Content uploaded by Claire Eliot
Author content
All content in this area was uploaded by Claire Eliot on Mar 31, 2020
Content may be subject to copyright.
Sociétés n° 137 — 2017/3
Dossier
* Enseignant-chercheur E-textile au CRI (Centre de Recherche Interdisciplinaire de
Paris), eliot.claire@gmail.com
POUR UN ARTISANAT NUMÉRIQUE DE LA MODE
Claire ELIOT *
Résumé : Le numérique, parce qu’il a bouleversé tous les grands domaines de l’industrie,
a le potentiel de rebattre les cartes de la mode actuelle. En effet, à l’ère du développe-
ment durable d’un côté, et de la crise économique qui oblige à changer radicalement nos
façons de consommer, de l’autre, le numérique appliqué au vêtement propose des solu-
tions viables ou, en tout cas, à expérimenter. Or les maisons de haute couture française
ne semblent pas prêtes à plonger dans l’univers du numérique. Frileuses, elles préfèrent
brandir l’étendard de l’artisanat, du savoir-faire, et se clament défenseures du patrimoine
culturel français, que le numérique viendrait mettre à bas… un domaine dans lequel elles
n’auraient pas toujours le dessus, alors qu’elles ont toujours dominé. Comment expliquer
ce phénomène ?
Mots clés : mode numérique, haute couture, vêtement connecté
Abstract: Because Numerical had revolutionize all the major areas of industry, he had the
possibility to reshuffle the cards of current fashion. Indeed, at the area of sustainable devel-
opment on the one hand and on the other hand a economic crisis which radically change
our way of consumption. Digital system applied at the apparel, offer new sustainable view
even if it’s again work in progress. Well, French Fashion House don’t appear ready to go
to the Numerical World. Fearful, they prefer to show the label of the handcraft, know-how,
defending the French cultural heritage than the numerical system would spoiling… A Sec-
tor in which it could be the upper hand while she had ever dominated. How explain this
phenomenon?
Keywords: Numerical Fashion, High Fashion, Connected garments
94 Pour un artisanat numérique de la mode
Sociétés n° 137 — 2017/3
La mode se digitalise. Aujourd’hui, les outils numériques sous toutes leurs formes
ont envahi notre quotidien : Internet, systèmes interactifs, technologies, téléma-
tiques, dispositifs évolutifs et/ou distribués, pratiques en réseaux ou collaboratives
font quotidiennement partie de notre vie. La science et la technique prennent une
place plus que dominante dans les secteurs économiques et créatifs. Parmi eux,
celui de la mode.
Influencées par l’hyperconnexion de notre société, les grandes marques sont
de plus en plus présentes sur le web. Le numérique est devenu une façon de
mettre l’accent sur l’expérience utilisateur. Ainsi, le consommateur de mode est
aujourd’hui de plus en plus « immergé », par le biais d’applications mobiles, dans
une expérience du luxe, objectif recherché par de nombreuses marques. Cette
expérience est permise par l’utilisation de technologies immatérielles, comme le
souligne le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans son essai Ego : « Le champ
de la mode appartient ainsi à une économie d’échanges symboliques, un flux de
données immatérielles, d’images, de projections, de mythes, visant moins à créer
un produit que le désir symbolique et honorifique de celui-ci 1. »
Cette digitalisation reste néanmoins cantonnée au domaine commercial et
marketing. Le numérique est surtout considéré comme un outil qui permettra de
guider les achats du consommateur et de lui donner une impression d’affinité avec
la marque (via le learning machine par exemple, qui piste l’utilisateur). La preuve :
en mars 2016, la conférence de la BPI consacrée au thème FashionTech a essen-
tiellement réduit le digital au e-commerce…
Cette manière d’aborder le sujet montre bien que le secteur de la mode voit
surtout le numérique comme une solution marketing. Mais les marques sont fri-
leuses lorsqu’il s’agit d’utiliser le numérique dans la création, d’en faire un matériau
tangible, à l’égal d’un nouveau tissu ou d’une nouvelle forme.
L’industrie du textile et ses timides approches du numérique
S’approprier de nouveaux outils. Certaines marques ont toutefois cerné le poten-
tiel du numérique en voyant dans celui-ci autre chose qu’un simple outil pour
vendre mieux et plus. Des créateurs ont tenté de s’approprier de façon tangible
et concrète le numérique. Ils ont adopté de nouveaux outils tels que la découpe
laser et l’imprimante 3D, qui leur permettent la fabrication de nouvelles formes et
de nouveaux matériaux. Ils se sont aperçus que ces outils ouvraient de nouvelles
perspectives en termes de prototypage et de fabrication. C’est particulièrement le
cas dans le domaine de l’ingénierie textile et mécanique, où des matériaux souples
et des formes organiques, créées grâce aux outils numériques, commencent à
apparaître.
Toutefois, les applications à de vrais projets contextualisés manquent. Les créa-
tions sont souvent des innovations techniques. Par exemple, de nouveaux logiciels
1. J.-C. Kaufmann, Ego : pour une sociologie de l’individu, Fayard, Paris, 2001.
CLAIRE ELIOT 95
Sociétés n° 137 — 2017/3
et/ou outils sont disponibles directement sous forme d’applications pour faciliter la
création de produits de mode avec des systèmes immatériels. Les objets connectés
deviennent de plus en plus des accessoires de mode fonctionnels. La question
même de la « mode », dans le sens esthétique du terme, est souvent évacuée au
profit de la fonction et de l’usage. Les designers de mode, peu sensibilisés aux
outils numériques, sont mis hors jeu. Et les projets sont alors conçus par des ingé-
nieurs qui, eux, ne connaissent pas le monde de la mode.
Résultat : les innovations textiles naissent dans des laboratoires scientifiques.
Sans le moindre lien ni la moindre connexion avec les créateurs textile.
Collaborer, un enjeu clé
Le travail collaboratif, une autre approche de la création tout droit venue du
monde numérique, est une méthode de travail que le monde de la mode est en
train d’adopter. Le numérique, via le domaine informatique, a amené de nou-
veaux modes de pensée, comme l’intelligence collective et l’échange d’informa-
tions. Celui-ci a contribué à l’évolution rapide d’innovations dans ces secteurs. Les
plateformes à contenus « ouverts » ont permis des ouvertures vers d’autres disci-
plines et des créations collaboratives. Les systèmes électroniques et informatiques
deviennent plus accessibles. Ils sont également de plus en plus exploités dans l’art
et le design, pour concevoir des œuvres immersives, interactives et/ou robotiques.
Les micro-ordinateurs intégrés dans les vêtements rendent possibles la captation et
l’analyse de signaux pour répondre d’une manière adaptée aux stimuli.
Une nouvelle discipline naît, celle du vêtement connecté. Les objets connec-
tés se généralisent dans la vie quotidienne et ne sont plus des objets d’exception.
Affublés de systèmes embarqués et de moyens de communication, ils prennent vie.
Des systèmes de captation font du vêtement une interface tangible communiquant
entre le corps et son environnement. Sauf que l’élitisme dans la mode ne concorde
pas avec ces idées d’anonymat et de collaboration dans la création. La mode
est identitaire et exclusive. Il y a une crainte, pour la marque de haute couture,
de perdre son essence dans un produit où la technique prendrait une place trop
importante. Son ADN provient de son identité esthétique reliée à des savoir-faire
anciens et à des idées novatrices en termes de style. Le numérique est considéré
comme une pratique mécanisée et robotisée sans sensibilité. Ceci déroge à l’idée
traditionnelle. Par exemple, les grandes maisons rechignent à utiliser les logiciels de
construction informatique du vêtement et préfèrent se focaliser sur des techniques
académiques traditionnelles. On perçoit la difficulté d’effectuer des changements
rien que dans les étapes de production. Une sorte de mépris de la science de
manière globale existe, puisque, selon le discours de nombreuses maisons, l’exac-
titude éloignerait de l’humanité et de notre rapport sensible avec la matière.
96 Pour un artisanat numérique de la mode
Sociétés n° 137 — 2017/3
Croiser les disciplines
Autre apport du numérique dans le monde de la mode : l’affluence des infor-
mations et des échanges nés de la pluridisciplinarité, de l’interdisciplinarité et de
l’autodidactisme dans les secteurs de la création. De ces évolutions naissent de
nouveaux projets expérimentaux, avec de nouvelles plastiques, de nouveaux
concepts scientifiques et de nouvelles utilisations de matériaux qui ne sont plus
seulement des matériaux textiles. On voit émerger de plus en plus de collaborations
« out of the box », qui font fi des frontières traditionnelles entre les domaines. Petit
à petit, des projets utilisant les nouvelles technologies arrivent sur la scène de la
mode, au départ peu habituée à cet univers. Les nouveaux outils numériques sont
mis à profit au bénéfice de la création de vêtements. Par exemple, Iris Van Herpen,
designer de mode, a conçu des vêtements composés de structures architecturales
imprimées en 3D, en collaboration avec un architecte et un ingénieur. Dans un
autre registre, Suzanne Lee, pionnière de la biocouture fabrique de nouveaux
matériaux à partir de la biologie de synthèse. Les designers textiles expérimentent
des fluides de toutes sortes qui viennent de l’ingénierie et de la chimie, comme
des encres conductrices, luminescentes, thermochromiques… ce qui engendre de
singulières créations, très innovantes. Néanmoins, ces créations sont considérées
comme étant purement artistiques sans vraiment correspondre aux critères de l’in-
dustrie de la mode. Le vêtement est alors désigné comme un support de création
et d’expérimentation. L’univers du numérique peine à trouver ses marques, car
l’establishment de l’industrie de la mode l’en empêche.
Le numérique vu comme une menace
Si le numérique pénètre doucement le monde de la mode, le secteur rechigne à
adhérer à l’une des idées clés du numérique : celle du collaboratif. En effet, cette
notion rompt radicalement avec tout le système de la mode tel qu’il est construit
depuis des dizaines d’années. Traditionnellement, le directeur artistique est mis sur
un piédestal comparé aux autres créatifs dans le même secteur. La sacralisation
du directeur artistique des grandes maisons est un marqueur important d’identité
et d’essence même de la marque auquel il ne faut pas déroger. De plus, un vrai
rapport de force s’établit entre la puissance technologique du produit et l’identité
de la marque, puisqu’il existe la crainte que l’image de la marque soit ternie par
l’ombrage technologique du produit. Il y a donc une inquiétude dans le fait que
la technologie définisse le produit en prédominant sur l’image de marque. Les
marques de haute couture glorifient la perfection. Aussi, lorsqu’il s’agit de sou-
tenir des projets émergents, qui sont forcément imparfaits puisqu’il s’agit d’expé-
rimentations, elles sont anxieuses et dubitatives. Les marques de mode restent
dans l’optique de garder secrets leurs projets afin d’être légitimes et de promouvoir
leur nom à chaque innovation. Pour l’instant, seules les marques de sportswear
intègrent ces systèmes électroniques. Or le secteur du sport n’appartient pas à la
mode. Les produits qui en sortent ne sont que des instruments qui aident à aug-
menter les performances.
CLAIRE ELIOT 97
Sociétés n° 137 — 2017/3
Cette appréhension repose également sur l’idée qu’il existerait une corrélation
certaine entre la technologie et l’industrialisation et l’automatisation. Les avan-
cées sont donc très lentes. Les grandes marques montrent des réticences dans
leur conversion dans le phénomène numérique : « Il y a un sujet qui est très dif-
ficile à traiter en mode, c’est la technologie. C’est souvent antinomique, on se dit
c’est techno, donc ce n’est pas glamour », souligne Frédéric Torloting, le PDG de
Courrèges, dans une interview qu’il donnait au journal La Dépêche
2. Même des
créateurs pionniers confessent avoir travaillé dur pour exercer leur métier dans des
grandes maisons, et donc n’avoir aucun intérêt à inclure le secteur de la science
dans la mode, ce qui serait pour eux un recul dans leur carrière. Les marques de
mode préfèrent souvent garder leurs idées dissimulées pour sauvegarder la singu-
larité d’un produit. Cette réserve est contraire aux grands principes de l’univers
scientifique qui encourage le partage : « If you want to go fast, go alone. If you
want to go far, go together » (proverbe africain cité par Louis David Benyayer
3,
Open Models). Les recherches ne sont donc pas mises en commun et ralentissent
l’innovation. Une telle mise en pratique des principes scientifiques entraînerait une
modification de l’infrastructure des entreprises dans le secteur de la mode pour
accentuer ou résoudre les problèmes de communication entre la mode et la tech-
nologie, ces deux entités qui ont toujours été séparées. La haute couture repose sur
des savoir-faire traditionnels dans la confection et utilise tous les moyens juridiques
pour sauvegarder ses secrets d’affaires. C’est un des points principaux qui ancrent
une marque dans le luxe. Les récentes publicités Dior montrent les coulisses de la
construction d’un sac à main en mettant exclusivement en avant le travail sensible
main. L’univers de la mode est fondamentalement fondé sur le tangible, le pal-
pable, la matière, alors que le numérique repose sur l’immatériel.
Le designer de mode vs le créateur
Ces nouveaux modes de production transforment également le rôle du designer
de mode. Celui-ci devient un programmateur de formes nouvelles, un « sémio-
naute », comme l’énonce Gilles Lipovetsky, dans son ouvrage L’esthétisation du
monde : « Là où l’identité dans la première modernité apparaît comme une iden-
tité stable et cohérente, résultant d’un choix individuel rarement remis en cause,
l’identité hypermoderne, elle, se donne comme transitoire, expérimentale, ouverte
à des révisions permanentes
4. » Le créateur doit se plier à certaines contraintes
imposées par la technique, qui limiteraient sa liberté artistique. Cette vision freine
les évolutions technologiques, d’autant plus que les créateurs de tous âges ont
souvent été formés à des pratiques académiques manuelles proches de l’artisanat.
2. In « Courrèges, toujours futuriste présente des vêtements disponibles immédiate-
ment », La Dépêche, 2 mars 2016.
3. L. D. Benyayer, Open Models : les business models de l’économie ouverte, Creatives
Commons CC-BY-SA by Without Model, 2014.
4. G. Lipovetsky, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard,
Paris, 2013.
98 Pour un artisanat numérique de la mode
Sociétés n° 137 — 2017/3
C’est ce qui pose problème aux grandes maisons de la conservation de l’artisanat.
Le travail d’exception fourni par les artisans, telle la maison de broderie Lesage,
fait partie intégrante de l’identité de la marque. Ces maisons très conservatrices
n’essaient pas d’intégrer dans leur métier de nouvelles pratiques technologiques.
Les seules marques qui se positionnent sur des vêtements très technologiques sont
des marques de constructeurs de processeurs comme Intel. Celles-ci utilisent le
vêtement connecté pour se donner une image plus artistique et pour diversifier
leur offre.
Pour une mode connectée, portable et ancrée dans son époque
Pouvons-nous imaginer une mode qui s’appuie sur le numérique mais qui soit
également portable ? Et même, pourquoi est-il nécessaire que la mode passe par
ce renouveau ? En quoi doit-elle passer par là pour se renouveler et s’adapter aux
nouvelles réalités sociales et économiques ? La science est un vecteur de renou-
veau pour la mode en termes de styles et de matières. De la science injectée dans
la mode peut amener de nouvelles perspectives dans la création, et réciproque-
ment, la mode a beaucoup à apporter à la science. À l’inverse, la mode, au niveau
sociétal aurait plutôt intérêt à puiser dans les ressources qu’offre la science pour
sortir aussi des sentiers battus et répondre à des problématiques sociales et de
développement durable. Une véritable remise en cause des moyens de production
et des matériaux utilisés par l’industrie du textile et de l’habillement est nécessaire
dans un monde postindustriel. Une évolution des processus de production artisa-
naux et industriels est visible et nécessaire pour renouveler un système obsolète.
Le défi étant de sauvegarder l’intelligence de la main, indubitablement irrempla-
çable. Grâce aux connaissances scientifiques, nous pouvons envisager la création
de nouveaux matériaux, d’avoir une réflexion non seulement sur le résultat mais
sur les systèmes et les procédés de fabrication.
Bibliographie
Benayeyer L. D., Open Models : les business models de l’économie ouverte, Creatives
Commons CC-BY-SA by Without Model, 2014.
Kaufmann J.-C., Ego : pour une sociologie de l’individu, Fayard, Paris, 2001.
Lipovetsky G., L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard,
Paris, 2013.
Torloting F., cité in « Courrèges, toujours futuriste présente des vêtements disponibles
immédiatement », La Dépêche, 2 mars 2016.