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L’autre, cl iniqu es, cult ures et socié tés, 2017, volu me 18 , n °1, P P. 1 9-2 6 |19
DOSSIER
Champ de l’étude et objectif
En clinique transculturelle, les familles ta-
moules nous surprennent par le grand intérêt
accordé aux affiliations et particulièrement aux
futures alliances de leurs enfants nés ici.
L’alliance constitue un rite de passage (Segalen
2003) marquant la fin de l’adolescence et l’entrée
dans l’âge adulte (Matlin 2007).
Représentant un quart de la population du pays
(Goreau-Ponceaud 2011), les Tamouls qu’ils soient
de confession hindouiste, chrétienne ou musulmane,
conçoivent le mariage comme une épreuve (Combe 2010) impliquant la
famille entière plutôt que deux uniques personnes (Kakar 2007). C’est parce
que l’individu tamoul se définit à partir d’une multiplicité de critères identitaires
possibles (Meyer 2001) que le choix du conjoint dans cette communauté est
partiellement conditionné afin de ne pas perdre les liens qui unissent les
individus à la communauté d’appartenance (Madavan 2011). Ainsi, le mariage
qui est arrangé, relève de stratégies collectives.
Après l’indépendance de l’île en 1948, une succession de troubles com-
munautaires a accéléré le mouvement d’émigration tamoule (Meyer 2001).
En 2009, la diaspora tamoule est estimée à plus de 8.4 millions de personnes
dispersées dans le monde, principalement en Amérique du Nord, Europe,
Inde et Moyen-Orient (Goreau-Ponceaud 2009; 2011).
Ces mouvements sont à l’origine de rencontres, de métissages, de
découverte de la nouveauté (Mestre et Moro, 2008). Ainsi, les changements
des rapports sociaux ont leur traduction au sein de la famille et du couple
(Jeammet 2012): en effet ailleurs, les Tamouls sont confrontés à une société
où les unions matrimoniales sont moins fréquentes (INSEE 2014) et scellés
dans un deuxième temps après une relation libre des couples (Decondé
Mélanie VIJAYARATNAM
Amalini SIMON
Adeline SAROT
Marie Rose MORO
Université Paris Descartes
Les noces
de Parvati
Stratégies d’alliance
des jeunes femmes
tamoules Sri Lankaises
en France
Mélanie Vijayaratnam
est psychologue clini-
cienne spécialisée en
clinique transculturelle,
doctorante en psycholo-
gie – Université Paris
Descartes, Hôpital
Avicenne - Centre Babel.
Email : melanie.vijayaratnam
@gmail.com
Amalini Simon est
psychologue clinicienne,
Maison de Solenn,
Hôpital Cochin – Hôpital
Avicenne, Centre Babel,
docteure en psychologie
clinique.
Email : amalini.simon
@gmail.com
Adeline Sarot est
psychologue clinicienne -
Maison de Solenn - Hôpi-
tal Cochin - Docteure en
Retouver l’entreview
de Mélanie VIJAYARATNAM
sur revuelautre.com
20 |L’autre, cli nique s, cultu res et sociét és, 2 017, volum e 18, n° 1
Dossier | CL INIQ UES TRA NSC ULTUR ELLES 3
2011). Pourtant malgré ces affiliations nouvelles, la diaspora tamoule met en
place dans les pays d’accueil des repères identitaires en se référant constamment
à la terre natale et à la culture d’origine (Meyer 2001).
Notre questionnement est le suivant: quelles sont les affiliations et les
stratégies d’alliance de la seconde génération dont la spécificité est de circuler
entre ces deux mondes d’appartenance?
A ce titre, nous avons rencontré des jeunes femmes tamoules de la seconde
génération en vue d’analyser leurs positionnements et leurs choix matrimoniaux
dont l’analyse constitue un moyen d’étudier les stratégies de métissage, entre
filiations (les transmissions parentales) et affiliations (l’appartenance à un
groupe) en situation de migration.
Cadre conceptuel
De Jaffna1à La Chapelle: parcours migratoire des Tamouls Sri Lankais
Le holisme et la place prépondérante accordée à la hiérarchie constituent les
spécificités du monde indien (Deliège 2004). Là, un individu appartient à une
famille étendue, une communauté, un groupe endogame appelé caste, et se
définit à partir d’une langue maternelle, une religion ainsi qu’une localité
d’origine (Meyer 2001).
Dans cet univers régi par un système patriarcal, la préférence toujours
actuelle pour un fils est liée à des raisons rituelles et économiques, le garçon
pouvant être en mesure d’effectuer des rituels religieux et n’étant pas concerné
par la coûteuse dot matrimoniale (Kakar 2007).
L’existence des filles est quant à elle cantonnée à une figure masculine: Les
Lois de Manu, un traité de lois datant du IIe siècle et édictant les conduites à
suivre, considèrent en effet les femmes comme des êtres inférieures. Elles
doivent donc respecter et être au service de leurs pères, puis leurs époux une
fois mariées et enfin leurs fils lorsqu’elles sont veuves pour être considérées
comme vertueuses. Dès le début de la puberté, la jeune fille est donc éduquée
ainsi, c’est son dharma, son devoir pour espérer une bonne réincarnation
(Kakar 2007).
Bien qu’ils soient désormais des dizaines de milliers sur le territoire français,
les migrants tamouls n’ont au départ aucune familiarité avec la société d’accueil
française (Moliner 2009). Les premiers arrivants s’établissent en France par
défaut, empêchés de rejoindre une Angleterre idéalisée (Goreau-Ponceaud
2011). Ils s’installent autour du quartier de La Chapelle à Paris, qui devient un
espace symbolique de la migration tamoule en France (Gazagne 2011). Là, ils
tentent de recréer un repère familier auquel s’accrocher, retrouvent des repères
religieux, se côtoient quel que soit leur caste, quel que soit leur prestige. Alors,
l’identité collective qui est en mouvement prime sur l’identité individuelle et
permet de faire face aux menaces identitaires. Dans ce contexte spécifique, la
communauté est vulnérabilisée et peine à être endogame, hiérarchisée ce qui
favorise la transgression à travers les relations intercastes (Deliège 2004;
Simon & al. 2010). Les migrants sont donc inévitablement confrontés à la mé-
tamorphose (Tourn 2003), les places de chacun sont redéployées: la famille
étendue pourtant si importante dans le monde indien n’est plus (Kakar 2007)
et l’expérience de la parentalité s’avère particulièrement douloureuse sans
étayage culturel (Simon et al., 2010). Enfin, ces changements se manifestent
aussi à travers la place de la femme qui étant davantage exposée à la culture
du pays d’accueil, s’émancipe et apporte une représentation nouvelle dans les
ménages tamouls (Meyer 2001; Yahyaoui 2010).
La seconde génération: des enfants qui circulent entre deux mondes
Si l’identification est un processus indispensable à l’enfant pour se développer
(Lion-Julin 2008), en situation migratoire les enfants tamouls sont contraints
psychologie - Coordina-
trice de l'équipe Métisco
du Centre Babel.
Email : adeline.sarot
@gmail.com
Marie Rose Moro est
professeure de psychia-
trie de l’enfant et de
l’adolescent, Université
Paris Descartes –
Sorbonne Paris Cité,
chef de service de la
Maison de Solenn –
Hôpital Cochin, directrice
de la revue transcultu-
relle L’autre, présidente
du centre Babel.
Email : marie-rose.moro
@aphp.fr
1 Jaffna est une ville au
nord du Sri Lanka où la
communauté tamoule du
pays est la plus importan-
te
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de vivre sur le clivage entre d’un côté une référence interne, et de l’autre les re-
présentants de la société d’accueil (Baubet & Moro 2009). Ceci va les
vulnérabiliser au cours de trois périodes clés correspondant aux moments de
séparation d’avec le monde familial et d’affiliation au monde extérieur (Moro
1994). Pour parvenir à se construire avec cette multiplicité en eux, ces enfants
vont recourir à un processus de métissage influencé par des facteurs de vulné-
rabilité et de protection tels que la transmission, l’enculturation ou l’acculturation
(Moro 2002).
Alors, le processus de séparation-individuation devient une grande source
de tensions dans la mesure où ses enjeux en sont exacerbés, mais s’avérera
nécessaire pour permettre la structuration de l’individu (Mahler 1977).
L’adolescence quant à elle, constitue une période durant laquelle se pose
de manière sensible la question des appartenances, du questionnement
identitaire, des remaniements psychiques (Bouche-Florin & al. 2007; Skandrani
2011). A cela s’ajoutent une sexualité naissante et le début des relations
amoureuses qui vont s’articuler sur un psychisme déjà nourri d’une première
relation d’amour avec les figures parentales (Lion-Julin 2008). Le paradoxe est
donc de bâtir une relation neuve mais où se réitèrent les besoins fondamentaux
d’amour, de protection, d’attachement et de reconnaissance (Jeammet 2012).
Dans l’hindouisme, l’entrée dans une nouvelle phase de la vie est considérée
comme étant une période dangereuse. Des rituels de protection et de purification
accompagnent donc chaque rite de passage d’une étape de la vie à une autre
(Combe 2010). Parmi ces étapes, il y a le mariage qui constitue pour la femme
une voie de salut (Astier 2007).
Mille et une formes d’alliance
Si hier tout était codé, institué, aujourd’hui en revanche, une vraie révolution
est advenue en termes d’union matrimoniale (Jeammet 2012). Les individus
sont «non-liés» (Eliacheff & Jeinich 2002:50). Désormais, l’amour unit essen-
tiellement deux êtres plutôt que deux familles (Neuburger 2014) et se fonde
sur le sentiment amoureux plutôt que sur le lien conjugal (Jeammet 2012).
Au XXIe siècle, le nombre total de mariage par an aurait baissé d’un tiers et
la demande en mariage succéderait à une vie commune des couples pour
85 % des cas (Mergnac & al. 2010). Par ailleurs, les liens du mariage auraient
désormais la propriété de se dénouer sans trop d’efforts (Neuburger 2014). En
fait, divers facteurs ont provoqué cette nécessité de changer: la maîtrise de la
fécondité, l’apparition des femmes sur le marché du travail, une perte des
croyances dans les valeurs traditionnelles, une diminution du pouvoir de la
religion ainsi qu’un succès de l’idéologie de l’autonomie (Neuburger 2014).
Pour autant, le mariage n’est pas mort (Abel 2005), il a une place nouvelle,
au milieu d’une société libre où le consentement intime et la passion amoureuse
priment. Ainsi, Matlin (2007) distingue dans le monde moderne deux types de
mariages: le mariage moderne fondé sur un aménagement des rôles traditionnels
de l’homme et de la femme et le mariage égalitaire fondé sur une relation
partagée et équitable. Girard (1967) note toutefois que malgré cette liberté
illusoire, une multitude de critères conscients et inconscients guident le choix
du conjoint. L’individu obéirait alors en s’unissant à toutes sortes de normes ac-
quises.
Contrairement à ces métamorphoses constatées dans le monde occidental,
chez les Tamouls, le rapport au mariage reste aujourd’hui encore immuable. Le
mariage fait d’ailleurs partie des seize samskaras ou rituels de passage in-
contournables dans l’hindouisme (Combe 2010) et représente l’événement le
plus important dans la vie d’un homme, et plus encore dans celle d’une femme
car il lui permet une reconnaissance sociale (Bénéï 1996). Marier son enfant
constitue un but essentiel de la vie des parents (Jain-Duhaut 2004) c’est
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pourquoi en milieu traditionnel, le mariage constitue un moment d’épreuve
pour toute la famille (Kakar 2007). Le contraste est net entre le mariage
d’amour qui a une mauvaise presse et réputé mal finir et le mariage traditionnel
arrangé, idéalisé par les familles (Jain-Duhaut 2004). Le mariage arrangé cor-
respond à une union scellée par les aînés, très ritualisée et se fonde sur les
accords passés entre les deux familles (Equer-Hamy 2012). Les pourparlers
prennent nécessairement en compte des thématiques essentielles d’endogamie
telles qu’une compatibilité entre la caste, la religion, la langue, le pays d’origine.
La réputation des familles est aussi discutée et la dot de la mariée négociée
(Deliège 2004). Ainsi, il est fréquent que des mariages intrafamiliaux aient lieu,
entre oncles et nièces ou entre cousins (Kakar 2007). Si l'alliance est arrangée
et tant ritualisée c'est pour permettre de protéger l'union du couple et ainsi la
descendance qui en naîtra.
Dans le mariage traditionnel, les deux partenaires maintiennent des rôles
de genre: la femme s’occupe de la maison et le mari est le chef de famille et
subvient financièrement aux besoins (Matlin 2007). Ce ménage et ce mariage
sont rarement perçus par les jeunes concernés comme imposé, il s’agit d’une
pratique intériorisée et acceptée (Kakar 2007).
Etude des alliances des jeunes femmes tamoules de la seconde géné-
ration: méthode et analyse des données
Dans un contexte si spécifique, la place de l’alliance nous interroge. Entre
identité individuelle et identité collective, entre respect de la tradition, loyauté
aux générations précédentes et affiliations, quel rapport entretenir vis-à-vis de
l’alliance quand on circule entre deux mondes d’appartenance?
L’étude qualitative des entretiens menés auprès de jeunes femmes tamoules
par la méthode complémentariste ayant pour ambition de n’exclure aucune ap-
proche mais de les coordonner (Moro & al.2004) et impliquant l’utilisation obli-
gatoire mais non simultanée d’un double regard, psychanalytique et anthropo-
logique, nous permet de penser les systèmes d’alliance en situation transculturelle
et de mettre en avant des facteurs communs.
Une vision traditionnelle mais une pratique transnationale de l’amour
Quand nous interrogeons nos participantes sur leurs alliances récentes ou
futures, elles cherchent à se positionner et sont traversées par des questionne-
ments identitaires: si elles se racontent françaises, elles entretiennent en effet
un rapport singulier à leur culture d’origine transmise par les parents et enrichie
par les voyages et ont intégré les valeurs culturelles de leurs parents. Toutes
ont grandi dans un environnement familial pratiquant la ségrégation des sexes
comme pour neutraliser les relations amoureuses. Dans ces conditions, les
jeunes femmes tamoules intègrent qu’être en couple avec un garçon est une
pratique non acceptée. Bien que tardivement, toutes ont cependant un copain
comme les jeunes filles d’ici et trouvent un compromis en instaurant un cadre
dans leur relation amoureuse qui est un défi balisé par des contraintes. Ainsi,
les relations amoureuses représentent des expériences nouvelles, marquées
par une connaissance très limitée de l’autre genre.
Des liaisons amoureuses secrètes et éprouvantes
Les parents constituent pour ces jeunes femmes un étayage important. Instance
surmoïque par excellence, c’est de peur de les décevoir ou d’affirmer des choix
auxquels ils n’ont pas pris part que nous apprenons qu’elles cachent pendant
longtemps (en moyenne 3 ans) leur relation amoureuse. Quand nous parlons
de parents, c’est surtout la figure maternelle qui est prédominante dans le
discours des jeunes femmes. La mère est idéalisée, c’est le modèle, l’interlocutrice
à laquelle les participantes s’identifient. Pourtant, ces mères donnent l’impression
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de vivre difficilement l’autonomie, l’indépendance et la sexualité des jeunes
filles. Aucune des participantes n’a été préparée à ce voyage amoureux, à cette
rencontre avec l’autre. La parole semble ne pas circuler à ce sujet. Il s’agit
d’une expérience que les jeunes femmes découvrent seules et ce depuis la pu-
berté.
Cette expérience de couple s’avère donc éprouvante pour ces jeunes
femmes dont le désir est de la partager avec la famille. Par-dessus-tout
l’annonce, ce moment où les désirs intimes se confrontent à ceux des parents,
est terriblement anxiogène et nécessite la mise en place de stratégies pour
faire accepter la relation: les jeunes femmes affirment attendre de finir leurs
études ou de trouver un jeune homme qui répondra aux attentes de leurs
parents pour ne pas être confrontées à un refus de leur part. Un terrain
d’entente avec les parents s’avère alors primordial avant de passer à l’étape
suivante.
Des liens du mariage négociés et réinventés
Naturellement dans ces relations amoureuses, le mariage a une place fonda-
mentale. Il est investi comme un rite de passage après lequel les jeunes
femmes consommeront leur relation. C’est lui qui manifestement structure la
relation.
Ces couples que forment ces jeunes femmes et ces jeunes hommes
semblent à première vue ne ressembler en rien à ceux de la génération
précédente: le mariage arrangé est vécu comme restrictif «on n’aime pas, on
ne choisit pas» et certaines traditions sont mises de côté en faveur d’une plus
grande liberté du lien amoureux.
Cependant, les jeunes femmes tamoules nous surprennent par leurs choix:
manifestement, il persiste un haut degré d’homogamie sociale et culturelle
entre les conjoints tamouls. Nous avons le sentiment que les jeunes femmes
arrangent leurs propres mariages, peut-être pour qu’il y en ait une meilleure ac-
ceptation. Serait-ce là une nouvelle forme d’alliance? Des mariages d’amour
arrangés?
Retrouver un homme de la même caste, de la même religion, de la même
communauté et partageant un contexte de vie transculturel (ils sont français),
c’est aussi se définir comme appartenant à une caste, une religion, une com-
munauté et se définir par rapport à des affiliations. Alors chercher un conjoint,
c’est comme permettre à la jeune femme tamoule une exploration de soi, se
poser des questions sur son identité et sa propre valeur.
De ce fait, le choix du partenaire ne semble pas quelconque mais hautement
tributaire de l’histoire des jeunes femmes entre ici et ailleurs.
Etude de cas - Parvati, un mariage négocié et inédit
Nous proposons ici une vignette clinique, notre rencontre avec Parvati. Son cas
reflète les processus observés chez l’ensemble des participantes.
Afin de respecter la confidentialité des entretiens, les données ont été anony-
misées.
Nous rencontrons Parvati à deux reprises, au sein de sa faculté de médecine.
C’est une jeune femme d’une trentaine d’années, née en France de parents Sri
Lankais tamouls. Si elle se définit de prime abord comme étant Franco-Sri
Lankaise, elle oscille entre plusieurs positionnements au point de dire à la fin
«je suis ni Sri Lankaise, ni Françaiseen fait » comme pour signifier cette
impossibilité à choisir entre ses deux mondes d’appartenance.
Les parents de Parvati ont fait un mariage traditionnel au pays, comme la
plupart des gens de sa famille. «Sur dix personnes, huit ont fait un mariage
arrangé dans la génération de mes parents». Les deux personnes ayant fait un
mariage d’amour sont les exceptions de la famille, ceux qui n’ont pas respecté
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les règles, ceux qui sont vus comme étant différents. Parvati n’est pas «trop
pour» le mariage arrangé: elle dit que c’est un mariage où on ne connaît pas la
personne, même si actuellement on laisserait selon elle, plus de liberté aux
deux jeunes gens avant de sceller l’union. Pour autant, elle n’est pas contre
«non plus». Elle admet que si elle n’avait pas trouvé par elle-même, cela aurait
pu être un «plan B». Mais elle en rit, car maintenant cette question ne la
concerne pas.
En effet, Parvati a un «copain» depuis maintenant cinq ans. Elle a rencontré
Suthan à l’occasion de fêtes familiales, il est le fils de cousins éloignés de ses
parents. Même si elle ne cherchait pas un profil d’homme particulier Suthan
était tamoul comme elle, né en France comme elle, Sri Lankais comme elle,
hindouiste comme elle, et appartenait en plus à la même caste. Il est aujourd’hui
avocat. Les jeunes gens ont eu un «coup de cœur» respectif.
Si Parvati et Suthan ne se voyaient que très peu, ils ont tissé un lien fort à
travers les coups de fils et les réseaux sociaux. Ils ne voulaient prendre le
risque de se voir souvent.
Parvati n’a jamais eu de copain auparavant. Les garçons n’étaient pas
tolérés à la maison. Malgré sa grande complicité avec sa mère, il n’était jamais
question de parler d’amour et de sexualité. La jeune femme se souvient de sa
surprise et son désarroi lorsqu’elle a eu ses premières règles «ça m’a choquée,
elle l’a vécu pourtant!».
Ainsi, Parvati a pendant longtemps caché sa relation à ses parents. Elle
était persuadée que «ça ne passerait pas» car non seulement, elle était trop
jeune, à 20 ans, mais aussi parce qu’elle étudiait la médecine, orientation vers
laquelle les parents fondent beaucoup leurs espoirs. Alors, «ils penseraient
que j’aurais arrêté mes études pour aller avec Suthan».
Parvati a attendu un «certain temps» avant d’embrasser son compagnon
mais elle s’est toujours dit qu’elle donnerait sa virginité à la personne avec
laquelle elle se marierait. Pour elle, il était sûr que Suthan «était le bon»: c’est
lui, ce copain unique avec lequel elle se marierait, elle en était certaine.
C’est avec cette conviction que Parvati parla de Suthan à sa mère au bout
de quatre ans de relation. L’annonce fut une étape éprouvante et anxiogène.
Elle a attendu d’avoir passé ses concours et de trouver un moment favorable
afin que tout se passe au mieux. En effet, elle dit que c’était la première fois
qu’elle abordait quelque chose d’aussi important avec ses parents. A son grand
étonnement, sa mère a assez bien réagi, lui posant beaucoup de questions sur
l’identité du jeune homme.
Un an plus tard, Parvati et Suthan se marièrent. Il y eut deux temps dans la
cérémoniedont la date fut fixée un jour propice selon les astres et selon les
désirs des parents. Le matin, le mariage civil eut lieu à la mairie. Parvati était
vêtue d’une robe blanche que sa grand-tante lui avait offerte. L’échange des al-
liances eut lieu à une heure spécifique. Puis l’après-midi, il y eut le mariage
religieux. Parvati et Suthan ne voulaient pas que la cérémonie religieuse soit
«ennuyante». Alors ils l’ont arrangée à leur manière. Certaines pratiques tradi-
tionnelles furent mises de côté: ainsi, point de prêtre, aucune dot, et pas de
menu végétarien en ce jour sacré. Vêtus d’habits traditionnels, tous deux ont
fait leur apparition au sein de la salle de mariage. Ce jour-là, Suthan mit le thali
autour du cou de son épouse, ce collier en or qui symbolise et scella leur union.
Discussion, limites et perspectives
L’objectif de cette étude exploratoire était de comprendre quelles étaient les
stratégies d’alliance des jeunes femmes Tamoules en France. En situation
transculturelle, l’alliance est intimement liée à la question identitaire à travers
un positionnement entre filiation et affiliations. Les jeunes femmes tamoules
que nous avons rencontrées nous font découvrir des stratégies d’alliance à la
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croisée entre l’ici et l’ailleurs, entre tradition et modernité, entre loyauté aux gé-
nérations précédentes et leurs affiliations françaises. Toutefois, ces stratégies
d’alliance ne vont pas de soi car elles sont sources d’angoisses, de fragilités,
de conflits, de questionnements et nécessitent une grande élaboration pour
parvenir à faire ce travail de lien entre ces deux mondes.
Notre recherche princeps s’est volontairement située dans une approche
socio-anthropologique. Il nous importait d'explorer dans un premier temps les
stratégies d'alliance au niveau social en termes d’adaptation entre ces deux
cultures afin d’approfondir par la suite notre réflexion. Ainsi, l’étude de ces
stratégies d’alliance nous mènent à croire qu’elles semblent être le reflet de la
construction identitaire de ces jeunes femmes: métissées et créatives. Il serait
pertinent donc de poursuivre à l’avenir cette étude sous l’angle de l’intrapsychique
en explorant les processus psychiques à l’œuvre dans un tel contexte. !
"Bibliographie
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"Webographie
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Lois de Manu– Texte en vers de la tradition hindoue et du dharma http://www.
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Equer-Haly, C. Mariages arrangés. Paris : L'harmattan, 2012.
Jain-Duhaut, N. Les mariés de l'Inde. Arte : La vie est belle, 2014.
"Résumé
Les noces de Parvati. Stratégies d’alliance des jeunes femmes tamoules Sri
Lankaises en France
Portons notre intérêt au mariage, rite instituant l’entrée à l’âge adulte. Les enfants de
migrants tamouls circulent entre des représentations multiples. Du mariage d’amour au
mariage arrangé, du mariage traditionnel au mariage moderne, du mariage homogame
au mariage mixte, du mariage obligatoire au mariage accessoire… Quelles stratégies
d’alliance vont-ils mettre en place pour se structurer tout en articulant les différents
mondes auxquels ils appartiennent ? L’analyse qualitative par la méthode complémentariste
d’entretiens menés auprès de jeunes femmes franco-tamoules montre que les choix
matrimoniaux sont respectueux de chacun des mondes d’appartenance en étant
créatifs et métissés. Ainsi, les stratégies d’alliance reposent sur un subtil métissage
entre filiation et affiliations.
Mots-clés: mariage, enfant de migrant, tradition, filiation, affiliation, culture d’origine,
hindouisme, Tamoul, Sri Lanka, France.
"Abstract
Parvati’s wedding. Sri Lankan Tamil Young women’s alliance strategies in
France
Let’s focus on marriage, rite establishing entrance into adulthood. Tamil migrants’
children move along multiple representations. From love marriage to arranged one, from
traditional marriage to modern one, from homogamous marriage to mixed one, from
required marriage to optional one… What alliance strategies will they manifest in order
to articulate the different worlds to which they belong? Qualitative analysis by comple-
mentarist method of the interviews made with young women shows that Franco-Tamil
matrimonial choices are respectful of each world of belonging, by being creative and
crossbred. Thus, alliance strategies seem to be based on a subtle blend between
filiation and affiliations.
Key-words: marriage, tradition, filiation, affiliation, Tamil, Sri Lanka, France.
"Resumen
Las nupcias de Parvati. Estrategias de alianza de jóvenes mujeres tamiles de
Sri Lanka en Francia
Nuestro interés se enfoca en el matrimonio como ritual que instituye la entrada en la
adultez. Los hijos de migrantes tamiles circulan en medio de múltiples
representaciones. Desde el matrimonio por amor hasta el matrimonio concertado,
desde el matrimonio tradicional al moderno, del homógamo al mixto, del obligatorio al
accesorio. Qué estrategias de alianza pondrán estas jóvenes en práctica para
estructurarse, articulando, al mismo tiempo, los diferentes mundos a los que
pertenecen? El análisis cuantitativo por medio del método complementarista de
entrevistas llevadas a cabo con estas jóvenes franco-tamiles muestra que las
elecciones de matrimonio son respetuosas de cada mundo, siendo creativas y
mestizas. De esta manera, las estrategias de alianza reposan sobre un mestizaje sutil
entre filiación y afiliaciones.
Palabras claves: Matrimonio, hijo de migrante, tradición, filiación, afiliación, cultura de
origen, hinduismo, Tamil, Sri Lanka, Francia.
"Crédit
photographique :
P. 19 © Shiva Parvati
Navarathri Golu Doll,
Vinayaka Nagar, Chennai,
Tamil Nadu, 2014. CC BY