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Penser la pratique fiscale du don démocratique
après Sloterdijk
Hubert Etienne
De l’impôt-contrat à l’impôt-gouvernance 1 en passant par l’impôt-soli-
darité 2, l’histoire de la théorie de l’impôt rend compte de la complexité de
sa nature, à la fois nécessaire à la préservation de l’État et intrinsèquement
polémique dans ses modalités d’exercice. La virulence des débats dont il
fait l’objet, notamment depuis les prémices de la Révolution et la définition
d’une fiscalité moderne, atteste par ailleurs de la singulière importance des
enjeux qu’il sous-tend, et de la charge affective qui lui est associée. Le
sentiment d’injustice qu’il ne manque pas de susciter parmi les citoyens ne
partageant pas les choix moraux qui président à sa pratique, constitue alors
une cause majeure de l’émergence de la société de defiance 3. Mais en dépit
d’une divergence morale a priori indissoluble, l’impôt n’en demeure pas
moins un mal nécessaire, ce qui le conduit à être toujours imposé par l’État
plutôt que proposé au citoyen 4, introduisant par là même une contradic-
1. Sur l’utilisation de l’impôt comme moyen de gouvernance, voir Nicolas DELALANDE,
« Gouverner les conduites par la fiscalité ? Une brève histoire des débats sur le pouvoir
incitatif de l’impôt (XVIIIe-XXIe siècle) », in Sophie DUBUISSON-QUELLIER, Gouverner les
conduites, Paris, Presses de Sciences Po, 2016, p. 59-92.
2. Sur les grandes mutations des théories de l’impôt, voir Michel BOUVIER, Marie-
Christine ESCLASSAN, Jean-Pierre LASSALE, Finances publiques, 7e éd., LGDJ, 2004, p. 567-
596.
3. Pierre ROSANVALLON, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris,
Seuil, 2006 et Pierre ROSANVALLON, « Relégitimer l’impôt ! », Regards croisés sur l’économie,
n° 1, 2007, p. 16-26.
4. Afschrift rappelle que le mot « impôt » dérive du latin imponere signifiant « imposer par
la force » et livre une riche analyse de la charge coercitive du lexique fiscal (Thierry
AFSCHRIFT, « L’impôt : contribution ou imposture ? » [en ligne], URL : https://www.fichier-
pdf.fr/2013/05/16/thierry-afschrift-conference/preview/page/1/).
Pour citer cet article :
ETIENNE, Hubert, «!Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk!», Le Portique, n° 41, Juillet 2018, p. 147-165.
148 Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk
tion fondamentale avec le principe démocratique qui le justifie : le libre
consentement 5.
Avec Repenser l’impôt. Pour une éthique du don démocratique 6, Sloter-
dijk lançait il y a quelques années un appel à la communauté philosophique
et politique. Désireux d’initier une réflexion en profondeur sur la nature de
l’impôt, ses principes et ses alternatives, il tenta de porter le débat au-delà
des simples règles de calcul de ses quotités 7. Cette initiative n’a cependant
rencontré qu’un faible écho, comme si les antinomies principielles sur les-
quelles se fonde la théorie moderne de l’impôt semblaient déjà avoir acquis,
par la force du temps, un caractère inexorable stérilisant le terreau de toute
réflexion critique. Une autre explication à l’échec de cet appel peut se trou-
ver dans la structure même de l’ouvrage, lequel ne propose pas une théorie
complète de la substitution progressive de l’impôt par le don démocratique,
mais se présente davantage comme une proposition alternative, ouvrant des
possibles de réflexion, et aspirant à lancer un débat plutôt que d’en clore
un. Cet article entend répondre à l’appel de Sloterdijk en proposant un
cadre structurel permettant d’accueillir le don démocratique, de sorte à
« désutopiser » l’hypothèse d’une refondation de l’impôt par une fiscalité
volontariste. Questionnant les conditions de possibilité et la forme institu-
tionnelle que pourrait revêtir une telle fiscalité, il s’agit de présenter une
alternative crédible à long terme, ainsi que d’introduire les principaux axes
de sa mise en œuvre. La première partie s’attache à justifier la nécessité
d’une réforme du paradigme fiscal moderne pour répondre aux nouveaux
enjeux sociétaux, et précise dans quelle mesure le don démocratique pour-
rait y satisfaire. Sont ensuite présentées les évolutions sociales qu’il appar-
tient à l’État de conduire via une politique ciblée, de sorte à faire émerger
les conditions d’acceptation d’une fiscalité volontariste. Il s’agit enfin de
distinguer le don démocratique ici présenté d’autres tentatives volontaristes
infructueuses, mettant en exergue son caractère d’institution sociale rituali-
sée.
5. Hubert ETIENNE, « Le changement de paradigme fiscal : de la doctrine du libre consen-
tement au prélèvement rationalisé », Implications philosophiques [en ligne], 9 février 2018,
URL : http://www.implications-philosophiques.org/actualite/le-changement-de-paradigme-
fiscal/.
6. Peter SLOTERDIJK, Repenser l’impôt. Pour une éthique du don démocratique [2010], trad.
all. O. Mannoni, Paris, Libella, 2012, p. 74.
7. L’un des derniers ouvrages dans ce domaine est celui de trois économistes, dont la « ré-
volution fiscale » se résume à la redéfinition des règles de calcul de l’impôt, introduisant un
taux dit réel d’imposition sur le capital, le revenu et la consommation (Camille LANDAIS,
Thomas PIKETTY, Emmanuel SAEZ, Pour une révolution fiscale, Un impôt sur le revenu pour le
XXIe siècle, Paris, Seuil, 2001).
Hubert Etienne 149
I. La crise de la modernité fiscale
L’entrée dans le XXIe siècle se confond avec l’avènement de ce que Slo-
terdijk considère comme l’ère post-nationale des cantons, accusant la tran-
sition d’un modus operandi de l’action unilatérale des structures politiques
autoritaire vers un « système multi-agents », impliquant une gouvernance
déverticalisée 8. La redéfinition induite de la place de l’État au sein d’une
société marquée par l’horizontalité des relations de pouvoir appelle alors
une évolution du modèle fiscal pour répondre à la fois à une nécessité
pratique de financement, une exigence démocratique de réforme, et un
projet humaniste de cohésion sociale. Tels sont les enjeux auxquels l’impôt
comme don démocratique pourrait apporter une solution satisfaisante, et
dont les perspectives se déclinent en trois axes.
Il en va tout d’abord d’un impératif pratique de financement, les ci-
toyens des pays développés – notamment en France et principalement les
classes moyennes supérieures et aisées – étant de moins en moins promptes
à s’acquitter spontanément de leurs impôts, et devenant de plus en plus
aptes à se soustraire à l’État. En effet, l’augmentation massive de la pression
fiscale en France au cours du XXe siècle, particulièrement concentrée sur la
classe moyenne supérieure, a propagé un sentiment exacerbé de rejet de
l’impôt 9. Par ailleurs, la généralisation des raisonnements économiques
dans un grand nombre de secteurs, portée par une tendance rationaliste tra-
versant la société de part en part 10, a conduit les citoyens modernes à
délaisser l’ancienne morale publique du salut de la nation au profit d’une
rationalité économique individualiste assujettissant le civisme à un calcul
d’intérêt. Ceux-ci ne considèrent donc plus l’État comme une autorité mo-
rale mais une institution économique, et l’impôt non comme un devoir
civique mais une contrainte financière qu’il est rationnel de surmonter
lorsque cela est possible 11.
À ceci s’est ajouté une extension significative des possibilités de se sous-
traire à l’État via l’ouverture des frontières et la libre circulation des biens et
des personnes, faisant ainsi émerger un nouvel espace concurrentiel de
8. Peter SLOTERDIJK, « Le capitalisme est un processus à deux têtes. Entretien avec Guido
Kalberer » [2005], Repenser l’impôt..., op. cit., p. 117-127.
9. Nicolas DELALANDE, Alexis SPIRE, Histoire sociale de l’impôt, Paris, La Découverte,
2010, p. 33-79.
10. Alain SUPIOT, La Gouvernance par les nombres. Cours au collège de France (2012-2014),
Paris, Fayard, 2015, chap. 8 & 10.
11. Hubert ETIENNE, « Le changement de paradigme fiscal ... », loc. cit.
150 Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk
discussion entre les individus et les États. Investi par les classes sociales les
plus aisées, cet espace s’est mû en marché pluridimensionnel (politique,
social, juridique, économique, financier) de concurrence interétatique pour
la redistribution des pôles migratoires 12. La mobilité croissante des indivi-
dus, soutenue par le développement d’une culture supranationale, a consi-
dérablement étendu la portée du déplacement pendulaire de ces classes,
conduisant à une expansion scalaire du modèle de Tiebout 13. La fiscalité
s’est alors imposée comme l’un des facteurs déterminants dans l’équation
de répartition des masses migratoires 14, notamment suite à l’incapacité de
l’Union européenne de mettre en place une harmonisation fiscale consen-
suelle 15. Le risque financier pour l’État réside alors dans la propagation du
phénomène migratoire des plus aisés aux classes moyennes supérieures qui,
non seulement comblent progressivement l’écart qui les sépare des plus
fortunés en termes de capacité effective de mobilité, mais souffrent égale-
ment de la pression fiscale réelle la plus forte 16. Un modèle de fiscalité
volontariste permettrait alors non seulement de maintenir sur le territoire
ces populations sensibles aux sirènes de l’exil 17, de développer leur incita-
tion au travail et leur consentement à l’impôt, mais aussi de positionner la
France en pôle migratoire européen de premier plan, sans que cela ne cons-
titue un élément de concurrence déloyale envers les États membres, ni une
remise en cause du modèle social français.
D’autre part, cette refondation est portée par une exigence démocra-
tique, le système fiscal français entrant manifestement en crise avec les
principes fondateurs qui le justifient. Les contradictions entre les valeurs
12. Seyla BENHABIB, « Twilight of Sovereignty or the Emergence of Cosmopolitan
Norms? Rethinking Citizenship in Volatile Times », Citizenship Studies, vol. 11, n° 1, 2007,
p. 25-26.
13. Charles TIEBOUT, « A Pure Theory of Local Expenditures », Journal of Political Econ-
omy, vol. 64, n° 5, 1956, p. 416-424.
14. Stephen BIGGS, Keith DOWDING, Peter JOHN, Charles TIEBOUT, « A Survey of the
Empirical Literature », Urban Studies, vol. 31, n° 4, 1994, p. 767-797.
15. Philippe MARINI, La Concurrence fiscale en Europe : une contribution au débat, Rap-
port d’information 483, Commission des Finances, 1999, chap. 3.
16. Voir la courbe 4 de Saint-Cast et Zimmern (François SAINT-CAST, Bernard ZIMMERN,
« Fiscalité : l’erreur de Piketty », Les Échos, 31 mai 2011, URL :
https://www.lesechos.fr/31/05/2011/LesEchos/20944-080-ECH_fiscalite---l-erreur-de-m--
piketty.htm.
17. La DGFiP accuse une accélération des exils, notamment chez les jeunes actifs moyen-
nement aisés pour motif professionnel, prenant désormais en compte le différentiel de salaire
dû aux charges sociales et impôt sur le revenu (DIRECTION GÉNÉRALE DES FINANCES PU-
BLIQUES, Rapport 2015 sur l’Évolution des départs pour l’étranger et des retours en France des
contribuables et évolution du nombre de résidents fiscaux, 2015).
Hubert Etienne 151
républicaines de liberté et d’égalité, traduites dans la théorie fiscale par les
principes de « consentement à l’impôt » et d’« égalité face à l’impôt » sont
largement discutées dans un autre papier 18. J’y démontre d’une part com-
ment la modernisation de l’administration du fisc et l’évolution du droit
fiscal ont conduit à l’assèchement du concept de consentement, et d’autre
part que l’asymétrie des possibilités de résistance à l’impôt, distinguant une
minorité de citoyens très aisés du reste des contribuables, reflète une
inégalité réelle face à sa charge. A contrario, une fiscalité volontariste per-
mettrait de réhabiliter ces deux principes au plus haut de leurs exigences,
réalisant ainsi le nécessaire dépassement dialectique entre les libéraux, pour
qui la sacrée propriété ne saurait souffrir d’être imposée, et les égalitaristes
qui défendent un impératif de redistribution sociale. Outre les économies
induites par la simplification de l’administration fiscale, un tel impôt con-
duirait à une pacification des rapports entre le citoyen et l’État, ainsi qu’à
une reconsidération du contribuable comme citoyen actif engagé dans le
projet commun d’utilité générale, et plus seulement comme un « agent
performant » (leistunsgträger) 19, soumis à l’impératif fiscal de produire
autant qu’il le peut. La substitution du don démocratique au fatum fiscal
permettrait ainsi à l’État de désactiver la défiance en réactivant le citoyen,
opérant un retrait progressif de l’espace public au profit de nouveaux
acteurs de la société, valorisés pour leur exemplarité civique.
Troisièmement, la fiscalité volontariste est porteuse d’un projet huma-
niste, participant à la reconstruction d’une forme de cohésion nationale,
jusqu’alors maintenue par le haut et en partie dissoute par la déverticalisa-
tion du pouvoir. Il en a résulté une fragilisation du projet collectif de vivre-
ensemble et une fuite en avant vers un isolationnisme des classes aisées,
catalysé par la mondialisation 20. L’esprit de la classe opulente s’est ainsi
affirmé dans une réalité internationale, toujours appliquée à se distinguer
de la classe moyenne, à tel point que Sloterdijk y voit un phénomène de
« néoféodalisation » de la société, comme processus de distinction identi-
taire entre les masses nationales et un « métapeuple » : celui des décamillio-
naires. L’urgence n’est donc plus seulement fiscale, mais également
sociétale. Elle implique aussi bien de rassurer les classes moyennes en proie
à la crainte du déclassement que de reconnecter les sphères les plus nanties
18. Hubert ETIENNE, « Le changement de paradigme fiscal ... », loc. cit.
19. Le terme employé par Sloterdijk dans un sens péjoratif et réifiant se peut traduire
comme « ce qui porte la performance » (Peter SLOTERDIJK, Repenser l’impôt ..., op. cit., p. 65).
20. Le terme réfère ici uniquement à la possibilité de se soustraire à l’État comme envi-
ronnement de réalisation social clos, pour pénétrer un espace post-national et se reconnaître
dans des communautés transnationales.
152 Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk
au reste de la population. Le don démocratique se propose alors de substi-
tuer au fatalisme d’un néoféodalisme discordant l’émergence d’un « philan-
thropocapitalisme » 21 qui permettrait de réaliser la transition d’un « mode
d’être de la cupidité » vers un « mode d’être de la générosité » 22.
En définitive, l’impôt volontariste ne porte d’autre projet que l’établis-
sement effectif de la liberté et de l’égalité sur une base idéale – chacun
jouissant d’une liberté et d’une égalité face à l’impôt en adéquation avec sa
propre conception de ces principes –, en réintroduisant la perspective d’un
activisme citoyen vertueux. L’enjeu du don démocratique est donc moins
de faire la preuve de sa désirabilité, que de l’extraire de l’utopique idéal
pour l’inscrire dans un possible alternatif.
II. Une transformation sociale sous-jacente à la
réforme politique
Inciter sans contraindre en réveillant l’honneur
L’introduction subite d’une fiscalité volontariste conduirait inévitable-
ment à un échec. En effet, un tel changement paradigmatique dans la
manière dont l’individu se rapporte à la société ne saurait survenir que
progressivement, appelant une transformation ex ante de l’homme qui doit
mourir comme homo oeconomicus pour faire advenir l’homo civis. À cette
fin, il serait nécessaire de réintroduire l’honneur comme vertu haute, no-
tamment par l’éducation des jeunes citoyens et la glorification de référence
morales communes.
La première condition du succès d’un appel au don réside dans
l’autorité morale et la popularité des personnalités qui acceptent
de patronner l’opération. Le comité national de la contribution
volontaire créé dès le mois d’avril répond à cet objectif 23.
En 1926, Aristide Briand, alors Président du Conseil, introduit la con-
tribution volontaire pour sauver la patrie de la crise monétaire et financière
dans laquelle la Grande Guerre l’a plongé. Il la place sous l’autorité d’un
21. Sloterdijk reprend l’expression de Bishop (Matthew BISHOP, Philanthropocapitalism,
How the Rich Can Save the World, New York, Bloomsburry, 2008).
22. Peter SLOTERDIJK, « Le gaspillage pour tous. Entretien avec Holger Fuss » [2009],
Repenser l’impôt ..., op. cit., p. 169.
23. Nicolas DELALANDE, « Quand l’État mendie : la contribution volontaire de 1926 »,
Genèses, vol. 3, n° 80, 2010, p. 34.
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Comité national de la contribution volontaire, dont les membres sont
représentatifs de diverses formes d’autorité (professionnelles, religieuses,
communautaires et civiques), coprésidé par le maréchal Joffre – figure na-
tionale héroïque – et le Président de la République Gaston Doumergue –
garant de la morale publique 24. Delalande note dans cette décision de crise
le recours à un appel mystique pour la défense d’une « cause sacrée » 25,
nécessitant la mobilisation de figures d’autorité morale dont l’aura dépasse
le champ de la puissance légale du pouvoir politique alors discrédité. En
pleine crise de souveraineté, l’État cherche ainsi un relais dans le champ du
sacré pour mobiliser le registre du don, lequel échappe à son domaine de
compétence.
À l’impératif rousseauiste « que chaque Citoyen ait une Religion qui lui
fasse aimer ses devoirs [civiques] 26 », Mandeville avait déjà formulé une
réponse, le pouvoir politique définissant le vice et la vertu en les termes les
plus favorables à son maintien et son expansion, et en y adossant les notions
sociales d’honneur et de honte pour motiver les individus à se distinguer
positivement 27. Instaurant la Légion d’honneur comme premier ordre
républicain français 28, Napoléon reprend alors la stratégie des ordres mo-
narchiques et offre à la morale républicaine le facteur motivationnel qu’elle
attendait : une marque visible de distinction citoyenne par l’honneur.
L’honneur ainsi adossé au respect de la morale publique ajoute la volon-
té de la fin à celle des moyens, de sorte que le citoyen n’obéisse pas uni-
quement à la loi quand il y est contraint, mais également à la morale
24. La constitution de la IIIe République s’inscrit pleinement dans la dialectique we-
berienne de l’éthique politique (conviction et responsabilité). Le Président du Conseil gou-
verne l’État ; il est en charge des moyens employés et responsable devant l’Assemblée de
l’atteinte des objectifs à court terme. Son pouvoir renvoie à la catégorie de la puissance et non
à celle de l’autorité ; c’est en cela qu’il impose l’impôt mais ne peut intimer le don. Le Prési-
dent de la République a contrario est l’héritier constitutionnel du roi. Il incarne la souveraineté,
légitimé par le suffrage populaire (indirect). En tant que garant des institutions, de leur
intégrité et de l’intérêt national à long terme, il incarne l’esprit de la nation et définit la morale
publique.
25. Ibid., p. 34.
26. Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social ou Principes du droit politique, Amsterdam,
Marc Michel Rey, 1762, p. 313.
27. Bernard de MANDEVILLE, Recherches sur l’Origine de la Vertu Morale [1714], in La
Fable des Abeilles suivi de Recherches sur l’Origine de la Vertu Morale, trad. angl. J. Bertrand,
Paris, Berg International, 2013, p. 30 & 35.
28. Napoléon au sujet de la Légion d’honneur cité par Bergeron : « Cela impose, il faut de
ces choses là pour le peuple », Louis BERGERON, L’Épisode napoléonien. Aspects intérieurs
(1799-1815), Paris, Seuil, 1972, p. 81.
154 Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk
lorsqu’il ne l’est pas, celle-ci n’étant autre que l’esprit de la loi. De son
honorabilité, le citoyen tire par lui-même la fierté et par les autres la gloire.
L’autorité du souverain est donc autorité morale et le personnage chargé de
l’incarner s’érige en « maître des définitions » ; il lui revient d’établir et de
promouvoir les principes de la morale d’État, de sorte à « faire de l’État la
réalité de l’idée morale » selon la formule de Mairet 29. Les citoyens accè-
dent ex post aux principes de cette morale, qu’ils doivent reconnaître parmi
les individus que le souverain « distingue », en sa qualité de Grand maître
de la Légion d’honneur et des ordres nationaux. En cela, le civisme
s’apparente à une éthique de la vertu en permanente redéfinition : le souve-
rain distingue, disgracie ou réhabilite un panthéon de « grands hommes »
auxquels il offre décorations et funérailles nationales, sélectionnés en
fonction de la réalité particulière qu’il cherche à faire advenir. Dans le cadre
de la IIIe République, c’est le Président de la République qui incarne cette
autorité morale souveraine et préside les consciences citoyennes, tandis que
le Président du Conseil exerce par délégation l’autorité légitime de la loi, et
contrôle la légalité des comportements individuels. On distingue ainsi le
citoyen qui « a de l’honneur » – digne de son rang de citoyen pour ne pas
s’être compromis par indignité, il a droit d’être traité dignement – du
citoyen qui « est honorable » – particulièrement distingué en s’illustrant
pour l’intérêt général, il se voit attribué un statut de référence morale et
doit être traité « avec les honneurs ».
Afin d’instaurer le don démocratique, il est d’abord nécessaire que la
société change l’homme pour que l’homme change la société. Ceci implique
d’une part le rétablissement d’une valorisation de l’honneur, de sorte que
l’État n’impose pas au citoyen la contribution pécuniaire comme condition
de conservation de sa liberté, mais la lui intime pour préserver son honneur
et développer son honorabilité. Il faut d’autre part ériger des figures natio-
nales d’autorité morale. Celles-ci permettent à la fois d’exciter le désir
mimétique 30 parmi les citoyens les plus ambitieux, et de conserver chez les
autres un perpétuel sentiment de redevabilité : la dette induite envers
l’exemple moral – lequel a par exemple mis sa vie en péril pour la patrie –
justifie le « contre-don » nécessaire que représente le don démocratique,
29. Gérard MAIRET, Le Principe de souveraineté. Histoire et fondements du pouvoir mo-
derne, Paris, Gallimard, 1996, p. 148.
30. Il s’agit bien ici d’une référence au désir mimétique girardien, mais dans une version
très édulcorée, le citoyen admiratif cherchant uniquement à imiter le désir du médiateur su-
blimé (servir le bien commun), ceci ne le conduit toutefois pas à expérimenter une quelconque
rivalité avec lui, les honneurs républicains pouvant être considérés comme des biens indivi-
duels, certes rivaux, mais non exclusifs.
Hubert Etienne 155
pour que le contribuable continue de se respecter dans sa citoyenneté 31 :
« L’enjeu consiste à faire de la contribution volontaire un devoir moral, que
les individus s’imposent à eux-mêmes plutôt que d’y être contraints par la
puissance publique 32 ».
Transformer le bourgeois décamillionnaire en aristocrate thymotique
Sloterdijk démontre une particulière sévérité à l’encontre du « méta-
peuple », qualifié de « horde de non-personnes blafardes » 33. Cette classe
très aisée n’en demeure pas moins la clef de voute du don démocratique,
étant la seule détentrice des ressources nécessaires à la majeure partie de
son financement. Attribuant la fadeur de ces individus à la psychanalyse
moderne, qui aurait favorisé l’étude des humeurs de Ἔρως (éros) comme
élans pulsionnels de consommation libidinale au détriment des humeurs du
θυμός (thymόs), « foyer de l’excitation du Soi fier » 34, il suggère que la
réactivation de ce dernier permettrait d’inverser la tendance isolationniste
des « petits bourgeois ». Le thymόs renvoie à l’exaltation des hauts faits et à
la noblesse grandiloquente des exploits audacieux. Il est la pierre de touche
distinguant la grossière bourgeoisie de la fière aristocratie, laquelle ne se
satisfait pas d’une mécanique accumulation des richesses, mais recherche
dans l’héroïque quelques fins supérieures dignes de son rang. En réintro-
duisant une dimension thymotique dans le champ des finalités de la haute
bourgeoisie, il s’agirait donc de lui proposer une élévation par-delà elle-
même vers l’expérience d’un nouveau mode d’existence fondé sur la digni-
té, et dont le critère d’accès serait l’utilité sociale.
Une fois l’individu en possession d’une fortune considérable, l’ins-
crivant de facto au sein d’une classe dont le critère d’appartenance est
d’abord quantitatif, il viendrait alors un second critère de distinction. Celui-
ci discriminerait les bourgeois possédant et les ex-bourgeois possédant,
devenus bienfaiteurs moraux par la substitution d’un ethos de la déposses-
sion à finalité publique à celui d’un ethos de la possession à finalité indivi-
duelle. Les seconds, ayant rallié la cause publique par souci de distinction
selon un critère nouveau, s’érigeraient alors en avant-garde morale de la
société, tirant fierté de leur capacité effective à contribuer fortement au
bien public et plaçant leur honneur à y consentir. Le désir de distinction
31. Marcel MAUSS, « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés ar-
chaïques », L’Année sociologique, t. I, M. Mauss (dir.), Paris, Librairie Félix Alcan, 1925, p. 49.
32. Nicolas DELALANDE, « Quand l’État mendie... », loc. cit., p. 34.
33. Peter SLOTERDIJK, « Agitation au palais de cristal. Entretien avec Franck A. Meyer »
[2009], Repenser l’impôt ..., op. cit., p. 142.
34. Peter SLOTERDIJK, Colère et temps, Paris, Marsen Sell, 2007, p. 22.
156 Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk
existe déjà, ayant été minutieusement décrit par Veblen 35, et plus récem-
ment modernisé par Currid-Halkett, laquelle accuse le remplacement de
l’oisiveté d’une classe de loisir par les activités socialement et intellectuelle-
ment gratifiantes d’une « classe aspirationnelle » 36. L’enjeu réside donc
donc la désignation de l’espace de rivalité ostentatoire, et la transition d’une
rivalité pécuniaire vers une rivalité morale.
Le don est la base de l’économie du faire-valoir et celui qui veut
se constituer un capital de prestige doit se faire remarquer en
tant que donateur [...] Warren Buffett et Bill Gates, pour ne
citer que les plus riches, se sont séparés d’une grande partie de
leur fortune, dans une sorte d’auto-intensification cathartique.
Ce ne sont pas des gestes de stupidité petit-bourgeois, mais des
gestes de fierté néo-aristocratique 37.
La phase bourgeoise d’autoglorification par l’accumulation de richesses
doit donc déboucher sur une phase concurrente, dont le principe est
l’autocélébration morale rendue manifeste par un acte public de déposses-
sion ostentatoire. L’individu fait ainsi montre d’une liberté rare eu égard
aux richesses, se différenciant particulièrement de la plupart des hommes
par sa capacité à les amasser en grand nombre, et se distinguant infiniment
des autres en ce qu’il n’éprouve pas d’attachement excessif pour ces biens,
sa félicité relevant d’un tout autre ordre. À l’aune du sacrifice, le bourgeois
n’acceptera toutefois la dépossession que si l’on lui propose un avenir au-
delà de cette reconnaissance honorifique immédiate, vouée à la décrois-
sance. Une dialectique dynamique est donc nécessaire entre les phases
bourgeoises et aristocratiques ; la substitution d’un ethos de la possession
par un ethos de la dépossession une fois un certain seuil franchi appelle
alors un retour à l’ethos de la possession. En effet, l’exigence de la preuve
morale naissant de la démonstration même d’une capacité productive
particulière n’est pas éteinte par l’acte du don, mais s’en trouve au contraire
renforcée. L’individu doit alors reconstituer la richesse perdue, témoignant
derechef de sa capacité à produire, à dessein de regagner son capital pres-
tige par un nouvel acte de dépossession.
35. Thorstein VEBLEN, Théorie de la classe de loisir, trad. angl. L. Évrard, Paris, Gallimard,
1970.
36. Elizabeth CURRID-HALKETT, The Sum of Small Things. A Theory of the Aspirational
Class, Oxford, Princeton University Press, 2017.
37. Peter SLOTERDIJK, « Nous vivons une époque de frivolité. Entretien avec Paul Jandl »
[2008], Repenser l’impôt..., op. cit., p. 136-137.
Hubert Etienne 157
Pour faire fonctionner un tel système, il faut donc à la fois encourager
socialement le don spontané par un capital honorifique, mais également
soumettre le bourgeois immoral au poids de la honte, d’autant plus lourd
que le niveau de richesse excède le seuil cathartique. En éliminant ainsi la
possibilité d’une neutralité intermédiaire de l’accumulation de richesse, on
radicalise le choix de l’individu et le force à se positionner moralement vis-
à-vis de la société. Le bourgeois suffisamment riche pour faire don mais qui
s’y refuse persiste ainsi légalement dans son droit, mais tombe sous le coup
d’une condamnation sociale. En ce qu’il engage mutuellement l’individu et
la société, le don doit être réalisé au vu et au su de tous ses membres. Il se
présente comme une cérémonie rappelant le « potlatch » décrit par Mauss,
par laquelle l’individu troque ses droits d’appropriation individuels sur des
biens produits par la communauté en échange de la reconnaissance collec-
tive des honneurs individuels, infiniment plus précieux mais périssables.
Deux éléments essentiels du potlatch proprement dit sont nette-
ment attestés : celui de l’honneur, du prestige, du « mana » que
confère la richesse, et celui de l’obligation absolue de rendre ces
dons sous peine de perdre ce « mana », cette autorité, ce talis-
man et cette source de richesse qu’est l’autorité elle-même 38.
Dans certains potlatchs on doit dépenser tout ce que l’on a et ne
rien garder. C’est à qui sera le plus riche et aussi le plus folle-
ment dépensier 39.
La culture sociale du thymόs permettrait donc de maximiser les recettes
fiscales, tout en dynamisant l’économie par une circulation forte des ri-
chesses. Parvenant à extraire la fiscalité de l’antagonisme critique opposant
impôt-contrat et impôt-solidarité, le don démocratique réaliserait alors un
dépassement social du capitalisme, le don légitimant l’accumulation du
capital et lui assignant une finalité morale bénéfique pour l’individu comme
pour la société. Il est non-sacrificiel pour l’individu dont la réalisation
entéléchique passe par la société, générateur de cohésion sociale, et ex-
traordinairement productif en ce qu’il met à disposition des plus faibles les
capacités des plus productifs. Un tel capitalisme bipolaire de l’accumulation
réfuterait de plus l’assertion de Spencer selon laquelle l’État, ne pouvant
rien produire par lui-même, se contente de redistribuer les richesses des
citoyens 40. A contrario, l’État détient le monopole de la production honori-
38. Marcel MAUSS, « Essai sur le don... », loc. cit., p. 42.
39. Ibid., p. 94.
40. Herbert SPENCER, Le Droit d’ignorer l’État [1850], trad. angl. M. Devaldès, Paris, Les
Belles lettres, 1993, p. 111.
158 Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk
fique, laquelle répond à une demande collective de différenciation indivi-
duelle, ne lui coûte que très peu, et lui rapporte beaucoup. C’est ce que
Napoléon avait compris, mais aussi Jules Grévy et Marcel Ruotte qui firent
un commerce lucratif de l’attribution de la Légion d’honneur.
III. La mise en place d’une fiscalité volontariste
dirigée
Analyse post mortem des initiatives avortées
Deux tentatives de politiques fiscales plus ou moins volontaristes furent
entreprises en France depuis 1789, débouchant chacune sur un échec. Dans
les premiers mois suivant la Révolution, une « contribution patriotique » fut
ainsi proposée par Necker sur le principe de la confiance. Il ne s’agissait
cependant pas d’un impôt véritablement volontariste, puisque des taux
avaient été établis à raison de 25 % sur le revenu et 2,5 % sur le capital,
toutefois celui-ci n’était pas contrôlé, laissant au citoyen le soin de déposer
sa déclaration bona fide. Malgré la mise en place de mécanismes tels que la
taxation automatique des non-déclarants et absents ou le droit des conseils
communaux de vérifier les déclarations, la contribution patriotique ne
rapporta qu’une trentaine de millions sur les quatre cents escomptés 41.
Parmi les raisons de ce naufrage, retenons premièrement qu’il ne s’agissait
pas d’un impôt libre volontariste mais plutôt d’une contribution codifiée
non contrôlée, aussi était-elle moins engageante pour le contribuable dont
la liberté ne réside pas dans le choix de l’adhésion mais dans celui de la
bonne foi. Sous couvert d’un appel civique, cette contribution n’était donc
pas tant justifiée pas par un idéal de fiscalité volontariste, que par l’im-
possibilité pratique des révolutionnaires de déployer l’administration néces-
saire à son contrôle. D’autre part, le bouleversement idéologique apporté
par la Révolution, remettant en cause les figures traditionnelles d’autorité,
fut source de grande confusion parmi les citoyens, alors incapables de
discerner l’autorité légitime à requérir leur obéissance. Ne sachant envers
qui il fallait s’acquitter aujourd’hui et à quel autre il le faudra demain, les
citoyens s’engagèrent donc peu dans ces initiatives confuses et instables.
En 1926, l’idée d’une caisse d’amortissement de la dette publique ali-
mentée par des dons privés pour sauver le franc prend germe au sein d’un
groupe d’industriels. L’initiative est notamment relayée par François Coty,
41. André NEURRISSE, Histoire de la fiscalité en France, Paris, Économica, 1996, p. 47-48.
Hubert Etienne 159
lequel offre cent millions de francs à condition que la caisse recevant les
« contributions volontaires » soit indépendante de l’État et strictement ré-
servée au remboursement de la dette nationale. Le mouvement initié par
Coty, d’initiative privée et empreint d’un fort scepticisme envers un État
défaillant, est cependant progressivement repris par le gouvernement en la
personne de Raoul Perret, ministre des Finances, qui en fait la promotion et
crée une caisse publique dédiée à la réception des fonds. Un certificat est
même remis aux souscripteurs, dont les noms et contributions sont publiés
au Journal officiel de manière à inciter la générosité. La limite entre sponta-
néité dirigée et incitation forcée est cependant franchie, les pouvoirs publics
mettant en place une active propagande nationale prenant la forme
d’affiches, de tracts, de commandes de films et d’achat d’articles journalis-
tiques qui submergent l’espace public et conduisent à une véritable « or-
chestration du consensus national » 42. On observe ainsi les instituteurs
conduire des cortèges d’écoliers à l’Hôtel de Ville pour y déposer leurs
souscriptions, et d’autres fonctionnaires se voir intimer un devoir d’exem-
plarité par leur hiérarchie. Malgré le grand nombre de contributeurs, le
montant des dons s’avère relativement faible, seuls 317 millions de francs
étant récoltés contre une recette fiscale de 39 milliards la même année 43. Ce
revers est largement instrumentalisé par les partis politiques et opposants
monarchistes qui y voient le signe d’une perte de légitimité de l’État. En
dépit d’une vaste participation populaire, la contribution volontaire – qui
ne s’est pas substituée à l’impôt – échoua donc, pâtissant d’une forte dé-
fiance envers l’État animée par la crainte que les fonds ne soient alloués à la
rétribution de l’administration plutôt qu’au remboursement de la dette,
d’une opposition politique extrêmement critique, et de l’opportunisme
affiché d’un État prêt à tout pour lever des impôts nouveaux sous une
forme quelconque.
À rebours de ces exemples, il semblerait qu’un impôt volontariste doive
être précisément défini et clairement expliqué à la suite d’un débat national
actif, orchestré par une autorité dont la légitimité recueille un consensus
large, et dans un contexte de grande stabilité politico-économique. Les con-
ditions d’une telle union sacrée étant particulièrement rares, la fiscalité vo-
lontariste ne doit donc pas être subitement instaurée mais progressivement
amenée. C’est au cours du processus visant à réveiller l’honneur et exciter le
thymόs que le don démocratique doit advenir, comme une évidence, ré-
42. Philippe VATIN, « Publicité et politique : la propagande pour l’emprunt en France de
1915 à 1920 » (1980), Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 27, n° 2, p. 226.
43. Nicolas DELALANDE, « Quand l’État mendie... », loc. cit., p. 43.
160 Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk
pondant au besoin d’un espace concurrentiel nouveau pour les bourgeois
aisés en quête de recréer une aristocratie qui les différentie.
Morale civique et rivalité sociale : les moteurs du don démocratique
L’échec de ces deux tentatives ne doit pas conduire à douter de la capa-
cité humaine à faire preuve de générosité collective. A contrario, plusieurs
études corroborent la thèse selon laquelle l’homme est non seulement
capable de générosité, mais qu’il en tire de plus un certain plaisir. Il s’agit
du phénomène de « douce sensation » (warm glow) observé à la suite du
don 44, lequel tendrait même à s’auto-entretenir de par la bilatéralité du lien
entre don et plaisir : plus un individu éprouve du plaisir plus il a tendance à
se montrer généreux et vice versa 45.
Mais le don ne procède pas toujours d’une satisfaction morale, et ses
mécanismes diffèrent selon les catégories sociales. Tandis que les popula-
tions les plus aisées tendent à se démarquer par une utilisation particulière
de leurs richesses – notamment via une consommation ostentatoire répon-
dant aux « règles pécuniaires du bon goût » 46 –, c’est sur la possession
même de l’argent que les moins fortunés fondent leur critère de distinction.
Il s’agit de céder une partie de ce dont on a peu pour se persuader que l’on
en a beaucoup 47. Ainsi les classes populaires ne seraient-elles pas tant
donatrices pour l’ostentation du don et la démonstration publique qu’il
entraine, qu’à finalité auto-persuasive. Les plus fortunés quant à eux ne
doutent pas de leur richesse et c’est la reconnaissance des autres qu’ils
recherchent. Il s’agit d’un phénomène social persistant, bien que sa forme
expressive varie selon les époques, dont le pouvoir politique a régulière-
ment su tirer profit. Renedo décrit entres autres comment le trône
d’Espagne a ainsi instrumentalisé les décorations pour les ériger en arme
politique, afin d’asseoir son pouvoir et de stabiliser l’idéologie monarchique
face à la propagation des idées révolutionnaires :
44. Daniel BURGHART, William HARBAUGH, Ulrich MAYR, « Neural responses to taxa-
tion and voluntary giving reveal motives for charitable donations », Science, vol. 36, juin
2007, p. 1622-1625.
45. Peggy THOITS, Lyndi HEWITT, « Volunteer work and well-being », Journal of
Health and Social Behavior, vol. 42, juin 2001, p. 115-131.
46. Thorstein VEBLEN, Théorie de la classe de loisir..., op. cit., p. 78 s.
47. Un don de 500 $ décuplerait l’impression de richesse jusqu’à 10 000 $ (Zoë CHANCE,
Michael NORTON, « I Give Therefore I Have: Charitable Donations and Subjective Wealth »,
NA – Advances in Consumer Research, D. Dahl – G. Johar – S. van Osselaer (éds.), Duluth,
Association for Consumer Research, vol. 38, 2011).
Hubert Etienne 161
Ce désir de distinctions était un excellent terrain pour que le
pouvoir monarchique, doté de la capacité à délivrer des hon-
neurs, puisse diriger les comportements et définir les « vertus »
dans un sens précis. La distribution des signes de distinction, du
haut vers le bas de l’échelle sociale, avait pour but de créer des
symboles partagés par tous les échelons hiérarchiques du sys-
tème, générant ainsi de nouvelles « vertus » et de nouveaux
mérites susceptibles d’être récompensés 48.
Il s’agissait donc à la fois d’un outil politique de premier ordre, consis-
tant à interdire le port de décorations républicaines, et d’un instrument
fiscal efficace, monnayant ce port au profit d’œuvres publiques par une
somme que chacun se pressait d’acquitter pour exhiber l’objet de sa fier-
té 49. Contrairement au mécanisme moral précédemment exposé de l’aristo-
cratie vertueuse, il s’agit ici de s’adresser à la vanité et non à la dignité du
citoyen. On remarque l’importance de la visibilité de la distinction qui,
quand bien même elle prétend s’effacer – le besoin de montre portant en
son sein l’échec de l’évidence, l’ostentation d’une décoration semble de nos
jours trop bourgeoise –, ne fait in fine autre chose que de réduire le spectre
de son public. En portant la distinction de ce qui se voit à ce qui se sait, il
ne s’agit nullement de priver l’illustre de la reconnaissance de son honorabi-
lité, mais de l’exalter en la réservant au cercle restreint des avertis. L’impôt
volontariste doit répondre à cette exigence en organisant la visibilité du
don, sans toutefois la réserver à l’orgueil d’une invisible caste.
Pour organiser la rivalité productive autant que la galvaniser, la mé-
thode du classement public est une technique qui a fait ses preuves. Il existe
depuis 2005 en Suisse un classement des entreprises les plus imposées, dont
les membres, avec plus ou moins de satisfaction, se targuent toutefois de
faire partie du « Club des 100 » 50. Sur ce modèle pourrait être imaginé un
classement multi-scalaire, listant les principaux donateurs par villes, dépar-
tements et régions, ainsi que les mille premiers donateurs nationaux. À
l’antipode de la logique actuelle d’automatisation et de disparition de
l’impôt – en particulier manifestée par la réforme du prélèvement à la
source –, on pourrait instaurer un « jour du don » au cours duquel les
citoyens se rendraient à la mairie pour assister à la remise des dons et
48. Andoni A. RENEDO, « L’Europe des honneurs. Décorations et légitimité à l’époque des
restaurations. Un regard depuis l’Espagne », Siècles [en ligne], n° 43, octobre 2016, URL :
http://siecles.revues.org/3048.
49. Ibid., p. 7.
50. Pascal BROULIS, L’Impôt heureux, Lausanne, Favre, 2011, p. 55.
162 Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk
acclamer les donateurs les plus généreux. À l’échelle nationale, ne s’agissant
plus d’attiser la générosité individuelle de la classe moyenne en quête d’un
prestige local mais de convaincre les plus grandes fortunes de se diminuer
significativement, il faudrait organiser une pompeuse cérémonie retrans-
mise à la télévision, durant laquelle la générosité des grands donateurs serait
saluée par des personnalités politiques 51. La cérémonie du don doit cepen-
dant être un rituel et non un sacre, personnifiant le don sans le personnali-
ser. Le citoyen est ainsi célébré lors du don, non pour sa richesse mais pour
son geste, en tant que personnage incarnant une élite pécuniaire dont il se
dégage.
Lorsqu’il est moral, le don ne doit pas être appréhendé comme le sacri-
fice régulier d’une classe, mais l’achèvement d’un cursus de citoyen : figurer
une fois dans la liste des dix ou cent premiers donateurs serait alors
l’objectif moral de toute carrière dans les affaires. Produit d’une générosité
authentique, il manifeste une volonté effective de vivre-ensemble, plébiscité
par le citoyen qui cède à la société les moyens de le réaliser. C’est un défi
qui renoue avec les origines du don comme le note Dzimira, le vainqueur
invitant les autres joueurs à disputer une nouvelle partie, autant qu’il la
rend possible par la restitution des cartes à rebattre :
Le donneur est « dans l’attente que celui que l’on a défié se
montre à la hauteur, relève le défi, en se montrant à son tour
généreux. Le défi relevé s’institue une relation de parité. Ni
aristocratique, écrasante, puisque le sens est dans le lien, ni
égalitariste puisque le donateur se pose bien comme un homme
de (plus) grande valeur, et qu’il met le donataire au défi de
l’égaler ; disons que la relation instituée par le don est une
relation entre pairs grandis par leur générosité » 52.
Le don s’accompagne donc d’une dimension égalitaire forte, aucune-
ment contradictoire avec la liberté effective du donateur comme condition
sine qua non du don, qui lui permet de dépasser l’antagonisme classique
entre les principes de liberté et d’égalité grâce à la notion de fraternité
citoyenne, pour faire émerger une démocratie authentique. Cette dimension
51. L’enjeu est de taille puisqu’un don de 95 % des deux, 47 % des cinq ou 33 % des dix
plus grandes fortunes individuelles françaises suffirait à assurer la charge de l’ensemble de
l’impôt sur le revenu, soit 20 % des recettes fiscales brutes de 2017 (INSEE, Recettes du bud-
get général en 2017, 9 novembre 2017). Le don volontaire n’entend pas remplacer la fiscalité
dans son intégralité, mais le plus possible, progressivement et en commençant par les impôts
directs qui cristallisent les frustrations et ressentiments.
52. Sylvain DZIMIRA, « Don, science, morale et politique. Contribution pour une gauche
nouvelle », Revue du MAUSS, vol. 1, n° 27, 2006, p. 256.
Hubert Etienne 163
est effective, l’asymétrie de valeur entre les dons des citoyens les plus et les
moins fortunés étant extrême, mais également affective, les citoyens les plus
riches et donc les plus prompts à être sujet à la vanité et objet de l’envie,
renonçant par le don à se complaire dans une classe pécuniaire de facto
pour réaffirmer une égalité de condition qu’ils reconnaissent à tous leurs
concitoyens en les mettant au défi. Véritable moment démocratique per-
mettant la continuité d’un imaginaire collectif dans une ère post-nationale,
le don se pose ainsi comme un subterfuge pacificateur permettant de
« transformer ses ennemis en amis » 53. Il repose sur une compétition saine,
respectueuse de chacun et au profit de la communauté, dans laquelle
chaque nouvelle partie s’accompagne d’un équilibrage des gains retirés par
la performance passée des joueurs.
Une dernière question concerne alors l’authenticité du don : comment
savoir si le donator honorabilis est réellement vertueux ou s’il agit par va-
nité ? Ceci ne se peut, aussi convient-il de distinguer deux types de dons.
Le « don à finalité autonome » renvoie au don vertueux, pénétré de la
morale publique et dont l’unique finalité réside dans l’expérience de la
vertu comme honorabilité – confirmée par la « douce sensation » – et la
conservation de son honneur (impératif de dépossession à partir d’un cer-
tain seuil). L’honorable vertueux récolte ainsi les honneurs sans les deman-
der, ne faisant que remplir son devoir moral de citoyen. À sa différence, le
« don à finalité hétéronome » n’est pas motivé par la morale publique
intériorisée comme norme de vie citoyenne, mais par un désir vaniteux de
reconnaissance sociale. Le premier constitue l’idéal moral du don démocra-
tique tandis que le second justifie la pompe de son rituel, répondant à une
exigence de réalisme transitionnel. L’État n’ayant toutefois pas vocation à
juger les individus dans leur relation à eux-mêmes mais uniquement dans
leur rapport à la société, on considèrera indifféremment ces deux formes
aux égales conséquences pratiques, le vice privé n’étant pas ici rival de la
vertu publique. Il importe donc peu de savoir si l’individu au civisme
exemplaire agit comme sphère morale authentique, cherchant à se réaliser
par la société via une implosion cathartique de son capital, ou comme
sphère narcissique totale, cherchant à s’assurer dans la société une place
honorable par l’explosion démonstrative de sa fortune. Cette dualité est
toutefois nécessaire à la libre réalisation du citoyen, proposant deux fins
individuelles distinctes au capitalisme : l’une par l’acquisition morale de sa
dignité, l’autre par l’intensification narcissique de sa valeur. Le choix est
53. Ibid., p. 255.
164 Penser la pratique fiscale du don démocratique après Sloterdijk
ainsi laissé aux citoyens de se réaliser en société de la manière qui leur
convient, sans que celui-ci n’impacte le bien collectif.
Conclusion
Accusant le constat d’une crise du paradigme fiscal français, manifesté à
la fois par une absence inégalée du consentement à l’impôt – donnant lieu à
un niveau de fraude inédit – et une inégalité croissante des citoyens devant
sa charge – constituant une véritable menace pour la démocratie –, il s’agis-
sait ici de prendre au sérieux la question de la refondation de la théorie
fiscale en développant l’idée du don démocratique proposée par Sloterdijk.
D’un point de vue économique, la fiscalité volontariste permettrait une
croissance massive emmenée par le dynamisme des citoyens les plus pro-
ductifs et relayée par une meilleure circulation des richesses, augmentant
ainsi consommation et production. D’un point de vue politique, cette
réforme réconcilierait la démocratie avec ses principes fondateurs, permet-
tant à la fois l’instauration d’un consentement à l’impôt authentique, une
réduction forte des disparités de richesse, le renforcement de la cohésion
nationale par l’expression d’une fraternité exigeante, ainsi qu’une justice
fiscale et sociale inespérée – chacun donnant ce qu’il pense devoir donner
et retirant autant de plaisir, sinon plus.
Toutefois, les échecs historiques sont autant d’avertissements rappelant
la difficulté inhérente à la mesure de l’enjeu que constitue l’établissement
d’une fiscalité volontariste, laquelle ne doit jamais représenter une solution
de dernier recours déployée dans une situation critique d’instabilité ex-
trême. Ces contre-exemples peuvent être dépassés dès lors qu’est initié un
réel processus de transition fiscale, engageant toute la société et nécessitant
au préalable sa métamorphose. La difficulté du don démocratique tient
donc toute entière dans la moralisation des individus envers leurs devoirs
civiques. Un tel projet implique une transformation ex ante de la société,
permettant d’une part de restaurer la conservation de l’honneur et la quête
de l’honorabilité comme un absolu universel de convoitise, et d’autre part
de rattacher l’honneur au service du bien collectif définit par une autorité
politique reconnue. Enfin, la ritualisation du don doit en faire l’occasion
périodique d’un moment d’union nationale, dont la mise en scène excite les
passions thymotiques pour asseoir la rivalité mimétique parmi les citoyens
les plus aisés. Il ne s’agit en définitive pas tant de réguler le marché du faire-
valoir, que de désigner un espace concurrentiel d’expression des narcis-
sismes qui les mit au service de l’intérêt collectif.
Hubert Etienne 165
La charge utopique de l’idéal de la fiscalité volontariste ne réside alors
pas dans la possibilité même d’instaurer une pratique fonctionnelle du don
démocratique, mais plutôt d’espérer que les citoyens s’y livrent par désir
authentique de satisfaire à un impératif moral qui les réalise, plutôt que par
aspiration vaniteuse et la crainte d’être répudié par leurs pairs. En conser-
vant cette dualité de finalités individuelles, nullement préjudiciables au bien
commun, le don démocratique d’autant plus possible qu’il ne s’oppose pas
au capitalisme moderne permet même de le dépasser en donnant un sens à
l’accumulation du capital, laquelle débouche sur deux voies de réalisation
de l’individu.
Sans prétendre rende compte de l’ensemble des possibilités applicatives
du don démocratique, ni épuiser le détail de leurs modalités, cet article se
contente de rappeler la nécessité de conserver une réflexion ambitieuse
envisageant les potentiels d’amélioration de la démocratie. Il s’agit égale-
ment de s’interroger tant sur la situation des plus fortunés dont l’utilité
marginale décroissante de leurs richesses conduit à une aporie du bonheur,
que sur l’opportunité de profiter du phénomène de la rivalité sociale pour
la distinction honorifique, en vue de substituer à terme la pression sociale à
la pression fiscale. Renouant avec les origines de la noblesse et l’atta-
chement au service de l’État inhérente à son rang, l’impôt pourrait alors
devenir non plus ce que l’État impose, mais ce que noblesse oblige.