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l’actualité chimique - avril 2017 - n° 417 11
Recherche et développement
Les secrets de l’encens
Nicolas Baldovini
Résumé Les matières premières aromatiques naturelles sont des mélanges complexes renfermant des substances
odorantes dont l’identité est souvent encore mal connue, ce qui est d’autant plus étonnant que leur utilisation
pour leurs propriétés parfumantes est parfois très ancienne. L’encens est l’un des plus vieux parfums
naturels, et sans doute la meilleure illustration de ce paradoxe car les constituants contribuant à son
odeur typique n’ont jamais été décrits jusqu’à présent. Cet article détaille l’identification de deux acides
naturellement présents dans l’encens et contribuant de manière capitale à sa note de fond caractéristique.
Mots-clés Encens, oliban, odorants d’impact, chromatographie gazeuse-olfactométrie, acides olibaniques.
Abstract The secrets of frankincense
Natural aromatic raw materials are complex mixtures containing odorous substances whose identity is often
poorly known, even today. This observation is surprising since their use for their fragrant properties is
sometimes very old. Frankincense is one of the oldest natural fragrant ingredients, and probably the best
illustration of this paradox as the constituents contributing to its typical odor have never been described. This
article details the identification of two natural acidic constituents of frankincense, which are key olfactory
contributors of its characteristic base note.
Keywords Frankincense, olibanum, key odorants, gas chromatography-olfactometry, olibanic acids.
es matières premières aromatiques naturelles occupent
encore aujourd’hui une position privilégiée dans le monde
de la parfumerie. Elles sont obtenues par extraction ou dis-
tillation des plantes à parfum, et ont été employées bien avant
que les progrès de la chimie organique ne permettent de pro-
duire des substances synthétiques odorantes pouvant être
incorporées dans les compositions de parfums. Les pre-
mières industries de la parfumerie se sont donc surtout consa-
crées à l’art de transformer les plantes aromatiques en huiles
essentielles et extraits présentant de bonnes qualités olfac-
tives, et reproduisant aussi fidèlement que possible l’odeur
des plantes fraîches. Parmi les ingrédients des parfumeurs
d’aujourd’hui, on peut considérer les matières premières
naturelles comme des éléments complémentaires des subs-
tancesde synthèse,même sileur proportionest généralement
assez réduite dans les compositions modernes. Il faut noter
ici que ces deux catégories d’ingrédients ne s’opposent pas,
car elles s’utilisent différemment par les parfumeurs. Les odo-
rantsde synthèsesont dansla plupartdes casdes substances
pures, chimiquement bien définies. Les propriétés olfactives
d’un odorant pur sont donc uniformes d’un échantillon à
l’autre, pour peu qu’il soit issu de procédés de synthèse repro-
ductibles. La situation est tout autre pour une huile essentielle
ou un extrait de plante. Comme ces derniers sont obtenus par
transformation d’un végétal, leur composition complexe est
influencée par de nombreux paramètres (mode d’extraction,
origine géographique et conditions de culture de la plante,
aspects génétiques et pédoclimatiques, etc.). En ce sens, ces
ingrédients sont comparables à des vins, dont la qualité
dépendra des méthodes de fabrication du producteur, mais
aussi des crus et des millésimes... Pour les chimistes, les
matières premières naturelles sont des objets de recherche
d’une richesse inépuisable. Elles renferment un nombre
considérable [1] de constituants, dont une bonne partie
est souvent inconnue. Les structures de ces composants
sont parfois fort complexes, même si on ne considère que les
molécules potentiellement odorantes, à savoir les consti-
tuants peu polaires à moins de vingt atomes de carbone.
D’un autre côté, le système olfactif apporte une dimension
supplémentaire dans la complexité de notre perception de
ces matières premières. Parmi les cinq sens, l’odorat – sens
chimique par excellence – est sans conteste le moins bien
connu. Si on l’assimile à un détecteur, on ne peut qu’être fas-
ciné par le nombre considérable de nuances avec lesquelles
il peut donner une réponse [2]. Il a également la particularité
d’être à la fois très sensible (certaines molécules seront détec-
tées dans l’air à des concentrations de l’ordre de quelques
parties par billion), mais aussi très sélectif puisqu’à l’inverse :
on connait des substances très faiblement odorantes (métha-
nol, éthane…) ou même totalement inodores (eau, azote…).
Cette sélectivité encore mal expliquée permet à l’odorat
de discriminer des structures moléculaires très proches.
Àl’inverse,lesodeursdesubstanceschimiquementtrès
différentes sont parfois étonnamment similaires (figure 1).
On comprend donc mieux la complexité des relations qui
peuvent exister entre les matières premières naturelles et le
sens de l’odorat. En effet, parmi la multitude de composants
de ces mélanges, un grand nombre contribuera de manière
très modeste (ou pas du tout) à l’odeur globale, alors qu’une
petite poignée aura un impact olfactif considérable. Et cette
distinction entre contributeurs mineurs et majeurs ne dépend
pas tant de leur teneur dans le mélange que de leur puissance
olfactive intrinsèque. Ces considérations expliquent en partie
un constat paradoxal que l’on peut faire en parcourant la
littérature : pour une matière première aromatique naturelle
donnée, on peut facilement trouver un très grand nombre de
publications décrivant sa composition en composés volatils,
souvent accompagnée de tests d’activité biologique tels que
les mesures d’activité antibactérienne, antifongique, etc. En
revanche, on rencontre généralement très peu de travaux
s’attachant à caractériser les constituants contribuant à son
odeur caractéristique, et les rares études publiées sur ces
L
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aspects reportent très souvent des résultats contradictoires.
Dans le cas d’une matière première principalement utilisée
pour ses propriétés parfumantes, une telle situation est sur-
prenante et est surtout due aux difficultés techniques qu’il
faut surmonter pour répondre à cette question d’apparence
simple. La connaissance des odorants d’impact est pourtant
extrêmement utile, car elle permet d’aider à formuler des
reproductions artificielles de la matière première. De nom-
breux ingrédients utiles pour la formulation d’arômes et de
parfums ont d’ailleurs été découverts dans le cadre d’études
analytiques consacrées à la détermination des contributeurs
odorants des matières premières naturelles [3].
L’encens,
un des plus vieux parfums du monde
Il est difficile de savoir quels furent les premiers ingré-
dients employés par l’homme pour leurs propriétés parfu-
mantes. De prime abord, on peut penser aux fleurs et aux
plantes fraîches, mais leur caractère périssable les rendait
sans doute difficiles à utiliser autrement que de manière
ponctuelle. L’étymologie du mot parfum (per fumum,«par
la fumée » en latin) évoque un autre dispositif parfumant :
en brûlant, certaines matières premières aromatiques diffu-
sent une odeur agréable, et leur utilisation pour cet effet a
probablement accompagné la domestication du feu par
l’homme. L’origine de cette pratique remonterait donc aux
temps préhistoriques, pour lesquels on ne dispose donc
par définition d’aucune trace écrite.
Dans le monde de la parfumerie, l’encens, appelé aussi
oliban, désigne une gomme-résine [4] produite par des arbres
du genre Boswellia (famille des Burseraceae) répandus prin-
cipalement dans les régions arides et montagneuses des
deux côtés du golfe d’Aden et de la mer Rouge, en Afrique
(Somalie, Éthiopie, Érythrée) ou dans le sud de la péninsule
arabique (Oman, Yémen). Lorsque l’écorce de l’arbre est
incisée, le liquide qui s’en écoule se transforme lentement en
«larmes»degomme-résinesousl’effetdel’expositionàl’air
et à la lumière du soleil. Diverses variétés de larmes peuvent
être obtenues lors de la collecte manuelle, et sont classées
en différents grades selon leur couleur, leur opacité et la pré-
sence plus ou moins importante de débris d’écorce (figure 3).
L’histoire très ancienne de l’encens a débuté il y a plus
de six millénaires, à l’époque des premières grandes civilisa-
tions de l’Égypte, de la Perse et de la Mésopotamie, ce qui a
conduit de nombreux auteurs à le considérer comme l’un des
premiers matériaux aromatiques utilisés par les humains [5].
C’était un ingrédient du baume de momification des anciens
Égyptiens [6], mais il était surtout employé pour ses propriétés
odorantes sous forme de matériau à brûler, dans un contexte
sacré ou profane. Cet usage a perduré dans les mondes grecs
et romains, et s’est perpétué jusqu’à aujourd’hui puisqu’il est
toujours brûlé dans des encensoirs lors des cérémonies reli-
gieuses catholiques et orthodoxes. L’importance de l’encens
dans l’histoire antique est bien illustrée par l’existence de la
célèbre « route de l’encens » qui reliait les régions produc-
trices de l’époque (dans l’actuel Sultanat d’Oman) aux zones
de consommation en Égypte, à Jérusalem et dans le monde
méditerranéen. L’encens est d’ailleurs mentionné plus de
22 fois dans la Bible, notamment comme l’un des cadeaux
précieux offerts au Christ par les Rois Mages.
Figure 1 - La stéréosélectivité de la détection du système olfactif
humain. Le galaxolide® est une substance de synthèse à odeur de
musc, très employée dans les formulations parfumantes. Dans sa forme
commerciale, elle est constituée d’un mélange d’isomères (dont trois
apparaissent en noir sur la figure), le plus puissant étant le 4S,7R. La
concentration minimale perceptible (le seuil de détection) de cet isomère
est de 0,63 ng par litre d’air. On note que son énantiomère est toujours
musqué, mais deux cent fois moins puissant. Le diastéréoisomère 4R,
7Rn’a plus l’odeur du musc, mais est faiblement fruité, et sept cent fois
moins puissant. Enfin, l’isomère de position du méthyle (en bleu) est
inodore [5]. Il faut noter que de nombreuses autres substances (en vert)
possèdent l’odeur typique du musc, comme la (R)-(–)-muscone (odorant
clé du musc naturel), ou encore les muscs nitrés tels que le musc Baur,
qui a été découvert de manière totalement fortuite dans l’industrie des
explosifs !
Figure 2 - Plantes à parfum de première importance : la rose, le
jasmin, le patchouli et le bois de santal. Les structures et noms
de quelques-uns des constituants contribuant de manière capitale
à leur odeur caractéristique sont représentés, avec les pourcen-
tages massiques indiquant les teneurs auxquelles ces substances
sont généralement présentes dans le produit de transformation
de la plante (extrait au solvant pour la rose et le jasmin ou huile
essentielle pour le santal et le patchouli).
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La composition chimique de l’encens
La composition chimique de la gomme-résine d’encens
afaitl’objetdenombreuxtravauxquiontmontréquecette
matière première était relativement complexe. La partie
hydrosoluble (la gomme) est constituée de polysaccharides
et ne représente généralement pas plus de 10 % du total. Le
complément (la résine, soluble dans l’alcool) renferme une
proportion importante de triterpénoïdes [7] tels que les
acides boswelliques, et de 3 à 15 % d’une fraction volatile
qui peut être hydrodistillée pour fournir l’huile essentielle
d’encens. C’est dans cette huile essentielle que l’on retrouve
les constituants odorants conférant à la gomme-résine son
parfum caractéristique qui se diffuse lors de sa combustion.
De nos jours, l’encens est encore une matière première aro-
matique importante pour l’industrie de la parfumerie, où il est
principalement utilisé sous forme d’huile essentielle. La com-
position de cette huile peut être grossièrement divisée en
deux types chimiques principaux, qui dépendent de l’origine
botanique et géographique de l’arbre ayant fourni la gomme-
résine : un premier type caractérisé par la présence de
monoterpènes classiques (α-pinène, α-thujène, limonène),
communément attribués à Boswellia sacra et B. frereana,et
un second dominé par l’acétate de n-octyle, habituellement
associé à B. papyrifera.Laprincipaleespèceutiliséedans
l’industrie des parfums est Boswellia carterii,quisemblepou-
voir produire les deux types d’huile essentielle, sans que l’on
sache si cette espèce inclut deux véritables chémotypes ou
si ce constat repose sur de mauvaises identifications bota-
niques. Il est clair qu’à l’heure actuelle, le contexte politique
instable des zones de production permet difficilement d’y
mener des études rigoureuses sur la botanique de l’espèce,
et la traçabilité de la gomme-résine est un des problèmes
récurrents rencontrés par les professionnels du commerce
de l’encens. Une particularité notable des huiles essentielles
d’encens est que tous les chémotypes renferment quasi-
ment toujours des constituants diterpéniques macrocy-
cliques caractéristiques tels que l’incensole ou le serratol.
Les composés odorants de l’encens
Quels que soient l’espèce et le type chimique, il apparait
que toutes les gommes-résines d’encens partagent des
propriétés olfactives communes [8]. L’odeur typique de la
gomme-résine et de l’huile essentielle a été décrite comme
«balsamique»,«résineuse»et«terpénique»,maisunterme
assez récurrent parmi les descripteurs fréquemment associés
àlanotedefondestl’odeurde«vieilleéglise».Cetteévo-
cation n’a finalement rien de surprenant puisque de nos jours
en Occident, les églises sont les seuls endroits où l’encens
est utilisé comme unique matière première parfumante.
Le travail que nous avons mené sur l’encens est parti
de l’observation évoquée précédemment. Comme pour de
nombreuses matières premières, les informations de la litté-
rature concernant l’identité exacte des constituants odorants
responsables de l’odeur typique de l’encens sont rares et
contradictoires. Ce constat est d’autant plus paradoxal qu’il
concerne un des plus vieux parfums du monde, ce qui nous
aincitéàmieuxconnaitrecettematièrepremièrefascinante.
La première mention des odorants de l’encens est due à
Obermann, qui a détaillé la composition de la fraction acide
des deux types chimiques de l’huile essentielle (à acétate de
n-octyle et α-pinène) [9]. Il a mentionné que dans les deux cas,
«desacidesmonoterpéniques»jouaient un rôle important
dans l’odeur caractéristique de l’encens, mais n’a pas pu don-
ner de structure précise. Dans une étude publiée la même
année, De Rijke et coll. ont également souligné l’importance
de la contribution olfactive de la fraction acide, dans laquelle
l’acide α-campholytique a été identifié et décrit comme
Figure 3 - Gomme-résine d’encens exsudant de l’écorce d’un arbre
fraîchement incisé (a). Larmes de gomme-résine commerciale
(mélange de différents grades) (b). Le tri de l’encens en Somalie (c).
Crédits photos : Sociétés Albert Vieille (a) et Robertet (c).
Figure 4 - Constituants principaux et composés odorants des huiles
essentielles d’encens. Les références des études reportant leur
participation à l’odeur de l’encens sont indiquées à côté du nom.
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possédant « une odeur assez forte qui rappelle l’huile »[10].
Plus récemment, Hasegawa a mentionné que les constituants
diterpéniques tels que l’incensole étaient des substances
importantes pour l’odeur [11], et finalement, Niebler et Büttner
ont publié une série d’études [12-13] basées sur la chroma-
tographie en phase gazeuse couplée à l’olfactométrie (CPG-
O) qui a mis en avant un certain nombre de contributeurs
odorants, parmi lesquels deux cétones sesquiterpéniques, la
mustakone et la rotundone. Il est intéressant de noter que
l’odeur de la première a été décrite dans ce travail comme
«épicée, boisée, légèrement grasse, bouillon de viande et
balsamique », tandis que la rotundone, une substance déjà
connue comme odorant d’impact de certains vins et surtout
du poivre [14], est plutôt connue pour sa note épicée/poivrée.
Dans ces derniers travaux, aucun des contributeurs odorants
les plus importants n’a été véritablement décrit comme
présentant une odeur typique de l’encens.
Étude analytique
C’est dans ce contexte que nous avons entrepris de
rechercher les odorants contribuant à l’odeur de l’huile essen-
tielle d’encens, et plus particulièrement ceux qui participaient
àsanotedefondcaractéristique[15].Lapremièreétapeaété
de sélectionner soigneusement un échantillon d’huile essen-
tielle d’encens dont les propriétés organoleptiques et la com-
position étaient conformes aux critères de qualité standard.
Pour cela, nous avons été accompagnés par des experts
de la Société Albert Vieille (Vallauris), un partenaire industriel
spécialisé dans la vente de matières premières naturelles
telles que l’huile essentielle d’encens. Grâce au contrôle de
ses filières d’approvisionnement, la société a pu fournir à
notre laboratoire un échantillon de 3 kg d’huile essentielle de
l’espèce B. carteri distillée dans l’entreprise à partir d’un lot
de gomme-résine de Somalie rigoureusement sélectionné.
L’analyse chromatographique a montré une composition
standard riche en monoterpènes comme l’α-pinène et le limo-
nène. Pour caractériser les principaux constituants odorants
de cet échantillon, nous avons d’abord réalisé des expé-
riences de CPG-O/AEDA (figures 5 et 6). Cette approche est
reconnue comme une méthode particulièrement efficace
pour le criblage des odorants d’impact, malgré certaines limi-
tations [16]. Dans les expériences initiales de CPG-O menées
sur notre échantillon d’huile essentielle d’encens, un total de
vingt-cinq odeurs différentes a été détecté par les quatre
personnes impliquées dans l’étude. Cependant, en ne consi-
dérant que les odeurs perçues de manière commune par tous
ces panélistes, leur nombre a été réduit à sept. Cette obser-
vation est très courante dès lors qu’on implique plusieurs
personnes dans des analyses olfactives, car la variabilité de
sensibilité interindividuelle peut être très importante pour
certains composés. Ainsi, pour simplifier les données brutes
issues de la CPG-O, une approche classique consiste à ne
conserver que les odeurs perçues de manière unanime par
un panel, afin de tendre vers des résultats plus représentatifs
pour une population importante. L’utilisation de la méthode
AEDA a permis d’estimer l’importance de la contribution de
chacune de ces sept odeurs, et en moyennant leurs valeurs
de facteurs de dilution individuels, un olfactogramme global
apuémerger.Lasuited’unteltravailconsistealorsàidentifier
les constituants responsables de chacune de ces odeurs,
en se basant sur les techniques de chromatographie gazeuse
telles que la CPG-SM qui permettent de caractériser les
composants produisant les signaux du chromatogramme.
Ainsi, deux des sept odorants de l’olfactogramme ont pu être
Figure 5 - Principe de la chromatographie en phase gazeuse couplée à
l’olfactométrie (CPG-O) : le flux sortant de la colonne du chromatographe
est divisé en deux courants synchrones. Le premier est dirigé vers un
détecteur physique (détecteur à ionisation de flamme, spectromètre de
masse ou autre) et génère un chromatogramme. Le second courant est
amené vers le nez d’un évaluateur qui décrit ses perceptions olfactives
en fonction du temps, et produit ainsi un olfactogramme. En superposant
les deux résultats, on peut repérer les signaux du chromatogramme cor-
respondant à des composés odorants. Comme dans l’exemple représenté
ci-dessus, on détecte souvent l’odeur de composés minoritaires, tandis
que celle de certains constituants majeurs n’est pas décelée.
Figure 6 - La technique de CPG-O AEDA (« Aroma Extract Dilution Analy-
sis ») est l’une des plus couramment employées pour proposer un clas-
sement des odorants en fonction de l’importance de leur contribution. Son
principe repose sur l’analyse par CPG-O d’un échantillon à différentes
dilutions. Dans cette figure, on montre le résultat d’une étude AEDA sur
une huile essentielle d’encens. L’expérience initiale, réalisée sur un échan-
tillon contenant 2 % d’huile, produit un olfactogramme comportant dix
perceptions odorantes différentes. En répétant l’analyse dans les mêmes
conditions, mais sur une solution quatre fois plus diluée (0,5 %), cinq de
ces odeurs ne sont plus perçues car leurs odorants correspondants ne
sont plus détectables à concentration quatre fois moins importante. On
poursuit alors les cycles de dilution/analyse CPG-O jusqu’à ce que plus
aucune odeur ne soit détectée. On considère généralement que les contri-
buteurs odorants les plus importants sont ceux dont l’odeur est perçue
aux plus hautes dilutions (ici, trois constituants présentant des notes res-
pectivement citron, brûlé/soufré et typiquement encens). Cette approche
montre toutefois certaines limites et doit simplement être considérée
comme une aide à la reformulation d’un mélange d’odorants.
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identifiés par cette approche : le (–)-limonène et la (±)-car-
vone, responsables respectivement des notes citronnées
et menthées. Leur identification définitive a nécessité d’être
confirmée par coinjection d’échantillons de référence. En
revanche, aucune des cinq autres odeurs n’a pu être initiale-
ment attribuée à un constituant précis, par manque de can-
didats proposés par la spectrométrie de masse ou de subs-
tances de référence pour la confirmation des hypothèses
éventuelles. Il est apparu qu’une des zones odorantes per-
çues à haute dilution était décrite par tous les panélistes
comme « typiquement encens/vieille église ». Nous avons
alors entrepris de caractériser le composé responsable de
cette odeur dans l’olfactogramme. Pour ce faire, nous avons
réalisé une séparation approfondie de l’échantillon d’huile
essentielle : le lot de 3 kg a tout d’abord été distillé sous pres-
sion réduite, et l’étude par CPG-O des différentes fractions
nous a indiqué que l’odorant caractéristique inconnu était
contenu dans le culot de distillation. Ce résidu a alors été sou-
mis à une extraction liquide-liquide avec une solution aqueuse
d’hydroxyde de sodium afin d’en soutirer les constituants
acides (régénérés ensuite par acidification puis extraction).
Comme le laissaient suspecter les travaux préliminaires
d’Obermann et de De Rijke [9-10], l’odorant recherché était
bienprésent dans la portion acide et absent de la partie neutre.
L’étude de CPG-O/CPG-SM a montré que les constituants
auxquels on pouvait attribuer l’odeur typique de l’encens
étaient une paire de composés éluant près de l’acide dodé-
canoïque. Ils présentaient des spectres de masse analogues
évoquant des constituants linéaires, mais ne purent pas
être identifiés par comparaison avec nos bibliothèques de
spectres de masse qui ne contenaient aucun spectre similaire.
Cet extrait acide a alors été fractionné davantage par plu-
sieurs chromatographies sur colonne de silice, puis de silice
imprégnée de nitrate d’argent, et finalement par CLHP-UV.
Un aspect technique est à souligner ici : dans toutes ces sépa-
rations, l’évaluation olfactive directe des fractions chromato-
graphiques s’est avérée être le moyen le plus efficace de loca-
liser ces composés odorants. En effet, leurs analyses par
CCM, CPG-SM ou CLHP n’étaient pas particulièrement utiles,
car aucun des systèmes de détection associés n’était suffi-
samment sensible en comparaison avec le nez humain. Enfin,
après évaporation des fractions odorantes ainsi sélection-
nées, environ 1 mg d’un mélange des deux odorants inconnus
apuêtreobtenu.Nousavonsalorsentreprisdedéterminer
leurs structures par des expériences de RMN du proton et
du carbone-13 mono- et bidimensionnelles, qui ont suggéré
que le composant principal de ce mélange était probablement
l’acide 2-octylcyclopropylcarboxylique. Cette structure était
cohérente avec l’existence de deux isomères (cis et trans)
qui pouvaient expliquer la présence de deux pics proches
montrant des spectres de masse similaires dans le chroma-
togramme.
Pour confirmer cette hypothèse structurale, attribuer
chaque pic à son isomère correspondant et caractériser leurs
propriétés olfactives individuelles, nous avons synthétisé
chacun de ces composés. Les échantillons synthétiques ont
montré des temps de rétention et des spectres de masse simi-
laires, et nous avons constaté que l’isomère naturel principal
possédait la stéréochimie trans et présentait des données de
RMN similaires à son homologue synthétique. En outre, ces
deux isomères étaient des odorants extrêmement puissants
et leur évaluation olfactive par CPG-O a permis de confirmer
sans ambiguïté qu’ils étaient les principaux contributeurs de
la zone odorante caractéristique dans l’olfactogramme de
l’échantillon naturel. Ces deux acides étant chiraux, nous
avons également réalisé la synthèse énantiosélective de
chacun de leurs énantiomères, dont nous avons confirmé
les configurations absolues par dichroïsme circulaire. Nous
avons ainsi pu étudier leur distribution dans différents lots
d’huile essentielle d’encens qui ont été sélectionnés pour cou-
vrir une large diversité de provenances, d’espèces botaniques
et de compositions chimiques (incluant les chémotypes à
monoterpènes et acétate de n-octyle). Dans les douze lots
analysés par CPG-SM sur phase chirale, les isomères (1S,
2R)-(+)-cis et (1S,2S)-(+)-trans ont été systématiquement
identifiés et leur quantification a démontré que leur teneur
dans l’huile essentielle variait de quelques ppm à 0,07 %.
Du fait de leur présence systématique et apparemment
exclusive dans l’encens, nous avons choisi de les baptiser
acides cis-ettrans-olibaniques [17].
Ànotreconnaissance,cesdeuxacidesn’ontjamaisété
identifiés auparavant dans la nature. Par contre, quelques
autres homologues naturels ont été décrits : les acides
2-pentylcyclopropylcarboxyliques ont été identifiés dans
l’huile essentielle de Mentha gracilis Sole [18] et de patchouli
[19]. De même, l’acide cis-2-heptylcyclopropylcarboxylique
aétéidentifiédansunrésidudedistillationd’orange[20],
et décrit comme un odorant puissant à odeur « fleurie,
oliban ».
Signalons pour finir que l’acide 2-méthylundécanoïque
(Mystikal®) a été breveté en 2010 par la société Givaudan [21].
Dans un ouvrage de référence récent, ce composé a été décrit
comme « le seul odorant synthétique présentant l’odeur de
l’encens »[5].L’examendesastructuremontrequ’ilpeutêtre
considéré comme un seco-analogue des acides olibaniques
et cette proximité structurale explique probablement leurs
propriétés olfactives apparentées.
En conclusion, ce travail démontre que les matières pre-
mières aromatiques naturelles restent des objets d’études
passionnants pour les chimistes. Beaucoup d’entre elles
renferment de nombreuses molécules odorantes encore
inconnues, du fait de la richesse de leur composition et
surtout de la complexité du système olfactif humain. De
nombreuses découvertes attendent donc les chercheurs qui
Figure 7 - Fractionnement de l’extrait acide de l’huile essentielle
d’encens. Le repérage des fractions contenant les odorants d’intérêt est
guidé par l’évaluation olfactive des mouillettes trempées dans les
différents tubes et reniflées après évaporation de l’éluant. Les structures
des acides (+)-cis- et (+)-trans-olibanique sont représentées à côté de
leurs signaux respectifs dans le chromatogramme.
16 l’actualité chimique - avril 2017 - n° 417
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s’aventureront à déchiffrer cette relation intime et presque
charnelle qui nous lie aux parfums naturels.
L’auteur remercie Lydia Ziegler (Société Robertet, Grasse) et
Elisabeth Campana (Société Albert Vieille, Vallauris) pour avoir eu
la gentillesse de partager certaines photographies, ainsi que Céline
Cerutti, Élise Carenini et Georges Ferrando (Société Albert Vieille),
Mohamed Mehiri (ICN) et Patrizia Rubiolo, Cecilia Cagliero et Carlo
Bicchi (Université de Turin) pour leur implication dans ce travail
de recherche.
Notes et références
[1] La question du nombre de constituants d’un mélange complexe n’a de sens
que si on précise leur teneur minimale. Ainsi, une huile essentielle « standard »
renfermera typiquement un petit nombre (de un à cinq environ) de constituants
présents à plus de 10 %, souvent plus (une ou deux dizaines) de composants
contenus entre 1 et 10 %, et une multitude de constituants dont la teneur est
comprise entre 0,1 et 1 %. Les odorants d’impact les plus importants appartien-
nent assez souvent à cette dernière catégorie, et se trouvent parfois même
parmi les constituants inférieurs à 0,1 %. Bien évidemment, plus la teneur d’un
constituant est faible et plus son identification sera difficile.
[2] Des travaux récents ont montré que l’odorat serait capable de distinguer jusqu’à
mille milliards de nuances olfactives (Bushdid C., Magnasco M.O., Vosshall L.B.,
Keller A., Humans can discriminate more than 1 trillion olfactory stimuli, Science,
2014, 343, p. 1370).
[3] Clery R., High-impact odorants in essential oils, Flavour Fragr. J., 2010, 25,
p. 117.
[4] Il convient ici de ne pas faire de confusion avec le terme général « encens »,
qui désigne les bâtonnets et cônes à brûler, et qui ne renferment quasiment
jamais d’oliban.
[5] Ohloff G., Pickenhagen W., Kraft P., Essential oils, dans Scent And Chemistry
- The Molecular World of Odors, Wiley VCH & Verlag Helv. Chim. Acta, 2012.
[6] Hamm S., Lesellier E., Bleton J., Tchapla A., Optimization of headspace solid
phase microextraction for gas chromatography/mass spectrometry analysis of
widely different volatility and polarity terpenoids in olibanum, J. Chromatogr. A,
2003, 1018, p. 73.
[7] La famille de substances naturelles volatiles la plus importante est celle des
terpènes et terpénoïdes. Les terpènes sont des hydrocarbures provenant du
couplage d’unités isopréniques en C5, ce qui explique que leur nombre de
carbones est un multiple de cinq. On connait ainsi les monoterpènes à dix
carbones, les sesquiterpènes (C15), les diterpènes (C20), les triterpènes (C30),
etc. Les terpénoïdes sont quant à eux des terpènes fonctionnalisés (alcools,
cétones, esters…). Pour des raisons de volatilité, seuls les dérivés terpéniques
ayant un nombre de carbones inférieur à vingt ont une réelle importance
comme composés odorants.
[8] Peyron L., Acchiardi J., Bignotti D., Pellerin P., Comparaison des extraits
odorants d’encens obtenus par des technologies diverses à partir de gommes
d’origines géographiques différentes, Proceedings of the 8th Int. Congr. Essent.
Oils, 1980, Cannes-Grasse.
[9] Obermann H., Les acides monoterpéniques comme oligo-éléments dans
l’essence d’oliban, Dragoco Rep., 1978, p. 55.
[10] De Rijke D., Traas P.C., Ter Heide R., Boelens H., Takken H.J., Acidic
components in essential oils of costus root, patchouli and olibanum,
Phytochemistry, 1978, 17, p. 1664.
[11] Hasegawa T., Kikuchi A., Saitoh H., Yamada H., Structure and properties
of constituents in hexane extract of frankincense, J. Essent. Oil Res., 2012, 24,
p. 593.
[12] Niebler J., Buttner A., Identification of odorants in frankincense (Boswellia
sacra Flueck.) by aroma extract dilution analysis and two-dimensional gas
chromatography-mass spectrometry/olfactometry, Phytochemistry, 2015, 109,
p. 66.
[13] Niebler J., Zhuravlova K., Minceva M., Buettner A., Fragrant sesquiterpene
ketones as trace constituents in frankincense volatile oil of Boswellia sacra,
J. Nat. Prod., 2016, 79, p. 1160.
[14] Wood C., Siebert T.E., Parker M., Capone D.L., Elsey G.M., Pollnitz A.P., Eggers
M., Meier M., Vossing T., Widder S., Krammer G., Sefton M.A., Herderich M.J.,
From wine to pepper: rotundone, an obscure sesquiterpene, is a potent spicy
aroma compound, J. Agric. Food Chem., 2008, 56, p. 3738.
[15] Lorsque l’odeur d’un mélange est évaluée, ses différents composants
s’évaporent à une vitesse dépendant de leur volatilité. Les constituants les plus
légers sont perçus au début de l’olfaction, puis cèdent rapidement la place à ceux
de volatilité moyenne. Finalement, les odorants les plus lourds laissent une
odeur plus ou moins persistante sur le support. Les parfumeurs connaissent
bien ce phénomène et nomment respectivement ces différentes facettes les
notes de tête, de cœur et de fond.
[16] Baldovini N., Filippi J.-J., Odor impact constituents of some natural fragrant raw
materials, dans Springer Handbook of Odor, A. Buettner (ed.), Springer, 2017,
p. 39.
[17] L’intégralité de ce travail a été publiée dans l’article suivant : Cerutti-Delasalle
C., Mehiri M., Cagliero C., Rubiolo P., Bicchi C., Meierhenrich U.J., Baldovini
N., The (+)-cis- and (+)-trans-olibanic acids: key odorants of frankincense,
Angew. Chem., Int. Ed., 2016, 55, p. 13719.
[18] Tsuneya T., Ishihara M., Takatori H., Yoshida F., Yamagishi K., Ikenishi T.,
Acidic components in Scotch spearmint oil (Mentha gracilis Sole), J. Essent. Oil
Res., 1998, 10, p. 507.
[19] Chappell R.L., Fragrance materials containing cis-2-n-pentyl cyclopropane-1-
carboxylic acid, Brevet US 3926860, 1975.
[20] Widder S., Looft J., Van Der Kolk A., Voessing T., Pickenhagen W., Kohlenberg
B., 2-heptylcyclopropyl-1-carboxylic acid, Brevet DE 10254265A1, 2004.
[21] Bachmann J.-P., α-Branched alkenoic acids and the use of α-branched alkanoic
and alkenoic acids as a fragrance, Brevet WO 2010063133A1, 2010.
Nicolas Baldovini
est maître de conférences à l’Institut de Chimie
de Nice*.
*Institut de Chimie de Nice, Université de Nice
Sophia-Antipolis, CNRS UMR 7272, Parc Valrose,
F-06108 Nice.
Courriel : nicolas.baldovini@unice.fr