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Comment produit-on des inégalités sociales par la
classification? Perspectives socio-historiques.
Childhood is the most intensively governed
sector of personnal existence.
Nikolas Rose
Partons d’une constatation quelque peu lapidaire : tout n’a pas démarré hier, tout ne
date pas du surgissement pur de l’action volontaire des militants et des parents
qu’interpellent les dérives médicales, pharmaceutiques et autres autour des TDHA et
apparentés. L’objectif de ce texte consiste à pourvoir une certaine épaisseur
sociohistorique, et partant, une certaine consistance à à cette manie de la classification
de l’enfant au Québec qui s’observe encore de nos jours. Ce faisant, retracer le fil
d’Ariane qui permet d’y voir plus clair et de faire sens dans l’ensemble des
bouleversements qui introduisent à la seconde modernité, en gros celle qui s’ouvre avec
le numérique.
À vrai dire, les réflexions qui suivent sont plutôt centrées sur le passage à la première
modernité, celle qui voit une société comme le Québec majoritairement rurale jusqu’à la
fin du XIXe siècle entreprendre sa mutation vers la moderité industrielle. Je fais le pari
que ce qui s’observe à cette époque peut inspirer les citoyens d’aujourd’hui, moins parce
qu’ils y trouveront du réconfort, que parce qu’ils découvriront que les gens de l’époque
étaient confrontés à des problèmes quasi similaires. Sur une autre échelle, il faut en
convenir d’emblée.
1. Sur la condition physique de l’enfant
Un mot au départ sur le contexte socio-culturel dans lequel émergent à la fois une
certaine représentation de l’enfant dit moderne, désenclavée de celle de l’enfant issu de
la société rurale et les problèmes ou obstacles inhérents à la transition vers une société
industrielle, urbaine, etc. L’enfant moderne devient le lieu de focalisation d’innombrables
préoccupations sinon d’inquiétudes quant à son développement dit ‘normal’ : normalité
physique en premier lieu, car sa survie est assaillie de toutes sortes de dangers
inconnus auparavant; normalité morale ensuite – qu’on appellera plus tard mentale, puis
psychologique – parce qu’au fur et à mesure que la normalité précédente, physique,
entre peu à peu sous le contrôle des experts et des scientifiques, ce d’autres problèmes
qui surgissent et qui sèment le désarroi dans les familles , chez les ensiegnants, etc. Il
me faut être plus précis à cet égard.
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Quelsques indications de départ sur l’encadrement et la prise en charge de la condition
physique des enfants, laquelle constitue une source majeure de soucis, sinon d’anxiété
chez les parents, surtout en raison des taux effarants de mortalité infantile (soit avant
l’âge d’un an) qui sévissent au Québec au tournant du XXe siècle. Sait-on qu’à Montréal
en 1901, un quart des nouveaux-nés meurent en mortalité infantile et qu’un second
quart meurt en mortalité juvénile (avant d’atteindre l’âge de la majorité)? On assiste
ainsi à une véritable chasse aux microbes, responsables d’à peu près tous les maux des
enfants selon les médecins de l’époque. Ces microbes enlèvent des vies et les
médecins ferraillent avec acharnement pour les écarter et sauver des enfants. Les
besoins physiques de l’enfant sont les seuls qui apparaissaient graves – donc, dotés
d’unelégitimité – aux yeux des pédiatres et des hygiénistes.
Existent par conséquent beaucoup de craintes chez les parents au sujet de la condition
physique de leurs rejetons. Diverses mesures sont mises en place afin de maximiser
ladite condition en évitant les écueils multiples des maladies infantiles; et de faire en
sorte que les parents puissent élever des enfants dits ‘normaux’. Une certaine forme de
normalité y émerge qui se module sur l’enfant standardisé par la régularité et la fermeté
propre au rationalisme asceptique médical. Il vaut la peine de s’y arrêter afin de mieux
saisir ce qui s’y joue.
Il importe de bien saisir la teneur de la percée technologique décisive qu’a été la mise
au point des tables de poids et mesures ainsi que leur diffusion à large échelle par les
associations médicales et les cabinets de médecins. (Table 1)
En 1880, Percy Boulton, médecin au Samaritan Hospital for Women and Children de
Londres rappelle que dix ans plus tôt, il n’avait aucune idée à quel rythme ou selon
quelle amplitude un enfant devait se développer en une année, puisque des moyennes
fiables à propos de la taille et du poids d’un enfant selon l’âge n’étaient pas disponibles.
Lorsqu’elles le deviennent dans les décennies 1880-1890 à partir de vastes bases de
données rassemblées de façon systématique, alors la donne change du tout au tout.
Désormais, l’appareil médical est en mesure de suivre le développement physique d’un
enfant et de prodiger les conseils nécessaires aux mères et aux familles afin de mieux
encadrer le dit développement, le ‘growing-up’ des anglophones. Ce n’est pas rien, au
contraire !
Table 1 – Table des poids et mesure selon l’âge
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Source : AJDC 1929
La collecte de données sur la condition physique de l’enfant n’allait pas s’arrêter là, peu
ou prou. Une véritable frénésie s’empare des chercheurs à cet effet. Tant l’appareil
hospitalier que scolaire sont mis à contribution dans cette colossale collecte. On
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cherche à mettre au point des procédures uniformes de collectes d’informations pour les
nouveaux-nés et les enfants afin que leur standardisation puisse permettre des
comparaisons d’un hôpital à l’autre, d’un pays à l’autre. Et avant tout, qu’un enfant dont
la famille déménage puisse amener son dossier médical dans la nouvelle ville et
dénicher un médecin qui y trouve les renseignements nécessaires à son intervention. La
question peut paraître anodine aujourd’hui, mais elle était loin de l’être à cette époque.
Quelle informations est-il nécessaire, mieux indispensables de compiler dans le dossier
médical d’un enfant afin que le pédiatre suivre sa progression ou sa régression le cas
échéant.
J’examine le cas du «Standard Score Card for Babies» diffusé par l’American Medical
Association en 1914. Outre des renseignements sur la mère et le père, on trouve des
questions sur l’allaitement au sein ou à la bouteille, pendant combien de temps dans l’un
ou l’autre cas; sur le sommeil (nombre d’heures) et habitudes connexes; sur les fenêtres
de la maison et sur l’aération; sur l’enregistrement civique de l’enfant, etc. Ce qui par
contre s’avère le plus intéressant dans ce formulaire se cristallise dans la section
intitulé : Mental Development. (Formulaire 1)
Formulaire 1 : Mental Development
Source : American Medical Association, 1914
Il est primordial de prendre note qu’apparaissent alors des soucis ou des
préoccupations concernant le développement dit mental de l’enfant pendant la période
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qui va de 6 mois à 5 ans. Mais, il est tout aussi capital de voir ce qu’on place dans une
telle catégorie : s’asseoir pendant quelquels minutes, marcher, parler, jouer, courir, dire
de courtes phrases, se reconnaître dans un miroir, connaître son sexe, copier un carré,
compter des sous, et tutti quanti.
Cela ne manquera pas de laisser le lecteur d’aujourd’hui quelque peu perplexe! En quoi
cette liste d’éléments épars, hétéroclites même, concerne-t-elle le développement dit
mental? Il est toutefois loisible d’examiner la question par l’autre bout de la lorgnette, à
savoir : cette découverte et cette ouverture vers le développement dit mental, et compte
tenu de ce qu’on place dans cette catégorie, révèle-t-elle des particularités des sociétés
occidentales concernées? Certes, mais qu’importe! On peut au moins convenir à cet
égard que l’appréhension du développement mental de l’enfant est assez embryonnaire
pour ne pas dire frustre. Ne serait-ce que parce que ce qu’on y place à l’aube de la
Grande Guerre n’a que peu à voir avec ce que la catégorie va englober par la suite. Un
déplacement primordial est déjà en train de s’opérer qu’une Thérèse Gouin-Décarie
formule de façon quelque peu sommaire : « […] pour l’enfant, l’absence de l’amour est
plus redoutable que la présence des microbes » (L’École des Parents citée dans Turmel,
1997a : 108).
2. Le développement psychologique
La catégorie va s’affiner dans les années qui vont suivre, devenir plus spécifique,
circonscrire des questions particulières dont il est crucial de prendre connaissance.
L’illustration la plus probante à cet effet demeure celle d’un médecin britannique, le Dr
H.C. Cameron, qui, au sortir de la Grande Guerre, publie en 1919 un livre, The Nervous
Child, qui fait beaucoup de bruit parmi le public britannique; ne serait-ce que parce que
la question de la nervosité de l’enfant commence à occuper le devant de la scène en
raison de difficultés insoupçonnées qui émergent dans le champ de l’enfance dans le
contexte de l’école devenu depuis peu obligatoire.
La lecture de ce livre quasi centenaire a aujourd’hui ceci de particulier que le lecteur
d’aujourd’hui a l’impression d’être en terrain assez familier, plutôt qu’en terrain inconnu.
Il suffit de substituer quelques termes les uns aux autres pour se retourver dans un
environnement presque routinier : hyperactif au lieu de nerveux par exemple. Du côté
des solutions ou remèdes, on délaissera la bonne vieille huile-de-foie-de-morue pour du
Ritalin (ou autres remèdes apparentés). Et ainsi de suite. Mais pour le diagnostic
d’ensemble, il y a peu à redire tant les deux situations sont analogues eet comparables
à plusieurs égards. Il me faut expliciter davantage.
À cette époque, c’est-à-dire autour de la Grande Guerre, on peut considérer que les
problèmes qui pèsent sur la condition physique de l’enfant, en particulier ceux qui
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provoquent des taux effarants de mortalité infantile, commencent à être peu à peu
maîtrisés. Par conséquent, la courbe des taux de mortalité infantile entame son
inversion et sa décroissance. Cette inversion surviendra au Québec plus tardivement
qu’au Canada anglais et qu’aux Etats-Unis ou en Europe. Qu’à cela ne tienne! Au cours
de la décennie 1920, elle a amorcé son repli. Ce phénomène, majeur, entraîne une
conséquence décisive. Désormais, sur la scène du social, ce sont des problèmes d’un
autre ordre qui s’installent et qui mobilisent les populations et les experts de tous ordres.
Quels sont ces «problèmes » au sortir de la Grande Guerre? Ce sont ceux que l’on
subsume sous le vaste parapluie de «nervosité» et qu’on classait dans la non moins
vaste catégorie de ‘santé mentale’ (ou de développement mental) selon le langage de
l’époque. Qu’entend-on chez les médecins, ou même chez les parents, par problèmes
de nervosité? Qu’est-ce qu’un enfant nerveux? Le Dr Cameron énumère, pêle-mêle, les
suivants : la peur, la colère, l’énurésie, se ronger les ongles, faire des caprices lorsque
soidisant malheureux, diverses difficultés de tempérament, etc. Et ce, sans compter tout
ce qui touche au développement de l’intelligence, source majeure de préoccupations
dans le système scolaire et chez les autorités publiques.
Cette liste peut laisser songeur le lecteur ou le parent du XXIe siècle. Ce sont pour
l’ensemble des « problèmes » que celui-ci considérera avec raison comme étant en
bonne partie sous contrôle compte tenu des connaissances actuellement disponibles.
Mais, tel n’était pas le cas il y a un siècle; des parents et en outre des enseignants
s’inquiètent au plus haut point devant certains comportements d’enfants jugés
préoccupants, voire même dangereux, et dont ils ne connaissent ni les tenants ni les
aboutissants. Il en va cependant de la stabilisation des familles, de l’école etc.; et ceci
demeure incontournable dans le contexte de la société québécoise.
On avait pris l’habitude à cette époque de penser et de dire la situation de l’enfant dans
une dichotomie qui clive les aspects physiques (ou corporels) et les aspects
psychologiques (ou mentaux selon la terminologie de cette période). On assiste donc à
un déplacement vers les aspects psychologiques, les premiers étant désormais
considérés plus ou moins sous contrôle. Ce sont les aspects psy qui occupent
désormais le devant de la scène. Comment donc les spécialistes et les experts – pour
ne se limiter qu’à ceux-là et ils sont nombreux (pédiatres, nutritionnistes, travailleurs
sociaux, éducateurs, et la vaste gamme des psy : psychologues, psychiatres,
psychométriciens, psycho-éducateurs, etc.), comment donc s’y prennent-ils pour
aborder ces aspects qui dépassent voire surplombent le corps physique de l’enfant ?
Pour répondre de façon un peu concise, de la même façon qu’ils ont étudié le corps de
l’enfant dans ses aspects physiques. Il me faut être plus expicite.
D’abord, le corps de l’enfant ne se réduit en aucun cas à sa physionomie et à ses
expressions organiques. L’obligation scolaire a, dans de très nombreux pays, soulevé la
question de la classification des enfants dans des groupes dits d’aptitudes afin de
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bonifier le cursus scolaire et la trajectoire de l’enfant. Les autorités scolaires cherchent
en effet un moyen de départager les enfants en des groupes clairement démarqués afin
de mieux adapter le cursus scolaire aux soidisants besoins des élèves. On en arrive
ainsi à des classifications qui prennent, de façon générale, la forme suivante (Figure 1):
Figure 1 : The average mental age
Source: O’Shea 1924
Ce type de classification sera initié autour de 1870 par F. Galton, naturaliste britannique,
cousin de Darwin, et fondateur de la psychologie différentielle ou comparée. À partir de
la statistique, il cherche à quantifier les caractéristiques physiques et psychiques des
sujets. Il était fasciné par les surdoués – les ‘superior’ de la figure précédente; ce qui
suppose qu’il y avait des sousdoués (les ‘inferior’) ainsi que des enfants dit moyens. On
comprend d’emblée que la catégorie qui pose problème aux autorités publiques et
scolaires quand ce n’est pas à certains parents est celle des ‘inferior’ : quoi en faire à
l’école afin de ne pas nuire à la trajectiore des 2 autres groupes, classifiés de façon
implicite comme étant normaux?
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Ce type de classification hiérarchique peut toutefois aller beaucoup plus loin et avoir des
répercussions dans le monde social dont on peine à saisir l’ampleur tant il est
inconcevable qu’une telle figure puisse être publié et circuler librement de nos jours non
seulement dans les cercles scientifiques mais même sur les réseaux sociaux.
Figure 2 : Distribution of mental ability in children
Source: Kugelmass 1935
Aux trois catégories prédemment mises en place par Galton et consorts, s’ajoutent
désormais celle de ‘génie’ et de ‘morons’, cette dernière catégorie elle-même subdivisée
en 3 sous groupes : les faibles d’esprit dont l’âge mental varie de 8 à 12 ans; les
imbéciles dont l’âge mental varie de 3 à 7 ans; enfin, les idiots qui ont un âge mental de
0 à 2 ans. Comment dès lors donner une définition plus spécifique de ces sous
groupes? Binet, pédagoge et psychologue français, fondateur d’une psychométrie
scientifique, en propose une définition opératoire qui recueille un large assentiment dans
les cercles concernés: un idiot est défini par son incapacité à parler; un imbécile par son
incapacité à écrire; un faible d’esprit par son incapacité à atteindre la pensée abstraite.
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Ceci étant, peut-on imaginer une figure comme celle-ci circulant dans les cercles
scolaires parmi les parents, enseignants, etc.? Avec quels effets d’ailleurs? Peut-on
envisager comment des parents réagissent lorsqu’ils reçoivent de l’école les résultats
d’un test d’intelligence auquel leur enfant a été soumis : le Binet-Simon par exemple ou
le Stanford-Binet, l’adaptation américaine du premier. Résultats qui indiquent que leur
enfant est classé par l’école dans la catégorie des ‘inférieurs’ ou, pire, des ‘morons’! Et
que les autorités scolaires entendent prendre des mesures en conséquence!
Résignation et stupeur sans doute. D’autant que ces diagnostics arrivaient auréolés de
l’autorité de la science et de sa légitimité dont elle est porteuse.