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Le changement de paradigme fiscal :
De la doctrine du libre consentement au prélèvement rationalisé
HUBERT ETIENNE
Article paru le 9 février 2018 dans Implications philosophiques (ISSN : 2105-0864)
http://www.implications-philosophiques.org/actualite/le-changement-de-paradigme-fiscal/
Telle qu’elle fut théorisée par les penseurs classiques, la fiscalité est soumise à
trois principes fondamentaux : la nécessité de sa charge, le libre consentement des
citoyens, et l’égalité des contribuables devant l’impôt. La Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen1 assortit ainsi la contribution commune d’un « droit » de tous les
citoyens de consentir librement à l’impôt « par eux-mêmes ou par leurs
représentants. » La question portant sur le caractère inclusif ou exclusif de cette
conjonction a par la suite conduit à distinguer le « consentement à l’impôt » (par le
citoyen lors de la collecte) du « consentement de l’impôt » (par ses représentants lors
du vote des lois fiscales)2 comme deux fondements indissociables de la légitimité et de
la légalité de l’autorité fiscale. Il est en outre considéré que le consentement « de »
l’impôt est supposé du consentement « à » l’impôt – le consentement des représentants
traduisant celui des citoyens électeurs. Le premier répond alors à un impératif légal
conditionnant la collecte de l’impôt à une autorisation préalablement votée par les
représentants du peuple qui en fixent les modalités, tandis que le second satisfait à une
exigence de légitimité de l’impôt, renvoyant à l’acceptation par les citoyens de
l’acquittement des contributions qui leur sont demandées.
Dès lors, se contenter d’affirmer que l’individu n’aurait, en définitive, jamais
réellement le choix de s’acquitter de l’impôt relèverait du pléonasme, l’étymologie
suffisant à rappeler que l’impôt (imponere) est par nature non pas proposé, mais
toujours imposé3. Plus intéressant est de s’interroger sur le degré de liberté du
consentement fiscal, contenu entre un minimum nécessaire à la légitimité de l’autorité
collectrice et un maximum inhérent à l’impératif financier de l’Etat, d’en caractériser
la forme et d’en apprécier les évolutions récentes. Cet article entend démontrer que les
réformes modernes de la fiscalité française propres aux modalités de la collecte de
l’impôt témoignent d’une évolution significative de la doctrine fiscale. La dialectique
classique du consentement à deux niveaux de liberté a ainsi été remplacée par une
imposition rationnelle systématisée, dans laquelle le consentement « de » l’impôt n’est
plus supposé du consentement « à » l’impôt, mais s’y substitue intégralement. En
d’autre termes, il s’agit de montrer comment la possibilité effective de résistance à
l’impôt, en tant qu’acte citoyen de prise de parole prévue par la doctrine classique,
1 Abrégée DDHC ci-après.
2 Michel Bouvier, Marie-Christine Esclassan, Jean-Pierre Lassale, Finances publiques, 7e éd., LGDJ, 2004,
p. 578.
3 Sur le caractère impérieux de l’étymologie du lexique fiscal, voir Thierry Afschrift, « L’impôt :
contribution ou imposture ? » [en ligne],
URL : https://www.fichier-pdf.fr/2013/05/16/thierry-afschrift-conference/preview/page/1/.
2
s’est progressivement réduite à un droit d’expression médiatique sans possibilité
effective de résistance au fisc, avant de n’être plus qu’un silence forcé duquel le
consentement supposé n’est plus même recherché. Par l’élimination de toute
possibilité d’opposition citoyenne à la collecte de l’impôt, l’Etat témoigne ainsi d’une
doctrine fiscale nouvelle, laquelle ne tend plus à assortir le vote légalisant l’impôt à
une acceptation citoyenne individualisée, mais se contente de la levée fidèle des
sommes exigées. La relation du citoyen à l’impôt, ainsi redéfinie en profondeur,
renoue avec une logique féodale, la fiscalité traduisant moins un don volontaire qu’un
dû arraché. Alors que la fraude fiscale atteignait récemment 21 milliards d’euros, une
réflexion sur l’évolution du consentement fiscal permet de rendre compte de certaines
réalités ayant favorisé l’émergence d’un « âge de la défiance4. »
Le consentement comme droit-liberté de ne pas consentir
En élaborant la doctrine fiscale du consentement, les révolutionnaires
poursuivaient un double objectif : d’une part libérer l’individu dans son essence en lui
attribuant des droits, et d’autre part sanctuariser ces droits par certains dispositifs.
Jusqu’en 1789, la relation fiscale caractérisant le lien entre l’entité réclamant l’impôt et
celle qui s’en acquitte était pénétrée d’une vassalité ontologique entre l’esclave et le
maître, le vaincu et le vainqueur, le serf et le seigneur. La question même du
consentement n’était pas légitime puisque l’individu le plus fort, faisant montre par
l’acte de soumission d’une puissance supérieure à celle du vaincu, démontrait par là
même une hiérarchie naturelle qui lui conférait des droits sur ce dernier. Le sujet
soumis ayant perdu ses droits sur lui-même n’était ainsi plus libre de posséder. La
richesse produite par le travail de l’esclave revenait donc légitimement à son maître,
« la condition de l’impôt [étant] parallèle à celle de la propriété5. » L’impôt constituait
alors la marque visible d’une relation de soumission de fait, traduisant un droit
ontologique de possession d’un individu sur un autre. Cette hiérarchie n’était
cependant pas définitive, puisqu’un changement dans le rapport de force, ou
l’abandon gracieux par le maître de ses droits sur la créature pouvait conduire à
l’affranchissement d’un esclave, ou l’anoblissement d’un serf.
Les révolutionnaires renversent ce schéma en 1789, déclarant tout homme
dépositaire de certains droits sur lui-même, qui lui sont inhérents et inaliénables. Il
s’agit en particulier de la liberté et de la propriété, lesquelles constituent la première
condition sine qua non du libre consentement de l’impôt. On peut résumer ce
consentement comme la validation de trois conditions. Pour consentir à la cession d’un
bien ou d’une richesse, il est d’abord nécessaire de posséder légalement ce bien ou
cette richesse ; c’est la condition de droit. En octroyant de manière imprescriptible la
liberté et la propriété aux citoyens, la DDHC satisfait donc à cette exigence. Vient
ensuite la condition de raison : le consentement procédant d’un choix rationnel, il faut
d’une part que le sujet soit capable de s’y livrer (principe d’autonomie de la volonté),
et d’autre part qu’il soit convaincu de son intérêt – au regard des fins qu’il s’est pour
lui-même fixées – à participer à la charge commune (hypothèse admise d’universalité
4 Voir Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie, La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.
5 Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de l’impôt, Question mise au concours par le Conseil d’Etat du canton de
Vaud en 1860, Bruxelles, Imprimerie de A.-N. Lebègue (Office de publicité), 1861, chap. I, p. 7.
3
de la raison). La troisième condition est celle de l’acte volontairement réalisé, supposé
spontané et non contraint, id est du versement effectif de la somme demandée. Notons
que la deuxième condition revêt une importance toute particulière, les principes
d’autonomie de la volonté et d’universalité de la raison attribuant à l’individu la
responsabilité de ses choix ; ils ouvrent ainsi la voie à un devoir de justification et une
possibilité de sanction en cas de résistance à l’impôt. Selon la doctrine classique,
consentir à l’impôt revient donc à réaliser un acte volontaire procédant d’un calcul
rationnel d’intérêt, qui consiste à céder de manière manifestement spontanée une
partie de la richesse dont on est publiquement reconnu comme le détenteur légal.
Chacune de ces conditions étant supposée satisfaite tant qu’elle n’est pas
manifestement invalidée, on applique alors le principe de présomption rousseauiste
selon lequel la liberté est liberté de s’opposer : « du silence universel on doit présumer
le consentement du peuple6. » A la fin du XVIIIe siècle, le droit de consentir à l’impôt
se définit donc en théorie comme un droit de ne pas y consentir, c’est-à-dire de refuser
le paiement de l’impôt.
Mise à l’épreuve des réalités politiques, cette doctrine fiscale souffre cependant
de l’échec du projet de contribution patriotique proposé par Necker, perçu comme
révélateur d’un défaut naturel de spontanéité des individus à s’acquitter bona fide de
l’impôt7. Les gouvernements successifs œuvrent alors à la construction d’un appareil
fiscal structuré, permettant un contrôle efficace des déclarations et recouvrements.
L’instabilité des XIXe et XXe siècles en ayant fortement ralenti la mise en place, ce n’est
qu’à l’issue de la seconde guerre mondiale que le processus de modernisation parvient
à son terme, marquant l’émergence d’une administration fiscale centralisée8. Certains
agents sont alors chargés de repérer dans la rue des individus dont les dépenses
ostensibles laissent présumer de hauts revenus, soit un potentiel frauduleux9. Le climat
de suspicion qui règne entre le fisc et les citoyens témoigne d’une dégradation de
l’acceptation populaire de l’impôt, résultat d’une rupture idéologique entre une partie
de la population nationale et une doctrine fiscale dont les finalités et les modalités ont
évolué.
Au cours du XIXe siècle en effet, les avancées de la recherche scientifique –
notamment en statistique – ont fait émerger l’idée d’une nature structurelle de la
pauvreté10. Le pauvre, jusqu’alors considéré comme un paresseux, responsable de sa
condition par la bassesse de sa vertu, devient subitement le symbole victimaire d’une
construction sociale structurellement injuste. Dès lors, il ne s’agit plus d’organiser la
charité au nom de la pitié, mais d’institutionnaliser l’aide publique comme devoir
national, et légitime réparation d’une injustice sociale11. Un tel renversement, relayé
par la diffusion des idées marxiennes et solidaristes, force l’évolution de la doctrine
6 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, Amsterdam, Marc Michel Rey,
1762, L. II, chap. I, p. 50 (bien que provenant de la première édition, la langue est ici modernisée).
7 André Neurrisse, Histoire de la fiscalité en France, Paris, Economica, 1996, pp. 47-48.
8 Nicolas Delalande, Alexis Spire, Histoire sociale de l’impôt, Paris, La Découverte (Repères), 2010, II, p.
52 sq.
9 Ibidem, II, p. 63
10 Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Cours au collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, 2015,
I, chap. 5, pp. 119-155.
11 Jérôme Lallement, « Les économistes et les pauvres : de Smith à Walras », in L’Economie Politique, Scop-
Alternatives économiques, 2012, pp. 43-66 (p. 43).
4
fiscale. D’une doctrine de l’impôt-échange focalisée sur la définition d’un service public
minimum et de son prix juste, la doctrine fiscale se meut progressivement en une
théorie de l’impôt-solidarité12. La naissance de l’Etat-providence, largement soutenue
par les théories keynésiennes, augmente ainsi considérablement le spectre des finalités
de l’Etat par l’ajout de droits-créances, tandis que l’impôt devient à la fois un moyen
de financer la lutte contre les inégalités sociales, et un instrument de réduction
mécanique des écarts de richesse par la progressivité des taux. Retardés par la
succession des conflits, les effets de cette évolution théorique ne se donnent cependant
à voir qu’à partir du XXe siècle. L’intensification croissante d’une fiscalité qui, depuis
l’instauration d’un impôt progressif sur le revenu (1914) est de plus en plus élevée,
généralisée, personnelle et progressive, provoque alors une rupture parmi la
communauté des contribuables qui ne se reconnaît plus dans les principes de justice
définissant la collecte de l’impôt. Divers phénomènes de résistance en attestent, parmi
lesquels le mouvement des Chemises vertes dans les années 1930, puis ceux de P.
Poujade (1955) et G. Nicoud (1969) qui s’opposent physiquement à sa collecte.
Refusant explicitement de verser leur quote-part, ceux-ci soumettent leur droit
principiel du libre consentement à l’épreuve des réalités politiques.
Le consentement comme droit à l’erreur pour exprimer publiquement un rejet
Le Code Général des Impôts ne reconnaît pas de clause d’exception qui ouvrirait
droit au refus de l’impôt, prévoyant même des sanctions pénales à l’encontre d’un délit
d’opposition (articles 1771 et 1746). La relation entre les deux types de consentement
ne relève donc pas légalement d’une cohabitation cohérente (le second étant supposé
du premier), mais d’une soumission du consentement « à » l’impôt, caractérisant la
légitimité de l’Etat fiscal en tant qu’autorité morale à faire accepter librement l’impôt,
au consentement « de » l’impôt, lequel relève de la légitimité de l’Etat comme
puissance légale à faire payer l’impôt. La résolution de cette tension inhérente à la
démocratie renvoie à la conception rousseauiste de la soumission des préférences
particulières à la volonté générale – non que la raison du groupe l’emporte sur celle de
l’individu, mais que la majorité est plus à même de reconnaître la volonté véritable de
l’individu. La notion d’erreur est à ce titre capitale dans le Contrat social, Rousseau
soutenant qu’une volonté particulière qui n’abonde pas dans le sens de la volonté
générale – exprimée par le résultat du vote majoritaire – traduit une erreur de
l’individu, lequel se fourvoie au sujet de ce qu’il tient pour être son intérêt13. Le
consentement de l’impôt participe donc de la même logique que celle de l’obéissance
à la loi : le citoyen contraint par la puissance des lois dans sa volonté immédiate, obéit
en définitive à une volonté supérieure qui lui est toute aussi propre. Le consentement
de l’impôt pourrait même être considéré comme la plus impérieuse exigence du
citoyen en ce qu’il traduit sa double nature, à la fois individu particulier sacrifiant une
part de sa richesse au profit de la communauté, et membre de la communauté
nationale recevant la contribution agrégée des entités particulières, rejouant ainsi le
contrat social14.
12 Bouvier, Esclassan, Lassale, Finances publiques, op. cit., pp. 578-585.
13 Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, op. cit., L. IV, chap. 2, p. 243.
14 André Barilari. « Le consentement à l'impôt, fragile mais indispensable aporie », in Regards croisés sur
l'économie, vol. 1, n° 1, 2007, pp. 27-34.
5
Employant une terminologie moderne, on parlera donc d’une absence de liberté
négative du citoyen à consentir à l’impôt par lui-même – la loi l’y contraignant –, et
d’une liberté positive du citoyen à consentir à l’impôt par ses représentants – en ce qu’il
participe à l’élection des individus qui déterminent cette loi –, se reconnaissant ainsi
constitutif de la source de l’interférence qui entrave le champ de sa liberté négative15.
La théorie du libre consentement peut ainsi être préservée et le droit naturel de ne pas
consentir moralement à l’impôt se double d’un devoir juridique d’y consentir
factuellement. Le droit de consentir à l’impôt devient alors un droit de ne pas y
consentir moralement (droit d’être dans l’erreur et de l’exprimer publiquement), mais
pas de se soustraire à son recouvrement (imposer à la communauté les conséquences
de son erreur). Les nombreuses charges à l’encontre de l’impôt émergeant en réaction
à l’élection de F. Mitterrand – tels que les pamphlets de J. Bloch-Morhange16, P.
Auberger17 ou P. Salins18 – participent de ce droit de nuisance par l’expression
publique d’une absence de consentement moral dépourvu de tout pouvoir effectif de
mise en échec.
Néanmoins, la liberté positive du consentement doit à son tour être remise en
question. Le consentement à l’impôt étant un droit constitutionnel, il n’en conserve la
nature que tant qu’il procède d’un choix (plus ou moins libre). Or, la théorie classique
du consentement repose sur l’idée d’un choix véritable de l’individu, choix que celui-
ci n’étant pas toujours capable de faire, doit alors s’en remettre au jugement de la
majorité19. Toutefois si l’individu est soumis à l’erreur, il en va de même pour ses
représentants, de sorte que la loi votée à la majorité des voix ne reflète pas toujours la
volonté générale. Rousseau reconnaît lui-même cette éventualité, induite par la
possibilité que la majorité des représentants vote, volontairement ou
involontairement, à son antipode. Nonobstant ce risque, l’individu est cependant
toujours sommé de se soumettre, reconnaissant que si « l’avis contraire au mien
l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que
j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eut emporté,
j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu ; c’est alors que je n’aurais pas été
libre20. »
En l’absence d’arbitre absolu, le citoyen est donc livré à un doute permanent
quant à la liberté de son consentement, et par conséquent à la légitimité de l’autorité
qui l’impose. Il ne peut jamais savoir si le recouvrement de tel impôt procède d’une
action qui le libère ou l’asservit, fruit d’une loi concordante ou discordante avec la
volonté générale. Dès lors, ce n’est plus l’Etat qui suppose le consentement du peuple,
mais le peuple qui suppose son consentement de lui-même. De plus, si la délibération
rousseauiste n’échappe pas à l’argument de l’erreur, celui-ci frappe plus durement
15 Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty » (1958), in Four Essays on Liberty, Oxford, Oxford University
Press, 1969.
16 Jacques Bloch-Morhange, La Révolte des contribuables, Paris, Albatros, 1983.
17 Philippe Auberger, L’Allergie fiscale, Paris, Calmann-Levy, 1984.
18 Pascal Salins, L’arbitraire fiscal, Paris, Robert Laffont, 1985.
19 Céline Spector, Rousseau et la critique de l’économie politique, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux,
2017, V, p. 131, sq.
20 Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, op. cit., L. IV, chap. 2, p. 243.
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encore la théorie des institutions modernes. En effet, bien que les théories
rousseauistes – et en particulier le concept de « volonté générale » – eurent une
influence majeure sur la pensée politique des révolutionnaires, Rousseau s’opposait à
bien des égards aux idées des Lumières, rejetant notamment que la souveraineté du
peuple puisse être divisée ou représentée. B. Bernardi insiste à ce propos sur
l’importance de la délibération politique du peuple assemblé comme processus
cognitif nécessaire au développement des affects de socialisation permettant in fine
l’accès à une conscience de l’intérêt général : « déléguer son pouvoir de vouloir est
contradictoire, c’est l’aliéner »21. La notion rousseauiste de volonté générale ne saurait
donc s’accommoder d’un système politique à représentation indirecte, rejetant
l’argument d’une liberté positive du citoyen de consentir à une loi votée par un collège
de représentants auquel il n’a pas prit part. Dès lors, imposé à des citoyens convaincus
de leur absence de liberté négative à y consentir, et de plus en plus sceptiques quant
au caractère moral de leur acte contributif, l’impôt a ensuite évolué pour soumettre la
théorie du consentement au prisme d’une troisième conception de la liberté.
Le consentement comme droit-capacité de renoncer à la fraude
Opposée à la liberté négative de I. Berlin, attribuant une valeur à des droits dont
l’individu ne peut faire usage (« freedomless liberties »22), la conception de la liberté de
G. A. Cohen ne consiste pas tant en l’absence d’obstacles à la réalisation d’un désir,
qu’en la détention de moyens capables de les désamorcer23. Elle ne renvoie pas à une
catégorie de la liberté formelle (positive ou négative), mais interroge une liberté
effective de l’individu, lequel n’est ainsi plus conduit à questionner la licité et la
légitimité de l’impôt, mais à évaluer les moyens dont il dispose pour s’y soustraire, de
sorte à réconcilier les exigences que lui impose l’autorité fiscale avec sa propre
conception de la justice. Lorsqu’il s’oppose à la collecte fiscale, l’individu entre en
résistance contre l’Etat et se fait le porteur d’une revendication politique à la manière
de Poujade et Nicoud en France, mais également H. D. Thoreau aux Etats-Unis ou M.
Gandhi en Inde. L’issue de la lutte ne présentant pas d’incertitude, il est toutefois laissé
à l’individu la liberté d’éprouver le combat, i.e. de ne pas se laisser spolier sans mot
dire, et de faire connaître publiquement l’intensité de l’injustice dont il s’estime
victime. Il ne s’agit donc pas tant d’empêcher l’Etat de récolter l’impôt, que de
défendre un droit de lui refuser celui de fonder sur soi son principe de légitimation.
Cette forme minimaliste de liberté s’est éteinte avec les articles L3252 du Code du travail,
et L211 du Code des procédures civiles d’exécution, permettant à l’Etat de prélever les
sommes non-acquittées par le contribuable directement auprès de son employeur sur
son salaire à venir, ou sur son compte bancaire. Le caractère libre du consentement à
l’impôt ne procédant plus de la possibilité effective d’un choix d’y consentir, mais
d’une préférence entre s’acquitter personnellement de sa quote-part, ou laisser à l’Etat
21 Bruno Bernardi, « Lire le Contrat social », in Le Nouvel Observateur, N° hors-série : Rousseau, le génie de
la modernité, Juillet 2010, p. 63-67
22 Expression forgée par Cohen à partir de la distinction de J. Wolff entre « liberty » comme permission
de faire, et « freedom » comme capacité réelle, pour soutenir qu’un droit sans capacité d’en user est aussi
inutile pour l’individu qu’une absence de droit.
23 Gerald A. Cohen, « Freedom and Money », in On the Currency of Egalitarian Justice and Other Essays in
Political Philosophy, M. Otsuka (éd.), Princeton, Princeton University Press, 2011, VIII, pp. 172-174, (p.
181).
7
le soin de se servir par lui-même moyennant une majoration, la théorie du
consentement fait désormais figure d’artifice démocratique masquant un fatum fiscal
inexorable.
Dès lors, n’étant ni en droit, ni en capacité de refuser l’impôt, l’ultime forme de
liberté dont dispose encore le citoyen est celle de tenter de lui échapper par
l’optimisation, la fraude ou l’exil fiscal. Cette nouvelle conception de la liberté
politique présente toutefois deux écueils. Il s’agit premièrement d’une liberté qui
s’utilise contre la société, et non par elle. Alors que la révolte fiscale est un acte
politique participant des registres de l’action collective, rassemblant les citoyens
autour d’un sentiment d’injustice pour faire entendre leurs revendications24,
l’évitement de l’impôt répond quant à lui d’une stratégie individuelle dont le succès
dépend de sa discrétion. Cette forme de liberté est de plus marquée par une forte
inégalité entre les citoyens, de par la disparité des moyens effectifs dont chacun
dispose afin de mettre en œuvre une stratégie d’évitement fiscal. Considérons un
individu dont le fort niveau d’imposition éveille un sentiment d’injustice et une
volonté d’échapper à l’impôt. Bien que son utilité espérée liée à la fraude fiscale croisse
avec son revenu, la probabilité de succès d’une stratégie d’évitement reste quant à elle
stablement faible jusqu’à un certain seuil. Les courbes de répartition des taux réels
d’imposition par percentile de revenu individuel de C. Lalandais, T. Piketty et E.
Saez25, mettent en évidence l’existence de ce seuil, concluant sur l’idée que seuls les
français les plus aisés (2%) disposent des moyens nécessaires au déploiement de
stratégies frauduleuses, suffisamment élaborées pour échapper à l’administration du
fisc. Ainsi donc, si l’on peut supposer une certaine linéarité de la propension des
individus à frauder par rapport à leur niveau de revenu, la capacité effective à frauder
s’appréhende par un calcul de coût d’opportunité entre l’utilité espérée de la fraude
(progressivement croissante avec le niveau de revenu) et le montant des sanctions
encourues pondéré par la probabilité d’être inquiété (proportionnel au montant de la
fraude). Les sanctions ne sont donc prohibitives que jusqu’à un certain seuil,
correspondant à une probabilité de succès impliquant des revenus dont 98% de la
population ne disposent pas. Les classes moyennes sont les plus désavantagées par
cette situation, prises en tenaille entre d’une part la classe des individus aux plus
faibles revenus, qui n’a ni les moyens ni l’utilité de frauder, et d’autre part celle des
plus aisés qui, à partir d’un certain seuil s’emploient à diminuer leurs taux
d’imposition réel en maîtrisant le risque encouru. Tandis que la liberté formelle de ne
pas consentir à l’impôt est inexistante pour l’ensemble des citoyens, on observe donc
cependant une répartition très inégalitaire des libertés effectives de ne pas y consentir.
En définitive, ne peut aujourd’hui être considéré comme consentant à l’impôt qu’un
individu disposant des moyens suffisants pour échapper à sa collecte – grâce à des
techniques sophistiqués d’optimisation et de fraude dont ne dispose qu’une faible
minorité des citoyens les plus aisés – et refusant d’en faire usage. Toute autre personne
s’acquitte de l’impôt par contrainte et non par choix, quelle que soit sa disposition
d’esprit à son égard.
24 Marc Leroy, « Découvrir la sociologie fiscale », in Regards croisés sur l’économie, vol. 1, n° 1, 2007, pp.
94-100 (p. 95).
25 Camille Landais, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale, Un impôt sur le revenu
pour le XXIe siècle, Paris, Seuil, 2001, pp. 48-51.
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Enfin, on pourrait certes envisager la possibilité de l’exil fiscal comme ultime
argument soutenant la continuité d’une forme de liberté universelle du consentement
fiscal. En effet, contrairement à l’époque féodale où le seigneur disposait d’un droit de
poursuite sur ses serfs, tout citoyen français est aujourd’hui libre de quitter le territoire
et de changer de nationalité. Cette possibilité, déjà envisagée par Rousseau comme
dernier recours pour témoigner d’une absence de consentement aux lois nationales,
doit cependant être relativisée. D’une part il ne s’agit que d’une liberté relative en ce
qu’elle ne permet pas d’échapper à l’impôt, mais uniquement de se soumettre à une
autre autorité fiscale. D’autre part, bien que le développement des moyens de
transport modernes a permis un allongement du déplacement pendulaire des
individus, la capacité de « voter par les pieds26 » demeure très inégalement répartie
entre les citoyens, de par les conditions socio-économiques sous-jacentes à l’exil
(ressources financières, réseau privé et professionnel international, formation et
profession peu sédentarisées, etc.).
Conclusion
En choisissant de lutter contre la résistance à l’impôt par l’assèchement des
possibilités de contestation plutôt que par le débat citoyen, l’Etat moderne semble
avoir progressivement éliminé le principe fondamental du libre consentement de
l’impôt sur lequel était fondée la légitimité de son autorité. Si le degré de liberté de ce
consentement théorique peut être discuté dès 1789, c’est davantage par la réduction
croissante des possibilités de résistance à l’impôt que le consentement s’est appauvri.
Ont été mis en évidence à la fois l’impossibilité de soutenir l’existence d’une liberté
formelle négative du consentement à l’impôt – de par les réformes du droit fiscal – et
le fort scepticisme caractérisant la possible liberté formelle positive du consentement
de l’impôt, marqué par l’incertitude du vote des représentants. C’est donc
véritablement à partir d’une forme de liberté effective qu’il convient d’appréhender la
question du consentement en matière de fiscalité, dont seule une faible minorité de
citoyens très aisés semble encore préserver un relatif champ de liberté. Il est ainsi
manifeste qu’à la théorie classique de l’impôt fondée sur une dialectique du
consentement à deux niveaux de liberté, a été substitué une doctrine du consentement
supposé systématique, de manière à évacuer toute possibilité d’expression de
désaccord.
La réforme de l’imposition du revenu à la source illustre l’aboutissement de ce
changement de paradigme fiscal, l’Etat renonçant à simuler davantage la collecte
personnalisée de l’impôt, ultime relique d’une doctrine fiscale désuète, mettant en
scène un consentement artificiel. Perçu comme un intermédiaire entre la richesse
nationale produite et les recettes prélevées, le citoyen est ainsi exclu de la relation
fiscale, l’Etat s’adressant directement aux banques et entreprises. Il n’est plus attendu
de lui qu’il participe aux dépenses de l’Etat, renouvelant par un acte positif libre sa
volonté d’un vivre-ensemble par le financement d’un projet politique d’avenir
commun qui permette d’organiser la cohésion sociale, mais qu’il adopte un ethos de la
production visant à l’augmentation de la richesse nationale par une confusion des
26 Charles Tiebout, « A Pure Theory of Local Expenditures », in Journal of Political Economy, vol. 64, n° 5,
octobre 1956, pp. 416-424.
9
richesses privées et publiques, et une systématisation des transferts fiscaux. Si les
arguments économiques avancés en faveur d’une rationalisation de la collecte fiscale
méritent effectivement d’être pris en compte, il semble cependant dangereux de
négliger les aspects délétères à long terme d’une dilution de la symbolique propre à la
relation fiscale. La représentation de l’impôt véhiculée par un Etat pouvant conduire
aussi bien à la détérioration du lien social qu’au renforcement de l’unité nationale, il
serait plus avisé d’œuvrer à la restauration de sa fonction politique et sociale, plutôt
que d’exclure l’impôt de l’imaginaire du citoyen. Une telle refondation requiert un
changement par le haut, dans les esprits des responsables politique, car l’Etat ne peut
espérer retrouver la confiance des citoyens tant qu’il ne leur proposera comme unique
projet de société que le recouvrement d’une dette par tous les moyens, et l’équilibre
budgétaire pour seul horizon politique. L’enjeu actuel, c’est la réactivation des citoyens
au sein d’un débat public véritablement transparent sur les principes de justice qui
caractérisent la collecte fiscale, et non la dissimulation de l’impôt, visant davantage à
son oubli que son acceptation.