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[T]
Une méthode théologique aux prises avec
le statut herméneutique de la foi
A theological method dealing with the
hermeneutical status of faith
Pedro Rubens*
Universidade Católica de Pernambuco (UNICAP), Recife, Pernambuco, Brasil
Résumé
Pour accomplir la triple tâche de la théologie fondamentale — interprétative (médiation
herméneutique), réexive (réexion épistémologique) et auto-implicative (apologie de la
différence chrétienne), l’auteur propose une méthode en tant que discernement de la
foi chrétienne au sein des expériences religieuses ambiguës. L’article explicite d’abord
le point de départ de la réexion et son importance pour la méthode théologique ;
ensuite il engage un dialogue avec deux interlocuteurs — Paul Tillich et Clodovis Boff
— pour indiquer les démarches d’une théologie aux prises avec les situations contex-
tuelles ; et puis il trace quelques pistes d’une méthode herméneutique et contextuelle.
Mots-clés: Méthode. Théologie Fondamentale. Discernement. Contexte. Herméneutique.
* PR: Doutor em Teologia, e-mail: pedro_rubens@hotmail.com
Rev. Pistis Prax., Teol. Pastor., Curitiba, v. 9, n. 2, 839-860, set./dez. 2017
http://dx.doi.org/10.7213/2175-1838.09.003.AO06
ISSN 2175-1838
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Abstract
In order to carry out the triple task of fundamental theology: interpretative (hermeneu-
tical mediation), reexive (epistemological reection) and self-implicative (apology of
the Christian difference), the author proposes a method for the discernment of the
Christian faith in the context of ambiguous religious experiences. The article rst explo-
res the starting point of the reection and its relevance for the theological method; it
then establishes a dialogue with two interlocutors — Paul Tillich and Clodovis Boff — to
point out the approaches to a theology grappling with contextual realities; it outlines
some considerations for a hermeneutical and contextual method.
Keywords: Method. Fundamental Theology. Discernment. Context. Hermeneutics.
Introduction1
Soyez toujours prêts à justier votre espérance devant ceux qui vous en
demandent compte(1P3,15) : cette attitude concerne le chrétien et la théo-
logie en général, mais elle s’adresse plus spéciquement à la théologie fon-
damentale, héritière d’une tradition aussi ancienne que le propre christia-
nisme. La théologie fondamentale (SESBOÜE; THEOBALD, 1996; SILVA,
1998, p. 111-149) cherche à dénir ses tâches à partir d’une double fonc-
tion qui caractérise sa propre méthode: elle doit traiter des présupposés du
christianisme (praeambula dei), en se servant non seulement d’études phi-
losophiques et historiques l’aidant à établir sa crédibilité devant le tribunal
de la raison humaine, mais aussi des religions du monde et des diérentes
confessions chrétiennes (premier pôle); en même temps, elle doit se com-
prendre comme une discipline éminemment «théologique» fondée sur la
possibilité et la nécessité d’une démonstration rationnelle de la foi sur sa
propre Révélation chrétienne (second pôle) (THEOBALD, 1996, p. 228).
1 Le présent texte revisité correspond à l’exposé fait par moi-même aux doctorants en théologie de l’Institut
Catholique de Paris dans le cadre d’une session de rentrée : c’est la raison d’avoir gardé la réexion dans la
langue de la communication réalisée.
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Notre perspective est ici méthodologique et consistera en une
réinterprétation contextuelle de cette double fonction de la théologie
fondamentale2, selon sa triple tâche: interprétative (médiation hermé-
neutique), proprement réexive (réexion épistémologique) et auto-im-
plicative (apologie de la diérence chrétienne), dans un exercice de discer-
nement théologique et pastoral. Autrement dit, il s’agira dans un premier
temps d’interpréter les expériences d’un contexte donné, an de rééchir
par la suite aux médiations et critères interprétatifs qui répondent tout
autant à la réalité qu’à l’exigence d’une théologie chrétienne; enn, dans
un troisième temps, il faudra élaborer une apologie de la foi, en dialogue
avec d’autres formes de pensées et d’autres styles de vie.
Concrètement, je me propose de mettre en évidence quelques pis-
tes méthodologiques, moins pour élaborer une théorie de la méthode3
que pour relire le chemin parcouru dans le cadre d’un travail de thèse4
organisé en trois parties. La première, notre point de départ, consiste en
une interprétation des expériences contextuelles moyennant une des-
cription phénoménologique et une analyse socioreligieuse, sans omettre
pour autant les questions que la médiation socio-analytique suscite: en
plus du passage des analyses sociologiques au discours théologique, nous
avons aussi soulevé l’hypothèse du propre statut «herméneutique » et
contextuel de l’acte de croire (RUBENS, 2004, p. 23-134). La deuxième
partie implique, quant à elle, une prise de distance par rapport à la si-
tuation contextuelle pour «penser avec» (RUBENS, 2004, p. 135-322)
Paul Tillich une «critériologie» en vue d’un discernement théologique.
Cependant, il faut avouer que ma relecture de Tillich ne se fait pas sans
une précompréhension donnée par l’horizon des théologies contextuelles
2 Aussi bien dans le contexte large de la théologie contemporaine que dans le contexte spécique d’une
théologie «régionale». Voir l’œuvre de Waldenfels (1990);Kern et al. (1990).
3 En théologie contemporaine, la référence est l’ouvrage de Lonergan (1972). Dans le contexte latino-américain
il y a aussi eu de nombreuses recherches concernant la méthode de théologie, parmi lesquelles : Boff (1990 ;
1998/2012); Taborda (1987, p. 293-319); Scannone (1994, p. 255-283).
4 Une méthode, c’est avant tout un chemin ; et un chemin se fait en cheminant. Il en va de même en théologie:
un discours sur la méthode suppose qu’un parcours ait déjà été fait. En tout cas, ce travail est une réexion sur
le chemin tracé lors de l’élaboration de la thèse de doctorat en théologie systématique que j’ai soutenue aux
Facultés Jésuites de Paris et qui a été publiée en janvier 2004 sous le titre Discerner la foi dans des contextes
religieux ambigus: enjeux d’une théologie du croire (RUBENS, 2004).
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latino-américaines: c’est pourquoi un débat avec Clodovis Bo et avec
la méthode des théologies de la libération devient important. Enn, la
troisième partie correspond à une auto-compréhension du christianisme,
postulée comme une «apologie de la diérence chrétienne». Aussi an-
cienne que la foi elle-même, la fonction apologétique de la théologie in-
dique en eet un critère de notre rapport à l’autre. Si une longue histoire
de dénition de l’identité chrétienne s’oppose à l’autre, comme le montre
à la fois les apologies et l’apologétique moderne, notre rapport à l’autre
doit aujourd’hui s’interpréter à la lumière de l’ouverture au diérent, du
dialogue avec autrui et du pluralisme des conceptions. Le plus grand dé
d’une apologie de la diérence chrétienne est donc de reconnaître l’au-
tre en tant qu’autre, dans son irréductible diérence, sans renoncer pour
autant à son identité chrétienne, dans sa singularité radicale (RUBENS,
2004, p. 323 et seq.).
Point de départ : l’expérience de la foi à une époque d’ambiguïté religieuse
La question du point de départ est importante parce qu’il ne s’agit pas
d’un simple commencement, mais d’un lieu herméneutique à partir du-
quel s’ouvrent, non seulement la perspective de lecture théologique de la
réalité à la lumière de la Parole de Dieu, mais [...] aussi le point de vue à
partir duquel cette même Parole et les contenus de la foi de l’église seront
interprétés (SCANNONE, 1994, p. 260).
À la lumière de cette considération judicieuse de J. C. Scannone,
nous reconnaissons deux héritages dans la dénition de notre point de
départ : d’un côté, les études des théologies européennes sur l’expérien-
ce5, exigence du tournant anthropocentrique de la modernité occidentale
et expression de la direction prise par le Concile Vatican II; de l’autre, la
piste de recherche méthodologique des théologies latino-américaines de
la libération (LIBANIO, 1989)6, également en dialogue avec la tradition
européenne, mais insérée dans une perspective de réception créative et
5 La bibliographie sur l’expérience en théologie est assez vaste, surtout depuis le Concile Vatican II. Cf. Bouillard
(1965, p. 83-92) ; Schillebeeckx (1981, p. 29-64 ; 1992, p. 23-87) ; Moltmann (1999, p. 37-113).
6 L’auteur y présente une diversité des méthodes et une pluralité des styles à l’intérieur même de la théologie
latino-américaine. Voir également Ellacuria et Sobrino (1990).
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d’ouverture de chemins non tracés. Nous sommes donc partis d’une espè-
ce de description phénoménologique de l’expérience contextuelle du croi-
re, là où et comment la foi se manifeste de la manière la plus visible. Bien
sûr, ce point de départ n’épuise pas toute la richesse de la foi qui, d’une
certaine manière, n’est accessible qu’à Dieu qui rencontre les êtres dans le
secret (GISEL, 1989, p. 63 et seq.).
La dimension religieuse et culturelle de la foi
Le catholicisme latino-américain vit une situation extrêmement
ambiguë: d’une part, il présente des signes de déclin propres à la civilisa-
tion chrétienne occidentale et à l’éclipse de la religion comme référentiel
de la société; d’autre part, la foi chrétienne est aectée par le resurgisse-
ment du religieux sous ses formes les plus archaïques, au sein même de
la vie contemporaine. Pour certains, cette poussée religieuse est typique
d’une époque d’incertitudes et de peurs. En eet, les formes de violence
et les motifs alimentant le climat d’insécurité se multiplient chaque jour,
autant dans la sphère collective que dans la sphère individuelle, à l’échelle
planétaire aussi bien que locale. Pour d’autres, ce phénomène religieux
n’est qu’un «retour de la religion », sorte de « revanche du sacré » qui, bien
que correspondant à une dimension constitutive de l’être humain, fut cri-
tiqué et réprimé par la raison moderne qui prophétisa le dépassement du
stade religieux de l’humanité. Le débat est toujours en cours, mais nous
pouvons déjà entrevoir l’obstacle de nos préjugés et une certaine inadé-
quation de nos vieilles catégories « modernes », jugées par les post-mo-
dernes comme totalisantes, voire même exclusivistes7.
Il semble toutefois évident qu’il y ait une véritable montée du reli-
gieux et un intérêt renouvelé pour le «spirituel8», qui vient à l’encontre
de la plupart des prévisions des prophètes de la modernité occidentale.
Néanmoins, cela ne contredit pas les diagnostics de «n de la religion »,
7 Sur la théologie et la postmodernité voir l’ouvrage magistral du théologien mexicain Carlos Mendoza-Alvarez
(2011), O Deus escondido da pós-modernidade. Cet essai de théologie fondamental post-moderne a
également été traduit par les Éditions du Cerf sous le titre Deus absconditus.
8 Les termes spiritualité, religiosité, voire même mystique sont employés indistinctement. Le vocabulaire lui-
même mériterait un discernement ou, pour le moins, une plus grande précision.
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toutefois une plus grande précision est de rigueur : le problème n’est pas
celui de la disparition des religions, mais bien celui de la n d’une époque
où elles représentaient, d’une forme ou d’une autre, le fondement de la vi-
sion du monde ou la norme de l’organisation sociale. Cette fonction ne lui
étant plus attribuée, nous devons nous interroger sur cette «n», dans le
sens d’une téléologie de la dimension religieuse de l’être humain et de la
religion, dans l’histoire de l’humanité. Cependant, cette montée religieu-
se actuelle n’autorise aucune religion à rêver à un retour des théocraties
historiques ni ne permet au christianisme occidental de revendiquer un
statut politique privilégié dans les sociétés contemporaines dites « post-
-chrétiennes ». Par ailleurs, l’épuisement du rôle joué par le christianisme
en Occident ne signie pas que la théologie doive se sentir «dérespon-
sabilisée» face aux grands débats de la vie moderne, aux problèmes plus
personnels et aux dés d’une société qui se mondialise.
Ces questions vitales concernent le christianisme dans la me-
sure où elles impliquent l’être humain dans sa dignité inaliénable.
Indépendamment du statut social de la religion, ceci est une conséquence
de la propre dynamique de l’Incarnation, sans laquelle le christianisme ne
serait pas lui-même : comme le disaient les Pères de l’Eglise, ce qui n’a pas
été assumé par le Verbe qui s’est fait chair n’a pas été sauvé. La tâche de
la théologie est de rendre raison de notre espérance (cf. 1Pd 3,15), mais,
avant toute chose, le propre de la foi chrétienne est «d’espérer contre
toute espérance » (Rm 4,18) et de contribuer courageusement et humble-
ment, d’une manière ecace et modeste, à la reconstruction des identités
régionales, à l’histoire commune de l’humanité et au destin de la planète.
Cependant, même en assumant la réalité humaine dans sa totali-
té et en dépassant les frontières du cadre religieux, le christianisme ne
peut pas renier son rapport à la religion, surtout dans un contexte où les
formes religieuses les plus diverses prétendent répondre aux vrais pro-
blèmes par de fausses solutions. En eet, certains discours et pratiques
religieuses invoquant le nom de Dieu peuvent servir à légitimer des situa-
tions de misère et de sourance tout autant que des stratégies politiques,
voire idéologiques, destructrices. Face à une telle situation, qui n’est pas
complètement nouvelle, la notion dialectique du christianisme comme
« religion du dépassement de la religion » (TILLICH, 1991), « religion de
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la n de la religion» (GAUCHET, 1985) ou « religion de l’interprétation »
(THEOBALD, 1990, p. 111-132) reste indispensable pour repenser les en-
jeux et les risques de cette dimension pleine d’ambiguïté de l’être humain.
Cela nous conduit à postuler le christianisme comme la religion du discer-
nement de la religion.
Foi chrétienne et ambiguïté religieuse au Brésil
Dans le contexte brésilien, nous avons identié et étudié les trois
expressions religieuses «chrétiennes » les plus représentatives, qui en-
trent en scène à l’époque postconciliaire, à savoir: les Communautés ec-
clésiales de base (Cebs), la Rénovation Charismatique Catholique (RCC)
et plus récemment, les néo-pentecôtistes (RUBENS, 2004, p. 23-107)9.
Ces expériences aux visages multiples ont été interprétées aussi bien du
point de vue de leur « prétention » de renouveler la foi chrétienne que
de celui des ambiguïtés par rapport aux instances de régulation de la foi,
plus particulièrement celles concernant l’Eglise catholique. Certes, en
tant que gures historiques, elles sont récemment passées par des muta-
tions (LIBANIO, 2002; 2003), mais elles demeurent importantes pour la
compréhension de la foi en situation.
Après la tentative d’un renouveau de la foi en dialogue avec les réa-
lités sociales et historiques, dans la lignée de l’aggiornamento postcon-
ciliaire, l’impact le plus fort pour le christianisme au Brésil, et peut-être
même pour toute la région sud-américaine, est incontestablement cette
eervescence religieuse10, accompagnée d’une ambiguïté dépassant les li-
mites exigées par un discernement sérieux, aussi dicile que nécessaire.
Nécessaire, car l’exigence chrétienne de recherche de la vérité concernant
Dieu et l’humanité est une tâche permanente de la théologie. Dicile, car
la réalité est complexe et n’implique pas uniquement une analyse de la
situation: il y a un mélange d’éléments modernes et archaïques au point
9 L’étude de ces trois expériences fait l’objet de la première partie de l’ouvrage (RUBENS, 2004). Je ne reviens
au thème en question que pour indiquer les éléments du chemin méthodologique parcouru dans ma thèse,
sans pouvoir ici réechir davantage sur les expériences étudiées.
10 Sur le catholicisme populaire, voir : Oliveira (1972, p. 567-584); OLIVEIRA, P. R. et al. Catolicismo popular no
Brasil, Revista Eclesiástica Brasileira, v. 36, n. 141, 1976 (Cf. bibliographie, p. 272-280).
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où l’on en vient à confondre le spiritualisme light et le religieux sauva-
ge. En plus des nombreuses expressions prémodernes présentes dans la
religiosité populaire et des ambiguïtés de la vie en général, le processus
d’évangélisation chrétienne a aussi laissé ses empreintes dans l’histoire
du continent. Celles-ci se confondent souvent avec l’importation des pro-
cessus civilisateurs, non moins ambigus, impliquant des modèles politi-
ques et culturels exogènes.
À titre d’illustration, nous pouvons parler de la relation entre le «ca-
tholicisme populaire» et le «catholicismeociel» qui reète le problème
d’une tension mal résolue et qui, pour cela même, revient sur scène sous les
formes les plus inattendues, singulièrement archaïques. En eet, la religio-
sité populaire joue un rôle de «mémoire vivante » (HERVIEU LEGER, 1987,
p. 315et seq ; 1993) des diérents moments de l’évangélisation, y compris
dans ses formes syncrétiques.Ambigu par excellence, le catholicisme popu-
laire est une forme de religiosité et surtout la matrice de l’expérience socio-
culturelle et religieuse du Brésil; matrice dans son sens premier de «sein
maternel» ou «d’utérus». Nous postulons, dans ce contexte brésilien, une
relation de «liation» du catholicisme populaire avec trois gures impor-
tantes de l’époque postconciliaire, engendrées par un ensemble de facteurs
ecclésiaux, sociaux, économiques et idéologiques.
Tout d’abord, les Cebs, qui, en rupture avec le catholicisme popu-
laire traditionnel, ont cherché à réinventer le populaire en proposant une
«nouvelle manière d’être Eglise». Ensuite, la RCC, mouvement« impor-
té», initialement associé à la classe moyenne, mais qui a vite acquis des ca-
ractéristiques locales et conjugue une libération intérieure et émotionnel-
le avec des formes d’expression issues du catholicisme traditionnel; on y
observe notamment une grande nécessité d’auto-armation par rapport
à ses racines pentecôtistes non-catholiques. Enn, les néo-pentecôtistes
ou les églises pentecôtistes de la dernière génération qui se développent
selon un modèle de fragmentation et de création constante de nouvelles
églises, caractéristiques typiques du mouvement de la Réforme, mais qui,
de façon surprenante, incorporent des symboles et des expressions de la
religiosité populaire: par exemple, les chaînes de prière, l’onction des ma-
lades, les exorcismes, etc. À tout cela, on doit aussi ajouter des éléments
de moralité et une vision magique et apocalyptique du monde.
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Malgré leurs diérences irréductibles, ces trois gures contextuel-
les ont des caractéristiques communes. Un point fondamental est qu’elles
ont toutes la prétention de «rénover» le christianisme, en faisant appel à
un «retour aux sources» et au dynamisme de l’Esprit: les Cebs en rappe-
lant les premières communautés chrétiennes (At 2); la RCC en récupérant
l’imaginaire de charismes particuliers et en s’identiant à une « nouvelle
Pentecôte»; les néo-pentecôtistes, quant à eux, et à l’intérieur du même
univers, en tablant sur le caractère performatif de la parole qui réalise
immédiatement et miraculeusement ce qu’elle proclame.
Synthétiquement, nous pouvons identier quatre grands foyers de
tension: premièrement, même si l’on admet que la Sainte Écriture est
la «source» commune de ces trois gures, leur rapport au texte et leur
mode d’interprétation sont radicalement diérents; deuxièmement, tou-
tes trois dièrent dans leur relation entre théorie et action, entre le dire
et le faire, ou, dans un langage plus élaboré, entre orthodoxie et ortho-
praxie; le troisième foyer de tension s’exprime dans le rapport existant
entre charisme et institution, tradition et utopie; enn, le dernier foyer
de tension apparaît dans le rapport entre unité et diversité, unicité de la
foi et pluralisme des expressions, et, en dernière instance, dans le rapport
entre Jésus-Christ et l’Esprit Saint.
Ces quatre facteurs de tension ainsi que l’ambiguïté de leurs expé-
riences ayant été identiés, nous devons procéder avec le discernement
nécessaire. La plus grande diculté commence avec la recherche des critè-
res: si, d’un côté, on part de critères purement objectifs («dogmatiques»)
et extérieurs au «monde» des expériences, on court le risque de ne pas
rendre compte de leur possible «nouveauté» et de ne pas faire justice au
réel ; si, de l’autre, on part de la valorisation de toutes les expériences,
aussi diverses soient-elles, travail qui serait exhaustif, on court le risque
de tomber dans un relativisme où «tout vaut la peine», sans aucun critère
de vérité possible. Plus qu’un dilemme, ce dé correspond à un parado-
xe fondamentalement chrétien: comment rendre compte de l’expérience
humaine, dans son irréductible singularité, sans renoncer pour autant
à l’armation de l’unicité de la foi chrétienne dans son incontournable
radicalité? Dit de manière positive: Dieu s’est révélé pleinement et une
fois pour toute, dans la singularité d’un homme situé historiquement,
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Une méthode théologique aux prises avec le statut herméneutique de la foi
Jésus-Christ ; cependant, cette révélation concerne tout être humain, de
tous les temps et de toutes les cultures. Ainsi, le discernement quitte la
sphère circonstancielle et l’environnement simplement contextuel pour
atteindre les fondements de l’acte de croire.
Penser avec Paul Tillich la corrélation entre « situation » et « message »
La méthode pratiquée par P. Tillich est née d’une interprétation de
son propre contexte théologique : le débat et la situation historique de no-
tre auteur ont été, d’un côté, marqués par la sécularisation et, de l’autre, par
le «biblicisme» orthodoxe qui réduisait l’importance ou niait explicitement
la médiation culturelle dans la construction de la méthode théologique.
En l’appelant « méthode de corrélation », l’auteur établit une inte-
raction dialectique entre « message chrétien » et « situation ». Par cette
dernière, entendons non seulement toute et n’importe quelle expression
culturelle, fondamentalement philosophique, mais aussi l’expression is-
sue des sciences humaines et des manifestations artistiques11. Selon lui,
la théologie naît donc de la « corrélation » entre les grandes questions hu-
maines, élaborées par les expressions culturelles et les réponses de la foi,
présentes dans les grands « symboles » chrétiens12. Il s’agit d’une réponse
ouverte, parce qu’un symbole a sans cesse besoin d’être interprété. Au-
delà de l’ouverture proposée par sa méthode, l’auteur allemand propose
aussi, dans un petit essai sur la foi (TILLICH, 1957), une vision « dynami-
que » de l’expérience croyante qui, comme j’essaye de le montrer, est enra-
cinée dans sa pneumatologie : la dynamique de la foi est donnée par l’Es-
prit (RUBENS, 1994, p. 285 et seq.). Il y a, de surcroît, une autre raison
déterminante qui m’a amené à choisir cet interlocuteur: le dynamisme de
la foi est immergé dans l’ambiguïté de l’expérience culturelle et religieuse.
11 Cette ouverture se voit surtout dans la phase américaine de la pensée de Tillich durant laquelle il “systématise”
sa méthode de corrélation (RUBENS, 2004, p. 219-231).
12 Le projet de sa théologie systématique suit ce schéma, comme on peut le remarquer par les titres des cinq
parties de son système : le premier thème indique toujours l’élaboration culturelle de la question, le second
le symbole chrétien qui doit être réinterprété. Ainsi, nous avons : 1. Raison et Révélation ; 2. L’être et Dieu ;
3. L’existence et le Christ ; 4. La vie et l’Ésprit ; 5. L’Histoire et le Règne de Dieu. Cf. Tillich (1991, p. 66-67) ;
Rubens (2004, p. 203 et seq.).
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Tillich conduit ainsi l’ambiguïté jusqu’à ses ultimes limites, la dé-
plaçant du cadre religieux à celui de la vie : l’expérience religieuse est
ambiguë, parce que la vie elle-même est ambiguë. Tillich radicalise l’am-
biguïté, la renvoyant à l’anthropologie théologique13. Dans ce sens, l’am-
biguïté de l’expérience ne peut pas être éliminée sans courir le risque de
tomber dans un idéalisme de l’être humain et de compromettre la propre
expérience de foi comme expérience humaine de Dieu. C’est précisément
en réinterprétant le symbole chrétien de l’Esprit, Seigneur de la vie, que
Tillich entend répondre au problème de l’ambiguïté de la vie.
Dans la démarche méthodologique, Tillich a vu qu’il fallait «tradui-
re» les notions bibliques en catégories de la culture au sens large du terme
et c’est de là que provient sa «théologie de la culture». C’est dans son
projet de «théologie systématique» que sa méthode atteint son expres-
sion la plus ranée. Selon Tillich, la construction du discours théologique
suppose une notion plurielle de «source», à savoir: la Bible, l’histoire des
Églises et l’histoire religieuse et culturelle. Deux remarques préliminaires
s’imposent: tout d’abord, l’auteur suppose une «hiérarchie» parmi ces
sources, pour ne pas retomber dans le vieux problème catholique-protes-
tant des «deux sources», entendons par là les Écritures et la Tradition.
Évidemment, les Écritures sont considérées comme «la» source par ex-
cellence de la théologie et de la vie chrétienne; mais l’histoire de l’Église,
des religions et des cultures interfèrent aussi de manière décisive dans
l’élaboration du discours théologique14; par ailleurs, ces «sources » ont
eectivement contribué à la propre formation du corpus biblique. Pour
Tillich, «source» a donc un sens qui se rapproche de celui de lieu théolo-
giqueou encore de «lieu herméneutique»15.
13 Une comparaison des positions de P. Tillich e de K. Barth me paraît très utile : le débat entre la foi et la religion
se heurte à une conception anthropologique différente. Sur ce débat entre les deux auteurs, voir Rubens
(2004, p. 152 et seq.).
14 Il est important de souligner que, d’une certaine manière, pour Tillich, l’histoire, dans son nouveau statut de
science, semble être la grande «médiation» ou «le lieu théologique » par excellence ; l’interprétation des
Écritures, dans la vision et à l’époque de Tillich, est marquée par les méthodes historiques critiques ; lui-
même considérait la Bible comme un «évènement et un document original» (TILLICH, 1991, p.35).
15 Scannone observa, à juste titre, que l’on emploie ces expressions dans un sens général et qu’il conviendrait
de dire non pas «lieu théologique» mais «lieu herméneutique», et que cette dernière expression a besoin
d’un discernement avant d’être employée par la théologie (1994, p. 264).
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Une méthode théologique aux prises avec le statut herméneutique de la foi
Sans vouloir faire un procès critique à la façon de procéder tillichie-
nne, il est important de nous demander jusqu’à quel point sa méthode
répond encore aux dés actuels. Bien sûr, quelques aspects demeurent ou
ont même été renforcés. Par exemple: les cultures occidentales modernes
et post-modernes dépassent l’horizon chrétien; les Saintes Écritures ne
sont plus considérées comme le «texte fondateur» du sens de la vie et de
la société. Cependant, le contexte est radicalement diérent et beaucoup
plus complexe. On observe donc, au-delà de la mentalité historiciste et
positiviste, une nouvelle ouverture et un élargissement de l’horizon du
sens, grâce aux nouvelles études herméneutiques de valorisation du texte
comme œuvre et grâce aussi à une mentalité de plus en plus pluraliste.
Sous quelque forme que ce soit, une traduction de la Bible dans le langage
de la culture qui ne respecterait ni l’altérité du texte biblique, ni l’autono-
mie des expressions culturelles se révélerait insusante.
Cependant, le travail d’inculturation de l’Évangile et l’actualisa-
tion de la foi sont bien plus complexes et d’une plus grande radicalité:
il ne s’agit pas seulement d’une question de changement des « repré-
sentations» ou de la « traduction» de catégories, mais d’une véritable
«conversion», éliminant le caractère d’extériorité des relations entre foi
et culture, chacune d’entre elles comprise dans sa pluralité de formes et
d’expressions16. La justication méthodologique des « sources histori-
ques» dans le discours théologique de Tillich nous mène, d’une certaine
manière, vers la perspective développée par les théologies latino-améri-
caines, qui ont donné au «contexte historique» le rangde locus theologicus
(RUBENS, 2004, p. 375et seq.).
Penser avec Clodovis Boff le rapport entre théorie et pratique
Avec rigueur, nesse et sens critique, Clodovis Bo a développé, à des
moments diérents de sa vie, une réexion sur les pas méthodologiques
16 Voir l’ouvrage collectif «50 ans après le Concile Vatican II: Des théologiens du monde délibèrent». Rome:
Libreria Editrice Vaticana/FIUC, 2015, surtout le chapitre 3 : L’unité et la diversité dans la rencontre de
l’Évangile et de l’Église avec le monde et les cultures (LAMBERIGTS et al., 2015, p. 85-104).
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faits par les théologies de la libération17. Suivant la piste de la méthode
pastorale voir-juger-agir, employée par l’Action Catholique (BRIGHENTI,
1994, p.207-254), C.Bo essaye d’articuler — déjà dans un niveau théo-
rique — les trois moments nécessaires à l’élaboration de ce qu’il appelle
une «théologie du politique» (BOFF, 1978; 1990)18. Postérieurement,
l’auteur précisera sa conception méthodologique (BOFF, 1998/2012 ;
ADÃO, 2015)19 de manière plus approfondie et didactique.
Voyons, en résumé, les étapes de la constitution d’une théologie
du politique. Dans un premier temps, l’auteur justie la nécessité d’une
médiation socio-analytique pour interpréter la réalité contextuelle de la
pauvreté en Amérique Latine — et ceci an de développer une action ch-
rétienne conséquente: l’objet à appréhender indique donc à la fois la mé-
thode et la médiation. Dans un deuxième temps, C. Bo appelle «média-
tion herméneutique» la confrontation avec les Écritures chrétiennes: «Il
s’agit d’un moment théologique nécessaire (pas le seul) pour la construc-
tion intégrale d’une théologie (chrétienne) (BOFF, 1990, p. 120)». Dans
cette démarche d’interprétation et d’actualisation des Écritures, l’auteur
analyse d’une manière critique quelques modèles d’interprétation des
Écritures dans les théologies de la libération avant de proposer son mo-
dèle herméneutique.
Bo met en question le modèle des «termes correspondants», se-
lon le schéma simplié sous la forme d’une équation à résoudre comme
suit (BOFF, 1990, p. 242-249; 244-245):
17 On observe la conception plurielle des théologies de la libération: voir (LIBANIO, 1987). L’(auto)critique de
Clodovis Boff aux «fondements » méthodologiques des théologies de la libération (en 2007) ne change
pas l’orientation fondamentale de sa réexion précédente (ce que nous exposerons maintenant). Sensible
à certaines dérives locales du tournant anthropocentrique en théologie, Clodovis exigera de ses collègues
une afrmation toujours plus nette de la place de la foi en Jésus-Christ comme principe méthodologique de
toute théologie. Ainsi, le rapport entre théorie et pratique ne doit pas être considéré comme une question
simplement méthodologique, car le théologien doit avoir dans l’esprit, avant tout, une praxis originaire:
l’action de Dieu pour le salut du monde. À ce sujet, voir Francys Adão. Nossa parte da herança: os frutos de
um debate teológico no Brasil. REB. Revista Eclesiástica Brasileira, v. 74, p. 264-299, 2014.
18 Dans l’expression «théologie du politique» (au lieu de «théologie politique»), nous remarquons la distinction
et l’effort d’articulation entre théorie (théologique) et pratique (politique) qui traversera toute sa réexion.
19 Voir Francys Adão. Por uma hermenêutica bíblica pneumática: Clodovis Boff e a hermenêutica da libertação.
Rio de Janeiro, Atualidade Teológica, v. 49, p. 143-156, jan./abr. 2015.
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Une méthode théologique aux prises avec le statut herméneutique de la foi
Écriture = Théologie du Politique
Sa situation politique = Notre situation politique
Exode = Théologie de la Libération
Esclavage des Hébreux = Oppression du Peuple
Babylone = (Théologie de la) Captivité
Israël = Peuple d´Amérique latine
Jésus = Communauté chrétienne
Son contexte politique = Contexte politique actuel
Selon Bo, ce modèle risque d’établir une correspondance immé-
diate, de ne pas prendre en compte les singularités des contextes bibli-
ques et moins encore la complexité de nouveaux contextes (BOFF, 1990,
p. 248-249). Il propose donc un modèle alternatif et à la fois correctif du
modèle des «termes correspondants»: le modèle des «rapports corres-
pondants», qui est, selon lui, plus proche de la pratique des premières
communautés et de la tradition herméneutique générale. Ce modèle est
signié dans le schéma suivant (1990, p. 250):
Jésus de Nazareth
=
Christ + L’Église
=
Tradition
ecclésiale =
Nous
Son contexte Contexte de
l’Église
Contexte
historique Notre contexte
Ou tout simplement:
Écriture =Nous
Son contexte Notre contexte
Concrètement, la médiation herméneutique se réalise à travers une
relation dialectique des analyses faites avec le critère biblique, non dans
le cadre d’une simple correspondance entre deux moments, mais dans
un «rapport de rapports», selon le modèle des «relations correspondan-
tes», c’est-à-dire, la correspondance entre le rapport de l’Écriture avec
le contexte du texte biblique et la relation de la théologie du politique
avec le contexte actuel (BOFF, 1990, p. 252). Enn, dans un troisième
temps, l’auteur montre la logique de la foi qui mène à l’action, comprise
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852 RUBENS, P.
comme agir politique. Si, dans les deux moments antérieurs, les «prin-
cipes épistémologiques (internes)» de la théologie du politique étaient
en jeu, il s’agit maintenant d’indiquer les «conditions sociales», vues de
l’extérieur, soit à partir du lieu de la Praxis (1990, p. 261).
Un des plus grands mérites de C. Bo fut, sans aucun doute, d’ex-
pliciter et d’établir, de manière théorique, une méthode des théologies de
la libération en tant que théologies du politique, en insistant sur le fait
que la praxis est une partie intégrante du propre moment théologique. En
d’autres mots : la praxis fait partie de la logique de la théologie elle-mê-
me. Mais là où on trouve la particularité et l’audace de cette théorie de la
méthode, on en trouve aussi les limites. En vérité, celles-ci ont été mises
en évidence par le changement de contexte, par l’évolution de la pensée
occidentale et par la propre critique et autocritique des théologies de la
libération (SCANNONE, 1994, p. 259-260; 268-269). Pour notre propos
ici, il nous importe moins d’approfondir la teneur critique de telles limites
que de montrer quelques nouveaux indicateurs qui permettent de conti-
nuer à rééchir sur la méthode théologique.
Un premier indicateur reète l’insusance de l’outil socio-analy-
tique pour interpréter le réel dans toute sa complexité: non seulement
la médiation philosophique retrouve une nouvelle valeur en théologie —
surtout quand il s’agit des questions éthiques et des études de la phéno-
ménologie —, mais la mentalité et les essais interdisciplinaires révèlent
aussi la contribution des sciences humaines et le besoin de la médiation
d’autres formes religieuses et culturelles comme, par exemple, les rites,
l’art, la littérature, etc20. Par ailleurs, dans la méthode proposée par C.
Bo, surtout dans un premier moment de sa pensée, une certaine cou-
pure entre la médiation socio-analytique et la médiation herméneuti-
que (biblique) était plus accentuée, courant le risque d’une construction
méthodologique en deux moments ou d’une articulation extrinsèque21.
Dans une réexion postérieure (BOFF, 1998/2012), pourtant, l’auteur
non seulement reprends la question de la méthode, mais rend plus claire
20 Clodovis Boff lui-même fait attention à d’autres médiations dans sa Teoria do Método Teológico (1998).
21 “[...] debemos explicitar además que esos principios y criterios ya deben operar también en el discernimiento
de las mediaciones analíticas que se empleen para conocer teológicamente la realidad [...]” (SCANNONE,
1994, p. 259-260).
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Une méthode théologique aux prises avec le statut herméneutique de la foi
sa conception tout en articulant davantage trois herméneutiques, à sa-
voir: l’herméneutique des Écritures, du langage métaphorique et des do-
cuments du magistère (ADÃO, 2015). Car, au fond, l’herméneutique est
la médiation, aussi bien de l’interprétation du contexte que des textes bi-
bliques (RICŒUR, 1986, p. 183 et seq.). Mais, Clodovis n’hésite pas à dire
que le sens ne se trouve ni au niveau du contexte ni du message: le sens
spirituel est à chercher entre ces deux niveaux. Les Écritures chrétiennes
proposent surtout une manière, un style, un esprit. La tâche ultime de
l’herméneutique biblique est donc moins d’interpréter les Écritures par
elles-mêmes que d’aider à lire la réalité présente selon les Écritures (BOFF,
1978; ADÃO, 2015, p. 152).
Le statut herméneutique et contextuel de la foi
L’exercice de «penser avec» Bo et Tillich nous conduit à poursui-
vre le chemin ouvert par l’un et par l’autre, car, comme disait ce dernier,
comprendre un auteur, c’est aller au-delà de lui22. Après avoir revisité les
méthodes de la corrélation et d’une tradition des théologies de la libéra-
tion, nous chercherons dans l’horizon de l’herméneutique, en partant de
ces deux modèles, une piste de «médiation» entre la situation et le mes-
sage, entre les analyses socio-historiques et la théologie. La simple cor-
rélation et le «rapport des rapports» exigent également un passage qui
n’est jamais immédiat. La fonction d’une épistémologie théologique est,
entre autres, de rééchir après un chemin parcouru et de penser le passa-
ge d’un discours à un autre, tout en respectant l’autonomie des champs et
en explicitant les logiques intrinsèques à la compréhension de la réalité
et de l’expérience.
Ce mouvement correspond plus précisément au passage d’une her-
méneutique générale (philosophique) à une herméneutique spéciale ou régio-
nale (théologique). Il ne s’agit cependant pas d’une simple application des
règles générales de l’interprétation, étant donné que les Écritures exigent
justement un «saut qualitatif» dans la manière d’interpréter le texte, grâce
à « la chose du texte» (Ricœur) ou à l’événement chrétien lui-même, selon
22 «Comprendre Kant c’est aller au-delà de lui» (TILLICH, 1971, p. 273).
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854 RUBENS, P.
lequel Jésus-Christ est à la fois le lecteur, l’interprète et l’accomplissement
des Écritures (RUBENS, 2004, p. 361). Finalement, si les Écritures n’appa-
raissent qu’en n d’itinéraire (de ma thèse), c’est précisément pour mani-
fester leur caractère ultime, voire un critère décisif et déterminant. Il ne
s’agit nullement de justier la vérité des expériences en ne citant que des
textes bibliques, ni de critiquer ceux-ci à partir d’une exégèse intra-bibliste.
Autant l’expérience que le texte revendiquent que l’on respecte leur «altéri-
té». Cette altérité ne représente aucunement une menace, mais un vis-à-vis
et une possibilité ouverte à un monde de relations. Le caractère chrétien
de l’expérience se décide donc vis-à-vis du texte et du monde qui se déploie
devant lui (RICŒUR, 1977, p. 38-39 ; 1969, p. 183-211).
Notre travail réalise donc un double dialogue à l’intérieur du propre
paradigme herméneutique: d’une part, un dialogue avec la méthode de
corrélation de Paul Tillich; de l’autre, l’étude de la méthode des théolo-
gies latino-américaines de la libération, d’après Clodovis Bo23. Or, ces
deux développements représentent des éléments signicatifs pour avan-
cer dans notre recherche d’une méthode théologique tout en révélant
ses limites, soit à cause du changement de contexte, soit en raison du
caractère d’«ouverture » intrinsèque à la recherche d’une méthode qui
pourrait mieux rendre compte de la réalité, selon la tâche que les deux
théologiens ont assumée, chacun à une époque et dans un contexte dif-
férents. Le changement de paradigmes24 en théologie suppose un doub-
le tournant, à savoir: le tournant herméneutique et celui suscité par les
théologies contextuelles. Dans ce sens, Tillich est plus représentatif d’une
«crise de paradigmes» de la philosophie et de la théologie: entre deux
23 Quoique la référence à ces deux noms puisse paraître arbitraire, il s’agit de mettre en évidence, d’une part,
le chemin choisi dans la thèse, c’est-à-dire, “ penser avec Tillich ” une théologie du discernement de la foi
et, de l’autre, le travail réalisé par Clodovis Boff dans la systématisation de la méthode des théologies latino-
américaines de la libération. Voir aussi Taborda (1987) ; Scannone (1994).
24 Le terme “paradigme” a été utilisé par Thomas S.Kuhn (1972, p. 207), dans le domaine des sciences exactes
pour désigner “ l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques communes à un groupe
donné (RUBENS, 2004, p. 325-331). Voir aussi C. Palácio (1997; 2001).
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Une méthode théologique aux prises avec le statut herméneutique de la foi
guerres, «deux mondes» et beaucoup de frontières25. Clodovis Bo26 vise
à rendre compte du tournant eectué par les théologies latino-américai-
nes aux prises avec le contexte historique. Autant le théologien allemand
que le théologien brésilien ont fait valoir la situation contextuelle de leurs
méthodes, bien que diéremment.
Si la question du changement de paradigmes est intimement liée
à l’histoire de la pensée occidentale elle-même et, plus spéciquement, à
celle qui se limite au domaine scientique, l’acte posé par les théologies de
la libération met en évidence le caractère contextuel de toute théologie.
Parler d’une théologie herméneutique suppose donc un changement de
paradigmes en théologie, comme l’a si bien montré Claude Geré (1983,
p. 65-90; JEANROND, 1995). Néanmoins, si l’herméneutique n’expri-
mait pas quelque chose d’intrinsèque à la nature même du croire, elle ne
serait rien de plus qu’une simple représentation ou qu’un schéma théo-
rique appliqué à la foi, dont l’objectif serait une mise à jour qui, quoique
légitime, resterait toujours une extériorité. Mais, le tournant hermé-
neutique devient plus radical si nous considérons, comme il se doit, que
la théologie est herméneutique parce que l’acte de croire lui-même l’est
aussi. L’herméneutique n’est donc pas une simple représentation, ni non
plus un simple outil théorique. La foi chrétienne vit d’un constant exerci-
ce d’herméneutique, d’une exégèse des textes, d’une relecture des tradi-
tions et d’une interprétation des expériences croyantes. Dans ce sens, la
raison herméneutique aide à mieux comprendre ce qui est intrinsèque à
l’acte même du croire: la foi chrétienne est statutairement herméneutique
(RUBENS, 2004, p. 341-343)27. Mutatis mutandis, la mise en valeur de la
situation où la foi est inscrite par la manière de faire de la théologie révèle
la dimension contextuelle de toute théologie en vue d’une action pastora-
le (GEFFRÉ, 2001, p. 31et seq.)28, de la pratique au nom de la foi et d’une
25 En effet, autant la vie que la pensée de Tillich sont situées entre de grandes “ frontières ”. Voir : Rubens (2004,
p. 137-148) (vie) e (p. 149-231) (pensée).
26 Voir les deux ouvrages spéciques les plus importants: Théorie et pratique: la méthode de théologies de la
libération (BOFF, 1990) e Teoria do método teológico (BOFF, 1998/2012).
27 Je dois cette idée à Christoph Theobald, qui l’a développée dans son cours «Le statut herméneutique de la
foi chrétienne», donné au Centre Sèvres (Paris), de 1989 à 2000.
28 L’auteur traite de la dimension pratique de l’herméneutique au-delà d’une quête du sens, précisément à
partir des questions posées par les théologies contextuelles.
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prise de position politique vis-à-vis des questions de la vie sociétaire, que
ce soit à l’échelle d’un village ou du monde.
Les herméneutiques biblique et théologique se dénissent chacu-
ne comme une herméneutique spéciale ou régionale et suivent les règles
générales de toute interprétation. Cependant ni la foi, ni le christianisme
ne peuvent être à la merci de résultats issus des derniers débats hermé-
neutiques, surtout parce que l’application des règles de l’herméneutique au
corpus christianum implique un certain changement et une inversion des
propres règles de l’interprétation, suscitées par la nature de la foi elle-même
(RICŒUR, 1986, p. 126). Au-delà d’une corrélation entre texte et action, le
changement le plus important ne se produit pas à cause de la simple appli-
cation d’une méthode d’interprétation spéciale, mais en raison de la «chose
même du texte» et du monde déployé devant le texte (Ricœur).
Bien qu’en n de parcours nous soyons parvenus à quelques ré-
sultats, il faudra constater que le discernement de la foi ne se termine
jamais. Car, si d’un côté, la foi chrétienne repose sur l’armation de la
révélation pleine de Dieu en Jésus-Christ, une fois pour toutes (ephapax:
Hb 9,12), de l’autre, un nouveau discernement doit être repris pour cha-
que situation nouvelle et devant quiconque nous interpelle (cf. 1Pd 3,15).
Ce paradoxe, avant de se révéler à nous comme un problème, nous indi-
que la dimension «abrahamique» de la foi et de la théologie: depuis le
premier pas d’Abraham, nous sommes en marche, contemplant un ciel
étoilé, mais les pieds nus (Ex 3), bien ancrés dans un contexte précis. On
perçoit bien ici comment l’herméneutique de la foi implique la propre vie
de ceux qui croient et pour qui la «méthode» se révèle comme chemin.
Alors, il n’est pas anodin de rappeler qu’avant de recevoir le nom de chré-
tiens (At11,26), ils étaient appelés disciples du chemin ou «adeptes de la
voie» (At 9,2; 16,17; 18,25 et seq.).
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Reçu: 05/03/2016
Received: 03/05/2016
Aprouvé: 26/09/2017
Approved: 09/26/2017
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