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(FANTASM)ODORIFIQUE ENVIRONNEMENT
L'influence de la mémoire olfactive sur notre
perception de la réalité
Une présentation donnée le 11 mai 2017 dans le cadre du 85e Congrès de l'ACFAS (Association
francophone pour le savoir), un rassemblement multidisciplinaire du savoir et de la recherche de la
francophonie depuis 1933. Section sciences sociales 405 - Milieux de vie, aménagement et
appropriation de l'espace humain / Individualité, milieu et contexte.
Le visuel de cette présentation est ici : www.natalieb.ca/talks/natalieb_20170511_ACFAS-85-405_visuel.pdf
La réalité de l'environnement consiste en une part matérielle ainsi que d'une part
intangible. Telle une mer immatérielle dont les flots viennent inlassablement
lécher notre corps, cette part nous amène d'innombrables indices pour
comprendre le milieu dans lequel nous nous trouvons, libre à nous d'y porter
attention et de les retenir dans les filets de notre mémoire.
Ces indices, nous les interprétons selon nos attentes et nos motivations
(Merleau-Ponty, 1945), et les émotions ressenties sur le moment teintent
naturellement chacun d'eux (Feldman Barrett, 2017). Que nous soyons assoupi,
éveillé et alerte, ou inattentif, nous ne percevons jamais le monde tel qu’il est
mais tel qu'on est disposé à le comprendre. Ce que nous encodons dans notre
mémoire dépend donc de ce que nous sommes. Notre réalité est ainsi une
structure subjective qui peut varier grandement d'un individu à un autre.
Si l'on s'accorde à l'idée que notre conscience n’est pas un réceptacle contenant
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des images mais un ensemble d’actes d'approche (Husserl, 1929), le processus
perceptuel peut alors être compris comme l'action d'amener une collection
d'esquisses perceptives à se compléter les unes les autres en une activité de
constitution du sens des choses. D'autre part, si notre cerveau reçoit de plus
nombreux inputs de l'interne que du monde extérieur lorsque nous sommes dans
l'instant, cela veut dire que les structures du monde édifiées par notre esprit est
celui dans lequel nous vivons la plupart du temps (Hohwy, 2013; Friston &
Stephan, 2007). Pour la vision par exemple, seule une faible fraction (10%) des
connexions entrant dans le cortex visuel primaire fournit une information visuelle
du monde qui est là devant nous au moment où nous y sommes; contre 90%
venant de prédictions de neurones s'activant en différentes parties du cortex
(Feldman-Barrett , 2017:61). Comment cela se traduit-il pour le système olfactif?
Contrairement à la vision dont les voies transitent par le néo-cortex avant
d'atteindre l'amygdale cérébrale, notre système olfactif a une connexion directe
avec ce noyau, situé dans le lobe temporal, qui irrigue les systèmes de
mémorisation quand une émotion intervient (Canli et al, 2000). Par conséquent
une odeur perçue provoque en premier lieu une émotion pré-conceptuelle, alors
que ce qui est perçu visuellement entraîne immédiatement une analyse
cognitive.
LE THÉÂTRE DE LA MÉMOIRE OLFACTIVE
Façonnées par l'environnement géographique, les conditions climatiques, les
pratiques économiques et l'activité humaine, une odeur occupe un espace ayant
une certaine qualité dans l’instant, ce qui en fait une entité en constante
évolution. C'est une structure composée d'innombrables nuances, provenant
même jusqu'à l'intérieur de la bouche (Martin, 2013). D'ailleurs, notre perception
des odeurs est influencée par autant d'autres inputs sensoriels (sons, sensations
haptiques, couleurs, etc.) captés au même instant. Ceux émanant de la vue ont
probablement l'emprise la plus importante. Une relation étroite s'établit entre la
vue et l'odorat. Cette emprise s'explique peut-être par le fait que les odeurs sont
liées à un système complexe de représentations mentales où chacune,
esquissée par une collection d'expériences vécues, a un certain poids narratif.
Nous apprenons également dès notre plus jeune âge à saisir le monde
principalement par la vue, et, à moins d'être aveugle de naissance, c'est ainsi un
acte naturel de se référer à une correspondance visuelle pour faire sens de ce
que nous percevons.
Notre vision a une telle influence sur notre perception qu'elle peut nous amener à
croire qu'une odeur, non présente dans l'environnement, est là parce qu'elle est
tout simplement liée, pour une raison quelconque, aux signaux qui définissent
notre réalité du moment. Ou encore, nous pousser à imaginer des scènes
plausibles pour mettre en contexte l'origine d'une odeur que nous percevons
mais dont la liaison visuelle avec une source plausible de l'émanation est
introuvable; nous poussant même parfois jusqu'à nous faire douter de sa réelle
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présence (Bouchard, 2013:105-106).
— là il y avait pleins d'odeurs mais… je ne sais pas quoi. Ah! de l'huile. Il
doit y avoir une auto… une auto dans un garage.
— je ne sais pas c'était quoi comme odeur… du levain peut-être? ah! c'est
ça, c'est une boulangerie! mais ça ne sentait pas le pain pourtant.
— aaah! des lilas. Je ne sais pas où ils sont mais c'est très fort. Non... ce
n'est peut-être pas du lilas finalement, mais enfin, c'est une odeur de
fleurs. Il n'y a pas un lilas! Peut-être qu'il y en a eu… ou l'arbuste blanc là-
bas peut-être ? Pourtant c'est très fort comme odeur, très présent.
Ces exemples sont extraits d'une étude réalisée à Montréal entre 2011 et 2013
(Bouchard, 2013) où une méthode permettant la mise en récit en temps réel d'un
trajet —le parcours commenté— a été associé à l'outil des cartes mentales pour
étudier à quel point les odeurs peuvent influencer notre perception spatio-
temporelle de l'environnement. L'objectif était d'être immergé dans l'univers de
références de l'autre; que l'individu puisse exprimer le territoire tel qu'il le vit, tel
qu'il l'interprète. Guidé par la chercheure sur un itinéraire déterminé, le sujet était
libre de communiquer ce qu'il voulait lors du parcours. Ses propos étaient
recueillis sur un appareil d'enregistrement vocal par la chercheure qui marchait à
ses côtés. Celle-ci intervenait seulement pour recentrer le propos si le sujet
s'éloignait trop de la question des ambiances olfactives.
Dans le but d'obtenir un éventail le plus complet possible d'impressions liées aux
ambiances olfactives présentes dans l'environnement, celles-ci pouvant
grandement varier entre les saisons et conditions climatiques du Québec,
l'enquête s'est étendue durant trois saisons — hiver, printemps et été. Ayant le
choix du jour et de l'heure qui lui convenait, le sujet sillonnait ainsi le parcours
sous une condition météorologique et une température différente d'un autre.
Le trajet devait permettre la rencontre d'une variété d'odeurs ainsi que différentes
typologies urbaines. Il devait aussi avoir une durée raisonnable pour une
personne peu disposée à marcher à pied longtemps. Tracée à la confluence des
arrondissements du Plateau-Mont-Royal et d'Outremont à Montréal, celui-ci
prend donc en moyenne 35 minutes à compléter à pied. Il permet de transiter
d'une petite rue où l'on retrouve commerces locaux et terrasses de cafés animés,
à une avenue commerciale plus large où le trafic y est très présent, un secteur
résidentiel, ainsi qu'un parc très prisée des résidants où se trouve une aire de jeu
pour les enfants. Une variété d'expressions a ainsi été recueillie.
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Le théâtre de la mémoire olfactive : fragments narratifs de deux parcours. L'un exprimé en
français par une participante francophone; l'autre en anglais par un participant hispanique. ©
natalieb 2012
L’importante somme de données orales récoltées a amené la mise en scène
graphique de la perception des participants sur une carte aérienne. En
retranscrivant sur la carte chaque commentaire à l'endroit exact où il avait été
exprimé par le participant il devenait possible de confronter la réalité de l'individu
avec la réalité de l'espace. La compilation des parcours des onze participants
ainsi retracés a révélé différents niveaux de réalités vécus pour un même lieu, de
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même qu'une mémoire olfactive collective. La procédure de cartographie
narrative établie pour analyser les données orales a été un outil très efficace
pour cette enquête.
ENGRENAGES TEMPORELS
Cette recherche a permis de confirmer notre hypothèse de départ, c'est-à-dire :
l'harmonie odorante qui s'adresse à nous sans cesse nous permet d’évoluer, par
projection mentale consciente ou distraite, entre les plans virtuels d'innombrables
lieux. Notre mémoire olfactive, qui encode nos expériences, nos rencontres et
autres associations vécues à différents moments (Plailly, 2005), nous entraîne
sur une diversité de rythmes temporels faisant irradier l'instant en une myriade
de moments. Car elle nous permet non seulement de retenir dans ses filets
autant de paysages olfactifs qu'il y a de moments mémorables, mais également
de ramener l’un ou l’autre dans le moment présent pour soit y rajouter de
nouvelles teintes olfactives suite à une expérience similaire, soit pour simplement
insérer l’amplitude de son empreinte sur le lieu où nous nous trouvons.
Le paysage olfactif, expression mentale d'une sensations vécue suite à une
expérience dans l'environnement, a un impact important sur notre définition de la
réalité. Distinct de l'ambiance olfactive qui est essentiellement la mer odorante
dans laquelle nous baignons, le paysage olfactif (smellscape), infusé de la
subjectivité de l'observeur, est un univers composé de multiples paysages
mnémiques en constante mutation témoignant des harmonies intangibles de
l'ambiance olfactive.
Les odeurs sont donc autant de possibilités de restructurer le réel de l'individu.
Entre les mains d'un concepteur habile elles peuvent devenir un outil
d’intervention stratégique. La problématique est : comment un architecte, un
designer de l'environnement ou un urbaniste peut-il s'y prendre pour composer
avec la dynamique des odeurs? C'est déjà tout un défi de tenir compte de la
diversité humaine lors de la conception d'un espace ou d'un bâtiment. L'âge, les
capacités physiques, l'acuité sensorielle, les habiletés mentales, de même que la
finesse des rouages mémoriels sont bien évidemment des facteurs qui varient
d’un individu à un autre. Comment s'y prendre donc pour créer des espaces
olfactifs?
Il faut d'abord déterminer les régimes de pression atmosphérique et des vents
dominants par rapport aux configurations spatiales du projet. Les volumes sont
en effet des obstacles ou des couloirs pour la circulation des flux olfactifs (Balez,
2000), et ont un impact sur leur intensité. D'autre part, il faut réfléchir à des
façons de garder les odeurs vivantes au nez de ceux qui resteront dans un
endroit longtemps car nous nous adaptons aux odeurs, après quelques minutes
nous ne les sentons déjà plus. Autres paramètres importants à considérer :
• l'état physiologique de l'individu a un impact sur la qualité et l'intensité
de la perception. Sans compter que le degré de sensibilité est
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variable pour chacun;
• la température, la pression atmosphérique et le degré d’humidité
altèrent le caractère de toute odeur. Un temps humide l'avivera, la
chaleur lui donnera une présence entêtante, un temps frais amoidrira
sa définition jusqu'à l'estomper presque complètement dans la glace
ou la neige;
• la forme d'un flux olfactif varie à mesure qu'il se déroule dans le
temps.
Pour conclure je dirai que, mon étude du sujet m'amène à croire qu'une
approche où le concepteur compose avec la potentialité olfactive des matériaux
utilisés en construction est la clé. À savoir que, le défi de l'architecte du paysage
olfactif n'est pas de statufier une signature olfactive en diffusant simplement une
odeur particulière, mais de mettre en scène une narration dynamique dans
l'espace. Autrement dit, d'offrir à l'usager une expérience cinétique où les notes
olfactives jouent chacune leur rôle dans la symphonie odorifique qu'il propose.
Parce que les odeurs tracent une topographie mouvante offrant à chacun une
forme de circulation dans l’épaisseur temporelle de l'espace, il est grand temps
que les architectes et les designers de l'environnement prennent d'assaut le
théâtre du paysage olfactif. Je les met donc au défi de créer des architectures
cinématiques qui s'adressent à notre sens de l'olfaction.
Natalie Bouchard
11 mai 2017
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