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Décisions Marketing n° 86 Avril-Juin 2017, 107-122
Pour contacter les auteurs : auriacombe@em-lyon.com, veronique.cova@iae-aix.com
DOI : 10.7193/DM.086.107.122 - URL : http ://dx.doi.org/10.7193/DM.086.107.122
Auriacombe B. et Cova V. (2017), Le pourboire : ce qu'en pensent les acteurs, Décisions Marketing, 86, 107-122.
Résumé
L’objectif de cette recherche est de comprendre le sens du pourboire pour les personnes qui en donnent et pour
celles qui en reçoivent. Une étude qualitative menée auprès de clients et de personnels de plusieurs secteurs a
permis de mettre au jour quatre interprétations différentes du pourboire, du point de vue des acteurs. Chaque
interprétation inscrit le pourboire dans une dimension différente de la relation de service - la production du
service, le contrat, la relation sociale ou la relation interpersonnelle - et construit le pourboire soit comme une
indemnisation, soit comme un don. Cette compréhension approfondie du pourboire permet de formuler plusieurs
recommandations managériales.
Mots-clés : pourboire, relation de service, rencontre de service, analyse du discours.
Abstract
Tipping: what those giving and receiving a tip really think
This articles studies the meaning of tipping, both for those who give and those who receive tips. A qualitative
study of customers and staff in different service sectors uncovered 4 quite different interpretations of tipping.
Each interpretation places tipping within a different dimension of the service relationship - the production of the
service, the contract, the social relationship and the personal relationship - and constructs the tip either as com-
pensation or as a gift. This in-depth study of tipping ends with managerial recommendations concerning tipping.
Key words: tipping, service relationship, service encounter, discourse analysis.
Le pourboire : ce qu’en pensent les acteurs
Brigitte Auriacombe* et Véronique Cova**
* EM Lyon Business School - Lifestyle Research Center
** Aix Marseille Université, IAE, CERGAM
108 – Décisions Marketing n° 86 Avril-Juin 2017
Le pourboire est une somme d’argent versée
par le client à certaines catégories de tra-
vailleurs, d’employés, en plus du prix exigé
pour un service (Larousse). Il représente une
gratification en espèce donnée de la main à
la main. Une vision historique nous apprend
que la pratique du pourboire s’est implantée
en France dès le XVIe siècle pour récompen-
ser les cafetiers et restaurateurs pour la qua-
lité de leur prestation. Le pourboire signifiait
littéralement : « un verre de vin offert pour
boire » en signe de satisfaction et de remer-
ciement du service rendu. Outre-Manche,
cette pratique trouverait ses origines dans
une taverne, dont le patron, au XVIIIe siècle,
installa sur son comptoir un pot comportant
l’inscription « To Insure Promptness» (TIP) et
destiné à recevoir quelques pièces des clients
pressés qui désiraient être servis plus vite.
De nos jours il peut être versé aux ouvreurs
(cinéma, théâtre, opéra), aux coiffeurs, aux
chauffeurs de taxi, au personnel hôtelier et
plus largement à de nombreux personnels de
services (livreur à domicile, dépanneur, voi-
turier, guide touristique, déménageur, baga-
giste, coursier etc.) (Hénaut et Pinna, 2012).
Aux États-Unis, le pourboire apparaît dans
de nouveaux secteurs comme la santé et les
professions libérales1. En outre, à un autre ni-
veau, le pourboire peut être considéré comme
un salaire plus ou moins déguisé. Il s’en suit
la nécessité pour les États de le légiférer2.
La littérature sur le pourboire propose deux
compréhensions du pourboire selon qu’on
se situe dans une vision d’économistes ou
dans celle de psychologues, chacune d’elles
proposant une compréhension spécifique du
pourboire. Selon les travaux en économie, un
client ne laisserait un pourboire que s’il en a
1/ Kathryn Vasel, Would you tip your dentist?,
CNN Money, http://money.cnn.com/2015/05/06/
pf/square-tip-dentist/index.html?iid=SF_PF_River,
06 / 05/ 2015.
2/ Voir Code du travail, art. L. 3141-24 (pourboires
et indemnité de congés payés), L. 3244-1 et L. 3244-
2 (versement des pourboires), R. 3244 -1 et R. 3244-
2 (justifications par l’employeur des redistributions
de pourboires)
un quelconque intérêt : le pourboire n’existe
que pour rétribuer une prestation, une rela-
tion, présente ou à venir. Selon les travaux en
psychologie, un client laisserait un pourboire
pour signifier son appartenance sociale mais
surtout comme un geste de don ; le pourboire
existe pour alimenter et cimenter une rela-
tion sociale. Ces deux domaines scientifiques
envisagent ainsi le pourboire différemment.
Entre régulateur d’asymétrie et support de
lien, le pourboire reste difficile à cerner.
Les sciences de gestion considèrent le pour-
boire soit en amont, dans une optique mar-
keting, en s’interrogeant sur ses antécédents,
soit en aval, dans une optique ressources
humaines, en s’interrogeant sur ses consé-
quences. Dans tous les cas, le pourboire est
considéré comme une forme de tangibilisa-
tion de la satisfaction : un client, qui laisse
quelque chose en plus de la facture, est sys-
tématiquement considéré comme un client
reconnaissant qui veut gratifier une qualité
de prestation (Fernandez, 2016). Cette défi-
nition, non contre-intuitive, nous semble
restrictive et occulte d’éventuelles autres
interprétations du pourboire. Il s’en suit
que de nombreux questionnements pour les
marketers restent en suspens comme par
exemple, les questions de la collecte (libre
vs encadrée ; individuelle vs collective), de
sa répartition (personnel en front office vs en
back office ; justice vs équité), de son inter-
prétation (selon le montant, selon l’objet,
selon les caractéristiques des individus3). S’il
existe bien une relation entre le pourboire et
l’évaluation d’une prestation (Yesiltas, 2014),
cette relation ne nous paraît ni exclusive, ni
dominante. Nous pensons qu’en interrogeant
le sens que donnent au pourboire celui qui
donne et celui qui reçoit, un nouvel éclairage
peut être apporté à ces questions non réso-
lues.
3/ Saru Jayaraman, Why tipping is wrong?, The New
York Times, http://www.nytimes.com/2015/10/16/
opinion/why-tipping-is-wrong.html, 15/10/2015.
Distribution – 109
L’objectif de cette recherche est donc de re-
mettre à plat les pratiques de pourboire afin
d’appréhender ce qui fait sens pour les ac-
teurs. Nous nous situons dans une approche
descriptive. Il ne s’agit pas de savoir pourquoi
tel ou tel client donne, mais ce que donner
signifie pour le client, et ce que recevoir si-
gnifie pour le salarié. Notre recherche ne vise
pas à expliquer le phénomène mais à le défi-
nir, à travers l’interprétation des acteurs.
Notre problématique de recherche se formule
de la façon suivante : quel sens a le pourboire
pour le donneur comme pour le receveur ?
Notre recherche est présentée classiquement
en quatre parties : après une analyse de la lit-
térature, nous exposerons la méthode utilisée
puis nous donnerons les résultats avant de les
discuter.
1. Analyse de la littérature
Deux grandes approches scientifiques ali-
mentent les travaux sur le pourboire en ges-
tion. L’approche économique considère le
pourboire dans une logique d’intérêt comme
un régulateur de l’échange sensé rééquilibrer
un salaire insuffisant (cas des ouvreuses de
théâtre ou des guides touristiques principa-
lement rémunérés par pourboire) ou un ni-
veau de prix trop élevé (cas du personnel de
croisière ou de clinique privée qui reçoivent
d’autant moins de pourboire que le prix de
la prestation est élevé). Par opposition, l’ap-
proche psychologique considère le pourboire
dans une logique relationnelle comme étant
hors contrat (cas de la pièce laissée au livreur
à domicile) et dépendant d’une norme sociale
(cas du pourboire au conducteur de taxi) ou
d’un affect particulier (cas de la shampooi-
neuse chez le coiffeur).
Cette double considération du pourboire (ré-
gulateur d’un contrat versus gratification hors
contrat) alimente les recherches en gestion
qui interrogent le rôle et la place du pourboire
en tant qu’outil managérial (Auriacombe et
Cova, 2014). Trois grands thèmes, tels que
présentés ci-dessous, sont étudiés.
1.1. L’absence de lien systématique
entre la satisfaction du client et le
pourboire
Selon la considération des économistes, cen-
trée sur l’intérêt, le pourboire est sensé réduire
une asymétrie de contrat entre le prestataire
et le client. Ce dernier laissera un pourboire
car il juge le service obtenu comme supérieur
aux coûts fournis. Bodvarsson et Gibson
(1997), montrent que le pourboire est propor-
tionnel au nombre d’actes de service (nombre
de tâches effectuées et effort consenti par le
personnel pour co-produire le service) et à
la qualité perçue (rapidité, empathie, atten-
tion, cordialité, propreté). L’idée générale
de cette littérature est basée sur le fait que
le pourboire est un indicateur de satisfaction.
Cette approche du pourboire est reprise par
certains chercheurs en gestion, comme par
exemple l’étude récente de Yesiltas et al.
(2014) qui confirme que la qualité de service
est un déterminant important de la remise
d’un pourboire.
A contrario, en psychologie, dans une consi-
dération plus humaniste, un client qui laisse
un pourboire, cherche plutôt à se conformer
à une norme sociale qu’à signifier sa satisfac-
tion. La recherche de Shy (2014) dénonce la
corrélation entre performance du service et
taux de pourboire et démontre que le pour-
boire est de plus en plus devenu une pratique
sociale au détriment d’un levier économique.
De leur côté, Azar et al. (2015) développent
l’aspect normatif du pourboire, tout comme
Conlin et al. (2003, p.298) qui expliquent
que « le fait de donner un pourboire n’est pas
déterminé par un contrat explicite mais par le
degré d’adhésion des gens à la norme ».
Ainsi, le lien entre la satisfaction et la re-
mise d’un pourboire n’est pas systématique.
Le pourboire est plus qu’un phénomène de
marché, il est aussi une pratique sociale et
culturelle ancrée dans l’interaction entre un
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se confrontent à deux autres motivations à ne
pas donner (1/ garder son argent, 2/ traiter
d’égal à égal).
Ces échelles présentent des points communs
et des complémentarités. Quoi qu’il en soit,
elles témoignent toutes d’une grande diver-
sité de motivations sans que l’on sache vrai-
ment le poids, le rôle et la place de chacune.
1.3. L’absence du point de vue du
personnel en contact
On trouve dans la littérature, un éparpil-
lement des réflexions considérant le pour-
boire principalement comme un incentive.
Le prestataire se désengage ainsi sur le plan
du salaire en laissant au salarié le soin de
gagner par lui-même une partie de ses reve-
nus via le pourboire. Les travaux précurseurs
de Shamir (1983) présentent ainsi le pour-
boire comme une forme d’externalisation
du salaire des employés. En outre, cet auteur
développe l’idée que les personnels, dont le
pourboire entre pour une part dans leur ré-
munération, seraient plus performants que
les autres. Lynn et Graves (1996) interrogent
la capacité du pourboire à être un incentive
pour le personnel.
À un autre niveau, le pourboire est instru-
mentalisé comme un facteur de cohésion et
d’émulation collective. Lin et Namasivayam
(2011) montrent que, selon le système de
pourboire (individuel, collectif, encadré,
libre), les perceptions des employés en termes
de justice et de contrôle sont différentes. Si
les employés reconnaissent qu’un pourboire
collectif partagé équitablement entre tous,
est plus juste, ils préfèrent un pourboire
individuel (chacun le sien). Cette situation,
quasi cornélienne, témoigne d’une difficulté
à privilégier tel ou tel système de pourboire.
De son côté, Saunders (2015) dénonce les
effets négatifs du pourboire sur les employés
(stress, compétitions interpersonnelles, indi-
vidualisme).
prestataire, un personnel et un client. Comme
l’énonce Fernandez (2016, p. 17) : « la qua-
lité de service joue un rôle significatif mais
peu important pour expliquer le fait que cer-
tains serveurs gagnent plus de pourboires que
d’autres ». La littérature présente une indé-
cision quant au lien satisfaction / pourboire.
1.2. L’existence de multiples
motivations à donner
Plusieurs travaux ont cherché à faire un in-
ventaire des motivations à donner un pour-
boire.
Becker et al. (2012, p.254) montrent qu’il
existe 6 objectifs différents poursuivis par le
client qui laisse un pourboire : 1/ dire quelque
chose par le geste plutôt que par la parole; 2/
impressionner les autres personnes ; 3/ faire
preuve de réciprocité à l’égard du personnel ;
4/ obéir à la norme sociale ; 5/ faire preuve
de générosité, et 6/ garder le contrôle de la
prestation. Ces motivations donnent au pour-
boire une dimension interactive : le client va
plus ou moins les adopter selon les situations
de service.
L’échelle TMS (Tipping Motivations Scale)
construite par Whaley et al. (2014) différen-
cie 6 dimensions de la motivation du client
à laisser ou non un pourboire : 1/ le service
reçu, relatif à la production du service ; 2/
la conformité sociale qui se rattache au sen-
timent d’obligation de donner ; 3/ l’attention
des serveurs qui correspond à la qualité de la
rencontre de service ; 4/ la teneur d’une pres-
tation future ; 5/ la pression sociale signifiée
dans le fait de donner ; 6/ la qualité du pro-
cessus de service.
Pour sa part, Lynn (2015) propose un mo-
dèle dynamique du pourboire (The Tipping
Motives Framework - TMF). Il différencie
5 motivations à donner (1/ par compassion
pour le personnel, 2/ par gratification, 3/ par
escompte sur une prestation future, 4/ pour
entretenir l’estime sociale, 5/ pour s’acquitter
d’une obligation). Ces 5 motivations à donner
Distribution – 111
• des clients des mêmes secteurs, donnant ou
non des pourboires.
Pour répondre à l’objectif de la recherche
- comprendre les interprétations du pour-
boire - nous avons choisi de réaliser des
entretiens phénoménologiques où chaque
personne interrogée est invitée à raconter
librement une ou plusieurs situations vécues
(Stern, Thomson et Arnould, 1998). Chaque
situation racontée constitue un récit, qui a été
ensuite analysé : les récits sont l’unité d’ana-
lyse de cette recherche. Les 14 entretiens
ont permis d’obtenir 30 récits de pourboire :
27 récits se situent dans le secteur CHR ou
la coiffure, tandis que 3 concernent une li-
vraison. Ces récits ont émergé des entretiens,
à l’initiative des clients. En cohérence avec
notre approche inductive, nous avons conser-
vé ces récits dans nos données.
Tous les récits ont été saisis dans N’Vivo et
codés selon trois plans. Le 1er plan distingue
les ressources utilisées dans le récit : descrip-
tions, dialogues rapportés et jugements. Le
deuxième plan porte sur les catégories des-
criptives utilisées ; nous en avons identifié 7 :
1/ les caractéristiques des clients, personnels
et prestataires, 2/ leurs relations, 3/ le dérou-
lement de la prestation, 4/ le prix payé, 5/ les
marques d’attention mutuelle entre le person-
nel et le client, 6/ la décision du pourboire et
7/ le déroulement de la remise. Le troisième
plan suit le schéma narratif du récit qui dis-
tingue la situation initiale, l’élément déclen-
cheur, la décision du pourboire et sa remise,
la situation finale.
Les 30 récits ont été analysés (Encadré 1)
puis regroupés en fonction de similitudes et
différences empiriques. Deux grandes di-
mensions ont émergé :
• la régularité du pourboire : le pourboire
est-il décrit comme un geste systématique
ou au cas par cas ?
• la décision du pourboire : le pourboire est-
il décrit comme obligatoire ou librement
décidé ?
La littérature reste donc vague, voire contra-
dictoire, quant aux liens entre le pourboire et
le personnel. Elle considère principalement
le pourboire comme une rémunération sup-
plémentaire aléatoire, possiblement moti-
vante, mais elle échoue à s’accorder sur des
recommandations managériales cohérentes.
Ainsi, l’analyse de la littérature met en évi-
dence des résultats contradictoires et dis-
cordants. En guise de conclusion de cette
revue, nous citons les recherches étudiant
les tactiques et stratégies mises en place par
le personnel pour inciter le client à donner
encore plus de pourboire (Fernandez, 2016).
Ces travaux montrent comment les employés
manœuvrent et manipulent le client, par
exemple, en reformulant la commande (Jacob
et Guegen, 2013), en ajoutant une mention
manuscrite sur la facture (Rind et Bordia,
1995), ou en touchant l’épaule du client
(Ebesu Hubbard et al., 2003). Ces recherches
illustrent bien à elles seules la relativité du
pourboire à être un indicateur de satisfaction,
le doute quant aux éventuelles motivations du
client à donner et in fine l’équivoque du pour-
boire comme un incentive.
Cette situation amène à réinterroger le pour-
boire. Il convient alors d’aller sur le terrain
afin de trouver des réponses quant à la nature
du pourboire et au sens que les acteurs lui
donnent. L’enjeu n’est pas de savoir ce que
produit le pourboire ni de savoir comment
le piloter, mais d’investiguer ce qu’il signifie
pour les acteurs concernés, donneur comme
receveur.
2. Méthode
Les données de la recherche ont été recueil-
lies par entretiens auprès de deux types d’in-
dividus :
• des personnels en contact travaillant dans
des secteurs où le pourboire est une pra-
tique courante : coiffure et CHR (cafés,
hôtels et restaurants) ;
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façon et qui révèlent ce qui, du point du vue
du narrateur, fait sens, dans cette situation.
À noter que dans notre échantillon, les récits
produits par un même individu ne relèvent
pas tous de la même situation, ni donc de
la même interprétation du pourboire. Un
même individu peut produire différents ré-
cits, construisant différentes interprétations
du pourboire : cela dépend de sa façon de
contextualiser le pourboire.
3.1. Situation 1 : le pourboire au cas
par cas, librement décidé
Ces récits sont tous racontés par des person-
nels. Dans ces récits le pourboire est construit
comme une conséquence de la production du
service par le personnel. Le pourboire sym-
bolise la reconnaissance par le client de la
qualité du travail réalisé, de telle sorte que la
seule intention de donner un pourboire équi-
vaut à un pourboire, et qu’un compliment ou
une appréciation positive du client est assi-
milée à un pourboire : « Le fait que la cliente
fasse le trajet inverse de la caisse à derrière
pour nous voir, pour dire “ben ça me va” et
ben voilà, ça peut faire aussi office de pour-
Une analyse comparative intragroupe et in-
tergroupe, selon les trois plans de codage, a
permis d’aller au-delà des différences empi-
riques pour identifier différentes interpréta-
tions du pourboire.
L’intégralité des données a été analysée selon
le même protocole, assurant la fiabilité de la
recherche. Deux échantillons ont été consti-
tués ; les propositions issues de l’analyse
du premier échantillon (18 récits : 11 PEC,
7 clients) ont été confirmées par l’analyse
du second échantillon (12 récits : 7 PEC et
5 clients), assurant alors la validité de la re-
cherche (Silverman, 2005).
3. Résultats
L’analyse des récits permet de mettre en évi-
dence quatre situations, produisant quatre in-
terprétations du pourboire. Chaque situation
et son interprétation sont présentées selon le
même plan : 1/ l’interprétation du pourboire
dans la situation ; 2/ le récit de la décision
et de la remise du pourboire ; 3/ les autres
descriptions introduites dans les récits, qui
contextualisent le pourboire d’une certaine
Encadré 1 : La méthode d’analyse
La façon dont les individus racontent une situation, ce qu’ils soulignent, et ce qu’ils taisent, en dit plus
sur l’interprétation qu’ils ont de la situation, que sur la situation elle-même, que seule une observation
directe permettrait de restituer fidèlement (Stern, Thomson et Arnould, 1998). L’analyse du discours
développée en psychologie sociale à partir des travaux de Garfinkel (1967) en ethnométhodologie, pro-
pose une méthode pour analyser le contenu et la structure des récits (Potter, 1996). Encore peu utilisée
en marketing, cette méthode permet de comprendre l’interprétation que les acteurs ont d’une situation
(Auriacombe, 2015).
Les récits phénoménologiques offrent une matière riche composée principalement de descriptions, inter-
rompues, parfois par un personnage du récit à qui le narrateur cède un instant la parole (les dialogues
rapportés), ou par des jugements formulés par le narrateur à propos de la situation décrite. L’analyse de
ces 3 ressources - descriptions, dialogues rapportés et jugements - révèle progressivement l’interpréta-
tion construite par le récit. Les descriptions apparaissent dénuées de toute interprétation, elles reposent
pourtant sur le choix opéré par le narrateur à propos des éléments à décrire, et la façon de les décrire.
Par exemple, en choisissant dans certains récits de décrire l’âge et l’origine sociale des personnes qui
donnent et reçoivent des pourboires et de taire le déroulement de la prestation - ou l’inverse - le narrateur
construit le contexte de son récit et révèle ce qui, de son point de vue, fait sens. Les dialogues rappor-
tés permettent de décrire les interactions, de rendre compte du point de vue des personnages dans la
situation, et de leur attribuer des jugements. Enfin, les jugements formulés directement par le narrateur
révèlent les enjeux sensibles du récit de son point de vue. Ils sont souvent accompagnés d’arguments qui
introduisent sa rationalité explicite.
Distribution – 113
peu présentes dans ces récits. Soit qu’elles
n’existent pas - « Et elle a pas parlé avec elle,
hein » - soit qu’elles soient minimisées.
3.2. Situation 2 : le pourboire au cas
par cas et par nécessité
Les récits de cette situation sont racontés
principalement par des clients mais aussi par
des personnels. Dans tous ces récits le pour-
boire est construit comme une conséquence
de l’écart entre le prix initial et la presta-
tion finalement produite. Il est de nature
purement monétaire et il apparaît nécessaire,
voire obligatoire, dans ces situations. Ici, un
compliment du client ne remplace pas un
pourboire : « Elle m’a dit “merci, c’est super
sympa, vraiment”,… mais tu vois c’est pas
mon job non plus, de m’occuper d’une seule
cliente, de pas avoir le temps » (Personnel).
3.2.1. La description du pourboire
Le processus même de remise du pourboire
n’est pas ou très peu décrit dans ces récits.
Certains récits portent sur des cas où il n’y
a pas eu remise de pourboire, ce qui donne
lieu à la formulation de jugements négatifs de
la part du narrateur, qu’il soit client ou per-
sonnel.
3.2.2. La contextualisation du pourboire
Toutes les descriptions des narrateurs se
concentrent sur trois éléments : la prestation
initialement prévue, son prix et la prestation
effectivement produite : « C’était la livraison
du canapé bleu que je viens d’acheter, et je
leur ai demandé un petit service en plus »
(Client) ; « La caissière te dit “vous vou-
lez un livreur ?” (…) et donc il charge en
même temps qu’elle fait la note, (…) et ils te
le facturent pas le truc » (Client).
L’écart entre la prestation payée et la pres-
tation produite, justifie les jugements du
narrateur à propos de la nécessité du pour-
boire : « Fallait compenser parce qu’on était
4 adultes et 7 enfants, et que personne n’avait
rien dit, (…) on a laissé quelque chose et
boire, pour nous ». Le pourboire est symbo-
lique et il est source de fierté pour celui qui
le reçoit.
3.1.1. La description du pourboire
Dans tous ces récits, le pourboire est toujours
clairement attribué par le client à une (ou plu-
sieurs) personne(s) précise(s). La remise du
pourboire est décrite en détail à travers le re-
cours à des dialogues rapportés, qui donnent
la parole au client pour dire sa satisfaction
vis-à-vis du travail réalisé : « Elle était su-
per contente, elle a dit “voilà, impeccable,
super” » ; et sa gratitude vis-à-vis du per-
sonnel : « Ils m’ont laissé une enveloppe à la
réception avec mon nom, […] “many thanks
for your input in our stay, it was a pleasure…
it really made a difference” ». Dans plusieurs
récits, l’engagement du client dans son geste
est renforcé par la présence d’une épreuve à
surmonter, faire de la monnaie : « Elle a lais-
sé toutes ses affaires, elle a dit “je vais aller
faire de la monnaie”, elle est partie faire de
la monnaie de 20
€
et elle a laissé 6
€
».
La valeur du pourboire est souvent précisée
et elle est toujours valorisée par le narrateur.
3.1.2. La contextualisation du pourboire
Dans ces récits, toutes les descriptions portent
sur la production du service. L’exigence ini-
tiale du client est décrite : « Elle m’a dit,
“j’ai été dans plusieurs salons, ça s’est mal
passé, j’ai pas trop aimé”, […] oui, “donc si
ici c’est bien, je reviendrai, voilà, j’essaie” ».
Le déroulement de la prestation est égale-
ment décrit à travers des dialogues rapportés
où les paroles attribuées au client signifient
sa reconnaissance de la compétence du per-
sonnel : « Elle m’a demandé “vous pourriez
m’indiquer votre prénom, j’aimerais bien, la
prochaine fois quand je reviens, avoir tou-
jours le même coiffeur, que j’aie pas besoin
de tout expliquer” ».
Au contraire, les éventuelles conversations
et marques d’attention susceptibles d’exis-
ter entre le client et le personnel au-delà de
ce que la production du service exige, sont
114 – Décisions Marketing n° 86 Avril-Juin 2017
nelles éventuelles entre les individus ne sont
pas mentionnées.
Les clients qui donnent systématiquement
suscitent deux réactions opposées de la
part des salariés. Certains les recherchent :
« Pour nous c’est toujours agréable [un
pourboire] ; donc t’as envie d’être agréable
aussi, inconsciemment, hein » (Personnel), et
d’autres les évitent : « Généralement on dit à
l’apprenti “ben tiens, fais le shampoing de
Mme Untel” » (Personnel).
3.4. Situation 4 : le pourboire
systématique et librement décidé
Ces récits sont également racontés par des
clients et par des personnels en contact. Dans
cette situation, la prestation passe au second
plan, tandis que le pourboire est inscrit dans
la relation interpersonnelle qui lie deux
individus qui se connaissent : le client et le
personnel en contact. Le pourboire est une
marque du lien amical et de solidarité qui
existe entre eux.
3.4.1. La description du pourboire
Le caractère systématique du pourboire est
souligné dans tous ces récits. La valeur du
pourboire est décrite comme faible : « Sys-
tématiquement, je vais laisser une petite
pièce » (Client) ; « Je donne un petit pour-
boire » (Client). La formule « Ben tenez c’est
pour vous », qui accompagne la remise du
pourboire et souligne son caractère attribué,
est présente dans les récits de clients et de per-
sonnels. Aucune autre justification n’accom-
pagne la remise du pourboire, en revanche,
le geste de remise est souvent décrit : « Y a
des clientes elles veulent pas qu’on prenne la
pièce, dans la main, elles veulent la mettre
dans la poche » (Personnel). Le plus souvent,
le geste est discret : « Au moment où j’lui
serre la main, où je lui donne euh… “à la
prochaine” et hop je lui mets dans la main »
(Client).
c’était normal vu le bazar que ça faisait »
(Client). Dans tous ces récits le pourboire
versé est jugé normal, tandis que l’absence
de pourboire est jugée anormale : « J’avais
1 000 choses à penser, et, hélas, j’ai oublié.
Je me suis sentie embêtée » (Client).
3.3. Situation 3 : le pourboire
systématique et normatif
Les récits de cette situation sont racontés
principalement par des personnels mais aussi
par des clients. Dans ces récits, il n’y a pas de
lien entre le pourboire et le déroulement de la
prestation, ce qui amène les narrateurs à for-
muler des jugements à propos de l’absence de
logique du pourboire. Les descriptions de ces
récits inscrivent le pourboire dans la relation
sociale client/personnel : le pourboire est la
marque de l’asymétrie de cette relation.
3.3.1. La description du pourboire
La décision du pourboire - qu’elle soit posi-
tive ou négative - est décrite comme systéma-
tique : « Systématiquement, donc là elle va
elle va le faire » (Personnel) ; « J’ai jamais
donné de pourboire à une coiffeuse ; j’ai
toujours été très mal-à-l’aise » (Client). Le
montant du pourboire est précisé : « Elles
donnent toujours 10/15
€
» (Personnel) ;
« J’trouve humiliant de lui donner 2
€
, trop
de donner 5
€
, donc j’donne rien » (Client).
Le processus même de remise du pourboire
n’est pas décrit, ni les éventuels dialogues
accompagnant le geste.
3.3.2. La contextualisation du pourboire
Dans ces récits, les clients et personnels sont
décrits en termes d’âge et de caractéristiques
sociales : les clients qui donnent sont décrits
comme âgés et d’une certaine origine so-
ciale quand les personnels qui reçoivent sont
décrits comme jeunes et ayant des conditions
d’emploi difficiles, et des salaires bas : « Par
exemple par rapport au petit apprenti, qui
n’est pas salarié, (…) là j’suis très contente
de lui donner une somme même consé-
quente » (Client). Les relations interperson-
Distribution – 115
fait ça, il arrondit un petit peu sa journée,
voilà ! » (Client).
La prestation, le prix et la satisfaction du
client ne sont pas décrits, et lorsqu’ils sont
mentionnés, c’est pour minimiser leur impor-
tance : « Le coiffeur, au bout d’un moment,
il te coiffe toujours pareil, et puis la note est
toujours pareille, c’est plus que, on a tissé
un lien, au-delà de la relation marchande »
(Client).
Sur les 30 récits, 27 ont été classés dans une
des 4 situations, et 3 sont des récits hybrides,
relevant de plusieurs situations à la fois, mon-
trant par-là que ces situations et leur inter-
prétation ne sont pas exclusives les unes des
autres. Toutes les situations sont illustrées par
des récits de clients et de personnels, sauf la
situation 1. Pourtant, la reconnaissance de
3.4.2. La contextualisation du pourboire
Les relations qui lient le client, le person-
nel en contact et le prestataire sont décrites.
Ces situations concernent des clients fidèles
du prestataire. Les clients et personnels
en contact se connaissent mutuellement :
« On discute de choses perso… Je sais où
il habite. Je connais sa femme » (Client) ;
« Mme G elle m’a fait la bise, elle m’a sou-
haité de bonnes vacances, et Mme V je lui
ai dit « “bon déménagement et bonnes va-
cances !” » (Personnel).
Les clients formulent des jugements à propos
de la difficulté du travail du personnel et du
niveau des salaires : « Je considère que c’est
des métiers qui sont, pas faciles, pas très
bien payés, voilà, c’est plus pour… à la fin
de la journée, si on est quelques-uns à avoir
Tableau 1 : Les situations de pourboire
Situa-
tions
Narrateurs
des récits Secteurs Description pourboire Contexte
pourboire
Interprétation
du pourboire
10 client
9 personnels
6 coiffeurs
3 CHR
Un geste au cas par
cas, librement décidé
et attribué, décrit en
détail à travers des
dialogues
Le travail du
personnel et la
satisfaction du
client
Symbolise la
reconnaissance
par le client du
travail bien fait
par le personnel
25 clients
2 personnels
1 coiffeur
3 CHR
3 livraisons
Un geste au cas par cas
et nécessaire, qui n’est
pas décrit en détail
La prestation pré-
vue, le prix, et la
prestation réalisée
Monétaire, il
permet de réta-
blir l’équilibre
de la transaction
31 client
4 personnels
5 coiffeurs Un geste systématique
et normatif qui n’est
pas décrit en détail
Les caractéris-
tiques sociales des
figures du client et
du personnel
Marque l’asymé-
trie des positions
sociales
43 clients
3 personnels
4 coiffeurs
2 CHR
Un geste systématique
librement décidé, dis-
cret et attribué, décrit à
travers des dialogues
Les relations inter-
personnelles qui
lient les individus
Un geste de
solidarité et un
cadeau qui entre-
tient la relation
Hybrides 3 clients 3 coiffeurs Situations 3 et 1
Situations 2 et 4
Situations 2 et 3
Total 12 clients
18 personnels
19 coiffeurs
8 CHR
3 Livraisons
116 – Décisions Marketing n° 86 Avril-Juin 2017
revanche, tous deux ont des liens contrac-
tuels avec le prestataire, et c’est au nom de
ces liens qu’ils se rencontrent.
Ce système relationnel est celui de la relation
de service (Gadrey, 1994). La relation client-
prestataire et le contrat commercial initient la
relation de service. Elle se poursuit à travers
les rencontres entre client et personnel, qui
sont nécessaires à la production du service :
ces rencontres sont des épisodes de la relation
de service. Au cours des rencontres, client et
personnel en contact interagissent sur le plan
technique (les informations nécessaires à la
coproduction du service), contractuel (les
informations à propos des coûts, des délais
et des résultats attendus du service) et sur
le plan des civilités (politesse, amabilités et
marques de respect) (Goffman, 1964). La
relation de service s’achève lorsque le service
a été rendu, c’est-à-dire que le contrat com-
mercial a été (plus ou moins bien) tenu.
Les situations 1 et 2 sont toutes les deux pla-
cées dans la relation de service qui se déroule
au cours d’une prestation de service précise.
Dans les deux situations, le pourboire a une
contrepartie, de telle sorte que la relation
entre les participants reste équilibrée, et que
la qualité du travail du personnel en contact
apparaît également dans des récits de clients.
Toutefois dans ces récits, ce thème n’est pas
l’explication exclusive du pourboire et le
contexte principal du pourboire n’est pas la
production du service. C’est pourquoi aucun
récit de client n’illustre la situation 1.
4. Discussion
Les quatre situations mises au jour inscrivent
le pourboire dans un système qui met en rela-
tion trois acteurs : le client, le personnel en
contact et le prestataire de service. La rela-
tion du client au prestataire est introduite
à travers les mentions du prix payé et de
la fidélité (ou pas) du client. La relation du
personnel au prestataire (ou employeur) est
introduite à travers la mention de la rémuné-
ration et des conditions de travail et d’emploi.
Le pourboire, troisième forme de circulation
monétaire, vient clore les flux financiers du
triangle prestataire/personnel/client. Tandis
que le salaire et le prix sont versés dans le
cadre de relations contractualisées : contrat
de travail, d’un côté, contrat commercial via
le prix affiché, de l’autre, il n’y a pas de lien
contractuel entre le client et le personnel. En
Figure 1 : Les flux dans la relation de service
Distribution – 117
ne sont plus indépendants l’un de l’autre.
Ces deux situations illustrent l’intrusion du
hors marchand et du non marchand dans la
relation de service (Cova, 2004). Les inte-
ractions de civilité - marques d’attention, de
respect, politesse et amabilité - sont décrites
dans les deux situations. Dans la situation 3,
les individus sont définis par leur rôle social
de client ou de personnel. La valeur élevée
du pourboire souligne l’asymétrie de ces
rôles sociaux et instaure une relation de pou-
voir et de dépendance. Le personnel devient
alors l’obligé du client. Au contraire, dans
la situation 4, les individus sont identifiés et
leurs rôles sociaux passent au second plan.
Le pourboire est la marque d’un lien d’amitié
et de solidarité. La discrétion avec laquelle
le pourboire est remis et la faiblesse de sa
valeur soulignent le fait que celui qui donne,
renonce à toute exigence de réciprocité.
5. Contributions théoriques et
méthodologiques
La plupart des recherches sur le pourboire
réduisent la notion de service à son sens com-
mun, où le terme « service » désigne le salarié
« au service ». Le pourboire est alors réduit à
un particularisme sectoriel, qui se joue entre
deux acteurs : le client et le salarié « à son
service ». La première contribution de notre
travail est de montrer que le pourboire se dé-
roule dans le système relationnel triangulaire
client/personnel/prestataire de la relation de
service. Nos résultats montrent en effet que
chacun conserve son indépendance. La situa-
tion 1 inscrit le pourboire dans la production
du service : tous les dialogues rapportés re-
latent les interactions techniques, nécessaires
à cela. Les évaluations formulées par le client
portent sur le résultat du service produit,
elles soulignent les compétences techniques
de celui qui produit. En outre, les marques de
civilité entre le client et le personnel sont dé-
libérément minimisées. Le pourboire n’est ni
un objectif ni un incentive, mais une recon-
naissance du travail bien fait, qui est une fin
en soi : « une œuvre avec laquelle le praticien
peut s’identifier » (Goffman, 1964, p. 382).
La situation 2 inscrit le pourboire dans la
relation contractuelle : toutes les descriptions
des narrateurs portent sur les éléments du
contrat : la prestation initialement prévue, le
prix payé, la prestation effectivement livrée.
C’est au nom du décalage entre ces éléments
que le pourboire est construit comme dû.
Le personnel en contact a assumé un effort
supplémentaire pour produire un service qui
dépasse le résultat initialement prévu. Le
pourboire vient compenser cet effort et ce
résultat.
Les situations 3 et 4 sont placées dans le sys-
tème relationnel triangulaire client/person-
nel/prestataire, sans lien direct avec le dérou-
lement d’une prestation de service précise.
Dans ces deux dernières situations, le pour-
boire est construit comme un don (Le Gall,
2013) du client au personnel. Ce don instaure
un lien entre ces deux acteurs qui de ce fait,
Tableau 2 : Nature et interprétation du pourboire dans la relation de service
Situations 1 2 3 4
Nature du pourboire Indemnisation Don
La relation de service Une relation de service précise La relation client/personnel/prestataire
Dimension de la
relation
Technique Contractuelle Civilité sociale Civilité interper-
sonnelle
Signification
Reconnaissance
compétence
technique
Équilibre du
contrat
Le pouvoir La solidarité
118 – Décisions Marketing n° 86 Avril-Juin 2017
(Auriacombe, 2015). Ensuite, du point de
vue du personnel en contact, le pourboire est
symbolique avant d’être monétaire : dans un
cas sur deux, le personnel interprète le pour-
boire comme un signe de reconnaissance de
sa compétence. Le pourboire ne se réduit
donc pas à une fonction d’incentive, contrai-
rement à ce qu’affirme la littérature. Enfin,
parce que c’est le client qui apporte ce signe
de reconnaissance, ce dernier se voit attribuer
une fonction qui relève habituellement de la
ligne managériale. Ainsi, l’interaction avec
le client - à travers la reconnaissance qu’elle
apporte - est potentiellement une source de
motivation au travail pour le personnel. Notre
recherche renouvelle donc la compréhension
du lien pourboire/personnel.
Enfin, la quatrième contribution est d’ordre
méthodologique. Notre travail montre la
richesse de la méthode de l’analyse du dis-
cours pour rendre compte du point de vue
des acteurs sur une situation. L’analyse des
descriptions introduites par les acteurs révèle
leur cadre interprétatif, c’est-à-dire le cadre
dans lequel ils contextualisent une situation.
L’analyse des autres pratiques discursives
- dialogues rapportés et jugements formu-
lés par le narrateur - révèle l’usage que les
acteurs font de ce cadre pour interpréter les
situations qu’ils racontent. La validité de la
méthode tient au fait que l’analyse s’appuie
sur les pratiques discursives, c’est-à-dire sur
ce que les gens disent effectivement, et non
sur une interprétation du chercheur à propos
des intentions des locuteurs.
Notre recherche présente deux limites sur le
plan méthodologique. La première concerne
le choix des secteurs. Nous avons privilé-
gié les secteurs de référence4 en matière de
pourboire : les Cafés-Hôtels-Restaurants et
la coiffure. Tous deux sont des services « à
la personne », ils présentent donc certains
points communs qui ont possiblement un
impact sur les résultats de la recherche. La
4/ www.service-public-pro.fr
le pourboire est décrit par les clients et par
les personnels en contact en fonction des trois
plans de cette relation : le plan technique, le
plan contractuel et le plan de la civilité.
Les recherches qui se sont intéressées aux
motivations des clients à donner des pour-
boires (Becket et al. 2012 ; Lynn, 2015 ;
Whaley et al. 2014) ont mis en évidence une
multitude de motivations différentes. La deu-
xième contribution de notre travail est de pro-
poser un cadre qui permet de comprendre la
variété des motivations : celles-ci dépendent
de la façon dont les acteurs contextualisent
et interprètent le pourboire. Lorsque la moti-
vation à donner repose sur la qualité du ser-
vice reçu et l’envie de dire quelque chose par
le geste et non la parole, c’est que le client
contextualise le pourboire dans la production
du service (situation 1). Lorsque la motiva-
tion à donner se situe du côté de la volonté
de garder le contrôle, alors le client inscrit
le pourboire dans la relation contractuelle
(situation 2). Lorsque la motivation à donner
est de se conformer à une norme sociale et
la volonté d’impressionner, le client inscrit
le pourboire dans la relation sociale (situa-
tion 3). Enfin, lorsque c’est par compassion et
par réciprocité que le client donne un pour-
boire, c’est qu’il situe le pourboire dans la
relation interpersonnelle qui lie les individus
(situation 4). En outre, nos résultats confir-
ment que la satisfaction du client n’est la pre-
mière motivation que dans une des quatre
interprétations. Ceci contribue à éclairer les
contradictions relevées dans la littérature à
propos du lien satisfaction/pourboire.
Notre travail permet d’approfondir la com-
préhension de ce qui se joue dans les ren-
contres de service entre client et personnel en
contact. C’est la troisième contribution. Tout
d’abord, le plan technique apparaît comme
le premier plan du point de vue du person-
nel. Cette prégnance du plan technique est
cohérente avec la propension du personnel
en contact à interpréter les situations en fonc-
tion du répertoire de la production du service
Distribution – 119
soulignés ci-dessus. Deuxièmement, il faut
laisser le client attribuer le pourboire comme
il le souhaite, et il faut respecter son choix.
Dans les trois situations, le client attribue ef-
fectivement le pourboire à une (ou plusieurs)
personne(s), et le personnel considère que le
pourboire qu’il reçoit lui est attribué ; les rai-
sons de donner un pourboire changent d’une
situation à l’autre, mais pas le fait d’attribuer.
Troisièmement, les pourboires reçus par un
salarié sont un indice de sa performance,
et à ce titre ils constituent une information
qui intéresse le manager, un indicateur de la
performance de ses équipes. En effet, dans
3 situations sur 4 le pourboire reçu dépend
du personnel. Cela peut-être la qualité de son
travail (situation 1), sa capacité à dépasser le
contrat (situation 2) ou le lien interpersonnel
(situation 4). Quatrièmement, le manager
ne doit pas gérer le pourboire, au sens où il
ne doit pas l’instrumentaliser. En effet, dans
les situations 1 et 4, la valeur du pourboire
tient à ce qu’il symbolise : la reconnaissance
du client (situation 1), le lien interpersonnel
(situation 4). Dès lors que le pourboire est
géré par le manager, il risque d’être instru-
mentalisé par le personnel, et par la même,
de perdre sa valeur symbolique, et donc sa
valeur tout court.
Il reste le cas de la situation 3, dont la logique
est différente, puisqu’ici, le pourboire versé
ne dépend pas de l’individu qui le reçoit, mais
de celui qui le donne, ainsi que de la distance
sociale qui sépare les deux acteurs. C’est le
personnel en contact qui par son interpréta-
tion, identifie ces situations 3. La cinquième
recommandation s’adresse donc au personnel
en contact : en accord entre eux, les person-
nels en contact pourraient choisir de parta-
ger entre eux les pourboires qu’ils reçoivent
dans les situations qu’ils interprètent comme
des situations 3. Ceci permettrait d’éviter les
effets pervers de la situation 3, décrits plus
haut. Ceci permettrait aussi de marquer la
différence entre cette situation et les 3 autres,
où le mérite du pourboire revient bien à celui
qui le reçoit.
seconde limite concerne les résultats de la
recherche. Les situations mises au jour per-
mettent de comprendre les différentes inter-
prétations du pourboire par les clients et les
personnels en contact, en revanche, elles ne
permettent pas d’identifier et de distinguer
aisément les situations dans la réalité.
6. Recommandations d’actions
Les recommandations concrètes que nous
proposons reposent sur la variété des inter-
prétations du pourboire, par les clients et les
personnels en contact (Tableau 2). Des quatre
interprétations mises au jour, seule la situa-
tion 3 incite à rejeter le pourboire. En effet,
par la relation de subordination qu’elle ins-
talle entre le client et le personnel, et par la
discrimination des clients qu’elle risque d’en-
gendrer de la part du personnel, le pourboire,
dans cette situation, n’est pas souhaitable.
En revanche, dans les trois autres situations
le pourboire qui circule entre le client et le
personnel est utile et il contribue à renforcer
les deux autres facettes de la relation de ser-
vice : la facette prestataire/client et la facette
employeur/salarié. Ainsi dans la situation 1,
la reconnaissance que symbolise le pourboire
est aussi une source de motivation pour le
personnel (facette employeur/salarié) et une
expression de la satisfaction du client (facette
prestataire/client). Dans la situation 2, où le
pourboire permet d’équilibrer le contrat, il
permet aussi de rémunérer le personnel pour
un travail supplémentaire (facette employeur/
salarié) et de valoriser le dépassement de la
prestation (facette prestataire/client). Enfin
dans la situation 4, où le pourboire est un don
qui entretient le lien de solidarité client/per-
sonnel, il favorise aussi la fidélité du client au
prestataire.
Ces constats nous permettent de formuler
quatre recommandations à l’attention des
managers. Premièrement, interdire le pour-
boire n’est pas souhaitable, les inconvénients
de la situation 3 étant largement compensés
par les avantages des trois autres situations,
120 – Décisions Marketing n° 86 Avril-Juin 2017
Conclusion et voies de recherche
Cette recherche s’est attachée à interroger
le sens du pourboire pour les acteurs prin-
cipaux : le salarié et le client. Ce faisant,
nous proposons de sortir du cercle vicieux
qui enferme le pourboire dans une réflexion
économique ou psychologique. La méthode
de l’analyse du discours appliquée à un en-
semble de récits extraits d’entretiens phéno-
ménologiques nous a permis de mettre au
jour quatre situations qui témoignent de la
variété des interprétations du pourboire, pour
les participants. C’est ainsi que le pourboire
est construit tour à tour comme une indemni-
sation ou un don, comme symbolique ou mo-
nétaire, comme une marque de subordination
ou de solidarité. Il existe malgré tout un point
commun à toutes ces situations : dans tous les
cas, le pourboire est inscrit dans la relation
tripartite client/personnel/prestataire appe-
lée relation de service. L’identification de
la relation de service en filigrane de chaque
situation a permis de préciser le contexte au
travers duquel les différentes interprétations
sont construites : ce contexte relève à chaque
fois d’un plan de la relation de service : le
plan technique, le plan contractuel ou le plan
de la civilité.
Dans cette recherche, la relation de service a
permis de comprendre ce qui se jouait dans
le pourboire. Le principal prolongement de
notre recherche consiste non plus à com-
prendre le pourboire grâce à la relation de
service, mais plutôt à comprendre la relation
de service et les rencontres de service qui la
jalonnent, grâce au pourboire.
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