sont ajoutés deux articles, à mi-chemin entre
billets de blogues et articles académiques, où les exemples cités recoupent ceux
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précédemment répertoriés, accompagnés d’une réflexion avancée sur le sujet (Conway,
2009 ; Turcev, 2014). Une réduction du corpus a ensuite été opérée avec comme critère
l’intelligibilité. Ont été retenus les exemples qui bénéficiaient soit de descriptions
croisées et concordantes entre auteurs, soit d’une explication ou illustration univoque. Le
corpus ainsi restreint regroupa 22 exemples parmi 20 jeux.3
12 Restait à vérifier chaque fois s’il s’agissait bien de la fameuse transgression du 4e mur.
Dans la continuité du court historique qui précède, l’expression « briser le 4e mur »
s’apparente au sens strict à une métalepse rhétorique ascendante prenant son origine
auprès d’un personnage diégétique (niveau N-2 ou inférieur), et ayant pour destination
un interlocuteur sur le niveau extratextuel (N 0), en sa qualité précisément de lecteur,
spectateur ou ici joueur. Suivant cette définition, ne restent alors plus que 7 exemples en
lice, soit un tiers seulement du corpus restreint. À titre indicatif, l’analyse du corpus
complet livre une proportion analogue. Quelques exemples et contre-exemples sont
donnés ci-dessous, basés sur les descriptions des auteurs.4
Les exemples
13 De la BD au jeu vidéo, le personnage de Deadpool conserve sa caractéristique principale :
s’adresser au lecteur. Avec sa version vidéoludique (High Moon Studios, 2013), il fait
référence au fait d’être dans un jeu, se plaint du scénario et des dialogues, ou encore
souligne au joueur la chance qu’il a de faire équipe avec Deadpool. Si chacune de ces
interventions prises isolément constitue des exemples en soi, nous reviendrons plus loin
sur le fait que le jeu dans son ensemble reposant sur ces transgressions ironiques, il fait
finalement plutôt figure de contre-exemple. Autre exemple avéré, celui-ci ponctuel avec
Metal Gear Solid (Konami, 1998) où le personnage de Psycho Mantis défie le joueur de poser
sa manette, pour lui démontrer sa puissance télé kinésique en la faisant se déplacer (par
vibration). Dernier exemple parmi les plus cités, Sonic the Hedgehog (Sonic Team, 1991), le
personnage phare de l’enseigne SEGA, se montre impatient, regarde le joueur et tape du
pied lorsque celui-ci n’interagit pas pendant plusieurs secondes sans avoir mis le jeu en
pause. S’il n’y a pas de texte prononcé ici, l’exemple se range aussi dans le cas de
métalepses rhétoriques brisant le 4e mur.
Les contre-exemples
14 Deadpool donne également l’occasion de pointer un contre-exemple lorsque le
personnage-joueur rejoint soudainement le niveau de l’interface pour se saisir d’éléments
comme les jauges de points et les utiliser comme armes contre ses adversaires. Si la
métalepse est toujours ascendante, la transgression fusionne le niveau intra
diégétique (N-2) avec le niveau extradiégétique (N-1), et non pas le monde commun (N 0).
Idem avec Monkey Island 2 (Lucasfilm Games, 1991) où le personnage-joueur a l’occasion de
téléphoner au service support de Lucasfilm Games pour progresser dans l’énigme. La
métalepse est alors ascendante et ontologique, avec un niveau d’origine
métadiégétique (N-3), et un niveau de destination intra diégétique (N-2), sur lequel se
trouve le développeur étant censé avoir donné vie au jeu. Un autre cas analogue est
repérable dans la série des Pokémon (Game Freak, 1996) 5 où le personnage pourra
rencontrer toute l’équipe qui a conçu le jeu. Dernier contre-exemple, de nombreux
éditeurs se sont ingéniés pour protéger leurs ventes en liant le jeu à un code. Dans le cas
de Metal Gear Solid (1998) et StarTropics (Nintendo R&D3, Locomotive Corporation, 1990), le
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joueur doit comprendre que le jeu lui glisse des indices au sein des dialogues entre
personnages, pour qu’il se réfère à ce qui est inscrit sur la boite du jeu ou le fascicule
original. Cet aspect allusif marque bien là aussi une différence avec l’interpellation ou
l’aparté directement adressé correspondant au principe de briser le 4e mur. Pour ces deux
jeux, si transgression d’une frontière il y a, elle est ontologique et descendante, faisant
qu’un code passe du niveau extratextuel (N 0) au niveau (N-2), permettant de débloquer la
suite de l’histoire. En somme, ces exemples communément rattachés au principe du 4e
mur s’en départissent pour révéler une diversité de transgressions possibles.
Tableau 2 : Synthèse des exemples et contre-exemples cités
Description du jeu Description de la métalepse 4e mur
Nom du jeu Date Studio Moment
concerné Position Niveaux Direction Type Confirmation
Deadpool 2013 High Moon
Studios
Prise à partie
du joueur par
Deadpool
(interventions
considérées
isolément)
Ext. -2 0 Asc. ⇡Rhét. Oui
Deadpool 2013 High Moon
Studios
Deadpool se
saisit
d'élément de
l'interface pour
combattre
Ext. -2 -1 Asc. ⇡Onto. Non
Metal Gear
Solid 1998 Konami
L'interpellation
du joueur par
Psycho Mantis
Ext. -2 0 Asc. ⇡Rhét. Oui
Metal Gear
Solid 1998 Konami
Saisie d'un
code indiqué
sur la boite
pour débloquer
le récit
Ext. -2 0 Desc. ⇣Onto. Non
Monkey
island 2 1991 Lucasfilm
Games
L'appel
téléphonique
entre le
personnage et
la figure du
développeur
Int. -3 -2 Asc. ⇡Onto. Non
Pokémon 1996 Game Freak
Rencontre du
personnage
avec l'équipe
du jeu qui l'a
créé
Int. -3 -2 Asc. ⇡Onto. Non
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Sonic the
Hedgehog 1991 Sonic Team L'impatience
de Sonic Ext. -2 0 Asc. ⇡Rhét. Oui
Stanley
Parable 2013
Galactic
Cafe,
Everything
Unlimited
Ltd
La contrariété
affichée du
narrateur
envers les
actions du
joueur
Ext. -1 0 Asc. ⇡Rhét. Non
StarTropics 1990
Nintendo
R&D3,
Locomotive
Corporation
Saisie d'un
code à révéler
par l'eau pour
débloquer le
récit
Ext. -2 0 Desc. ⇣Onto. Non
Un concept à bout de souffle
15 Conway (2009) a été le premier à juger le principe de 4e mur insuffisant pour décrire les
interactions possibles entre jeu et joueur. Toutefois, plutôt que de l’abandonner, il
cherche à le rapprocher du « cercle magique » décrit par Huizinga ([1938] 1988), en
proposant l’idée d’un « mur circulaire » capable de se contracter autour de la stricte
diégèse ou de s’élargir jusqu’à englober joueur, matériel, manuels, boites et tout ce qui
peut servir l’univers du jeu. Il ne parle dès lors plus de « briser » le 4e mur, mais de le
« relocaliser » afin de faire varier l’immersion. La proposition de Conway peut se résumer
dans le passage d’un 4e mur historiquement conçu comme une métalepse rhétorique
venant d’un personnage à une métalepse ontologique permettant au monde
commun (N 0) d’être annexé par la diégèse (N-2). Le problème à l’évidence est de brouiller
le principe originel en voulant l’étendre à tout prix. Par ailleurs, comme le fait remarquer
Turcev (2014), le « cercle magique » peut évidemment entourer le joueur sans même
attendre d’évènements qui signifient l’annexion du monde commun, car « le joueur est
par défaut inclus » dans ce cercle lorsqu’il joue. Et pour ces évènements ayant attrait au
monde commun, le concept de « métalepses dispositives » proposé la même année par
Bouchardon (2009) semble tout indiqué pour décrire l’extension de la fiction : les
éléments extratextuels cités par la diégèse – comme un site internet pour résoudre une
énigme, ou l’utilisation de SMS pour déclencher la suite du récit – étendent le « dispositif
de lecture » et la fiction qui l’habite.6 C’est alors le contrat narratif qui s’en trouve
enrichi, devenant « plus dense, parfois plus exigeant, à mesure que les ressources non
diégétiques se multiplient » (Turcev, 2014). Nul besoin donc de se référer encore au 4e
mur.
16 Orienté dans la seule direction ascendante et visant directement le joueur (N 0), le « 4e
mur » semble insuffisant pour théoriser le jeu vidéo. Par ailleurs, les exemples avérés de
4e mur transgressent-ils encore quelque chose ? Ne se contentent-ils pas trop souvent de
copier ce qui a pu marcher un temps pour un autre média ? À ces exemples narratifs
peuvent s’ajouter des exemples esthétiques soulignant la présence de l’écran si ce n’est du
« mur » : de nombreux effets de projections de salissure, de peinture ou de reflets de
lumière sont répertoriés. Or, dès qu’ils ne sont pas justifiés par la présence de lunettes,
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d’un pare-brise ou d’une vitre dans la diégèse, ils soutiennent certes l’idée de la présence
d’une caméra et de propriétés physiques réalistes qui la ferait être entachés (Conway,
2009), mais ils soutiennent surtout le simulacre d’une caméra qui n’existe plus en tant que
telle pour ce média.7 Alors que l’inventivité des jeux vidéo tendrait à les distinguer des
anciens médias et du cinéma dont il est un proche parent (Blanchet, 2008), le maintien de
ce concept dans les exemples répertoriés traduit de fait une attente de la communauté.
Les contre-exemples initialement regroupés sous le seul principe du 4e mur ont l’avantage
de permettre de prendre conscience des transgressions sous-jacentes : en mettant en
valeur différents niveaux narratifs, c’est autant d’autres formes qui se dévoilent déjà. La
renommée du principe du 4e mur permet de confirmer notre première hypothèse (H1) qui
avançait que la popularité de certaines transgressions narratives connues pour les
précédents médias masque la diversité de celles spécifiquement proposées par le jeu
vidéo.
Reviviscence du sentiment de transgression
17 Si la métalepse s’avère un outil conceptuel extrêmement discriminant pour l’analyse, on
peut encore s’interroger sur ce qu’il reste de son potentiel transgressif auprès du joueur,
et le cas échéant de la manière de le renouveler. La question de son potentiel sera abordée
d’un point de vue pragmatique et historique, avant de souligner quelques jeux vidéo
exemplaires et d’y adjoindre les jeux dits sérieux. Enfin, la réponse concernant le
potentiel de la métalepse s’attachera à ce que le joueur ne soit plus le destinataire
premier de la transgression, comme avec le 4e mur, mais un destinataire second, par
l’entremise d’un effet mimétique et empathique.
Banalisation d’une figure ?
18 Le caractère transgressif de la métalepse est-il en voie d’extinction ? Tout d’abord, sur le
plan pragmatique et suivant les définitions données dans la partie Métalepse et récits
interactifs,, toute interaction du joueur, qu’elle intervienne sur l’histoire ou dans
l’histoire lorsque celui-ci incarne un personnage, ou toute boucle rétroactive
(feedback), relève d’une forme de métalepse. Dès lors, cette forme fonctionnelle est
tellement omniprésente qu’elle est pour le moins banalisée. Paradoxalement, c’est
désormais son absence qui produit une transgression du domaine vidéoludique : il
suffira que le jeu retire momentanément le contrôle au joueur, l’empêchant de
s’immiscer dans l’histoire ou de la voir s’actualiser, pour qu’apparaisse une rupture
dans le contrat tacite de « lecture ». L’exemple donné par Conway (2009) avec Sonic en
est une illustration : Sonic impatient laissera le joueur démuni lorsqu’il finira par sauter
dans le vide, le privant du contrôle et de la suite de l’histoire. En somme, si la métalepse
a trouvé un nouveau terrain avec le jeu vidéo, le caractère transgressif des formes
purement fonctionnelles s’y est rapidement épuisé.
Sur le plan historique, bon nombre d’auteurs indiquent pour la littérature que des
apparitions répétées dans une œuvre seraient une autre source d’affaiblissement,
finissant par l'établir comme nouvelle convention, en perdant toute énergie paradoxale :
« Rien ne s’use plus vite que le sentiment de transgression » (Genette, cité par Schlickers,
2005, p. 166). À l’instar du cinéma, les périodes les plus propices au sentiment de
transgressions métaleptiques pourraient être conditionnées par l’âge du média
Métalepses du récit vidéoludique et reviviscence du sentiment de transgression
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considéré : le temps de son émergence tout d’abord, où la grammaire narrative est en
pleine adaptation par rapport à ce qui est connu par ailleurs, où les conventions de
lecture ne sont pas établies et les effets de perception pas encore anticipés ; puis bien
après avec la phase de renouvèlement, avec un retour sur les codes établis, un travail
d’auto référence et de réflexivité – travail appelé en introduction de ce texte
« modernité ».8
Du jeu vidéo réflexif au jeu sérieux
Figure d’exception pour le jeu vidéo
19 En matière de réflexivité, sont à relever Deadpool – déjà cité pour ses références
permanentes au fait d’être dans un jeu – et deux productions conçues par Davey Wreden :
The Stanley Parable (2013)9 et The Beginner’s Guide (2015)10. The Stanley Parable dont il sera
essentiellement question ici est une puissante mise en abyme (Barnabé et Dozo, 2015) où
le jeu est au cœur d’une critique croisée entre l’acte de développer un jeu et l’acte d’y
jouer. Concrètement, un narrateur omniprésent commente chacun des choix du joueur,
les lui reprochant parfois, à toutes fins de mettre en lumière la conception de jeu (game
design), sa logique et ses écueils. Comme l’analyse l’équipe du Gamelab (2015), le jeu
produit ainsi une critique globale du jeu vidéo, avec un accent particulier sur ce qui
apparaît parfois comme une trop grande linéarité. Concrètement, le joueur a vocation à
déplacer un personnage à la 1re personne dans des bureaux désertés – métalepse
ontologique descendante purement fonctionnelle –, alors que le narrateur est
essentiellement cantonné à raconter cette pérégrination, via une métalepse rhétorique
ascendante qui a pour origine le niveau extradiégétique (N-1) et pour destination le
joueur (N 0). Pour le dire autrement, il y a deux types de métalepses à l’œuvre avec d’un
côté interaction et de l’autre récit. Mais par ce récit précisément, le joueur comprendra
que la liberté apparente de ses interactions est intégralement cadrée par l’environnement
et les conditions organisées en amont par le concepteur. En résumé, l’histoire spatialisée
préalablement écrite conduit l’interaction du joueur et parallèlement cette interaction
déclenche le récit. Deadpool et les jeux de Davey Wreden font figure d’exception, en ce
sens où la métalepse n’est ni seulement fonctionnelle, ni utilisée de manière ponctuelle,
mais inscrite au cœur de la jouabilité (gameplay) pour articuler histoire, interaction et
récit. Comme le dit Turcev (2014) pour Deadpool, ces exemples nous mettent enfin « face à
la particularité interactive de la construction du récit dans le jeu vidéo ». Cette
inscription dans la jouabilité implique que la fréquence de la métalepse soit élevée,
s’écartant là encore de l’effet de « briser le 4e mur », lequel n’existe que dans la rareté.
Jeu sérieux et impératif réflexif
20 Sans comparaison possible du point de vue de l’audience médiatique, la déclinaison
utilitaire du jeu vidéo nommé jeu sérieux ou serious game se doit nécessairement
d’apporter une réflexivité pour assurer sa visée d’apprentissage. De précédents travaux
ont exploré le potentiel des métalepses, avec notamment des regards caméra déclenchés
par l’interaction (Allain et Szilas, 2012), ainsi qu’une mise en abyme particulière qui lie
par des métalepses choix du joueur et actes du personnage (Allain, 2013a, 2013b). EHPAD
SG (Dæsign, 2012)11, l’un des jeux spécifiquement construits autour de ces principes met en
scène un « avatar » d’un genre particulier : s’il ressemble au joueur (métier, fonctions) et
partage les mêmes buts, il se distingue de l’avatar traditionnel en manifestant une
Métalepses du récit vidéoludique et reviviscence du sentiment de transgression
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autonomie de pensée. La position classique du joueur souhaitant « piloter » le personnage
à la 3e personne est déstabilisée lorsque celui-ci lui se retourne pour adresser des
commentaires sur les choix entrepris. La transgression cherche ici à mettre en question
les présupposés du joueur, à le faire progresser dans sa réflexion en provoquant une
distanciation et des déstabilisations cognitives ciblées. Elle cherche aussi à renforcer les
liens entre les mondes, autrement dit à mieux transférer les apprentissages dans le
quotidien. En outre, le personnage annoncera qu’il porte la parole d’une équipe d’experts,
hors du jeu, qui a réfléchi aux bonnes pratiques qu’il convient d’appliquer. Cette
entreprise de déstabilisation et de rapprochement du réel validée expérimentalement
pour le jeu sérieux (Allain, 2013) répond en partie au questionnement de Giner (2017)
s’interrogeant sur la manière dont le jeu vidéo et ses formes « persuasives » ou
« expressives » peuvent « susciter la réflexivité chez les joueurs et les joueuses et […]
l’orienter vers ce qu’ils vivent dans leur vie quotidienne » (p. 167). Aux finalités évoquées
plus haut indiquant que la métalepse peut surprendre, déranger, inquiéter, ou amuser
s’ajoute donc celle de conduire l’apprentissage.
Réfléchissement de la transgression
De l’effet transitif à l’effet miroir
21 Les jeux vidéo cités comme exceptions semblent au sommet de leur art, tant ils sont
capables d’intégrer une réflexion et une mise en interaction de la nature du support jeux
vidéo : la dimension fonctionnelle y est à la fois récupérée et discutée par le récit.
Toutefois, deux limites sont à relever. La première est le côté systématique du procédé,
dont l’énergie paradoxale s’affaiblit avec la répétition comme évoquée précédemment. Il
semble alors que l’effet de transgression se maintienne moins à l’échelle du jeu qu’à
l’échelle du domaine vidéoludique, ces productions affichant une singularité. La seconde
limite est que ces exemples fonctionnent sur un mode que l’on peut qualifier de
« classique » : dans la veine du 4e mur, la remise en question des structures canoniques
vise encore à surprendre le joueur de manière frontale. L’effet recherché leur est
directement et uniquement destiné.
22 En contrepoint, il est dès lors intéressant d’investir une autre perspective, en délaissant
l’ambition d’un effet transitif et en explorant des récits interactifs dans lesquels la
transgression serait d’abord perçue par les personnages eux-mêmes : si les métalepses
fonctionnelles ne surprennent plus le joueur et si leur répétition épuise les autres, le récit
interactif a par contre tout le loisir de simuler la transgression au sein du monde
vidéoludique, avant que celui-ci n’agisse par mimétisme et empathie sur le joueur. De ce
point de vue, les jeux vidéo évoqués jusque-là laissent le champ libre, presque
complètement en friche12 : avec les jeux de Davey Wreden, la chose est entendue, car il n’y
a aucun personnage pouvant assurer un relai diégétique ; le joueur ne pourra déceler une
transgression vécue depuis l’univers du jeu. Avec Deadpool, l’arrogance du personnage
principal le place dans une position surplombante par rapport au joueur, mettant
Deadpool à l’abri de toutes surprises ; de plus les autres personnages ne semblent pas
concernés par les choix directs du joueur. Il faut donc aller au-delà.
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Propositions d’effets miroir
23 Pour entrevoir la possibilité de ces effets miroir, plusieurs modèles seront décrits
succinctement ci-dessous, en commençant par l’idée d’un jeu où le personnage joueur (PJ)
sera le seul à ignorer l’existence du joueur, à la manière du film Truman Show (Weir, 1998)
où la vie du héros est orchestrée par un réalisateur de télé-réalité dont il n’a pas
conscience. De manière analogue au film où certains comédiens s’offusquent du sort
réservé au personnage principal par le réalisateur, des personnages non-joueurs (PNJ)
manifesteront leur désapprobation en regard des choix et interventions du joueur au sein
de l’univers fictionnel (métalepses descendantes).
24 Dans la continuité, en préservant l’idée que les PNJ contestent les incursions du joueur,
une autre proposition repose sur la négociation des objectifs et moyens pour les atteindre
entre le PJ et le joueur : les PNJ pourront vivre cette négociation comme une
transgression dont serait porteur le PJ (métalepse ascendante) ou comme l’ingérence du
joueur dans leurs vies (métalepse descendante). La participation du joueur au jeu s’en
trouvera mise en question, en soi source de jouabilité.
25 À mi-chemin entre ces deux premières propositions, les personnages pourront mimer
l’attente et l’écoute d’au moins certaines interventions du joueur, un peu à la manière de
Sonic lors des pauses prolongées suivant les buts individuels de chacun des personnages,
les choix du joueur en tant que transgressions par rapport au monde dans lequel ils
évoluent (métalepses descendantes) seront vécus soit comme des actions facilitatrices et
tolérées, soient comme des ingérences et contredites.
26 Comme dernière proposition, il s’agit de s’enfoncer dans les tréfonds du récit avec des
métalepses ontologiques en position intérieure (niveau N-2 et inférieurs) à l’orientation
verticale ou horizontale : le personnage guidé par le joueur (ou des PNJ) transgressera des
niveaux ou espaces narratifs, se rendant dans des histoires imbriquées ou parallèles.
Suivant le niveau de conscience du PJ, lui ou des PNJ pourront s’effarer de ces
franchissements in corpore venant bousculer leurs objectifs ou leurs conceptions
existentielles des mondes dans lesquels ils évoluent.
Recherche sur le long terme
27 Nul doute que certaines de ces propositions de modèles ont déjà plus ou moins pris forme
dans des jeux. C’est partiellement le cas avec Secret of Evermore (Squaresoft, 1995), où un
prophète explique au héros qu'il n’est qu’un pantin, piloté par des forces supérieures
(quasi métalepse). C’est aussi partiellement le cas avec Assassin’s Creed II (Ubisoft, 2009)13
lorsque que Minerva (PNJ) se détourne d’Ezio (PJ), pour s’adresser face caméra au joueur ;
jusque-là, simple rupture classique apparentée au 4e mur, mais Ezio réagit ensuite avec
surprise, regardant autour de lui et disant : « De qui [à qui] parlez-vous ? Je ne vois
personne d’autre ici… ». Si par hasard la métalepse rhétorique ascendante de Minerva ne
surprenait pas directement le joueur, elle est redoublée par la surprise du PJ, et ainsi
réfléchie auprès du joueur qui s’identifie au moins partiellement à lui. Le développement
de ces perspectives non plus sur une séquence de fin de jeu comme ici, mais sur la
longueur du jeu, est encore à rapporter. Les exemples cités ayant été répertoriés de
manière incidente en explorant le principe du 4e mur, il est probable qu’une recherche
orientée ouvrirait un vaste champ d’analyse.
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28 Si les premiers modèles présentés ci-dessus sont encore sommaires, ils ouvrent un
nombre important de combinaisons en croisant les seuls critères distinctifs de position,
orientation, direction et les différents niveaux ou espaces concernés. Et que dire si
s’ajoutent la localisation dans la temporalité du récit, la fréquence et la durée ?14 Les
modèles ont donc vocation à se multiplier et s’affiner.15 Le travail à conduire est d’autant
plus monumental qu’il aura à intégrer la sphère récemment ouverte par le transmédia,
les projets en réalité alternée (ARG), les jeux en réalité virtuelle (VR) et ceux en réalité
augmentée (AR). Pour l’heure et considérant le présent corpus, par ses qualités
mimétiques et empathiques, par son interactivité, et par la puissance de la mise en
abyme, le jeu vidéo est en capacité d’utiliser la métalepse pour que le joueur soit le
destinataire second de transgressions qu’il a initiées. Cette approche fait écho au principe
« d’expressivité » du jeu vidéo au sens où « l’expressivité provient à la fois des procédures
induites par la structure du jeu et des actions menées par le joueur » (Genvo, 2013, p. 128).
Ces propositions font aussi écho aux aspirations D'Argenio (2016a) espérant que « des
studios AAA tenteront de faire un jeu où vous, le joueur, serez une partie importante de
l'univers du jeu »16. Plus largement, elles répondent à la critique qu’il esquissait en
parlant d’un « 5e mur » séparant de plus en plus la dimension interactionnelle de la
dimension narrative, expliquant que « nous ne jouons plus l'histoire de nos plus grands
jeux [mais] qu’elle nous est racontée ». En l’occurrence, les modèles présentés ouvrent
des perspectives à la fois de l’ordre du théorique et de la conception pour tresser
ensemble ludique et narratif. Ils répondent à notre seconde hypothèse (H2) qui avançait
que l’omniprésence de la métalepse dans le jeu vidéo lui impose de renouer avec la
narration si elle veut offrir à nouveau un sentiment de transgression.
Conclusion
29 Si les métalepses sont consubstantielles au jeu vidéo, elles se cantonnent bien souvent à
actionner le plan ludique pour assurer des transactions les plus transparentes possible
entre le joueur et l’univers fictionnel. Pour celles qui se veulent plus transgressives, notre
analyse a montré qu’elles se sont trouvées confondues sous l’expression « briser 4e mur »,
laquelle regroupe au mieux des formes éculées pour solliciter la mémoire collective des
communautés, ou regroupe au pire des simulacres vidés de sens. Occupant encore un
large espace médiatique, cette expression souvent convoquée à tort a mis dans son ombre
des transgressions bien plus novatrices et spécifiques au média. Or, la transgression d’un
genre ou d’un domaine ne réclame pas nécessairement une forme spectaculaire : c’est son
effet sur les destinataires qui prime et celui-ci peut prendre des chemins détournés,
jusque dans les tréfonds des niveaux narratifs. De vastes champs de créations et
d’analyses sont à poursuivre. Bien sûr, tous les jeux vidéo n’ont pas vocation à renouveler
le domaine et tous ne cherchent pas à conduire une narration. Pour les autres toutefois,
des formes alternatives de métalepses sauront renouveler le sentiment de transgression,
pour le mettre au service de la jouabilité ou pour le mettre plus largement au service du
jeu vidéo et ses lettres de noblesse. Dès lors, le joueur n’est plus forcément le destinataire
premier de ces métalepses, mais il est à la fois à l’initiative du point de vue fonctionnel et
destinataire second du point de vue du récit. Et si ce ne sont les jeux de loisir et de
divertissement qui souhaiteront bénéficier de ces micro révolutions, misons que les jeux
pour se former ou développer son esprit s’y attarderont.
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wall
NOTES
1. Par convention, le terme « texte » englobe tout aussi bien un écrit, un film, une pièce de
théâtre ou un jeu vidéo. De la même manière, le terme « lecteur » s’étend aussi aux spectateurs et
aux joueurs.
2. https://www.mdcu-comics.fr/news-0020598-commencer-les-comics-commencer-les-comics-
deadpool.html
3. Le corpus restreint est disponible en ligne à l’adresse suivante : www.apt-a.com/uni/
metalepsis-of-video-game.html
4. L’ensemble des conclusions est disponible en ligne aux côtés du corpus.
5. La série Pokémon a donné lieu à un recensement impressionnant à l’adresse suivante : http://
bulbapedia.bulbagarden.net/wiki/Breaking_the_fourth_wall
Métalepses du récit vidéoludique et reviviscence du sentiment de transgression
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6. On mentionnera une contribution voisine avec Harpold (2007) et la « recapture » des éléments
issus ou périphériques au jeu pour les intégrer au dispositif.
7. Ces mises en scène persisteront-elles encore avec des jeux utilisant des masques de réalité
virtuelle ?
8. Pistes dégagées lors de la journée d'étude sur la métalepse, organisée par Nicolas Szilas, en
présence de Marie-Laure Ryan, Urs Richle et Sébastien Allain, le 6 avril 2011, à Genève.
9. Des descriptions, de nombreux extraits audio et une analyse sont disponibles à partir de la 38e
minute dans le podcast Profil Ludique, S01E03, « Le walking simulator : Jeu ou non-jeu ? » https://
soundcloud.com/profil-ludique/profil-ludique-s01e03-jeu-ou-non-jeu-telle-est-la-
question#t=38:02
10. Voir les descriptions et l’analyse de The Beginner’s Guide par Giner (2017).
11. Voir la comparaison entre la version classique et la version collaborative à partir de 1 minute
20 secondes http://dai.ly/xqmozt
12. À l’évidence puisqu’ils visent une métalepse ascendante et non descendante.
13. Séquence disponible à cette adresse https://youtu.be/jpJ0lvC_ka4?t=2m12s
14. La rencontre à l’École Normale Supérieure entre Mathieu Triclot et Martin Lefebvre en
janvier 2016 a listé une série de jeux réflexifs qu’il serait intéressant de qualifier suivant ces
critères. Voir vidéo en ligne intitulée Méta-jeu - Quand le jeu vidéo réfléchit sur lui-même, https://
www.youtube.com/watch?v=GOhEMNzdI2o
15. Ce constat préfigure l’ouverture d’une base de données participative, communautaire et
internationale pour assurer la classification des exemples venus aussi bien du monde amateur,
que du monde du game design ou du monde académique. Les personnes souhaitant s’associer au
projet peuvent se manifester à l’adresse suivante : http://www.apt-a.com/uni/metalepsis-
db.html
16. Le lecteur appréciera ici la métalepse rhétorique employée par D'Argenio pour « vous »
interpeller.
RÉSUMÉS
Parmi les transgressions narratives, la métalepse s’est déployée sur tous les médias, jusqu’à
occuper une place prépondérante dans les récits vidéoludiques. Désormais, son omniprésence
interroge la possibilité qu’elle produise encore un quelconque sentiment de transgression. Serait-
elle à reléguer dans les usages conventionnels du jeu vidéo ? Cette contribution s’appuiera sur
plusieurs disciplines (études littéraires, cinématographiques, narratologiques, ludologiques,
communicationnelles et didactiques) pour mettre de côté les métalepses purement
fonctionnelles du jeu vidéo et s’attacher à différentes formes articulant ludique et narratif. Après
avoir présenté le concept de métalepse dans une première partie, la seconde partie s’intéressera
à une transgression dite du « 4e mur ». Expression fréquemment utilisée, il s’avèrera qu’elle est
non seulement héritée des médias antérieurs – et donc peu spécifique au jeu vidéo –, mais
surtout qu’elle masque une diversité de procédés. Sur la base d’un corpus d’une vingtaine de
jeux, la dernière partie valorisera des métalepses trop peu mises en lumière, si ce n’est
impensées. En dépit de leur faible popularité actuelle, celles-ci pourraient bien renouveler le
sentiment de transgression d’antan, tout en participant à la modernité du média jeu vidéo.
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Among the narrative transgressions, the metalepsis has spread over all the media, until occupy a
prominent place in video games. Henceforth, its omnipresence questions about the possibility
that it still produces any sense of transgression. Would it be relegated to the conventional uses of
video games? Based on several disciplines (literary, cinematography, narratology, game studies,
communication and didactic studies), this contribution will put aside the purely functional
metalepsis of video games to focus on different forms which articulate playful and narrative.
After presenting the concept of metalepsis in the first part, the second one will discuss a
transgression known as the “fourth wall”. It will be shown that this frequently used expression is
not only inherited from previous media – and therefore not specific to video games – but that it
masks above all a variety of processes. From a corpus of twenty games, the last part will focus on
some metalepsis not well-known, if not thought out. In spite of their current low popularity,
these metalepsis could well renew the feeling of transgression while participating in the
modernity of the video games.
INDEX
Mots-clés : métalepse, transgression, narratologie, quatrième mur, jeux sérieux, modernité,
expressivité, empathie
Keywords : metalepsis, transgression, narratology, fourth wall, serious games, modernity,
expressiveness, empathy
AUTEUR
SÉBASTIEN ALLAIN
Université Savoie Mont-Blanc, laboratoire LLSETI
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