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78 IVIE9UOTIDIE|{I\E
Laissez les enfants
er sur
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I
P¿r Catherine Thevenot eú Justine Dupont'Boime,
< Pas avec les doigts ! > dit la maîtresse. Pourtant,
des recherches récentes montrent que cette pratique
conduit plus tard à de meilleures performances
en mathématiques.
n 1964, une petite fille de
11 ans, née sans avant-bras, dit pouvoir compter
sur ses doigts comme s'ils étaient là. Pendant
ses premières années de scolarité, elle place ses
mains imaginaires sur la table et compte sur ses
doigts tendus un à un, tout comme les autres
enfants. Comment ne pas voir dans cet exemple
un signe du lien profond qui unit les doigts et les
nombres ? Et un indice de I'intérêt qu'il y aurait,
pour les enfants, à utiliser ses doigts pour réussir
des calculs simples durant les premiers
apprentissages ?
Cette petite fille née sans mains disait perce-
voir mentalement ses doigts de façon très précise.
Cette aptitude à ressentir une partie de son corps
s'appelle ( gnosie ". Et lorsqu'il s'agit des doigts
en particulier, on parle de gnosie digitale. Une
capacité qui peut varier selon les individus et qui
semble, fait étonnant, liée aux performances
mathématiques. En effet, dès 1998, des
EN BREF
C Oue faire quand un
enfant s'aide de ses
doigts pour compter?
I C'est probablement
qu'il est intelligent ! Les
plus malins ont le réflexe
de le faire et cela semble
correspondre au fonction-
nement du cerveau.
I Mieux encore: les
enfants ayant une bonne
représentation mentale de
leurs doigts deviennent
meilleurs en maths.
I Des méthodes
pourraient aider à < bien >
compter sur les doigts.
chercheurs ont demandé à de jeunes enfants de
5 à 6 ans de placer leurs mains derrière un cache,
bras tendus et paumes sur la table de manière à
ne plus voir leurs doigts. Les chercheurs tou-
chaient délicatement un ou deux doigts des
enfants qui, ttne fois le cache retiré, devaient
désigner quels doigts avaient été touchés. C'était
une façon de mesurer la finesse de Ia perception
que les enfants ont de leurs doigts, la fameuse
gnosie digitale. Eh bien, les enfants réalisant les
meilleures performances à cette tâche avaient
aussi les meilleurs résultats en mathématiques,
un an et trois ans plus tard...
LES AVANTAGES DE LA GNOSIE DIGITALE
De ces résultats intrigants, peut-on conclure
qu'une meilleure sensibilité des doigts permet le
développement de capacités mathématiques
supérieures ? Actuellement, I'une des hypothèses
les plus solides est que la gnosie digitale favorise o.'
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N'92 - Octobre 2ol7
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Spontanément, certâins enfsnts s'aident
de leurs doigts pour apprendre à compte¡
à additionner,., Jusqu'à un certain âge,
cette pratique devrait être encouragée.
Elle disparaîtra ensu¡te naturellement.
Ccrvclu
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N'92 - Octobre 2017
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"oifl le comptage sur les doigts, qui à son tour amé-
liore I'apprentissage des opérations mathéma-
tiques de base. Les enfants ayant de meilleures
gnosies digitales pourraient mieux se représenter
les quantités sur leurs doigts car ils pourraient
plus facilement associer un nombre avec une
configuration digitale particulière. Par exemple,
associer le nombre 3 aux trois doigts levés. Selon
cette hypothèse, un enfant qui ressentirait mal
ses doigts les utiliserait peu pour compter et par
conséquent pourrait présenter des difficultés en
mathématiques. C'est le cas de nombreux enfants
hémiplégiques qui éprouvent des difficultés dans
certains domaines numériques, vraisemblable-
ment en raison de leurs difficultés à utiliser I'une
de leurs mains et de leur déficit de gnosie digi-
tale. Et on peut aussi s'attendre (malheureuse-
ment, on ne dispose pas de données à cet égard)
à ce que la petite fille dépourvue de bras, bien
qu'essayant de se représenter les nombres sur ses
doigts imaginaires, n'obtienne pas d'aussi bons
résultats en comptage que ses camarades équipés
de mains.
Si lbn tient compte de ces observations, il fau-
drait encourager les enfants à utiliser leurs doigts
à l'école. Mais en classe, c'est souvent le contraire
qui se passe... De nos jours, le comptage sur les
doigts n'est pas toujours socialement valorisé et
son usage est même parfois considéré comme
caractéristique des mauvais élèves. Ces enfants
sont quelquefois vus comme de piètres appre-
nants qui ne connaissent pas encore parfaitement
le résultat des additions par cæur. Nos observa-
tions vont bien dans ce sens puisqu'il n'est pas
rare que les enfants de nos études cachent leurs
doigts sous la table ou demandent de manière
embarrassée l'autorisation de s'en servir.
LES PLUS MALINS LE FONT SPONTANÉMENT
Alors, que dire aux parents et aux ensei-
gnants ? Tout d'abord, que compter sur les doigts
ne rend pas benêt ! C'est même le contraire : dans
une de nos études récentes, nous avons montré
que ce sont les enfants les plus intelligents (au
sens de tests cognitifs classiques) qui mettent en
place, le plus précocement, la stratégie de comp-
tage sur les doigts pour résoudre des additions
simples, Dans une expérience de laboratoire,
nous avons étudié en caméra cachée le compor-
tement dejeunes enfants âgés de 5 à 6 ans dans
des tâches d'additions simples. Des additions de
nombres en chiffres arabes posées en colonne
étaient inscrites sur de petits panneaux placés
devant I'enfant sur une table. Pour résoudre les
problèmes, chaque enfant devait sélectionner la
réponse parmi un ensemble d'autocollants
LAISSEZ LES ENFANTS COMPTER SUR LEURS DOIGTS
représentant des nombres. Cette procédure était
utilisée afin de donner la possibilité à I'enfant
d'utiliser aisément ses doigts pour compter sans
être gêné par le maintien d'un stylo. Pour éviter
que I'enfant s'interdise de compter sur ses doigts
à cause de la pression sociale (justement, I'habi
tude de s'entendre dire à l'école : " pas avec les
doigts | ,), I'expérimentateur se tenait largement
à distance afin de lui donner I'illusion d'être seul.
Le comportement des enfants était alors enregis-
tré grâce à une caméra discrète placée dans un
stylo devant eux. Par ailleurs, un petit test nous
permettait d'évaluer le niveau intellectuel des
jeunes participants. Eh bien, contrairement à ce
que le sens commun aurait pu laisser pense¡ nos
résultats montrent que compter sur ses doigts en
début d'apprentissage n'est pas réservé aux
enfants en difficultés mais qu'au contraire, ce
sont bien les plus malins des jeunes élèves qui
recourent à cette stratégie.
Évidemment, il s'agit progressivement d'aban-
donner le comptage sur les doigts pour manipuler
les nombres de manière plus abstraite, notam-
ment dans les multiplications. Mais l'enfant passe
alors à un autre type de manipulation des
nombres qui ne fait plus appel au comptage mais
à I'application de procédures automatiques : le
fait de réaliser des multiplications s'appuie prin-
cipalement sur Ie rappel d'informations apprises
par cæur - les tables de multiplication. Il est donc
Peu valorisé socialement,
Ie comptage sur les doigts
est parfois même considéré
comme caractéristique des
mauvais élèves. Ouelle erreur !
probable que les enfants les plus intelligents,
après avoir recouru plus volontiers à la stratégie
du comptage sur les doigts, I'abandonnent égale-
ment plus rapidement. Il y aurait donc une
" fenêtre temporelle ) pour comPter sur ses
doigts, aux alentours de 6 ans. À I'appui de cette
notion, des expériences ont montré que les
enfants de 6 ans et demi qui utilisent leurs doigts
lors de calculs mentaux sont plus performants
que ceux qui ne les utilisent pas, mais que, au
Ccrvqu
<Yl\vch¡r
llio!tnapltic
Catherine Thevenot
@
P rofesse u re ù l' I n stilu I
de psychologie
de I'uníttersité
de Lausa.nne.
Justine Dupont-Boime
@
Docktran.te s0us Ia
direction de Catherine
Thevenot,
au d.éparlemenl
de psychologie de
I'un i¡tersité de G enève.
N'92 - Octobrê 2017
t8l
PETIT MANUEL DU COMPTAGE SUR LES DOIGTS
f,lotre laboratoire travaille à la mise au point d'un programme
I ld'apprentissage de comptage sur les doigts, pour les enfants
qui ne le font pas d'eux-mêmes. Parmi les règles à utiliser, I'enfant
devrait d'abord apprendre à représenter une quantité sur ses doigts
afin d'automatiser petit à petit cette représentation de la quantité.
Avec la pratique, il reconnaîtrait ainsi - sans même avoir à compter -
que pouce, index et majeur levés représentent le nombre 3 /o/.
ll faudrait ensuite lui apprendre à résoudre une addition en représentant
sur ses doigts les deux nombres à additionner (3+5 se résoudrait en
représentant 3 sur une main et 5 sur I'autre), puis en recomptant le tout
a) Automatiser la représentation
/b/. Dans une étape suivante, l'enfant peut garder le 3 dans sa tête
et représenter seulement le 5 physiquement, avant de recompter le tout.
ll pouna ainsi partir directement de 3 < mentalement ) pour ajouter 5 sur
ses doigts, en disant < 3 ), pu¡s en comptant sur les 5 doigts d'une de ses
mains, < 4, 5, 0, Z g > /c/. Enfin, l'enseignant pourrait Iui faire comprendre
que moins on fait de pas en comptant, plus on va vite et moins on fait
d'erreurs, donc lui apprendre à partir du plus grand des deux nombres,
à se le représenter mentalement et à ajouter le plus petit sur ses doigts. ll
dirait alors < 5 >, puis, en comptant sur les trois doigts de sa main:
K6,7,8> (d).
c) Mentalíser en partíe
b) Représenter et additionner
+
,,3r, +
665r' +
8
8
633rt I
I
d)Optimiser
I
contraire, à l'âge de 8 ans et demi, ceux qui uti-
lisent le plus leurs doigts sont aussi ceux qui sont
le moins performants dans les tâches de calcul.
QUAND LES NOMBRES ET LES DOIGTS
SE TOUCHENT DANS LE CERVEAU
Il est donc temps de réhabiliter le comptage
sur les doigts, ce que nous murmure aussi d'une
certaine façon l'anatomie cérébrale. Il existe en
effet des liens neuroanatomiques entre les doigts
et les nombres. Notamment, certaines zones du
cerveau spécialisées dans la perception des
doigts et les nombres se chevauchent, Ainsi, le
lobe pariétal et le gyrus précentral gauche sont
activés aussi bien lors d'activités numériques que
dans les gnosies digitales. Une étude montre
même que I'on peut perturber à la fois la percep-
tion des doigts et la capacité à comparer plusieurs
nombres en neutralisant temporairement I'acti-
vité du gyrus angulaire gauche à I'aide d'ondes
magnétiques traversant la paroi du crâne et
interférant avec le fonctionnement des neurones.
Tout cela pourrait aussi expliquer pourquoi,
avant même I'existence de systèmes de numéra-
tion, les hommes ont compté avec leurs doigts.
Bihlìogntphìc
C. Thevenot et o/.,
Numerical abilities in
children with conge-
nital hemiplegia, Deu.
I'leuropsychologt,
vol 39, pp. 88-100, 2014.
S. Dehaene et o/., Three
parietal cilcuits for
number processing,
Co gni tiv e N europ gt c ho -
logy, vol. l, pp. 487-506,
2003.
M. Fayol et o/.,
Predicting arithmeti-
cal achievement from
neuropsychological
performance, Cognition,
vol. 68, pp. 63-70,1998.
K. Poeck, Phantoms
following amputation
in early childhood and
in congenital absence of
limbs, Corlex, vol. l,
pp.269-275,t964,
C'est d'ailleurs des dix doigts de la main que pro-
vient la base 10 que nous utilisons aujourd'hui.
Et il y a de cela 400 ans, en Europe occidentale,
le comptage sur les doigts était d'un usage si
répandu qu'un manuel d'arithmétique n'était jugé
complet que s'il contenait des explications détail-
lées sur cette manière de compter. En fait, la
manière de se servir de ses doigts pour exécuter
des opérations simples faisait partie du bagage
de l'homme instruit. Quatre siècles plus tard, les
expériences menées en laboratoire (notamment
les travaux que nous menons) viennent préciser
ces notions en établissant qu'au tout début des
apprentissages numériques, le comptage sur les
doigts est une stratégie efficace qui mériterait
probablement d'être encouragée à l'école. Pour
nous en assurer, nos prochaines recherches vise-
ront à mettre en place un programme d'appren-
tissage explicite de comptage sur les doigts chez
les enfants qui ne l'utilisent pas spontanément
(voir I'encadré ci-dessus). Nous espérons ainsi
pouvoir aider les enfants dans leurs apprentis-
sages mathématiques afin de favoriser leur réus-
site scolaire et leur insertion dans un univers de
plus en plus numérique, O
Ccrvsu
ð{kuho
N" 92 - Oclobrô 20t7