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Camino Inca. Machu Pichu, Perú.
«Conformez-vous!»: Les résistances et contestations à la
marchandisation du savoir dans l’université néolibérale1
Danielle Coenga-Oliveira2
Priscyll Anctil Avoine3
Recibido 23/06/2017 Aprobado 15/07/2017
Résumé
Le présent article est le résultat des réflexions et débats qui se sont générés à propos de l’université contemporaine
lors du Séminaire doctoral en science politique à l’Université du Québec à Montréal. Les changements économiques
et politiques des années 1970 ont impulsé une réorganisation du processus de production de la connaissance. Afin
de s’adapter au nouveau contexte sociopolitique de libéralisation des marchés et des efforts des États pour établir la
compétitivité des économies nationales, les universités ont dû subir une grande restructuration. L’université néolibérale
est alors caractérisée par une exigence de productivité accrue, par des compressions budgétaires, par l’accumulation
de tâches administratives pour les enseignant-e-s ainsi que par une marchandisation des savoirs. En ce sens, cet article
vise à s’interroger sur la néolibéralisation de l’université contemporaine et sur les transformations pratiques qui la ca-
ractérisent dans le but de proposer des pistes de réflexion sur les résistances possibles à la précarisation de l’institution
par le système néolibéral. Il présente un bref contexte sur l’émergence de l’université néolibérale et les caractéristiques
de ce type d’université. Dans un deuxième temps, l’article aborde des pistes de résistance à la marchandisation de la
connaissance et, finalement, il propose une réflexion sur la contestation des savoirs hégémoniques. En bref, l’article
invite à la remise en question de la logique de productivité qui sous-tend l’université néolibérale et cache un système
d’homogénéisation de la pensée qui contribue à la construction des savoirs hégémoniques aboutissant à la marginali-
sation des savoirs subalternes.
Mots-clés
Université néolibérale, savoirs hégémoniques, capitalisme cognitif, marchandisation du savoir, savoirs subalternes.
1. Article de réflexion qui reprend les débats et papiers discutés lors du Séminaire de préparation à la rédaction de textes scientifiques et aux
activités de recherche sous la direction de Carole Clavier à l’Université du Québec à Montréal. Nous remercions Carole Clavier ainsi que nos
collègues qui nous ont permis de repousser constamment les limites de nos acquis.
2. Psychologue, Maîtrise en Psychologie sociale de l’Université de Brasilia (Brésil), Maîtrise en Études internationales de l’Université de Montréal
(Canada) et doctorante en Science politique et études féministes à l’Université du Québec à Montréal. Courriel: coenga_oliveira.danielle@
courrier.uqam.ca
3. Professionnelle en Études internationales et langues modernes de l’Université Laval (Canada), Maîtrise en Paix, conflits et développement de
l’Universitat Jaume I (Espagne) et doctorante en Science politique et études féministes à l’Université du Québec à Montréal. Boursière Vanier
Banting 2017-2020. Courriel : anctil_avoine.priscyll@uqam.ca
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Référence complète de l’article:
Coenga-Oliveira, D. et Anctil Avoine, P. (2017). «Conformez-vous!»: Les résistances et contestations à la
marchandisation du savoir dans l’université néoliérale. REVISTA TEMAS, 3(11), 13 - 27.
“¡Confórmense!” Resistencias y contestaciones a la
mercantilización del conocimiento en la
universidad neoliberal
Resumen
Este artículo presenta los resultados de las reflexiones llevadas a cabo en el Seminario de Doctorado en Ciencias
Políticas en la Université du Québec à Montréal (Canadá), a propósito de la universidad contemporánea. Los cambios
económicos y políticos de la década de 1970 provocaron una reorganización del proceso de producción de conocimiento.
Para adaptarse al nuevo contexto socio-político de la liberalización del mercado y frente a los esfuerzos de los Estados
para adaptar la economía nacional a la competitividad, las universidades han tenido que someterse a una importante
reestructuración. Así, podemos decir que la universidad neoliberal se caracteriza por altas exigencias en materia de
competitividad, recortes en los presupuestos, acumulación de tareas administrativas para el cuerpo docente, y por una
mercantilización del conocimiento. En este sentido, este artículo tiene como objetivo analizar el proceso de neoliberali-
zación de la universidad contemporánea y las transformaciones prácticas que la caracterizan, con el fin de proporcionar
elementos de reflexión sobre las posibles formas de resistencia a la precariedad institucional frente al sistema neoliberal.
El escrito aporta un breve contexto sobre la emergencia de la universidad neoliberal y, luego, presenta las características
de este tipo de universidad. En tercer lugar, discute las oportunidades de resistencia frente a la comercialización del
conocimiento y, por último, se propone una reflexión sobre la contestación de los saberes hegemónicos. En resumen, el
artículo invita a cuestionar la lógica de productividad que sustenta la universidad neoliberal, la cual esconde una homo-
geneización del sistema de pensamiento que contribuye a la construcción de un saber hegemónico y a la marginalización
de los conocimientos subalternos.
Palabras clave
Universidad neoliberal, saberes hegemónicos, capitalismo cognitivo, mercantilización del saber, saberes subalternos.
Introduction
L’université est l’endroit de production
de la pensée critique par la discussion
approfondie de sujets complexes. Elle
permet aux individus qui y sont de vivre
une expérience unique d’enrichissement
intellectuel et d’épanouissement culturel.
Cette conception de l’université est
encore bien répandue dans l’imaginaire
social, mais qu’en est-il vraiment de
cette vision idéalisée? Bien que cette
représentation de l’université soit
acceptée et défendue par la plupart des
étudiant-e-s, chercheur-e-s et professeur-
e-s, elle est de plus en plus remise en
doute. En effet, le modèle d’université,
comme une institution autonome de
production du savoir qui permettrait la
formation des sujets critiques capables de
promouvoir l’avancement des sciences et
de chercher à résoudre des problèmes
d’ordre social, est en crise.
En partant de ce constat, il apparaît
nécessaire de repenser le modèle de
construction de la connaissance priorisé
dans les universités contemporaines.
Ainsi, notre intention dans cet article est
de nous interroger sur la néolibéralisation4
de l’université contemporaine et sur
les transformations pratiques qui la
caractérisent dans le but de proposer
des pistes de réflexion sur les résistances
possibles au système néolibéral. Pour se
faire, l’argumentaire est divisé de la façon
suivante : premièrement, nous abordons
la méthodologie et puis, nous exposons
un bref contexte sur l’émergence de
4. Suivant la proposition de Mountz et al. (2015), nous adoptons
le concept de néolibéralisme proposé par Sparke (2006, p.153)
comme « a contextually contingent articulation of free market
governmental practices with varied and often quite illiberal forms
of social and political rule ».
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l’université néolibérale. Nous poursuivons
avec les caractéristiques de ce type
d’université avant d’aborder certaines
pistes pour fomenter un débat sur les
formes de résistance à la néolibéralisation
de la connaissance dans les universités
contemporaines. Finalement, nous
proposerons une réflexion sur la
contestation des savoirs hégémoniques.
Méthodologie
Le présent article est le produit d’une
réflexion continue durant la session
d’hiver 2017 pendant le Séminaire de
préparation à la rédaction de textes
scientifiques et aux activités de recherche
sous la direction de Carole Clavier à
l’Université du Québec à Montréal. Il
dérive des lectures et débats qui se sont
donnés lors des séances qui avaient
un double objectif: (1) «produire une
réflexion théorique sur les enjeux de
la production et de la mobilisation
de la recherche à partir des lectures
identifiées dans le plan de cours» et
(2) «se préparer à la production et à la
diffusion de la recherche par différents
exercices pratiques de rédaction et de
communication des connaissances tout
au long de la session» (Clavier et D’Aoust,
2017).
Ainsi, la méthodologie s’est divisée
de la manière suivante: certains textes
étaient attitrés à chaque séance de cours
sur une période de 15 semaines dans le
but de provoquer des réflexions critiques
autour de l’université néolibérale et du
complexe panorama que les doctorant-
e-s contemporain-e-s confrontent. Puis,
chaque semaine, les étudiant-e-s étaient
amené-e-s à consolider des réponses
argumentatives sur les textes analysés et
postérieurement discutés dans le cadre
du cours. Le présent texte est le produit
du dialogue entre deux doctorantes sur
les réflexions issues de ce séminaire.
Contexte: capitalisme cognitif et
économie du savoir
El capitalismo sabe dosificar la
violencia que necesita para mantenerse.
[Le capitalisme sait doser la violence
qu’il nécessite pour se maintenir]
Gearóid Ó Loingsigh
Les changements économiques et
politiques des années 1970 ont impulsé
une réorganisation du processus de
production de la connaissance. Afin
de s›adapter au nouveau contexte
sociopolitique de libéralisation des
marchés et des efforts des États pour
établir la compétitivité des économies
nationales, les universités ont dû subir
une grande restructuration (Lesemann,
2003; Insel, 2009). En tant qu’institution
centrale de recherche et d’enseignement,
l’université est un acteur social clé dans
le processus de changements sociaux
et économiques. Sa fonction qui était
auparavant de construire la connaissance
et d’établir les fondements pour une
recherche intellectuelle (Côté et Allahar,
2010) devient maintenant celle de produire
des savoirs dans les domaines d’intérêts
des gouvernements et des organisations
privées pour atteindre l’objectif de
rétablir une économie forte en constante
croissance (Lesemann, 2003). C’est dans
ce contexte que s’inaugure une nouvelle
forme du capitalisme, soit le «capitalisme
cognitif» et qui fait «de la connaissance le
lieu central de l’accumulation du capital»
(Insel, 2009, p.142-143).
Dans cette nouvelle économie du
savoir, pour reprendre les mots d’Insel
(2009), la connaissance qui était conçue
comme un bien immatériel est devenue
une marchandise. Cette transformation
a été possible grâce à un complexe jeu
de forces qui agissent dans le rapport
entre les acteurs et les institutions
sociales divers – comme l’université,
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le gouvernement, les intellectuel-le-s
et les organismes de subvention. En
s’appuyant sur des discours voulant
que la croissance économique soit le
résultat de l’innovation du marché,
l’État et les organismes de subvention
à la recherche ont profondément dirigé
la production scientifique vers leurs
domaines d’intérêts – comme exemple,
par l’imposition de conditionnalités aux
financements des recherches. Comme
le souligne Lesemann (2003), dans ce
nouveau modèle de gouvernance de
la production universitaire, l’État, les
organismes de subvention, aussi bien que
les grandes institutions internationales
(telles que l’UNESCO, l’OCDE et la Banque
Mondiale), adhèrent à une conception
utilitariste de la recherche. Dans ce sens,
guidée par des intérêts de croissance
économique, la production scientifique
rentre dans une logique de productivité
qui travaille en fonction des intérêts
nationaux.
Dès lors, le prestige, la reconnaissance
et le pouvoir de l’université en tant
qu’institution reconnue par sa grande
valeur sociale et par son rôle de formation
critique des individus, perd du terrain
face à l›utilisation de la construction
du savoir à des intérêts particuliers
de marché. Selon Olivier (2015) et
Meulemeester (2011), les nouvelles
exigences des organismes de subvention
de recherche, les intérêts politiques
des gouvernements, les exigences
d’augmentation des places dans les
universités et l’intérêt remarquable dans
le diplôme comme outil de faire accroître
les salaires des étudiantes seraient des
facteurs d’explication de la manière
actuelle de l’université répondre aux
intérêts néolibéraux.
En ce sens, il est possible d’affirmer
que l’université comme institution
sociale, culturelle et politique oscille
entre des changements, issus du système
économique néolibéral et de « l’économie
du savoir», et des continuités réaffirmant
les héritages euro-centrés et millénaires
de cette institution (Gingras, 2004). Cette
ambivalence entre céder aux standards
mercantiles actuels et de perpétuer
d’un système ancien où les universités,
financées par l’État, était protégées des
pressions et des exigences de productivité
et de court terme (Meulemeester, 2011)
fait que l’institution ne répond pas à une
fonction sociale claire. Elle est devenue «
the new everything » comme l’argumente
Considine (2006, p.258) et la pression
sur la performance des scientifiques
est de plus en plus forte. Le modèle
et la motivation de la production de la
connaissance académique deviennent
ceux des entreprises : le désir de
l’argent et l’obligation de l’obéissance
(Meulemeester, 2011). Autrement dit,
il fallait des changements pour qu’elle
garantisse sa survie dans un contexte
social et économique de plus en plus
compétitif, et que de moins en moins la
permet d’être autonome.
Considérant que «la capacité
d’adaptation» est une caractéristique
remarquable de la force millénaire de
l’université, comme l’affirme Yves Gingras
(2004), il est important de souligner que, de
nous jours, elle peine d’une part à repenser
ses propres cadres et aussi qu’elle est
entrée dans une logique de «quasi-
marchés» (Meulemeester, 2011, p.14) qui
nuit à ses principales missions – celles de
la recherche et de l’enseignement. En ce
sens, la néolibéralisation de l’université
contribue à la précarisation de la qualité
de l’enseignement et de la recherche et
des conditions d’emploi et d’étude dans
l’institution.
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La marchandisation de du savoir et
l’impact sur le travail de recherche et
d’enseignement
«Quelle est votre valeur sur le marché
scientifique?» : telle est la question posée
par Chamayou (2009, p.208) visant à
montrer les comparaisons avérées entre
les rouages des marchés financiers
et les structures de compétition du
système éducatif. En effet, nos statistiques
Google Scholar et notre Indice H sont les
marques de notre valeur et les processus
d’accréditation institutionnels le savent:
dans le contexte de l’économie du savoir et
du capitalisme cognitif, nous assistons à la
« marchandisation du savoir» (Insel, 2009,
p.142) et donc, à la quantification d’un
bien jugé jusqu’à maintenant immatériel,
la connaissance. Les chercheur-e-s se
confrontent de plus en plus à des standards
de productivité difficiles à atteindre,
avec le développement de plusieurs
indicateurs de production scientifique
plutôt questionnables. C’est ainsi que les
juges de la société du savoir apparaissent
comme des organisations commerciales
privées s’occupant d’encadrer le
«marché de la connaissance» (Insel,
2009 p.146) et de classer les équipes de
recherche selon leur performance. Sous
le prétexte de fournir des données qui
permettraient une comparaison juste
entre les chercheurs et les universités, en
établissant un classement des chercheur-
e-s, ces sociétés privées dictent les
règles d’évaluation de la productivité
académique de partout dans le monde.
Alors, dans un contexte où le classement
des professeurs et des universités a un
impact direct sur la réussite de subventions
à la recherche, ces organisations ont un
pouvoir immensurable sur la production
de la connaissance et les transformations
des modes de production scientifique.
Cette section fait l’analyse de ces
transformations dans les universités
contemporaines en abordant les
problématiques suivantes: la compétition
entre les pairs, la mécanisation du travail
intellectuel ainsi que la course aux
subventions et aux publications.
Dans un premier temps, nous estimons
que la néolibéralisation des milieux
scientifiques, par sa logique marchande,
conduit inévitablement à la compétition
accrue entre les pairs, ce qui amène
aussi les doctorant-e-s et professeur-e-s à
dévaloriser certaines formes de travail et à
remplacer la créativité intellectuelle par la
performance pour éviter la précarisation
socioéconomique. La compétitivité se
fait ressentir de manière prononcée
au doctorat: Cornut et Larivière (2012)
ainsi que Koromyslova et Depelteau
(2015) associent les abandons au niveau
doctoral surtout par le manque ou
l’absence de financement, qui devient
un véritable casse-têtes pour les jeunes
chercheur-e-s. Plus encore, il semblerait
que les difficultés de financement dû à
une exigence de performance toujours
plus élevée soit aussi une source de
compétitivité entre les doctorant-e-s,
qui tentent de faire leur place dans
cette course aux bourses, symptôme
d’une économie intellectuelle basée
sur les principes issus de la doctrine du
néolibéralisme.
Au Canada et en Amérique en
général, l’université comme institution
est largement marquée par l’effet
homogénéisant de la recherche états-
unienne sur les disciplines (Tupper et
Pocklington, 2002). Et donc, encore une
fois, certain-e-s chercheur-e-s, certain-
e-s étudiant-e-s, voire certains pays,
sont hautement marginalisé-e-s de cet
épicentre ce qui diminue l’accès à l’emploi,
ajoutant une couche de compétitivité, celle
de la langue. L’enjeu n’est pas de s’ouvrir
sur l’apprentissage d’une deuxième
langue, mais d’apprendre la langue qui
permet l’ascension professionnelle,
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même si cela implique la dislocation des
structures de pensée. Selon Grondin,
D’Aoust et Racine-Sibulka, la langue
anglaise, considérée comme langue
internationale, devient donc un capital
culturel. Elle est source de crédibilité et
permet aux anglophones de publier dans
les revues les plus prestigieuses (à savoir,
possédantes d’un important facteur
d’impact) et d’avoir une plus grande
employabilite que les non-anglophones.
Ainsi, comme l’affirment les auteur-e-s, «
la décision pour un étudiant de poursuivre
un doctorat en français au Canada est
lourde de conséquences » (2012, p.22) du
point de vue de la compétitivité.
En conséquence, la compétitivité
entre les pairs se fait sentir de plus en
plus, augmentant le même sentiment de
précarité et d’isolement qui semble insinuer
que la réussite des chercheur-e-s dépend
surtout de leur performance par rapport
aux autres. Les étudiant-e-s se retrouvent
en état de permanente compétition avec
leurs pairs en plus de devoir montrer
leurs capacités de leadership aux selon
les nouveaux paramètres des organismes
subventionnaires: un «profil parfait auquel
personne ne correspond réellement»
(Koromyslova et Depelteau 2015, p.265).
Finalement, comme Grondin, D’Aoust
et Racine-Sibulka (2012) le suggèrent, la
compétition se manifeste par les faibles
perspectives d’emploi dans le milieu
universitaire ce qui amène les étudiant-e-s
à devoir publier et faire des conférences
de manière plus soutenue et fréquente
pour atteindre les exigences d’excellence
du système néolibéral.
En deuxième lieu, nous considérons que
l’ère universitaire néolibérale a provoqué
une certaine désintellectualisation du
travail scientifique, considérant que le
modèle économique rend plutôt machinal
les actions quotidiennes des professeur-
e-s, chercheur-e-s et étudiant-e-s : «we
ignore the various institutional stupidities
that we reproduce on a daily basis »
(Paterson, 2015, p.223). C’est une logique
bureaucratique plutôt qu’intellectuelle,
qui tente de répondre de plus en plus
aux impératifs du capitalisme cognitif. En
nous référant à nos propres expériences
professionnelles, nous pouvons observer
que nous sommes entrées dans une
logique de compter sans cesse le temps
perdu ou gagné alors qu’une panoplie
de système de gestion académique sont
implantés pour contrôler les tâches de
chaque personne au sein de l’institution,
ce que Mountz et al. (2015, p.1240)
appellent des «digital measures». Nous
sommes entré-e-s- à l’ère de la «chaîne de
production du savoir» (Insel, 2009, p.145),
dont le but est de nous faire comprendre
que notre autonomie face au système est
très réduite: à l’image de l’industrie, nous
devons maintenant justifier notre temps
par sa rentabilité et démontrer que nos
activités de recherche et administratives
donnent un bénéfice matériel à l’université.
C’est ainsi que les scientifiques passent
des heures à les justifier: en moins de
temps, il faut faire plus; plus de rapports,
plus de publications, plus de travaux à
corriger. Comme le soulignent certaines
auteures féministes, ce sont les «ever-
increasing demands of academic life:
the acceleration of time in which we are
expected to do more and more» (Mountz
et al., 2015, p.1237). Et donc, nous nous
retrouvons maintenant à nous parler en
termes néolibéraux avec les indicateurs,
la production scientifique, l’indice H,
l’innovation technoscientifique; nous
finissons par oublier pourquoi nous faisons
partie d’une communauté scientifique,
c’est-à-dire, pour la pédagogie et la
construction – et non la production – des
savoirs. Nous sommes devenu-e-s «
growth-maniacs» (Paterson, 2015, p.327).
En troisième lieu, cette obsession pour
la croissance de l’université néolibérale
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a pour effet de changer drastiquement
les conditions de financement (public et
privé) et de publications scientifiques.
C’est de cette manière que la quête du
savoir et de la vérité s’éclipsent puisque
les professeur-e-s et chercheur-e-s
doivent employer tous leurs efforts pour
réussir à décrocher des subventions
de recherche, à publier dans une revue
scientifique reconnue et à présenter leurs
travaux dans les conférences un peu
partout dans le monde pour tenter de bâtir
un capital symbolique (Grondin, D’Aoust
et Racine-Sibulka, 2012; Bourdieu, 1979).
Selon Bartkowski, Deem et
Ellison, les instances d’évaluation
ou «departamental evaluation and
institutional accreditation process»
(2015, p.101) fomentent une culture
de l’évaluation qui met l’accent sur
la production à la chaîne d’écrits dits
«scientifiques» ce qui garantit souvent
l’accès aux postes permanents et à des
augmentations de salaire (Maliniak,
Powers et Walter, 2013). De cette culture de
l’évaluation, découle aussi les possibilités
pour les subventions de recherche qui,
à leur tour, sont indispensables pour le
rayonnement des chercheur-e-s et l’appui
aux étudiant-e-s doctorant-e-s. D’une part,
dans le cadre néolibéral, les organismes
publics et privés de subvention de
recherche basent leurs discours de
libéralisation des universités sur des
arguments d’innovation à la croissance
économique. Ces arguments, qui de prime
abord ne semblent pas être à la défense
des intérêts et des domaines spécifiques,
sont intimement corrélés avec les intérêts
du marché dans les champs de la santé,
de l’industrie pharmaceutique et des
secteurs des ressources naturelles par
exemple (Lesemann, 2003). Du côté des
bourses attribuées aux étudiant-e-s, le
profil d’étudiante cherché par les grands
organismes de subventions est celui de
chercheur-e multitâches (Koromyslova
et Depelteau, 2015). Ces étudiant-e-s,
qui auront des avantages clairs dans leur
parcours académique, par exemple plus
de publications, plus de chances d’être
employés au sein de l’université et besoin
de moins de temps pour conclure les
études (Cornut et Larivière, 2012), doivent
être aussi des leaders dynamiques et
autonomes pour répondre aux impératifs
du marché: il faut être engagé, faire du
bénévolat, posséder des expériences
de travail ainsi des prix et distinctions.
Et la compétition se fait de plus en plus
forte puisque le système néolibéral, par
définition, ne peut pas ralentir la cadence.
D’autre part, les groupes éditoriaux
(comme Elsevier ou Thomson Reuters
par exemple) qui dominent le marché
de la publication scientifique sont ceux
qui définissent les règles du jeu en la
matière, créant aussi des rapports de
force inégaux mondialement. Le système
d’évaluation instauré par ces groupes
éditoriaux s’apparente à un véritable
monopole ayant des diktats bien précis:
Elsevier numéro un du secteur qui
possède 16% des revues scientifiques
publiées dans le monde. Si vous ajou-
tez les autres géants que sont Springer
Nature, Wiley Blackwell’s et Taylor &
Francis, vous obtenez une mainmise qui
grimpe à 40% du marché. (Data Gueule,
2016)
De la sorte, il semble que l’activité
des scientifiques soit hautement reliée
à la possibilité pour les chercheur-e-s
d’entrer dans les sphères commerciales
des grandes entreprises multinationales
éditoriales, siégeant généralement dans
les pays occidentaux. Il s’agit d’entrer
dans la compétition entourant le jeu
de la publication comme le souligne
Chamayou (2009). À partir de ce constat,
les scientifiques sont «judged principally
through their ability to write» (Bartkowski,
Deem et Ellison, 2015, p.105), mais pas
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selon n’importes quels critères. Ce n’est
pas une forme de libération des structures
oppressives par l’écriture; au contraire,
c’est un assujettissement aux forces de
production. Dans cette écriture aliénante,
plusieurs formes de connaissance sont
réduites au silence et n’entrent pas dans
le jeu de la publication du système qui
suit les logiques d’un modèle capitaliste
occidental et colonial (Lugones, 2008).
Les chiffres sont probants: d’une part,
et inégalement d’une région à l’autre
du globe, l’écart entre les femmes et les
hommes reste énormes en termes de
citations (Maliniak, Powers & Walter, 2013)
et, d’autre part, la parole des femmes
reste encore à «inventer» (Leclerc, 1974)
puisque dans plusieurs pays, les femmes
ne réussissent pas à occuper des postes
de professeure au même titre que les
hommes.
Probablement, dans le système
néolibéral, l’écriture n’est plus aussi
libératrice qu’elle l’était: elle nous insère
plutôt dans un «fast-paced model» qui
commence dès l’admission au doctorat
ou, si possible avant pour se «démarquer
des autres» (Bartkowski, Deem et Ellison,
2015). En plus, nous ne sommes que
rarement lu-e-s, si accepté-e-s : «le peer
review dépend toujours de la participation
de spécialistes» (Titz, 2015) et « the
total number of citations any one article
receives over the course of its lifetime
is small» (Maliniak, Powers et Walter,
2013, p.27). Suivant l’affirmation plutôt
cynique de Chamayou (2009, p.217) en
regard de la «surproduction, redondance
infinie et saturation universelle d’articles
dispensables» (qui n’est pas sans rappeler
la logique consumériste de la «throw
away culture»), ne devrions-nous pas
plutôt réorienter nos façons de diffuser
la recherche?
Dans ce contexte, ces sont plutôt les
intérêts du marché défendus par l’État,
les organismes de subvention et les
institutions internationales qui guident
les chemins de la recherche scientifique.
L’université n’apparaît donc plus comme
un lieu dédié à la réflexion critique et
à la résolution des problèmes sociaux.
C’est plutôt une institution cooptée par
la logique du marché et qui, comme le
souligne Insel (2009), mènerait à une
stérilisation de la science et à la production
d’une société de la méconnaissance.
Le résultat de cette marchandisation du
savoir est triple: premièrement, comme la
pédagogie n’est pas très payante dans le
monde néolibéral, l’enseignement devient
une tâche secondaire que les professeur-
e-s peuvent déléguer tout comme des
gérants d’entreprise, deuxièmement,
la culture de l’évaluation pousse vers
des choix rationnels alignés selon les
coûts-bénéfices (Chamayou, 2009); puis
finalement, force est de constater une
démotivation générale des étudiant-
e-s qui se manifeste par des attitudes
désengagées face à l’apprentissage,
l’université s’imposant de plus en plus
comme une «manufacture de diplômes»
(Côté et Allahar, 2010, p.12).
La pensée critique comme un outil de
résistance
Les nouvelles contraintes imposées
par la néolibéralisation de l’université
impose des nombreux défis à celles
et ceux qui ont décidé de poursuivre
des études aux cycles supérieurs. La
logique de productivité accélérée et
l’importance de répondre aux intérêts
politiques et économiques, traduits dans
les coupures budgétaires faites par l’état
et dans les exigences des organismes
de subvention des recherches et par
les universités, nous forcent à mettre
en veille nos intérêts de recherche pour
jouer les règles qui y sont posées. Comme
l’affirme Barkowski, Deem et Ellison, dans
Revista Temas
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la logique de la productivité, le «mérite
est défini en termes de la quantité et de
qualité des publications» (2015, p.100).
Ici, les conseils ironiques donnés aux
enseignants-chercheurs par Chamayou
(2009, p.213) sont étonnants. Il affirme:
«Oubliez la vérite. Cessez de vouloir
changer la réalite. Coulez-vous dans le
moule et mettez-vous sur les starting-
blocks». Ces mots sont véritablement bien
répandus dans l’académie.
Dans ce contexte de productivité
accélérée, de compression de financement
étatique, d’accumulation de tâches
administratives de travail des enseignant-
e-s et d’élimination des programmes dans
les universités (Mountz et al., 2015), il est
pertinent de penser à la situation de celles
et ceux qui ont décidé de poursuivre
une carrière académique. Il est possible
de penser que la plupart des jeunes
chercheur-e-s décident de suivre des
études doctorales motivé-e-s par le désir
d’approfondir leur réflexion critique, leur
connaissance d’un sujet spécifique et/ou
pour faire carrière comme chercheur-e
et enseignant-e au sein d’une université.
Alors, les effets de la néoliberalisation de
l’institution sur leurs carrières n’est pas à
négliger.
Cornut et Larivière (2012) nous
présentent des données intéressantes à
propos du profil des étudiant-e-s inscrit-e-s
aux programmes de doctorat au Québec
dans la période de 1997 à 2012. Selon
ces informations, de façon générale, les
doctorants-e- ont besoin de 7,2 ans pour
conclure leurs études. D’entre eux, 19 %
reçoivent des financements du Conseil de
recherches en sciences humaines (CRSH)
ou du Fonds de Recherche du Québec -
Société et Culture (FQRSC) – deux des
principaux organismes de subvention
de recherche. Aussi, ils affirment que le
taux de placement des docteurs dans
l’enseignement à l’université a atteint
53 % (soit dans un poste menant à la
permanence soit comme chargé de cours
ou au Collège d’enseignement général
et professionnel - Cégep5). De plus,
les auteurs soulignent que 46,4% des
doctorants quittent leurs programmes
avant d’obtenir le diplôme pour les
raisons mentionnées dans la section
précédente eu égard à la compétition
accrue dans les institutions éducatives.
Ces chiffres nous permettent de
comprendre qui sont les aspirant-e-s
au doctorat. De même, ils sont source
de préoccupation de la part des jeunes
chercheur-e-s. Il nous montre une durée
presque deux fois plus longue que celle
prévue pour finir les études doctorales,
seulement un quatrième des étudiants
reçoit des bourses d’études, un taux de
décrochage surprenant de presque 50 %
des doctorants et aussi une incapacité
de l’université d’accueillir les nouveaux
docteurs. En fait, l’analyse des données
nous permet de penser qu’elles ne sont
que la concrétisation du nouveau visage
de l’université néolibérale: théoriquement
de libre accès à tous, mais qui rencontre
son modèle de clivage et d’exclusion dans
la réussite de la permanence.
Suivant cette logique, l’analyse
des effets de la néolibéralisation de
l’université nous amène à réfléchir aux
possibles stratégies pour faire face à
aux changements et aux conditions de
productivité accélérée imposées par ce
modèle. Une piste est que l’analyse des
enjeux de «marchandisation du savoir»
serait un outil indispensable dans la quête
des solutions aux impositions du système
universitaire actuel (Insel, 2009, p.142).
Si la pression du marché du savoir est
celle de pousser les universitaires à une
production exacerbée, la proposition de
5. Des institutions chargées des études pré-universitaires.
Revista Temas
21
«slow scholarship» faite par le collectif
de féministes (Mountz et al., 2015,
p.1238) nous semble intéressante. Selon
les auteures, le mouvement du slow
scholarship s›oppose à l›augmentation
croissante des demandes de la vie
académique et donc aux exigences de
l›université néolibérale. Dans le contre-
courant des idéaux néolibéraux, ce
cadre propose un engagement lent
(nous pourrions dire, profond et réflexif)
avec nos idées, nos objets de rechercher
et nos champs d’action. Aussi, les
auteures soulignent «the benefits of
unexpected “disruptions” in the research
and writing process» et donc l›importance
de l›amélioration de la qualité de l›écriture
des recherches publiées. En bref, pour
les auteures, le mouvement du slow
scholarship est une stratégie de résistance
aux présupposés néolibéraux dans le sens
qu’il instaure un réseau de production
collective, collaborative et qui propose
des modèles d’action communautaires.
Les points soulevés nous incitent à
critiquer les pratiques individualisées et
à réorienter la façon de construire les
milieux scientifiques à partir de stratégies
collectives. Comme Denyse Baillargeon
(1993, p.58) le fait remarquer, «il faut
cesser de considérer que le changement
social est l’unique résultante d’une action
du public sur le privé, du structurel sur le
personnel, et admettre la possibilité que
l’inverse puisse aussi se produire ».
Une autre question pertinente
concerne à l’employabilité des jeunes
docteur-e-s. Les diverses facettes de
la précarité de l’université, comme
nous l’avons mentionné, ont poussé
les discussions sur les fameux alt-ac,
«alternative academic», (Bowess, 2015)
qui offriraient des opportunités hors
du champ purement scientifique pour
satisfaire au problème découlant de
l’augmentation des doctorant-e-s et de
la diminution des postes disponibles
(Bérubé, 2013; Grondin, D’Aoust et
Racine-Sibulka, 2012). En ce sens,
les activités en dehors des milieux
scientifiques sont intéressantes pour
le curriculum vitae des étudiant-e-s
que pour l’acquisition de compétences
professionnelles diversifiées. Ainsi, il
s’agit de considérer que, d’un côté,
l’expérience professionnelle hors
université est un atout particulier pour
la science en elle-même et, d’un autre
côté, qu’il est important «de faire valoir
à quel point certaines compétences – en
matière de recherche, de pensée critique,
d’enseignement ou de rédaction, par
exemple –, sont prisées sur le marché du
travail» (Bowness, 2015). Alors, former des
doctorant-e-s ne doit pas avoir comme
finalité unique la création d’emplois de
professorat. Au contraire, la pensée
critique qui est censée accompagner la
réalisation d’un doctorat devrait avoir des
effets tangibles sur la société en question.
La recherche, comme extension de la
curiosité humaine, ne devrait pas être
limitée aux institutions universitaires.
Alors, la posture critique et engagée
des chercheur-e-s, des enseignant-e-s
et des étudiant-e-s est au coeur des
stratégies de résistance et de remise
en question de l’université néolibéral
et de son rôle social. Elle doit d’une
part, composer avec les aléas du
néolibéralisme et ses impressionnants
impacts sur la pensée (Giroux, 2015) et
elle doit aussi contester les conditions
de sa propre formation. S’engager sur ce
terrain est un défi de taille. Cela implique
une remise en question des politiques
«désincorporées» issues des Lumières
(Callon, 1999, p.73) et la construction
d’une épistémologie critique qui pose un
regard sur sa propre édification (Jasanoff,
1996). Être un-e intellectuel-le engagé-e
signifie aussi adhérer à certains processus
d’autoréflexion sur la pratique scientifique
Revista Temas
22
et pédagogique. C’est en ce sens que
nous devons constamment interroger
«the ways in which our scholarly work
may play out in the arenas of the ‘real
world’» (Jasanoff, 1996, p.409).
La possibilité de rendre visible les
inégalités sociales, les rapports de forces
ou les effets néfastes du néolibéralisme
sont ainsi multiples et, à notre avis,
cela est au centre du rôle social des
universités. Dans ce contexte, comme
l’affirme Giroux (2015), l’université est
probablement l’un des derniers bastions
qui permette de poser un regard critique
sur nos démocraties, ouvrant des espaces
publics de débats et confrontant le modèle
néolibéral d’organisation du social. C’est
l’université qui permet de trouver des
outils théoriques et méthodologiques
pour construire des narratives collectives
(Giroux, 2015, p.181) et faire le contrepoids
aux discours homogénéisants. Ainsi,
le rôle des intellectuel-les est peut être
celui de porte-parole comme le signifie
Callon (1999) en ce sens qu’il permet
de rendre visible des réalités qui ne
le seraient pas sans la médiation de
divers acteurs et actrices permettant son
intelligibilité. Il s’agit donc d’utiliser les
outils que nous créons pour amener le
dissensus – par opposition au consensus
– sur les questions sociales : c’est ce
qui permettrait même de revitaliser la
démocratie comme l’argumente Judith
Butler (2015).
Finalement, la résistance au modèle
d’université néolibérale se fait surtout dans
la remise en questions des impositions
qui bénéficient, privilégient et produisent
des savoir hégémoniques – et, donc,
blancs, masculins et occidentaux. Dans ce
contexte, comme l’argumente Muller, nos
plus grands défis est celui de soulever des
questions critiques dans les contextes de
«uncritical thinking». Pourtant, la stratégie
proposée par l›auteur nous apparaît
pertinente. Il affirme:
«[…] sowing the seeds of doubt, rais-
ing critical questions, and highlighting
the power embedded in the genre of
expert testimony, one can maintain a
commitment to the critical enterprise,
and bring the experience back to one’s
own research agenda, and thus engage
more critically in academic forums in
ways only made possible through one’s
own participation» (2013, p.12).
Soulever des critiques et possibilités
de résistance est le but ultime de cet
article: la section suivante cherche à
réfléchir aux opportunités de contestation
des savoirs hégémoniques à l’intérieur du
système néolibéral.
L’université néolibérale et
la contestation des savoirs
hégémoniques
Les réflexions présentées nous
amènent à réaffirmer que la décision
d’entreprendre un doctorat dans une
langue autre que l’anglais est lourde
en conséquences comme l’exposent
Grondin, D’Aoust et Racine-Sibulka
(2012). Comme nous l’avons démontré,
une des caractéristiques de l’université
néolibérale est qu’elle perpétue les
privilèges et marque une continuité avec
les impératifs de la société capitaliste. Par
exemple, comme la langue anglaise s’est
imposée du point de vue commercial, elle
donne aussi le ton pour les publications
scientifiques, marginalisant les autres
langues dans l’économie du savoir. La
langue d’écriture devient donc à la fois
une barrière à la diffusion des savoirs,
mais aussi un autre facteur de stress pour
les doctorant-e-s désirant promouvoir
leurs recherches. Selon nous, il s’agit d’un
exemple de plus montrant comment le
Revista Temas
23
modèle universitaire néolibéral contribue
au renforcement du savoir hégémonique
qui met à mal la diversité des formes de
pensée.
L’exemple de l’hégémonie de la langue
anglaise au sein de la communication
scientifique nous donne des pistes
pour remettre en question les savoirs
hégémoniques en question. Qu’en est-
il des millions de personnes dont la
langue maternelle n’est pas l’anglais?
Ces personnes ne bénéficient pas du
statut de «producteur» ou «productrices»
du savoir; leur visibilité est réduite dans
le système-monde et les structures
impériales découlant de l’épistémologie
moderne contribuent à maintenir les
inégalités dans la production de la
connaissance. Comme Mignolo et
Tlostanova l’argumentent (2009), l’anglais
agit comme une langue impériale pour
produire des savoirs impériaux, imposant
une pensée hégémonique occidentale.
Il est donc possible donc d’affirmer
que le capitalisme cognitif a amené une
construction du savoir et des pratiques
épistémologiques violentes qui ont
rendu invisibles les savoirs «autres» et
«subalternes». Cette colonisation du
savoir est ce que Sousa Santos appelle
«l’épistémicide» et qui se caractérise par la
suppression des savoirs non-occidentaux
(2010, p.68). L’épistémologie moderne
s’est construite à partir de la notion
«d’égo-politique de la connaissance»:
c’est-à-dire, sur la prémisse qu’il existe
une façon de produire de la connaissance
qui serait non située, déhistoricisée
et décorporalisée (Grosfoguel, 2006;
Restrepo et Rojas, 2010), C’est sur ces
bases que s’est construite l’université
néolibérale telle que nous la connaissons
aujourd’hui.
De ce constat, il apparaît que l’université
néolibérale a bien réussi son travail: les
scientifiques ne questionnent pas cette
incapacité de l’université à sortir des
cadres de production de la connaissance
ordonnés par la modernité politique et
qui sous-tendent des inégalités politiques
et sociales. C’est de cette façon que
l’université perpétue plusieurs systèmes
d’oppression comme le patriarcat:
l’université néolibérale a des «embodied
effects» (Mountz et al., p. 1238) visibles
notamment par les hiérarchies de genre
qui subsistent dans les départements
et facultés. De fait, les effets du «new
managerialism» se font davantage
ressentir selon le genre McRobie (2015),
ayant par exemple un plus grand impact
sur les femmes par exemple. Ainsi, il est
possible d’identifier une problématique
d’intersection des oppressions dans
les universités contemporaines qui
représente l’aboutissement de la matrice
coloniale de domination, soit l’intégration
des schèmes de dominations par les
dominé-e-s. C’est cette matrice qui nous
fait voir le monde scientifique nord-
américain et européen (nous pourrions
dire occidental, masculin et blanc)
comme étant l’idéal de productivité à
atteindre. Dans cette logique marchande,
la production subalterne, à partir des
marges ou décoloniale est perçue à partir
du cadre de cette matrice coloniale: ces
savoirs sont conçus alors comme s’ils
présentaient un «retard» épistémique sur
l’Occident. C’est ainsi que Data Gueule
montre que la plupart des pays de la
périphérie selon la conceptualisation de
Dussel, n’ont pas accès aux publications
scientifiques des grands empires de
l’édition (Data Gueule, 2016). C’est une
racisation du savoir que l’on refuse de voir.
L’université néolibérale cache alors
un système d’homogénéisation de la
pensée qui contribue à la construction des
savoirs hégémoniques. C’est la logique
de productivité, la structure de pensée
occidentale qui dictent les normes de
Revista Temas
24
production du savoir scientifique. Or, si
l’université est l’endroit de construction
de la connaissance, de la formation à la
pensée critique, elle devrait être aussi
un lieu de respect et de valorisation de
la diversité. En ce sens, la contestation
de l’hégémonie du savoir passe
nécessairement par une «désobédience
épistémique» comme le souligne Mignolo
qui permettrait de remettre en question
les bases du savoir: «de-linking implies
epistemic disobedience rather than
the constant search for “newness”»
(Mignolo, 2011, p.45). Ainsi, au lieu de
concevoir l’université comme un site
d’accumulation des connaissances, il
s’agit de considérer et co-construire
des épistémologies alternatives à celles
dérivées de la méthode cartésienne dans
le but d’influer sur les rapports de pouvoir
existants qui sont souvent perpétués par
les institutions universitaires à différents
degrés dans le système-monde.
Conclusions
Est-ce que l’université est encore
le lieu de construction critique de la
connaissance? Est-ce toujours un endroit
de problématisation, de réflexions et
de discussions enrichissantes? Est-ce
que l’université contribue à donner
des solutions théoriques et pratiques
aux problèmes sociaux? Il semble
que l’université néolibérale ait mis à
mal ces piliers de la construction de
la connaissance. Les intellectuel-le-s
semblent saturé-e-s par des contraintes
institutionnelles et économiques qui leur
échappe et peinent à penser à l’extérieur
de ces structures oppressantes. Comme
nous l’avons soulevé dans ce texte, la
fonction marchande de la recherche
pousse les professeur-e-s à toujours
devoir se surpasser en termes de
nouveautés pour répondre aux demandes
du capitalisme cognitif (Koromyslova et
Depelteau, 2015).
Dans cet article, notre objectif
était de dresser les contours de
l’université néolibérale et d’évaluer
ses transformations dans le temps
afin de réfléchir sur les possibilités d’y
résister. Nous avons démontré que la
gouvernance par les chiffres, le modèle de
gestion par objectifs et toutes les autres
façons d’encourager la compétitivité
et la concurrence sont une des valeurs
soulevées par les différent-e-s auteur-e-s
analysé-e-s comme des caractéristiques
de l’économie du savoir.
Au contraire, pour nous comme
pour Insel, «la connaissance est
intrinsèquement un bien collectif» (2009,
p.151) et ne devrait pas être sujette
aux aléas de l’économie capitaliste
néolibérale. Nous nous considérons
comme des scientifiques, féministes et
engagées qui désirent transformer les
réalités sociales: suivant Foucault (cité par
Sapiro, 2009), les scientifiques engagé-e-s
doivent servir de pont entre les différentes
sphères sociales pour permettre une
prise de conscience collective. Comme
l’affirme Sotello Viernes Turner, «by
bringing ourselves through the door and
supporting others in doing so as well,
we can define ourselves in and claim
unambiguous empowerment, creating
discourses that address our realities,
affirm our intellectual contributions, and
seriously examine our worlds» (2002,
p. 89).
Pour nous, agir sur les méfaits de
l’université néolibérale c’est combattre
les structures rigides des rapports entre
savoir et pouvoir. Pour se faire, il faut agir
sur les fissures comme le soutient Foucault
(2009). La démocratisation de l’accès aux
cycles supérieurs basée sur des discours
méritocratiques qui cachent les inégalités
de conditions d’études à qui sont soumis
les étudiants; les conditionnalités
imposées par des organismes de
Revista Temas
25
subvention; l’anglais comme langue
universelle; la publication dans les revues
internationales renommées comme le
critère major d’évaluation d’un chercheur,
tous ces points de faiblesses doivent être
contestés.
Le travail de résistance contre ces
structures néolibérales est ardu, mais
possible: l’université n’est pas appelée à
disparaître; selon nous, c’est l’université
elle-même qu’il faut subvertir et c’est
à partir de cette position que nous
pourrons réellement changer la donne.
L’université est une institution sociale
essentielle qui, en dépit de ses difficultés
à s’auto-analyser (Oliver, 2015), a toujours
une possibilité de s’auto-transformer et
de transformer la réalité sociale dans
laquelle elle évolue. Nous sommes d’avis
que les chercheur-e-s et que l’université
comme institution ont comme fonction
première la transformation sociale et
nous voyons dans la pensée critique sur
les valeurs et les pratiques qui guident
les actions de l’université néolibérale
un outil indispensable de subversion
de ce système. Alors, c’est dans ce
contexte que la remise en question des
savoirs hégémoniques, la remise en
doute des demandes et des exigences
de productivité, la réflexion sur le rôle
social de l’université et les actions comme
celle du mouvement de slow scholarship
nous apparaissent comme des outils
importants à la résistance aux impositions
néolibérales et, principalement, dans la
construction d’un modèle d’université
autonome dont la quête de savoir est
motivée par la curiosité intellectuelle et
par l’envie de proposer des solutions
aux problèmes politiques, économiques
et sociaux.
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