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Défis et enjeux de la recherche partenariale
pour les jeunes chercheurEs
Novembre 2016
Université du Québec à Montréal
28
LA RECHERCHE-INTERVENTION EN PARTENARIAT AVEC
LES AGENCES GOUVERNEMENTAILES : LE CAS DE LA
RÉINTÉGRATION DES PERSONNES EX-COMBATTANTES EN
COLOMBIE
Priscyll Anctil Avoine
Étudiante au doctorat en science politique et études féministes
Université du Québec à Montréal
1. Introduction
1
Au moment où j’écris ces lignes, la situation politique de la Colombie est
hautement médiatisée : le 24 novembre 2016, le gouvernement national de Juan Manuel
Santos a signé un accord de paix historique avec la plus vieille guérilla au monde, les
Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple
2
(Farc-ep) après 6
décennies de conflit armé ayant fait plus de 220 000 morts (CNMH, 2013). Au cœur des
débats actuels sur la construction de paix en Colombie se trouve la réintégration
3
des
personnes ex-combattantes. En effet, les défis sont nombreux quant à la mise en place
d’une justice transitionnelle permettant de passer du conflit armé interne à l’état de
relative paix sociale. Aux problèmes reliés à la marginalisation sociale, la précarité socio-
économique, s’ajoute un des plus importants obstacles à la réintégration, soit la
perpétuation du conflit armé entre divers groupes
4
.
Dans ce panorama politique complexe et hautement instrumentalisé par les médias
5
,
la nécessité de recherche scientifique sur la question de la réintégration devient urgente.
Plus encore, les milieux scientifiques ne peuvent pas prétendre, dans le contexte
colombien du moins, s’isoler de l’action et de l’intervention, étant donné que la
déconnexion entre les décisions prises à La Havane, la population civile et les milieux
universitaires a fait l’objet de plusieurs critiques lors du déroulement de la campagne du
1
Je tiens à remercier les participant-e-s du colloque qui, grâce à leurs commentaires et rétroaction m’ont
permis d’enrichir ce texte.
2
Traduction de l’espagnol : Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo.
3
Selon Barraza et Caicedo, la réintégration s’effectue en deux temps, soit la réinsertion et la réintégration à
proprement parler. Ainsi, la réinsertion fait souvent référence à la période d’assistance du gouvernement
pour la transition à la vie civile. La réintégration est plutôt liée aux enjeux relatifs à la vie sociale avec
toutes ses dimensions (2007, 20-21). L’Agence colombienne pour la réintégration (ACR) parle
généralement de réintégration.
4
En effet, l’accord signé en novembre 2016 concerne uniquement les Farc-ep, c’est-à-dire qu’il ne met pas
fin au conflit armé en soi. Par exemple, plusieurs groupes paramilitaires se sont réarmés pour former les
bandes criminelles ou d’autres groupes paramilitaires. De la même manière, les nombreux liens de ces
groupes avec l’industrie minière illégale et le trafic de drogues sont toujours présents (Verdad Abierta,
2012).
5
La campagne médiatique pour le plébiscite sur la paix (2 octobre 2016) a effectivement été
instrumentalisée par les parties politiques, ce qui a contribué à polariser l’opinion publique et dilater les
débats.
29
plébiscite pour la paix (Ospina, 2016). De ce fait, il existe une grande nécessité
d’élaborer des cadres de recherche moins traditionnels et plus axés sur les retombées dans
les communautés accueillant les personnes en processus de réintégration (PPR). La
recherche partenariale entre les agences gouvernementales responsables de la
réintégration – comme le Centre national de mémoire historique (CNMH) et l’Agence
colombienne pour la réintégration (ACR)
6
– et les milieux universitaires est donc
essentielle à la réintégration des ex-combattant-es dans le but d’éviter les erreurs passées
qui ont marqué le processus de démobilisation des paramilitaires au début des années
2000 (ICG, 2014).
Dans cet article, je propose donc de réfléchir, à partir de mes expériences de
recherche en Colombie, sur les possibilités et les défis que pose la recherche-intervention
dans ce pays en ce qui concerne le processus de Désarmement, Démobilisation et
Réintégration (DDR). Je considère que ces expériences – vécues en tant que chercheure
universitaire, mais aussi en tant que femme – peuvent apporter des réflexions initiales sur
les complexités qui surgissent en recherche dans un contexte comme celui de la
Colombie, où la violence est largement normalisée (CNMH, 2013). L’objectif est donc de
réfléchir sur l’interaction entre les chercheur-e-s universitaires et les organismes
gouvernementaux (OG) et non-gouvernementaux (ONG) travaillant dans le domaine de
la justice transitionnelle et, plus particulièrement, au regard de la réintégration d’ex-
combattant-e-s à la vie civile dans le but de délimiter les avantages, défis et enjeux
soulevés par ce type de partenariat. Mon but ultime est donc de poser un regard critique
sur les (possibles) liens entre la recherche universitaire et l’intervention sociale dans les
processus de DDR. Du point de vue de la méthodologie, je m’appuie sur une revue de la
littérature concernant la réintégration et de la recherche-intervention en plus d’utiliser
mes observations personnelles basées sur des projets de recherche antérieurs menés en
collaboration entre des OG, ONG
7
et universités dans le département de Santander
8
en
Colombie. Je présenterai brièvement la recherche-intervention en Colombie ainsi que le
panorama institutionnel et politique dans lequel s’inscrivent les recherches actuelles sur
le DDR dans ce pays. Puis, j’aborderai les défis et possibilités qu’offre la recherche-
intervention pour la démobilisation d’ex-combattant-e-s dans les deux dernières parties.
2. La recherche-intervention en Colombie
La recherche-intervention en Colombie est en pleine expansion, bien qu’en ce
moment elle soit encore à un stade de consolidation épistémologique et méthodologique.
Elle a été d’abord pensée à partir des cadres du domaine de l’éducation, dans la
mouvance de Paulo Freire en Amérique latine (1969; 2009) et, plus particulièrement en
6
Traduction de l’espagnol : Centro nacional de memoria histórica et Agencia colombiana para la
reintegración.
7
Pour ce qui est des ONG, la plupart des références de ce texte se concentre sur mon travail avec la
Corporación Descontamina, une ONG qui se dédie à la construction de la paix et l’action nonviolente.
Pour de plus amples informations, voir : https://descontamina.org/.
8
Santander est un département de la Colombie situé au nord-ouest du pays, tout près de la frontière avec le
Venezuela. Il se pose comme terre d’accueil des personnes ex-combattantes, surtout du fait que sa
principale ville, Bucaramanga, n’a pas été exposée directement au conflit armé.
30
Colombie, en relation avec les écrits de l’activiste politique Orlando Fals Borda (1985).
Ce courant de pensée, qui plus tard donnera naissance à la Recherche-Action-
Participation
9
de Fals Borda, est né dans les années 1970 dans le contexte latino-
américain à partir de cet héritage qui mélange la théologie de la libération, l’éducation
populaire et la philosophie de la libération (Ortiz et Borjas, 2008, p. 617). Ce moment
d’effervescence donne lieu à une vision nouvelle de la recherche pour la Colombie qui,
bien qu’elle s’instaure lentement, a marqué les sciences sociales en générale et, pour le
cas qui nous intéresse, le travail social et la praxis éducative.
L’héritage de Fals Borda sur les sciences sociales, en particulier sur l’intervention
et son intersection avec la recherche, se situe donc dans l’action. L’action n’est pas
seulement une finalité de la recherche, mais elle est aussi une forme d’intervention
sociale en elle-même (Colmenares E., 2012, p. 109). Suivant cette logique, l’action n’est
pas extérieure à la production de la connaissance, mais bien un prérequis pour cette
dernière afin de transformer les réalités sociales (Leal, 2009, 27). C’est aussi pour cette
raison qu’en Colombie, c’est la discipline du travail social qui a été à l’avant-garde de la
mise en application la recherche-intervention : d’une part, en raison de la nature de ses
champs de recherche et, d’autre part, grâce à ses liens constants avec les organisations
non-gouvernementales qui ont fait des apports importants en la matière (Obando-Salazar,
2006).
La recherche-intervention pose donc la question de l’action politique et de
« l’intervention consciente », c’est-à-dire une recherche qui ne se contente pas
uniquement de répondre à des questions, mais qui s’insère dans les processus sociaux et
qui cherche à influencer les problématiques sociales dans une direction concrète (Leal,
2009, 29-30). L’université devient un lieu intéressant pour fomenter ce type de projet,
mais surtout, ses limitations institutionnelles la poussent à devoir trouver des partenaires
non-scientifiques afin de développer ses capacités d’intervention.
Actuellement en Colombie, il est possible d’affirmer que la recherche-intervention
est toujours en consolidation étant donné la précarité économique de la majorité des
groupes de recherche en sciences sociales, la plupart du financement étant octroyé aux
domaines reliés aux sciences naturelles pour favoriser l’innovation technologique. De
cette manière, l’entité responsable de la science et de la technologie, Colciencias, appuie
beaucoup plus de projets partenariaux avec les entreprises privées qui évoluent dans ces
domaines, ce qui lui a valu plusieurs critiques d’instrumentalisation des sciences sociales
(Uribe et Restrepo, 2015). Le financement est temporaire, sporadique et n’appuie pas des
processus d’intervention sociale sur le long terme.
Cependant, il existe une volonté claire de répondre aux impératifs de
transformation sociale qui nécessite de la recherche-intervention dans le contexte actuel
des dialogues de paix. Ainsi, selon la perspective colombienne sur la recherche-
intervention, le but ultime est de favoriser l’organisation dans les communautés, leur
participation à différents processus sociaux, politiques et culturels, mais aussi de
permettre une prise de conscience autant du chercheur-e que des membres de ces
9
En espagnol, Investigación-Acción-Participación ou IAP.
31
communautés. La recherche-intervention est donc conçue avec un certain degré
d’implication émotive et politique des chercheur-e-s, dans un contexte de violence armée
qui complexifie nettement les frontières entre la recherche et l’action sociale.
3. Contextes politique et institutionnel
Le contexte actuel en Colombie est très complexe, autant du point de vue politique
qu’institutionnel, c’est-à-dire en regard de toutes les institutions de l’appareil étatique,
mais aussi les universités, agences internationales et ONG qui évoluent en territoire
colombien. Ce contexte particulier représente à la fois un défi de taille pour la recherche-
intervention qui s’applique aux conflits armés, mais aussi une possibilité d’ouvrir des
champs d’analyse jusque-là inexplorés. Cette section fait un bref portrait contextuel pour
permettre l’étude subséquente des opportunités et défis de la recherche-intervention.
La Colombie, avec la signature des accords de paix le 24 novembre 2016 (RPP
Noticias, 2016), ouvre la voie à son quatrième processus de démobilisation de
combattants qui ont appartenu à des groupes armés illégaux de guérilla ou paramilitaires.
La vie politique a donc été marquée par trois autres processus soit : (1) dans les années
1990, la démobilisation du Movimiento 19 de Abril (M-19), un groupe de guérilla de
gauche; (2) à partir de 2005, les démobilisations collectives des groupes paramilitaires
qui est le processus le plus connu internationalement; (3) les démobilisations
individuelles de combattant-e-s depuis 1994 qui choisissent volontairement de quitter le
groupe armé ou qui sont capturé-e-s par les forces publiques (Serrano Murcia, 2013, 71-
74). Donc, la Colombie vit avec ce que nous pourrions appeler « deux systèmes de
justice », soit la justice ordinaire (pénale) et la justice transitionnelle, une forme de justice
considérée uniquement dans le cadre du passage d’un conflit armé vers un retour à la
paix. En ce sens, elle implique une justice réparatrice (pour les victimes de la violence) et
des peines allégées (pour les victimaires) en échange de la mise en place de commissions
de vérité sur les faits violents. En ce sens, la justice transitionnelle a trois piliers
principaux en Colombie : droit à la vérité, réparation et garanties de non-répétition (ICTJ,
2016). Cette justice transitionnelle varie d’un processus de démobilisation à un autre.
Dans le cas de la démobilisation qui a touché les paramilitaires, celle-ci s’est déroulée
avec la création de plusieurs lois, dont la 975 de 2005 ou la Loi de Justice et Paix (PGN,
2007). Tandis que ce processus et cette loi ont reçu plusieurs critiques, il est important
d’ajouter que le contexte institutionnel actuel est marqué par les échecs des politiques de
DDR et par la lenteur bureaucratique pour traiter les cas. Il est donc évident que le
processus de démobilisation des Farc-ep soulève des questionnements quant à la capacité
institutionnelle. La politique de DDR de l’accord signé en novembre 2016 prévoit
effectivement beaucoup de mesures difficiles à atteindre dont le désarmement en six mois
par les biais de zones de concentration, la mise en place de moyens pour combattre la
résurgence du paramilitarisme, une justice spéciale pour la construction de la paix avec
des peines restrictives de la liberté et la participation à l’éclaircissement de la vérité
historique, entre autres (Vélez, 2016).
Ce contexte politique interpelle la recherche scientifique : l’incapacité des
institutions gouvernementales à répondre aux mécanismes qu’elles-mêmes ont créés pose
32
des problèmes sociaux très importants et plusieurs défis pour les sciences sociales
contemporaines. Les projets de recherche-intervention que j’ai réalisés en Colombie se
sont articulés par mon travail constant avec la Corporación Descontamina, un travail de
bénévolat puisqu’étant une ONG sans but lucratif, et à partir des cadres universitaires de
recherche. Dans la mesure où ce n’est pas un seul projet de recherche, je ne désire pas
m’attarder sur le contexte entourant un projet de recherche-intervention mais bien, sur le
contexte politico-institutionnel qui a caractérisé les multiples actions d’investigation
entreprises durant mes trois années en Colombie et sur lesquelles je continue de
travailler
10
.
Je désire réfléchir sur l’interaction, dans le département de Santander, entre les
ONG locales – dans ce cas-ci, la Corporación Descontamina –, les universités régionales
et les agences gouvernementales dans le contexte de la justice transitionnelle, qui est
évidemment très particulier à la situation colombienne. Dans la plupart des projets,
l’université est donc placée dans un rôle de contrepartie, investissant surtout le capital
humain, c’est-à-dire les chercheur-e-s qui mèneront la recherche de terrain. D’un autre
côté, les agences gouvernementales qui travaillent à la justice transitionnelle sont au
nombre de trois dans les recherches sur la question des processus de DDR : (1) l’Agence
colombienne pour la réintégration (ACR); le Centre national de mémoire historique
(CNMH) et l’Institut national pénitentiaire et carcéral (INPEC).
Ainsi, les institutions qui travaillent à améliorer le sort des PPR sont nombreuses,
hétéroclites et toujours très peu articulées étant donné les évidentes relations de pouvoir
qui existent en leur sein. Les populations visées par la recherche-intervention sont elles-
mêmes très hétérogènes autant du point de vue genré que racisé, mais aussi en regard des
différents groupes armés et des idéologies. Le milieu carcéral est un lieu où ces
idéologies et relations de pouvoir entre les candidat-e-s à la réintégration sont très fortes
et empreintes de dynamiques souvent difficiles à comprendre pour des checheur-e-s
universitaires qui se trouvent confronté-e-s à la fois aux victimaires et aux victimes.
4. Défis de la recherche-intervention en DDR
D’après ces expériences de recherche-intervention, il est donc pertinent de se
demander si cette approche peut réellement remplir l’objectif principal qu’elle poursuit,
soit la transformation sociale. Également, il convient de se questionner sur les difficultés
que cette approche pose pour les chercheur-e-s – il faut le dire parfois inexpérimenté-e-s
– et son efficacité réelle sur les populations visées par la recherche. J’aborde ici trois
points que je considère centraux relativement aux défis de la recherche-intervention, et
ce, dans le but d’entamer une réflexion sur sa pertinence pour les milieux universitaires et
les communautés en processus de réintégration.
10
En plus de continuer mes actions avec la Corporación Descontamina en tant que chercheuse, ma thèse
doctorale explore les mécanismes de résistances développés par les femmes en processus de réintégration à
la vie civile à partir d’une perspective féministe sur la recherche-intervention.
33
Le premier réfère aux défis méthodologiques et théoriques de la recherche-
intervention des chercheur-e-s universitaires avec les OG et ONG. D’une part, les
universités dans le département de Santander peinent à développer des outils pratiques
pour l’intervention, c’est-à-dire que bien souvent, il est difficile pour celles-ci d’établir
des ponts entre les théories et les pratiques, tout spécialement dans un contexte aussi
complexe que la réintégration d’ex-combattant-e-s. Ces obstacles sont aussi liés au
manque de temps, de financement et de personnel pour la recherche : les chercheur-e-s
universitaires ont souvent une surcharge de travail (Restrepo Escobar et López
Velásquez, 2013) qui ne leur permet pas de développer les outils méthodologiques et
théoriques appropriés pour les recherches-interventions, qui requiert un compromis
éthico-politique généralement plus grand que d’autres types de recherche. D’autre part,
l’adaptation doit être constante entre les entités gouvernementales et les chercheur-e-s
universitaires : effectivement, les méthodologies d’intervention durant le déroulement de
la recherche peuvent être très distinctes. Il faut donc s’adapter à ces méthodologies et au
rythme de travail des agences, qui n’ont pas nécessairement comme but premier de faire
avancer la connaissance, mais qui sont plutôt débordées par les circonstances entourant le
processus même de réintégration.
Les points de vue théoriques sont aussi très divergents quant à la réintégration : les
nombreux enjeux entourant cette problématique comme les diverses formes de retour à la
vie civile, la marginalisation socio-politique ou même le rejet de la réintégration créent
des dissensions importantes dans le monde scientifique colombien. De même, les
chercheur-e-s universitaires font face à des problèmes particuliers, auxquels ils ne
seraient pas nécessairement confrontés dans d’autres types de recherche. En effet, la
réalité du terrain et de l’intervention est souvent très différente de ce que l’équipe de
chercheur-e-s aurait pu prévoir : les méthodologies changent constamment durant la
réalisation de la recherche. Les chercheur-e-s eux-mêmes remettent leur propre
subjectivité en question étant donné qu’ils et elles font aussi partie de la société en
reconstruction qui doit impérativement trouver des mécanismes de réparation, pardon et
réconciliation.
Le deuxième facteur est institutionnel. Dans le cas de la recherche-intervention en
DDR, le CNMH et l’ACR font face à plusieurs problèmes qui sont reliés dans leur
majorité à l’accumulation bureaucratique qui a été impossible à surmonter depuis le début
du processus de démobilisation des paramilitaires au milieu des années 2000 (Plazas
Estepa, 2014). Par exemple, les professionnel-les du CNMH et de l’ACR ont une
surcharge de travail qui rend difficile la recherche-intervention puisque le temps alloué
pour accompagner les chercheur-e-s dans leurs activités est très limité et les procédures
sont plus longues. Le résultat est plutôt mitigé : généralement, cela conduit à des
processus discontinus et l’intervention n’a pas le même impact que ce que la recherche
avait initialement prévu. Les temps universitaires et des agences gouvernementales sont
donc très décalés en ce sens, non par manque de volonté, mais par contraintes
institutionnelles. Les répercussions sont multiples : par exemple, les délais pour effectuer
les recherches sont souvent beaucoup plus longs que prévu et il est parfois ardu d’obtenir
les autorisations pour réaliser le travail sur le terrain ou avoir l’accompagnement
nécessaire étant donné que certains milieux, comme c’est le cas de la prison, demande
34
absolument une supervision des chercheur-e-s. En d’autres termes, le processus de DDR
est en construction et parsemé d’obstacles que certain-e-s voient comme insurmontables.
Mon expérience de chercheure en milieu carcéral m’a permis de rendre compte des failles
du système de justice transitionnelle : de plus amples recherches scientifiques doivent
être engagées à ce niveau. Les processus de réintégration sont trop longs, trop lourds et
donc, la majorité des PPR sont réticentes envers l’État, ce qui pose problème pour la
recherche-intervention en collaboration avec les agences gouvernementales : les
populations démobilisées sentent qu’elles ont été piégées par l’État. Donc, dans la mesure
où la recherche-intervention a pour objectif de travailler sur les droits de la personne, il
devient très difficile d’agir comme chercheur-e-s puisque l’association avec l’appareil
étatique est automatique dans l’imaginaire de ces populations.
Sur le plan institutionnel, il existe une contradiction dans la nature des institutions
en jeu dans la recherche-intervention en DDR : tandis que les agences gouvernementales
ont pour but d’exécuter une législation précise avec des moyens spécifiques – par
exemple, la réintégration économique par le biais de projets productifs –, les universités
et les ONG locales cherchent à réfléchir et questionner les pratiques actuelles et donc,
remettent en cause le statu quo institutionnel. La gestion du temps et des ressources sont
des facteurs importants et pourtant, très différents selon la nature de l’institution. De
même, il faut mentionner que les frontières du politique sont très floues en Colombie, ce
qui implique que les universités tout comme les ONG ou les OG sont aussi des terrains
marqués idéologiquement et la polarisation des débats y est très forte.
Finalement, le dernier point à considérer mais, à mon sens, le plus important, est le
plan émotionnel. Il semble qu’en tant que chercheur-e-s, nous sommes rarement préparé-
e-s au travail de terrain et la recherche-intervention nécessite de l’action, et donc, une
présence dans la communauté avec laquelle la recherche est conduite. L’impact
émotionnel de « l’inconnu » est très fort et il apparaît que, dans le cas de la Colombie, les
universités ne préparent pas nécessairement les chercheur-e-s à la recherche-intervention
et au travail de terrain en général.
En effet, la vision encore trop répandue que la personne qui fait de la recherche doit
se séparer des sujets qui sont au cœur de ses préoccupations pose des problèmes majeurs
pour la recherche-intervention. Souvent, les chercheur-e-s sont appelé-e-s à vivre des
émotions fortes et les projets de recherche ne tiennent souvent pas compte des « chocs »
qui peuvent être vécus dans des contextes politiques idéologiquement chargés. En ce
sens, la recherche-intervention pose des défis éthiques très importants – par exemple en
rapport au travail fait autant avec les victimaires que les victimes – et soulève aussi des
questions d’autogestion du stress ou de l’attention portée à soi-même, comme chercheur-
e universitaire dans ce processus.
5. Possibilités de la recherche-intervention
Dans mes réflexions personnelles et professionnelles, j’en suis donc venue à me
demander s’il est vraiment souhaitable d’articuler un travail conjoint entre le milieu
universitaire, les agences gouvernementales et les ONG en lien avec la réintégration
35
d’ex-combattant-e-s. La réponse est loin d’être tranchée, mais il semble que la recherche-
intervention pour les processus de DDR me semble non seulement une option viable,
mais intéressante et nécessaire pour l’avancement des connaissances et la consolidation
d’une culture politique réceptive envers les ex-combattant-e-s.
Dans un premier temps, la recherche-intervention entre milieux universitaire, ONG
et OG dans les processus de DDR permet de réorienter l’intervention vers les besoins de
la population démobilisée. Par exemple, les relations entre les PPR et les milieux
éducatifs universitaires représentent des opportunités intéressantes pour changer les
expériences violentes en possibilités d’apprentissage, de formation et de construction de
réseaux sociaux. Plus encore, l’interaction entre ces divers milieux permet une
amélioration de la perception de la démobilisation et des PPR au sein de la société civile.
Par exemple, durant les recherches auxquelles j’ai eu la chance de participer, le volet de
visibilité des problématiques était très important, ce qui facilite largement les dialogues
de réconciliation : les PPR peuvent donc avoir une place dans les milieux universitaires,
pour faire entendre leurs voix et leurs expériences, ce qui contribue à l’avancée des
connaissances, mais aussi à déconstruire certains stéréotypes sur les populations
démobilisées des groupes illégaux. Ultimement, ces interactions permettent de construire
des ponts entre la théorie et la pratique.
Dans un deuxième temps, la recherche-intervention a permis de développer
plusieurs rapports qui sont accessibles au public sur les processus de DDR, de mémoire
historique et de réparation aux victimes. Le CNMH est une entité qui travaille
grandement avec les milieux scientifiques par le biais de la recherche-action. Ce centre a
produit plusieurs livres et rapports qui sont accessibles en ligne et gratuits. Ces rapports
de recherche visent notamment les institutions éducatives, mais également, la société
civile bien qu’un plus grand travail de diffusion serait nécessaire. Dans un contexte de
justice transitionnelle, il est essentiel que la recherche pense à compiler les expériences
des personnes qui ont vécu de près la réalité de la violence à l’aide de ce genre d’outils
pédagogiques. Les travaux de recherche se sont grandement enrichis ces dernières années
grâce à plusieurs méthodes de recherche-intervention ou recherche participative.
En troisième lieu, les milieux scientifiques apportent énormément à l’intervention
en organisations, qu’elles soient gouvernementales ou non-gouvernementales. En effet,
les chercheur-e-s universitaires apportent de nouveaux postulats épistémologiques qui
permettent l’amélioration de l’intervention comme praxis sociale. Dans le cas des
processus de DDR, les avancées scientifiques en sciences sociales ont contribué à
décoloniser certaines méthodologies et épistémologies sur les approches traditionnelles
sur la construction de la paix (Fontan, 2012) et à proposer des perspectives novatrices
comme les pédagogies féministes décoloniales qui permettent de désenclaver les
connaissances des structures scientifiques rigides et de promouvoir des formes de
coconstruction des savoirs. Un autre exemple serait les nouvelles approches sur la
démilitarisation à partir des études sur le genre, sur le corps et sur les masculinités
militarisées (Butler, 1990, 2009; Cabra A. et Escobar C., 2014; Farr, 2002) qui offrent la
possibilité de penser différemment les ateliers d’intervention pour la réintégration.
36
La recherche-intervention permet donc de confronter la théorie avec la réalité vécue
par les PPR, mais aussi, elle permet de mettre en pratique les différentes politiques de
DDR existantes et d’améliorer leur effectivité. Dans le cas du DDR, la recherche-
intervention permet de penser des alliances et projets entre les milieux de formation
comme les universités et les PPR : les universités peuvent former les professionnel-le-s
en termes de transformation des conflits mais, elles peuvent également offrir des espaces
pour faciliter la transition des PPR vers le travail formel. Pour les chercheur-e-s, la
recherche-intervention est une possibilité de se « sentir plus près » de leurs sujets d’étude.
C’est aussi une façon, dans le contexte colombien, de contribuer à la réconciliation
sociale à partir d’une maximisation des retombées pour la communauté avec laquelle
l’étude est conduite (Collignon, 2010).
6. Conclusion
Dans un contexte de justice transitionnelle comme en Colombie, il demeure très
difficile, de « redonner » à la communauté : la sécurité étant un prérequis très important
autant pour les chercheur-e-s que pour les personnes qui font partie de l’étude, il s’avère
complexe de rétribuer et divulguer les résultats. La recherche-intervention est donc
confrontée, comme argumenté dans le présent article, à des problématiques d’ordre
institutionnel qui peuvent limiter les chercheur-e-s dans leurs projets.
Cependant, la recherche-intervention, de par sa nature, expose les chercheur-e-s à
des défis intéressants qui les poussent à penser des stratégies d’action pour transformer la
réalité des PPR. Il est vrai que les agences gouvernementales comme l’ACR et le CNMH,
ou même l’INPEC qui a un contact quotidien avec les démobilisés, sont restées en marge
des processus pédagogiques et peinent toujours à créer des liens avec les milieux
scientifiques et la société civile.
À mon sens, pour améliorer la synergie au sein des partenaires – dans le cas qui
concerne le présent article, entre les OG, les ONG et les universités –, il existe plusieurs
petites actions qui peuvent être adoptées. Un excellent moyen pour les universités
d’accroître le travail partenarial est de favoriser les liens entre les milieux scientifiques et
les organisations, tels que des événements organisés conjointement. Autrement, dans le
cas colombien, la recherche partenariale devrait faire partie explicite du contenu des
cours en sciences sociales. Ainsi, les méthodologies ne demeureraient pas méconnue des
étudiant-e-s avant le terrain. Les universitaires devraient également être à l’avant-garde
des stratégies communicationnelles de diffusion des activités d’intervention qui, dans le
cas du DDR, ne devraient pas concerner uniquement les PPR, mais aussi la société civile
en générale.
Pour ce qui est des agences gouvernementales, il serait important de simplifier les
procédures institutionnelles pour la mise en place des recherches partenariales : elles
doivent s’assurer de la continuité des processus avec des équipes de chercheur-e-s qui
veillent à répondre aux demandes techniques et logistiques des institutions universitaires.
La mise en place de programmes de recherche en partenariat agence-universités pourrait
37
nettement bénéficier aux deux communautés et contribuer à désindividualiser la
recherche-intervention telle qu’elle a tendance à se manifester actuellement.
Plus encore, dans le cas de la démobilisation d’ex-combattant-e-s, je considère qu’il
est cependant essentiel d’ouvrir des espaces non seulement de recherche partenariale,
mais aussi de communautés pédagogiques : le retour à la vie civile est parsemé
d’embûches, parfois durant de longues années. Une articulation importante entre les
différentes sphères de la vie sociale est primordiale et l’université propose de nombreuses
réflexions théoriques et pratiques qui peuvent contribuer, à travers la recherche-
intervention, à améliorer les conditions de vie des personnes qui retournent à la vie civile.
7. Références
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