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À propos du droit de propriété
Les constitutions de la Bolivie et de l’Équateur: une source
d’inspiration
Denis Langlois
Faculté de Sciences sociales Université d’Ottawa
mai 2010
1
Nous regardons l’Amazonie comme un système,
où il y a des hommes, des terres, des ressources
naturelles, une culture, une cosmogonie. En
omettant un aspect, le système s’atrophie
totalement. C’est pour avoir défendu ce qui a
toujours été la vision des peuples autochtones que
nos dirigeants sont maintenant emprisonnés et
persécutés.
Carlos Navas
2
La situation des peuples autochtones n’a reçu au cours de la majeure partie du 20e
siècle, que peu d’attention. Leurs droits ont longtemps été perçus comme une entrave au
développement économique ou encore à la souveraineté et à l’intégrité territoriale d’États
devenus indépendants. Ce n’est qu’à partir de la fin de la décennie 1970 que les décideurs de
ce monde sont interpellés sur la question sans pouvoir l’éluder complètement. Et s’il en est
ainsi, c’est en raison de la résurgence de la lutte menée par ces peuples eux-mêmes pour la
reconnaissance de leur identité, de leurs droits et de leur place dans l’histoire. Une lutte
couronnée en septembre 2007 par l’adoption, à l’Assemblée Générale de l’ONU, de la
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.
3
Dans les Amériques, où ils sont plus de 50 millions, ils vivent à l’intérieur de
frontières nationales imposées. Des frontières qui n’ont parfois rien à voir avec leur propre
histoire ou avec leur relation au monde qui les entoure. Les exemples foisonnent de ces
peuples séparés par des limites pour eux artificielles: Aymaras et Quechuas entre la Bolivie, le
Pérou et le Chili; Guaranis présents en Argentine, en Bolivie, au Brésil et au Paraguay;
1
Cet article fait suite à deux communications datées de mars 2010. La première dans le cadre d’un séminaire
tenu les 4-5 mars 2010 à l’Université de Bourgogne (Dijon-France) Les nouvelles conceptions constitutionnelles
latino-américaines Réflexion à partir de la propriété et des philosophies des peuples autochtones; et la seconde
lors d’un colloque tenu par l’Institut d’études politiques, IEP (Aix-en Provence-France) les 11et 12 mars 2010,
Droits de l’homme et politique dans les Amériques. Paru chez l’Harmattan en 2012, dans le recueil Amérique
latine: De la violence politique à la défense des droits de l’homme, sous le titre «La vision autochtone du droit
de propriété: les cas bolivien et équatorien», cet article a été légèrement modifié sans notre accord. Nous en
avons rétabli ici le titre et la version originale, ainsi que la totalité des notes qui y étaient incluses.
2
Maire de Imazita et membre de l’Association interethnique pour le développement de la forêt péruvienne.
(Conférence de presse sur le Rapport de mission de la Fédération internationale des Ligues des droits de
l’homme, FIDH, concernant les événements survenus à Bagua-Pérou en juin 2009.
http://blog.gardonslesyeuxouverts.org/post/2009/10/27/Per%C3%BA-%3A-Derramamiento-de-sangre-en-el-
contexto-del-paro-amaz%C3%B3nico-Urge-abrir-di%C3%A1logo-de-buena-fe
3
ONU, Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, septembre 2007,
http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/fr/drip.html
2
Mohawks entre le Canada et les Etats-Unis ou Mayas entre le Guatemala, le Bélize et le
Mexique…
Le réveil autochtone des dernières décennies s’est imposé aussi sur la scène politique
et sociale des Amériques. Le soulèvement zapatiste dans le Chiapas mexicain, tout comme
l’entrée en scène politique des Autochtones boliviens, marqueront chacun à leur manière un
tournant décisif. Mais qu’il s’agisse de Bolivie, du Mexique, ou encore de l’Équateur, du
Pérou, du Canada, des États-Unis, partout cette résurgence poursuit un même objectif: celui
de leur nécessaire décolonisation, de leur accès à une pleine égalité avec les autres peuples qui
continuent d’habiter les Amériques.
L’indépendance dans les Amériques, survenue fin 18e/début 19e dans plusieurs de ces
pays et ayant été le fait des populations créoles, l’aspiration à l’autonomie ne fut pas reconnue
aux populations qui y vivaient avant le règne colonial. En fait, les peuples autochtones furent
écartés du mouvement malgré les multiples rébellions précédant l’indépendance. Ils furent
privés, en tant que peuples ou personnes, des droits et libertés accordés à d’autres. En Bolivie
par exemple, cette infériorisation ethnique -lié à l’existence de conditions de servitude ou de
semi esclavage- ne disparut formellement qu’avec la révolution nationale de 1952.
Aujourd’hui, l’entrée en scène politique des Autochtones boliviens se fait par la voie
d’une lutte constitutionnelle dont l’objectif est la refondation même du pays dont ils ont été
écartés depuis l’indépendance de 1825. En ratifiant, le 25 janvier 2009, une nouvelle
constitution reconnaissant le droit à l'autodétermination des peuples autochtones, c’est un
nouvel État que ces peuples cherchent à créer, et non seulement le fait d’en finir avec le
‘néolibéralisme’. Un processus similaire à celui apparu en Bolivie a eu également cours en
Équateur.
Notre intention ici est de mieux saisir la portée des luttes autochtones traduites en
droits constitutionnels sur la terre, les territoires et les ressources qu’ils renferment dans ces
deux pays. Dans un monde maintenant dominé par une course à l’appropriation de territoires
et de ressources, est-il possible que ce qui «appartient» aux peuples autochtones soit reconnu
en droit et en fait? Plus encore, au-delà d’une perspective de partage non violent du territoire
et des ressources, ne devient-il pas obligé de revoir la légitimité même de cette appropriation
sous ses formes actuelles? À partir des ruptures conceptuelles inscrites dans la nouvelle
constitution bolivienne concernant le droit de propriété et de certaines observations
comparatives avec la constitution équatorienne, nous nous proposons de dégager quelques
pistes de réflexion à cet égard.
1. Un rapport spécifique à la nature davantage reconnu
Rappelons d’abord le contexte juridique, en Amérique latine, quant aux droits des
Autochtones sur leurs terres, territoires et ressources.
La relation particulière des peuples autochtones à la nature qui les englobe a mis
longtemps à être considérée. Malgré l’article premier des deux Pactes adoptés en 1966, ces
peuples ont dû attendre l’année 2007 pour que la communauté internationale affirme leur droit
«d’assurer librement leur développement économique, social et culturel»
4
. Cette
4
Article premier des deux Pactes, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ci-
après PIDESC, http://www2.ohchr.org/french/law/cescr.htm et le Pacte international realtif aux droits civils et
politiques, ci-après PIDCP, http://www2.ohchr.org/french/law/ccpr.htm. Voir aussi l’article 3 de la Déclaration
des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/fr/drip.html
3
reconnaissance n’est pas survenue du jour au lendemain
5
. Néanmoins elle témoigne depuis les
années 1980 d’une progression réelle sur le plan juridique.
Les réformes constitutionnelles suite aux dictatures
Les renversements opérés après quelques décennies de dictatures en Amérique latine
ont donné lieu à des réformes constitutionnelles importantes.
Outre les cas bolivien et équatorien, ces réformes ont marqué un tournant quant à la
reconnaissance des droits des peuples autochtones. En Argentine (1994), au Brésil (1988), en
Colombie (1991), au Guatemala (1986, dérogée en 1993), au Mexique (2001), au Nicaragua
(1987, réformée partiellement en 1995), au Paraguay (1992), au Venezuela (1999)… des
droits reconnus explicitement aux Autochtones quant à leur identité, leur langue, leur culture
ou leurs terres communales sont désormais constitutionnalisés
6
. Dans la même période, ces
pays procèdent à la ratification et à l’inscription dans leur droit interne des dispositions de la
Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), adoptée en 1989 et mise en
vigueur en 1991.
7
En ce qui concerne la relation spécifique des peuples autochtones avec la terre, ces
réformes constitutionnelles reconnaissent leurs droits ancestraux sur des terres qu’ils occupent
traditionnellement, et collectivement: par exemple au Brésil (art. 231-232), en Colombie (art.
58, 330), au Mexique (art. 2.A.VI) et au Venezuela (art. 119). De même, elles limitent les
possibilités d’exploitation des ressources sur les terres qui leur sont reconnues. L’article 231.7
de la constitution brésilienne interdit la recherche de minéraux et les concessions
d’exploitation sur les terres indigènes. Si l’État demeure, en général, propriétaire du sous-sol
et des ressources non renouvelables, leur exploitation ne peut être faite au détriment de la
culture ou de l’organisation socio-économique des communautés autochtones (Brésil art. 231
et Venezuela art. 120)
8
.
Dans ce contexte constitutionnel positif, l’évolution du Pérou déçoit. On y constate
une régression avec la constitution de 1993, laquelle a réduit la portée du caractère
inaliénable, insaisissable et imprescriptible reconnu peu à peu aux terres communales des
Autochtones depuis les années 1920. La constitution de 1979 consacrait cette reconnaissance
formellement. En introduisant le concept d’«abandon» comme exception possible (art. 88 et
89)
9
, la constitution de 1993 ouvrait une brèche. Les événements survenus en Amazonie
péruvienne (Bagua) en juin 2009 en sont une des conséquences. Les Autochtones des terres
amazoniennes y virent plusieurs d’entre eux massacrés par l’armée pour avoir cherché à
bloquer la mise en œuvre des décrets du gouvernement Garcia donnant accès aux ressources
pétrolières situées sur leurs territoires.
10
5
Sur quelques aspects historiques de la lutte pour le droit des peuples autochtones à disposer d’eux-mêmes, voir
le chapitre 2 «Le droit d’exister» de notre ouvrage, Le défi bolivien,.Éditions Athéna, 2008, en particulier p. 74-
82.
6
On consultera avec profit l’excellent panorama réalisé par Barié, Cletus Gregor, Pueblos indígenas y Derechos
Constitucionales en América Latina: un panorama, 2a edición actualizada y aumentada, Instituto Indigenista
Interamericano (México), Bolivia 2003, http://www.acnur.org/paginas/index.php?id_pag=7562
7
Organisation internationale du travail, OIT, Convention concernant les peuples indigènes et tribaux dans les
pays indépendants, Convention No 169, http://www.ilo.org/ilolex/french/convdisp1.htm
8
Barié, Cletus Gregor, opus citatus, cuadro 25, p. 566-571, http://www.acnur.org/biblioteca/pdf/6301.pdf
9
Constitución Politica del Peru, 1993, articles 88-89, http://www.tc.gob.pe/legconperu/constitucion.html
9 Rapport de la FIDH, Perú-Bagua, Derramamiento de sangre en el contexto del paro amazónico Urge abrir
diálogo de buena fe, http://www.fidh.org/IMG/pdf/rapperou529esp.pdf. Ce rapport contient un chapitre sur
l’évolution constitutionnelle péruvienne en matière de reconnaissance des droits ancestraux des Autochtones.
4
La Commission et la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH)
À plusieurs reprises, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a
ouvert la voie à la reconnaissance du caractère collectif du droit de propriété. Dans sa thèse
doctorale, Frédéric Deroche mentionne entre autres le cas des Yanomamis du Brésil, en
signalant que «la Commission a considéré que les diverses incursions sur les terres ancestrales
des Yanomamis constituent non seulement une menace sur leur bien-être physique mais
également une atteinte à leur culture et à leurs traditions»
11
. Il évoque aussi les cas de
l’Équateur et du Pérou où, dans le cadre de la procédure des rapports périodiques de ces États
à la Commission, cette dernière a «insisté sur le fait que les systèmes collectifs traditionnels
de contrôle et d’utilisation du territoire sont essentiels à la survie culturelle et sociale des
peuples autochtones et à leur bien-être collectif et individuel (…) et au maintien de l’intégrité
de la communauté».
12
La Cour interaméricaine des droits de l’homme a également fait avancer la
jurisprudence en matière de propriété collective des terres et territoires autochtones. Dans un
jugement rendu à l’encontre du Nicaragua, elle a établi que le droit à la propriété, reconnu par
l’article 21 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (CADH), doit être
interprété dans un sens collectif pour garantir aux communautés autochtones une propriété
communale sur leurs territoires.
Le cas implique la communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni de la côte atlantique
du Nicaragua. Il met en cause les obligations du gouvernement en vertu de plusieurs articles
de la convention, dont en particulier celui sur le droit de propriété de la communauté quant à
ses terres ancestrales et aux ressources naturelles qu’elles renferment. Le gouvernement avait
octroyé une concession sur ces terres sans le consentement de la communauté et sans lui
garantir un recours adéquat. Pour réparer cette violation, le gouvernement nicaraguayen se
devait, aux yeux de la Cour, de créer un mécanisme adéquat de délimitation, de démarcation
et de titularisation de la propriété de la Communauté, mécanisme qui devait aussi se
conformer à son droit coutumier, à ses valeurs, us et pratiques traditionnelles. En fondant son
argumentation, la Cour soutient que:
149. Étant donné les caractéristiques du présent cas, il est nécessaire d’apporter quelques précisions sur
le concept de propriété dans les communautés autochtones. Il existe chez les Autochtones une tradition
communautaire quant à la forme communale de propriété de la terre, dans le sens où son appartenance
n’est pas centrée sur un individu mais sur le groupe et sa communauté. Par leur existence même, les
Autochtones ont droit de vivre librement sur leurs propres territoires; la relation étroite qu’ils
maintiennent avec la terre doit être reconnue et comprise comme étant la base de leurs cultures, de leur
vie spirituelle, de leur intégrité et de leur survie économique. Pour les communautés autochtones, le
rapport à la terre n’est pas simplement une question de possession ni de production mais bien un
élément matériel et spirituel dont ils doivent pouvoir jouir pleinement, y compris préserver cet héritage
culturel et le transmettre à leurs générations futures
13
.
Dans un autre jugement, concernant cette fois la Communauté autochtone Yakye Axa
contre le Paraguay, le même tribunal réaffirme la portée des droits territoriaux autochtones en
les liant au droit collectif de ceux-ci à leur survie et à la reproduction de leur culture:
En appliquant ces critères aux conflits entre la propriété privée et les revendications de propriété
ancestrale de la part de membres de communautés autochtones, les États doivent, au cas par cas, évaluer
les restrictions résultant de la reconnaissance d’un droit sur un autre. Ils doivent ainsi, par exemple, tenir
11
Cas no 7615 (Brazil), Inter-American Commission, Res no 12/85, Annual Report 1984-85, OS Doc
OEA/Serv.L/V/II.66, Do. 10, Rev. 1(1985), at. 24-31, cité par Deroche, Frédéric, Les peuples autochtones et leur
relation originale à la terre Un questionnement pour l’ordre mondial, L’Harmattan, 2008, p. 282.
12
Deroche, Frédéric, ibid, p. 282-283.
13
CIDH-Cour, «Caso de la Comunidad Mayagna (Sumo) Awas Tingni vs Nicaragua», Sentence du 31 août
2001, Serie C No. 79, paragraphe 149, http://www.corteidh.or.cr/casos.cfm.
La traduction de toutes les citations (espagnol/français) est de notre fait.
5
compte du fait que les droits territoriaux autochtones renvoient à une conception différente et plus large.
Celle-ci est associée au droit collectif à la survie comme peuple organisé, et au contrôle de son habitat
comme condition essentielle à la reproduction de sa culture, à son propre développement et à la
possibilité de mener à bien ses projets de vie. La propriété sur la terre garantit ainsi que les membres des
communautés autochtones conservent leur patrimoine culturel
14
.
L’interprétation de la Cour tend ainsi à reconnaître la conception communale de la
terre propre aux communautés autochtones. Dans le sillon de leurs luttes juridiques depuis 20
ans, cette conception a été introduite sous ses aspects plus proprement collectifs, et rattachée à
un mode de vie dont la préservation apparaît essentielle à la liberté et à la dignité de ces
peuples
15
. La prise en compte par le droit international de l’exercice d’une autre forme de
propriété chez des collectivités humaines non étatiques a donc ouvert un espace de
compatibilité important en ce qui a trait aux droits de populations dont l’histoire et la relation
à la terre et à la nature sont très différentes de celles des collectivités humaines venues par la
suite pour habiter ces mêmes territoires.
2. L’avancée constitutionnelle en Bolivie
La Bolivie a connu une réforme constitutionnelle importante dans la même période
(1994). Néanmoins le processus a été considérablement approfondi par l’adoption d’une
nouvelle constitution en février 2009. L’étendue des orientations fixées par cette nouvelle
constitution à travers plus de 400 articles confère à ce document l’allure d’une véritable
politique publique générale de l’État bolivien. Or le rôle joué par les peuples autochtones dans
ce nouveau processus a été majeur et la portée de leurs droits reconnus y est aussi plus
significative. Si les Autochtones, représentant environ les deux tiers de la population du pays,
s’étaient longtemps rangés derrière la bannière de partis politiques dont ils ne contrôlaient que
peu l’orientation et l’action, les mouvements autochtones sont maintenant devenus une force
politique autonome et incontournable.
D’entrée de jeu, signalons que le Congrès national bolivien a adopté, dès 2007, la
«Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones» en tant que loi interne.
Tous les droits proclamés dans cette déclaration sont aujourd’hui reconnus comme partie
intégrante du cadre juridique bolivien. Qui plus est, en cas de litige d’interprétation entre la
Constitution et le droit international des droits humains, c’est l’interprétation conforme aux
traités internationaux de droits qui prévaudra (article 256 de la nouvelle constitution).
La considération des ressources dans ce nouveau cadre juridique
14
CIDH-Cour, «Comunidad indígena Yakye Axa vs Paraguay», Sentence du 17 juin 2005, Série C No 125,
paragraphe 146, http://www.corteidh.or.cr/casos.cfm.
15
Outre les cas déjà mentionnés, voir aussi les jugements suivants de la Cour interaméricaine établissant une
violation, en vertu de l’article 21 de la CADH, des droits liés à la propriété collective de peuples ou
communautés autochtones par les États concernés: Cas du Pueblo Saramaka vs. Surinam, sentence du 28
novembre 2007, http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_172_esp.pdf; Cas de la Communauté
autochtone Sawhoyamaxa vs. Paraguay, sentence du 29 mars 2006,
http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_146_esp2.pdf; Cas de la Communauté Moiwana vs.
Surinam, sentence du 15 juin 2005, http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_124_esp1.pdf; Cas du
massacre de Plan de Sánchez vs. Guatemala, sentence du 29 avril 2004,
http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_105_esp.pdf.
Nous remercions Jorge Errandonea, de l’IHEAL (Institut des Hautes Études sur l’Amérique latine/Paris) pour
ces indications additionnelles.
6
L’expression «ressources naturelles» recouvre tous types de ressources: minéraux quel
que soit leur état, hydrocarbures, eau, air, forêts, biodiversité, sol et sous-sol, et tous les
éléments physiques susceptibles d’usage ou d’exploitation (art. 348.I).
Le statut des ressources
La nouvelle Constitution politique d’État (CPE) reconnaît le droit de toute personne à
la propriété, individuellement ou collectivement:
56.I. (…) dans la mesure où cette propriété remplit une fonction sociale.
56.II (…) dans la mesure où l’usage qui en est fait [de la propriété privée] n’est pas préjudiciable à
l’intérêt collectif.
16
Concernant maintenant le statut des ressources, il est:
349.I. (…) de propriété et de maîtrise directe -indivisible et imprescriptible- du peuple bolivien
(propiedad y dominio directo). Il incombe à l’État d’en assurer la gestion en fonction de l’intérêt
collectif.
349.II. L’État reconnaîtra, respectera et octroiera des droits de propriété -individuels et collectifs- sur la
terre, ainsi que des droits d’usage et d’exploitation sur d’autres ressources naturelles.
Une première remarque s’impose ici. Si le droit à la propriété privée sous ses diverses
formes est reconnu par la CPE, lorsqu’il est question de ressources naturelles, ce droit n’est
accordé ni à l’individu, ni à des collectivités particulières, ni même à l’État en tant que tel. La
constitution précise d’ailleurs:
357. Aucune personne ou entreprise étrangère, ni aucune personne ou entreprise privée bolivienne ne
pourra inscrire sur les marchés de valeurs la propriété de ressources naturelles boliviennes, étant donné
leur statut de propriété sociale du peuple bolivien (…)
Les ressources naturelles sont vues comme étant un bien commun du peuple bolivien
et le rôle de l’État correspond à celui d’un fiduciaire chargé d’en assurer l’usage et
l’exploitation dans l’intérêt collectif. Ce concept de «propriété du peuple bolivien» sur les
ressources naturelles réapparaît dans tous les chapitres de la constitution qui traitent de
ressources spécifiques: dans le cas des hydrocarbures (art. 359.I), des mines et de la
métallurgie (art. 369 et 372), des ressources en eau, lesquelles ne peuvent être l’objet
d’appropriation ou de concessions de caractère privé (art. 373.I et II). Il en est de même pour
la biodiversité (art. 380. à 383.), pour les aires protégées (art. 385.), les forêts (art. 386. à
389.), et l’Amazonie (art. 389. à 392.).
Il y a donc une réelle distanciation de la conception classique de la propriété, non
seulement en ce qui a trait aux ressources naturelles situées sur des territoires autochtones,
mais au regard de toutes les ressources naturelles du pays. La formulation nous met en
présence d’une autre vision sur le statut de ces ressources, vision correspondant à une
conception particuliere, dans laquelle l’exploration ou l’exploitation de ces ressources devront
avoir un caractère de «nécessité étatique ou d’utilité publique» (art. 356). Les bénéfices de
cette exploitation doivent être répartis de façon équitable pour l’ensemble de la population,
avec participation prioritaire de la population des territoires où sont situées les ressources, ou
des communautés et peuples autochtones y habitant (art. 353).
Ainsi, le concept de «propriété et de maîtrise directe du peuple bolivien» a été préféré
à celui de «propriété des ressources naturelles aux peuples autochtones» lorsque situées sur
leurs propres territoires. Ce n’est pas ce que recherchaient plusieurs organisations autochtones
16
La source utilisée pour la constitution de Bolivie est le site http://bolivia.infoleyes.com/shownorm.php?id=469
7
pendant le processus de débat constitutionnel entre 2006 et 2008.
17
Le gouvernement du MAS
a cependant refusé d’en restituer l’entier contrôle aux peuples autochtones eux-mêmes.
La responsabilité de la gestion des ressources
Du point de vue de la responsabilité quant à l’usage et à l’exploitation de ces
ressources, la constitution distingue celle relative aux ressources renouvelables de celle
relative aux ressources non renouvelables. C’est dans la première partie de la constitution
qu’est précisée la répartition de cette responsabilité, au Titre II, portant sur les droits et
garanties fondamentales. On y reconnaît les droits fondamentaux des nations et peuples
originaires, autochtones et paysans (chap. 4), dont ceux relatifs aux ressources de leurs
territoires (art. 30 à 32). L’article 30 stipule les droits:
30.II.15. À être consultés, par des procédures appropriées et en particulier à travers leurs institutions,
chaque fois que des mesures législatives ou administratives sont susceptibles de les affecter. (…) à la
consultation préalable obligatoire, réalisée par l’État, de bonne foi et concertée, dans les cas
d’exploitation de ressources naturelles non renouvelables sur le territoire qu’ils habitent.
30.II.16. À participer aux bénéfices de l’exploitation des ressources naturelles de leurs territoires.
30.II.17. À la gestion terrritoriale autonome, à l’usage et à l’exploitation exclusive des ressources
naturelles renouvelables existant sur leur territoire, sans préjudice des droits légitimement acquis par
des tiers [une gestion renforcée par l’article 304.3 sur les compétences exclusives des autonomies
autochtones en matière de ressources renouvelables].
En ce qui a trait aux ressources non renouvelables, il y a donc obligation étatique de
consultation préalable, alors que pour les ressources renouvelables, ce sont les peuples et
communautés elles-mêmes qui en assurent la gestion de manière autonome. Quant à la
participation aux bénéfices, elle est reconnue pour l’exploitation de tout type de ressource
naturelle située sur des territoires autochtones.
Retenons ici qu’en vertu de la CPE bolivienne, l’appropriation des ressources est
rendue impossible, par quelqu’entité individuelle ou collective que ce soit. On est plus près du
concept de patrimoine commun que de celui de propriété au sens classique, à savoir la
possibilité d’en user et d’en bénéficier de manière exclusive, voire la liberté de l’aliéner ou
même de la détruire.
La question de la terre et des territoires
L’accès à la terre, en tant que moyen de subsistance, demeure une question délicate à
résoudre pour le gouvernement actuel. Si ce dernier projette une «révolution agraire» depuis
son premier mandat (2006), il y a encore loin de la coupe aux lèvres. L’opposition
économique de la media luna
18
s’explique en grande partie par l’enjeu que représente le
contrôle de la terre dans les plaines et les forêts de l’orient bolivien. La proposition des Statuts
d’autonomie départementale de Santa Cruz et celle des trois autres départements autonomistes
(Beni, Pando et Tarija) prévoyait que la juridiction sur la terre devait être sous le contrôle
17
En 2007, le Pacto de Unidad, qui regroupait l’ensemble des organisations autochtones de Bolivie, proposait
que la propriété et le contrôle des ressources sur les territoires autochtones soit le fait des peuples, nations ou
communautés habitant ces territoires (article 21.c de sa Propuesta consensuada),
http://www.constituyentesoberana.org/3/propuestas/osio/propuesta-cpe-pacto-unidad.pdf
18
Littéralement «demi-lune». Le terme renvoie aux départements de l’Orient bolivien (Pando, Beni, Santa Cruz
et Tarija) qui forment une sorte de demi-lune autour des régions montagneuses.
8
exclusif du département lui-même
19
. Or la CPE de 2009, tout en reconnaissant l’autonomie
départementale, infirme ce point de vue (art. 404), obligeant par le fait même les départements
de la media luna à rendre leurs statuts conformes à la constitution ratifiée par le peuple
bolivien.
La situation conflictuelle demeure pourtant difficile à surmonter. De façon
schématique, rappelons que la réforme agraire de 1953 n’avait concerné que le plateau andin
et les vallées. Avec les années, les parcelles sont devenues trop petites et improductives, d’où
un processus d’urbanisation et de migration des Aymaras et des Quechuas vers des terres plus
fertiles dans les plaines orientales du pays; on appelle ces migrants des «colonizadores». Ces
peuples originaires du plateau andin constituent aujourd’hui la majorité (56%) des
Autochtones du département de Santa Cruz, l’un des deux principaux départements de la
plaine orientale, l’autre étant le Beni.
20
Or l’orient bolivien demeurait sous le contrôle de latifundistes, dont plusieurs avaient
marchandé ou reçu leurs terres en cadeaux de gouvernements militaires, en particulier de celui
d’Hugo Banzer (1971-78).
C’est la première grande Marche autochtone pour la Dignité, la Terre et le Territoire
de 1990 qui forcera le gouvernement de l’époque, le Movimiento de Izquierda
Revolucionaria-MIR de Jaime Paz Zamora, 1989-1993, à promettre la restitution de plusieurs
territoires de l’orient aux Autochtones. Elle fut suivie d’autres mobilisations autochtones pour
l’adoption d’une loi devant régulariser la situation, ce qui eut lieu en 1996 avec la loi sur
l’Institut national de la réforme agraire (INRA). Mais le processus de titularisation de la terre
fut bloqué par les grands propriétaires fonciers et l’agro-industrie de l’orient. Seules quelques
TCO (Terres communautaires d’origine) furent attribuées à des communautés locales
particulières.
21
Au moment où Morales prend le pouvoir en 2006, moins de 20% des terres
avaient été titularisées. Si la titularisation s’est accélérée depuis, notamment pour les TCO et
la propriété de type communautaire, elle n’a guère avancé pour la grande et la moyenne
propriété. Trente-cinq (35%) des terres sont aujourd’hui titularisées et 13% sont en voie de
l’être. Ce qui laisse encore plus de la moitié du territoire bolivien à régulariser.
22
La portée de la nouvelle constitution
En ratifiant la nouvelle constitution, le peuple bolivien se prononçait aussi sur la
norme constitutionnelle quant à la superficie maximale de terre détenue par un même
propriétaire: 50 km2 ou 100 km2 (5 000 ou 10 000 hectares). Il s’agissait d’un vote
reconfirmant l’interdiction du latifundio.
23
Très largement, le choix de la population fut celui d’en limiter la possession à 5 000
hectares, option confirmée non seulement dans les Andes mais aussi par le vote populaire
19
Estatuto del departamento autónomo de Santa Cruz, (sans auteur), El Deber, Santa Cruz de la Sierra, 15
décembre 2007, articles 6.9, 6.12, 6.14 et 102 à 112, http://www.eldeber.com.bo/2007/2007-12-
15/autonomia.php
20
Voir les travaux de Álbo Xavier et Molina Ramiro B., Gama étnica y linguística de la población boliviana,
PNUD, La Paz, 2006, p. 92 et ss.
21
Rapport du Defensor del Pueblo, Los derechos a la propiedad y la tenencia de la tierra y el proceso de
saneamiento, La Paz, septembre 2003, www.defensor.gov.bo
22
Urioste Miguel, «La reforma agraria inconclusa», dans Bolivia Post-Constituyente Tierra, Territorio y
Autonomías indígenas, International Land Coalition y Fundacón Tierra, octubre 2009, La Paz/Bolivia, p. 57,
http://www.ftierra.org/ft/index.php?option=com_wrapper&view=wrapper&Itemid=200.
23
Le latifundio est défini dans la constitution comme étant: «la possession improductive de la terre; le fait que la
terre ne remplisse pas sa fonction économico-sociale; l’exploitation de la terre au moyen de relations de travail
sous forme de servitude, de semi-esclavage ou d’esclavage; ou la propriété qui dépasse la limite de superficie
maximum établie par la loi» (article 398.A et B)
9
dans les départements de la media luna. L’accord général contre la détention de surfaces
excessives permet d’envisager de réelles avancées dans la redistribution des terres arables
disponibles.
Une autre disposition constitutionnelle visant à faciliter la redistribution de la terre fut
renforcée. Elle consiste à assurer que la terre possédée remplisse sa fonction sociale ou
économico-sociale. Qu’est-ce à dire? Tout propriétaire devra garantir que sa terre remplisse
une fonction sociale et économique pour conserver son droit de propriété sur celle-ci. Cette
disposition vise à empêcher la spéculation sur les terres à des fins qui n’auraient rien à voir
avec la subsistance, le «vivre bien»
24
et l’alimentation d’une population, ou encore avec
l’intérêt collectif à l’exploitation de cette terre. Il importe de signaler ici que la vente de la
terre est un acte prohibé par les us et coutumes de plusieurs communautés autochtones en
Bolivie.
Prenant en compte le mode de vie des peuples autochtones, l’article 397 distingue la
fonction sociale de la fonction économico-sociale de la terre.
397.II La fonction sociale renverra à l’exploitation durable (sustentable) de la terre par les
communautés autochtones ou paysannes, comme par le moyen de petites propriétés, et consiste en la
source de subsistance, de bien-être et de développement socioculturel de ses titulaires. Dans l’exercice
de celle-ci, les normes propres à ces communautés sont reconnues.
397.II La fonction économico-sociale doit s’entendre comme étant l’utilisation durable (sustentable) de
la terre dans le développement des activités productives, en accord avec ses meilleures possibilités pour
le bénéfice de la société, de l’intérêt collectif, et de son propriétaire. La propriété entrepreneuriale est
sujette à examen quant à sa concordance avec la loi dans la réalisation de cette fonction économico-
sociale.
Il est donc possible, en principe, de prendre appui sur cette disposition
constitutionnelle pour mettre en œuvre des politiques d’exploitation de la terre orientées vers
un usage durable servant au «vivre bien» des collectivités concernées de même qu’à l’intérêt
de la société dans son ensemble. Le bénéfice pour le propriétaire individuel n’est pas exclu,
mais il ne représente pas la seule, ni même la première fin de l’exploitation de la terre.
Rédigée dans une telle perspective, la nouvelle constitution bolivienne opère, ici encore nous
semble-t-il, une rupture potentielle quant à l’exercice d’un droit de propriété «classique» sur
la terre.
Cette mise en valeur particulière de la terre s’inscrit dans le cadre d’une
reconnaissance des droits collectifs des peuples autochtones:
30.II.6. [droit] à des titres collectifs sur leurs terres et territoires, [ce que l’article 394.III précise en
proclamant la propriété communautaire ou collective comme étant «indivisible, imprescriptible,
insaisissable, inaliénable et irréversible…»].
30.II.10. [droit] de vivre dans un environnement sain, avec gestion et exploitation adéquate des
écosystèmes.
30.II.11. [droit] à la propriété intellectuelle collective de leurs savoirs, sciences et connaissances, ainsi
qu’à leur mise en valeur, usage, promotion et développement.
31.I et II. Les nations et peuples isolés seront protégés et respectés quant à leurs formes de vie
individuelle et collective…) et jouissent du droit à se maintenir dans cette condition, ainsi qu’à la
délimitation et à la consolidation légale du territoire qu’ils occupent et habitent.
L’ensemble des ces dispositions constitutionnelles sur la terre ouvrent la voie à des
mesures et politiques de mise en œuvre de droits maintenant reconnus et, en cas de non
24
La conception du «vivre bien» des peuples des Andes se démarque d’un développement économique
recherchant une croissance effrénée. Elle veut penser le développement économique en équilibre avec
l’environnement et le développement humain, de même qu’avec la préservation des cycles écologiques. Lire le
court texte de Rebecca Delgado, «El carácter filosófico del vivir bien», dans Seminario Bolivia Post-
Constituyente Tierra, Territorio y Autonomías indígenas, op. cit. p. 35-36.
10
application, à des recours devant les tribunaux sur l’effectivité de ces droits constitutionnels.
Du reste, ces dispositions sur la terre comme sur les ressources sont non seulement favorables
à la mise en œuvre des droits des peuples autochtones, mais également de toutes les
communautés qui viseraient des objectifs semblables.
Toutefois imprimer une autre orientation dans l’usage et l’exploitation de la terre et
des ressources n’ira pas de soi.
Obstacles à la mise en œuvre de droits fondés sur un autre paradigme
Depuis la première élection d’Evo Morales en décembre 2005, il y a eu un
changement de cap majeur. La situation des Autochtones était marquée par une extrême
pauvreté, par la dépossession de terres et de territoires et par l’absence d’accès aux pouvoirs
décisionnels. Mais des programmes destinés à répondre à certaines de leurs revendications
pressantes ont vu le jour: régime universel de pensions, programmes d’aide aux études,
campagnes d’alphabétisation, campagnes d’accès à des soins de santé de base, notamment en
milieu rural, accélération de l’octroi de titres sur des territoires autochtones, libération de
familles Guaranis gardées en semi-servitude par de grands propriétaires terriens.
Les revenus supplémentaires générés par la nationalisation des hydrocarbures ont
permis la mise en œuvre de tels programmes tout en pavant la voie par laquelle ce
gouvernement entendait reprendre le contrôle des ressources du pays. L’exploitation du
lithium pour la fabrication de véhicules alimentés par accumulateurs électriques est, du reste,
envisagée comme prochaine étape.
Les contradictions demeurent toutefois, non seulement dans la réalité politique
bolivienne, mais dans la constitution elle-même qui vient d’être ratifiée.
L’une d’elles porte sur la fin, une nouvelle fois proclamée, du latifundio.
L’interdiction de posséder plus de 5000 hectares de terres ne deviendrait applicable qu’à
compter de la mise en œuvre de la nouvelle constitution. C’est ce que prévoit l’article 399, un
article négocié par l’opposition avec le gouvernement à la toute fin du processus
constitutionnel, en octobre 2008. Cet ajout permet aux latifundistes actuels de conserver les
terres sur lesquelles ils réussiraient à démontrer un titre quelconque de propriété, en dépit de
l’interdiction formelle du latifundio depuis la réforme agraire de 1953.
D’autre part, le concept de «fonction économico-sociale» (FES) de la terre par lequel
il serait possible de restituer des terres aux communautés autochtones et à celles qui n’en
n’ont pas est difficile d’application. On compterait sur les doigts de la main les terres ainsi
recouvrées depuis un demi-siècle.
25
Surtout, si la loi de 2006 reconduisant la réforme agraire
prévoit la vérification, à tous les deux ans, de la fonction économico-sociale (FES) des terres
possédées par des latifundistes, la réalité de ces vérifications est toute autre.
26
Enfin une autre contradiction intrinsèque à la constitution du point de vue du droit aux
territoires peut être repérée dans l’ajout d’une spécification sur la garantie de domaines
fonciers situés à l’intérieur de territoires autochtones: «Sont garantis les droits légalement
acquis par des propriétaires particuliers dont les domaines se trouvent situés à l’intérieur de
25
Urioste Miguel, «La revolución agraria de Evo Morales: desafíos de un proceso complejo», paru dans la revue
Pulso et reproduit par Fundación Tierra, 19 octobre 2009,
http://www.ftierra.org/ft/index.php?option=com_content&view=article&id=1757:rair&catid=75:tierra&Itemid=
66. Spécialiste de la question de la terre, l’auteur y résume en quelques pages l’histoire et l’état présent du conflit
sur la terre en Bolivie. On trouvera aussi un point de vue critique sur le texte d’Urioste de la part de Gonzalo
Medieta Romero, également paru dans la revue Pulso: et reproduit sur le site de Fundación Tierra,
http://www.ftierra.org/ft/index.php?option=com_content&view=article&id=1774:rair&catid=98:anteriores&Ite
mid=175
26
Urioste Miguel, «La reforma agraria inconclusa», op. cit. p.56
11
territoires autochtones…» (art. 394.I). Dans de telles conditions, comment sera-t-il possible de
trancher les conflits persistants entre les droits de peuples et communautés autochtones et
ceux de propriétaires dont les titres, même légalement obtenus de la part de régimes
considérés oppresseurs, demeurent illégitimes aux yeux des nations ou communautés
concernées, puisque niant leurs propres droits ancestraux sur ces mêmes terres ou territoires?
Il ne s’agit pas uniquement, d’ailleurs, de contradictions entre les droits des peuples
autochtones et la grande propriété privée. Ce sont parfois les intérêts de paysans ayant migré
vers des terres plus accueillantes -les «colonizadores»- qui sont en opposition avec les droits
territoriaux des peuples originaires vivant sur ces territoires.
Cela dit, l’orientation imprimée par la CPE bolivienne sur la terre et ses ressources
annonce une volonté de rupture par rapport à certaines attributions liées au droit de propriété
«classique»: jouir des fruits de la terre est apprécié non seulement à l’aune de l’intérêt du
propriétaire mais aussi à celle de l’intérêt collectif et du bénéfice pour la société. La
spéculation sur la terre à des fins de vente au plus offrant est déclarée contraire à la fonction
socio-économique de la terre. Enfin l’usage de celle-ci doit demeurer conforme à ses
meilleures possibilités dans la perspective d’une utilisation durable. Les exceptions contenues
dans la CPE elle-même, exceptions qu’il faut soupeser à la lumière de la faiblesse des
institutions étatiques à assurer la régulation promise, présagent toutefois de sérieuses
difficultés dans la mise en œuvre de cette volonté constitutionnelle.
3. Éléments de comparaison avec la constitution équatorienne de 2008
Bien qu’ils ne forment pas une majorité de la population comme en Bolivie, les
Autochtones de l’Équateur
27
ont joué un rôle important dans le processus qui a abouti à la
ratification d’une nouvelle constitution en septembre 2008. À la différence de celle de 1998,
adoptée sans participation des peuples autochtones ni référendum populaire, la constitution de
2008 résulte d’un processus de délibération populaire à travers une Assemblée nationale
constituante élue au suffrage universel.
Dans cette nouvelle constitution l’ensemble des droits des peuples autochtones sont
reconnus dans un chapitre spécifique, le quatrième du Titre II, intitulé «Droits des
communautés, peuples et nationalités» (art. 56 à 60).
28
La reconnaissance de leurs droits
collectifs représente une avancée juridique significative.
La constitution ouvre aussi un espace de justiciabilité (art. 11.3) en ce qui concerne
l’application des droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Il est connu que des droits
comme celui à la santé, à l’éducation, au logement, à l’eau et aux services de base comme
l’électricité ou le gaz ne sont que difficilement accessibles dans la vie quotidienne des
Autochtones. À la lumière des jugements rendus par la CIDH que nous avons évoqués plus
haut, cette obligation constitutionnelle fixée à l’État en matière de DESC peut servir de levier
important à la mise en œuvre de droits individuels et collectifs reliés à leurs cultures et à leur
organisation sociale particulière. Les constitutions équatorienne et bolivienne
29
présentent
d’importantes similitudes à cet égard.
27
Selon Gregor C. Barié, ils seraient entre 25% et 43% de la population totale: Barié C. Gregor, 2003, opus
citatus, Cuadro 6 «El cuento de los números: variaciones en el cálculo sobre la población indígena (en %)», p.
43, http://www.acnur.org/biblioteca/pdf/6276.pdf
28
Asamblea Constituyente, Constitución de la República del Ecuador, julio 2008,
http://www.asambleanacional.gov.ec/documentos/constitucion_de_bolsillo.pdf. Tous les articles de la
constitution équatorienne auxquels nous nous référons peuvent être retracés sur ce même site web.
29
Voir la constitution bolivienne de 2009 aux articles 13, 109, 110 ainsi que de 125 à 136 -portant sur les divers
recours en effectivité-.
12
Néanmoins, des différences importantes entre les deux pays sont à noter. Si la
direction du processus en Bolivie était entre les mains d’un mouvement politique identifié
explicitement aux peuples autochtones et à leurs revendications, on ne peut dire que cette
caractéristique était aussi marquante dans le cas de l’Équateur. De même, si les mouvements
autochtones dans les deux pays ont fait campagne pour la ratification du projet constitutionnel
proposé par leurs gouvernements et leurs assemblées constituantes respectives, l’appui des
Autochtones de l’Équateur évoluera plus vite vers une confrontation ferme avec certaines
perspectives gouvernementales quant aux resources et aux territoires.
Le statut et la gestion des ressources dans la constitution équatorienne
D’abord, le statut des ressources naturelles dites non renouvelables est stipulé à
l’article 408 de la constitution:
Sont de propriété inaliénable, imprescriptible et insaisissable de l’État les ressources naturelles non
renouvelables et, en général, les produits du sous-sol, gisements minéraux et d’hydrocarbures, des
matières dont la substance se distingue du sol, y compris celles qu’on retrouve dans les zones
territoriales couvertes par les eaux de la mer et les zones maritimes, ainsi que la biodiversité, son
patrimoine génétique, et le spectre radioélectrique.
Dès son article premier, la constitution équatorienne en faisait un patrimoine, sans plus
de précision:
(…) Les ressources naturelles non renouvelables du terrritoire de l’État appartiennent à son patrimoine
inaliénable, imprescriptible et auquel il ne peut être renoncé (irrenunciable).
La mise en rapport de ces deux articles nous amène à constater que le statut de ces
ressources naturelles non renouvelables peut être vu ici comme étant de propriété étatique.
S’agit-il de l’emploi indistinct de certains termes ou bien d’une claire volonté d’affirmer la
propriété étatique sur ces ressources non renouvelables?
La constitution bolivienne, on l’a vu, faisait de l’ensemble des ressources naturelles
une «propriété sociale du peuple bolivien», donnant à l’État un rôle d’administrateur, et non
de propriétaire. Si les principes de gestion des ressources -intérêt collectif, respect de
l’environnement et des cycles naturels, conditions de vie dignes- sont bel et bien affirmés
dans la constitution équatorienne (art. 408), il demeure une certaine confusion quant au statut
lui-même de ces ressources.
Les ressources naturelles renouvelables
Une seconde différence, cette fois quant à la gestion des ressources naturelles
renouvelables, doit également être constatée. Lorsque ces ressources renouvelables sont
situées sur des territoires autochtones, elles ne seront pas sous la gestion autonome des
autochtones en Équateur, alors qu’elles le seront en Bolivie. Le chapitre sur les droits
collectifs des peuples autochtones de la constitution équatorienne précise que ces derniers ont
le droit de:
57.6. Participation à l’usage, à l’usufruit, à l’administration et à la conservation des ressources
naturelles renouvelables situées sur leurs terres.
Ce droit de participation doit être vu à la lumière de l’article 313 concernant les
secteurs stratégiques -et dont certains renvoient à des ressources renouvelables comme l’eau,
la biodiversité, ou l’énergie éolienne-:
313. L’État se réserve le droit d’administrer, de réguler, de contrôler et de gérer les secteurs stratégiques
conformément à des principes de durabilité environnementale, de précaution, de prévention et
d’efficience. Les secteurs stratégiques, sous décision et contrôle exclusif de l’État, sont ceux qui par
leur transcendance et leur portée tiennent une influence décisive aux plans économique, social, politique
13
et environnemental; ils doivent être dirigés vers le plein développement des droits et vers l’intérêt
social…
Cette différence quant au contrôle et à la gestion de ressources naturelles
renouvelables sur des territoires autochtones pourrait avoir des incidences quant à la
protection des droits ancestraux des populations concernées.
L’obligation de consultation préalable
Cela étant, la constitution équatorienne rend obligatoire la consultation préalable sur
toute mesure législative pouvant affecter les droits collectifs des peuples autochtones (art.
57.17), de même que sur tout projet de développement relatif à des ressources non
renouvelables situées sur leurs territoires:
57.7. [droit à] La consultation préalable, libre et informée, dans un délai raisonnable, sur les plans et
programmes de prospection, d’exploitation et de commercialisation de ressources non renouvelables
situées sur leurs terres et qui peuvent les affecter aux plans environnemental ou culturel; [droit de]
participer aux bénéfices générés par ces projets et de recevoir des indemnités pour préjudices causés sur
les plans social, culturel et environnemental. La consultation qui doit être faite par les autorités
compétentes sera obligatoire et opportune. S’il n’y a pas consentement de la communauté consultée, on
procédera alors conformément à la Constitution et à la loi.
La consultation préalable auprès des peuples autochtones est une obligation des États
ayant ratifié la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), dont la
Bolivie et l’Équateur. Ces deux pays ont en outre adopté la Déclaration des Nations Unies sur
les droits des peuples autochtones en septembre 2007, laquelle reconnaît la même obligation
dans une dizaine de situations différentes; dans cinq de ces situations, il y a non seulement
obligation de consultation, mais aussi de consentement préalable de la part des Autochtones
concernés.
30
Plusieurs dirigeants autochtones soutenaient l’idée d’un consentement préalable pour
tout ce qui pouvait affecter les droits des peuples autochtones sur leurs territoires.
31
Mais
l’Assemblée constituante a retenu le terme de «consultation». En Bolivie, cette question n’a
pas soulevé des débats aussi vifs entre les organisations autochtones et le gouvernement de
Morales. Le texte constitutionnel y est néanmoins sensiblement le même que celui de
l’Équateur, tant pour les ressources naturelles en général que pour les ressources non
renouvelables en particulier.
32
Terres et territoires autochtones en Équateur
Les principes de la constitution équatorienne s’apparentent à ceux de la constitution
bolivienne en ce qui concerne la propriété de la terre. Celle-ci peut prendre diverses formes,
mais «dans la mesure où [la terre] remplit sa foncion sociale et environnementale» (art. 321).
De même la constitution attache une grande importance à la conservation du sol et à l’aide
publique aux agriculteurs (art. 409 et 410). Les droits à la terre et aux territoires sont reconnus
dans le chapitre spécifique sur les droits collectifs des peuples autochtones (art. 56 à 60). Dans
le cas des peuples en situation d’isolement, la constitution affirme le respect de leurs droits
30
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Consultation obligatoire: articles 14, 15,
17, 27, 30. Consultation et consentement obligatoires: articles 10, 11, 19, 28, 29.
31
Simbaña Floresmilo, «Los derechos culturales y colectivos en la nueva constitución de Ecuador», dans
Seminario regional andino Democracia, interculturalidad, plurinacionalidad y desafíos para la integración
andina, 9-10 décembre 2008, p. 241,
http://www.cebem.org/cmsfiles/publicaciones/Memorias_del_seminario.pdf
32
Voir l’article 30.II.15 de la constitution bolivienne de 2009.
14
ancestraux et l’interdiction de toute activité extractive sur leurs terrtoires (art. 57 dernier
alinéa).
Toutefois, une ambiguité demeure quant à l’organisation de l’espace territorial. Il est
reconnu aux peuples autochtones la possibilité de se constituer en «circonscriptions
territoriales autochtones et pluriculturelles», un régime spécial créé pour des raisons de
«conservation environnementale, ethnico-culturelles ou de population» (art. 242). Les
compétences de ces circonscriptions devront se conformer à celles d’unités territoriales
correspondantes (art. 257), à savoir soit une région, une povince, un canton, une municipalité
ou une paroisse. Ainsi, le droit à l’autonomie spécifique des peuples et nations autochtones
(autodétermination) sur leurs territoires se trouve dilué à travers une organisation territoriale
décentralisée, avec un fort risque de chevauchement de compétences. L’absence de précision,
dans la constitution, des compétences particulières des circonscriptions territoriales
autochtones (voir art. 260 à 269) renforce cette éventualité.
33
La logique territoriale affirmée
dans la constitution peut se retrouver en contradiction avec des droits collectifs pleinement
reconnus par ailleurs (art. 56 à 60).
Il s’agirait d’une faiblesse importante car les droits des nations autochtones sont
toujours menacés, selon Floresmilo Simbaña, par l’absence de législation secondaire devant
en assurer la mise en œuvre.
34
Or quand le texte fondamental est lui-même porteur
d’ambiguité, son application risque de rencontrer de réelles difficultés.
C’est ce que laissent penser, déjà, certains soulèvements autochtones : par exemple
l’opposition renouvelée à l’exploitation pétrolière sur des territoires ancestraux en Amazonie
équatorienne;
35
ou le blocage de routes et les manifestations autochtones exigeant la
consultation préalable des nations autochtones concernant les nouvelles lois sur les mines et
sur les ressources hydriques.
36
En septembre 2009, une an seulement après la ratification de la
nouvelle constitution, la plus importante organisation autochtone, la Confederación de
nacionalidades indígenas del Ecuador (CONAIE) a obligé le gouvernement Correa, suite à de
fortes pressions, à mettre sur pied un processus continu de dialogue sur la mise en œuvre des
droits collectifs des peuples autochtones au regard de toute décision pouvant les affecter.
37
Bref, si les constitutions bolivienne et équatorienne font preuve d’une approche
similaire à bien des égards, elles témoignent aussi de différences quant aux droits des peuples
autochtones à la terre, aux territoires et aux resources. Ces diffférences portent sur le statut
des ressources naturelles du pays, sur la responsabilité de leur gestion, et enfin sur la pleine
reconnaissance de l’autonomie autochtone sur leurs territoires, dans le cadre d’un État
33
Pour une présentation détaillée de la mise en place de ces circonscriptions dans le cas des Autochtones, voir
Fundación regional de Asesoría de Derechos Humanos (INREDH-Ecuador), Rodrigo Trujillo Orbe,
“El Derecho de los Pueblos Indígenas a la Circunscripcion Territorial”, febrero 2010,
http://www.inredh.org/index.php?view=article&catid=86%3Adefensores-y-
defensoras&id=303%3Acircunscripcion-territorial&option=com_content&Itemid=29
34
Simbaña Floresmilo, «Avances, decepciones y retos del periodo post-constituyente en el Ecuador», dans
Bolivia Post-Constituyente Tierra, Territorio y Autonomías indígenas, International Land Coalition et Fundacón
Tierra, La Paz/Bolivia, 26-27-28 de octubre 2009, p. 19-20,
http://www.ftierra.org/ft/index.php?option=com_wrapper&view=wrapper&Itemid=200
35
Sur la question du pétrole en Équateur, voir l’analyse de Wilton Guaranda Mendoza, coordinador jurídico
INREDH, «Apuntes sobre la explotacion petrolera en el Ecuador», Fundación INREDH-Ecuador, 2010,
http://www.inredh.org/index.php?option=com_content&view=article&id=288:explotacion-petrolera-en-el-
ecuador&catid=61:boletines&Itemid=126
36
Inter Press Service, IPS, 14 mai 2010, http://www.ipsnoticias.net/nota.asp?idnews=95414; aussi INREDH,
Ricardo Buitrón C., “Comentarios a la Ley Orgánica de Recursos Hídricos, Uso y Aprovechamiento del Agua “,
http://www.inredh.org/index.php?view=article&catid=74%3Ainredh&id=287%3Ala-ley-de-agua-
ecuador&option=com_content&Itemid=29
37
Gobierno nacional-CONAIE, «Acuerdos del dialogo del 5 de octubre 2009», 6 artículos,
http://www.servindi.org/actualidad/17335
15
plurinational. Sans mettre en cause le progrès très réel de la constitution équatorienne de 2008
quant aux droits des peuples et nationalités autochtones, des ambiguités voire des
contradictions persistent à cet égard entre certaines dispositions constitutionnelles.
Droit de propriété et développement: quelles finalités poursuivre?
La reconnaissance constitutionnelle du droit à la terre, aux territoires et aux ressources
des peuples autochtones dans ces deux pays pose à notre avis la question des finalités du droit
de propriété et celle des modalités de sa mise en œuvre. C’est à partir d’une telle réflexion,
nous semble-t-il, que l’on peut envisager la résolution de certaines contradictions ou le
dépassement de difficultés dans l’application de principes constitutionnels novateurs.
Ce qui frappe n’est pas d’abord le constat des conceptions diversifiées sur la relation
entre les êtres humains et l’environnement territorial. Il est connu que ces conceptions sur les
rapports avec la nature sont partagées par les peuples autochtones dans les Amériques et
ailleurs dans le monde depuis longtemps. Ce qui est plus significatif, c’est l’inscription de ces
conceptions spécifiques dans le texte juridique fondamental d’un pays, faisant ainsi écho au
nouvel instrument de droit international que représente la Déclaration des Nations Unies sur
les droits des peuples autochtones. Il s’agit en soi d’une avancée majeure du point de vue de
la mise en œuvre du droit à la terre, aux territoires et aux ressources des peuples autochtones.
Au regard d’avidités multiples, notamment de la part de l’industrie extractive et
agroindustrielle en Amérique latine, les termes mêmes de cette reconnaissance remettent en
cause la faculté dont jouissent présentement les acteurs nationaux et internationaux dans cette
course à l’appropriation de ressources, de terres et de territoires.
Résumons ici certains de ces termes: non appropriation privée des ressources
naturelles sur les territoires autochtones, voire sur l’ensemble du territoire d’un pays;
définition du rôle de l’État en tant que fiduciaire -et non pas propriétaire- d’un patrimoine
collectif et précision des paramètres de sa fonction de régulation dans l’exploitation de ces
ressources; formalisation de principes d’exploitation qui tendent à s’opposer aux lois et codes
en vigueur jusqu’ici sur les ressources; obligation de toutes les parties projetant l’exploitation
de ces ressources à se soumettre à la consultation préalable de communautés qui seraient en
droit de rétorquer, voire d’en refuser les termes le cas échéant; reconnaissance du rapport
culturel spécifique de collectivités humaines à ces ressources, y inclus à la terre, une relation
fondée sur le fait d’y vivre et d’en exploiter les fruits dans une perspective de permanence et
de transmission générationnelle, et non pas dans celle d’en tirer l’usage le plus productif ou le
plus rentable possible.
En ce sens, les constitutions bolivienne et équatorienne renforcent non seulement le
cadre juridique de protection des droits des peuples autochtones, elles sont en même temps
une source d’inspiration pour toutes les communautés humaines aux prises avec
l’appropriation de leurs terres, de leurs territoires et de leurs ressources.
À partir de ces constats, deux questions nous paraissent surgir en conclusion.
D’abord, partant de la conviction que la colonisation s’est faite au nom d’impératifs
étrangers à des conceptions maintenant mieux reconnues juridiquement et politiquement, sera-
t-il possible de mettre en œuvre ce droit à la terre, aux territoires et aux ressources des peuples
autochtones en faisant l’économie d’un débat sur les finalités de l’exploitation des ressources
naturelles, y inclus de celle de la terre? Liée à cette question, une autre surgit à sa suite. Dans
un monde qui cherche présentement à faire face aux conséquences négatives d’une relation
productiviste avec la nature, est-il possible de faire l’économie, là encore, du rapport à établir
entre le débat sur les finalités de l’exploitation des ressources et celles du développement?
Entre le «vivre bien» et le «produire toujours plus»?
16
Certes, il ne s’agit pas d’une seule et même question, mais elles s’interpellent
assurément.
De nombreux mouvements sociaux questionnant ou s’opposant à la mondialisation
actuelle voient les luttes autochtones pour leurs droits converger avec leurs propres luttes pour
un environnement durable, pour un usage de la nature respectueux des principes de pérennité,
et pour un développement humain cherchant à réduire les inégalités.
Les deux constitutions étudiées ici fournissent un espoir de renversement des finalités
qui sont aujourd’hui imposées en matière de développement. Un renversement auquel
appellent non seulement les aspirations des peuples autochtones mais celles de nombreuses
collectivités culturellement diversifiées, afin de préserver une planète viable et d’assurer un
accès plus égalitaire à ses ressources. Elles ouvrent un espace de possibilités concrètes pour
expérimenter d’autres voies de développement. L’accumulation de telles expériences qui,
nous pouvons l’espérer, se multiplieront avec les luttes de communautés autochtones et celles
d’autres communautés politiques dans le monde apportera peut-être quelques clés pour penser
l’économie et le développement autrement. Le projet que nous envisageons pour la
Bolivie n’est pas propre aux seuls peuples
autochtones, mais destiné à tous les
Boliviens. Il faut comprendre que Blancs
ou Noirs, nous devons construire ce pays
ensemble.
Adrián Aspi
38
En se permettant de rêver, nous pourrions ajouter que c’est de la re-construction du
monde dont il pourrait s’agir ainsi!
38
Adrian Aspí est maire de la municipalité autochtone de Jesús de Machaca en Bolivie. Seminaire international
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Denis Langlois
Mai 2010