ArticlePDF Available

Anne Berman (1889-1979), une «simple secrétaire» du mouvement psychanalytique français?

Authors:

Abstract

Accession Number: 122798022; Amouroux, Rémy 1; Email Address: remy.amouroux@unil.ch; Affiliations: 1 : Université de Lausanne, Geopolis, Institut de Psychologie, CH-1015 Lausanne.; Source Info: 2016, Vol. 73 Issue 2, p360; Historical Period: 1933 to 1962; Subject Term: PERSONAL assistants; Subject Term: PSYCHOANALYSIS -- France; Author-Supplied Keyword: Anne Berman; Author-Supplied Keyword: Personal Secretary; Author-Supplied Keyword: Psychoanalysis; Author-Supplied Keyword: Translation; Number of Pages: 16p; Document Type: Article; Language: French
Gesnerus
SwissJournal
of theHistory
of Medicine
and Sciences
Vol. 73 (2016)
NO2
www.gesnerus.ch Schwabe Verlag Basel
The Frontiers of Amateur Science (18th–20th Century)
Hervé Guillemain, Nathalie Richard: Towards a Contemporary
Historiography of Amateurs in Science
Claire Gantet: Ni pédants, ni amateurs? Les journaux de psychologie
en Allemagne
Anne-Gaëlle Weber: Savants et amateurs ornithologues
Volny Fages: L’affaire Chacornac, ascension et stigmatisation
d’un astronome
Loïc Casson: L’entomologie autour de 1900, une science d’amateurs?
Jacqueline Carroy: La psychologie de Marcel Sembat
Philippe Le Vigouroux, Gabriel Gohau: De l’amateurisme en géologie
Rémy Amouroux: Anne Berman (1889–1979), secrétaire du mouve-
ment psychanalytique
Book Reviews, Books Received
360 Gesnerus 73 (2016)
Gesnerus 73/2 (2016) 360–375
Anne Berman (1889–1979), une «simple secrétaire»
du mouvement psychanalytique français?
Rémy Amouroux
Summary
This article is focused on the gure of personal secretary in the history of
science with the example of Anne Berman (1889–1979) who was, between
1933 and 1962, the secretary for the psychoanalyst Marie Bonaparte (1882
1962). Berman was not a psychoanalyst and psychoanalytic historiography
considers her as a minor gure. However, her career as a personal secretary
and her role in the French psychoanalytic movement should be considered
inconjunction with her involvement with the feminist movement. This phar-
macist by training has indeed played a prominent role within the Soroptimist,
which was a movement that championed the professional interest of women
andprides female excellence. In the case of Berman, the status of personal
secretary did not enable her to gain lasting recognition by psychoanalysts, but
only a weak and fragile legitimacy.
Keywords: Anne Berman, Personal Secretary, Translation, Psychoanalysis
Rémy Amouroux, Université de Lausanne, Geopolis, Institut de Psychologie, CH-1015
Lausanne (remy.amouroux@unil.ch)
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
Gesnerus 73 (2016) 361
Résu
Cet article s’intéresse à la gure du secrétaire particulier dans l’histoire des
sciences à travers l’exemple d’Anne Berman (1889–1979) qui fut la secrétaire
de la psychanalyste Marie Bonaparte (1882–1962) de 1933 à 1962. Berman
n’est pas psychanalyste et l’historiographie psychanalytique en fait donc un
personnage de second plan. Cependant, sa carrière de secrétaire particulière
et son rôle au sein du mouvement psychanalytique français gagnent à être
misen parallèle avec son engagement au sein d’un réseau de femmes. Cette
pharmacienne de formation a en effet joué un rôle considérable au sein des
Soroptimist, un mouvement qui défend les intérêts professionnels des femmes
et prône l’excellence féminine. Dans le cas d’Anne Berman, le statut de
secrétaire particulier n’a pas permis d’accéder à une reconnaissance durable
par les psychanalystes, mais seulement à une forme de légitimité partielle et
fragile.
Introduction
L’histoire de la psychanalyse est essentiellement centrée sur la gure de
Sigmund Freud. Cette focalisation a été critiquée et il existe des propositions
historiographiques alternatives pertinentes.
1
L’une des manières de procéder
pour pallier cet écueil consiste à opter pour une «histoire par le bas». Cela
implique de prendre au sérieux des individus habituellement considérés
comme «modestes» ou comme «profanes» et pas seulement les «grands
hommes» qui sont célébrés par la discipline. A ce sujet, les travaux initiés
par Roy Porter sur le point de vue des patients ont permis de mieux
comprendre l’histoire des pratiques et des savoirs «psy».2
Qu’en est-il des secrétaires particuliers? S’agit-il d’une de ces catégories
d’individus considérés comme mineure dont nous parlions précédemment?
En effet, les secrétaires particuliers, par le poste qu’ils occupent, sont à la fois
très proches et très éloignés des acteurs ofciels du mouvement. Proches
parce qu’ils accompagnent leur «employeur» au quotidien et qu’ils ont tout
loisir d’observer ce que l’on réserve habituellement aux plus intimes. Eloignés
car le statut de secrétaire implique une hiérarchie naturelle dans la relation
qui, dès lors, ne saurait être comparable à celle que l’on entretient avec ses
1 Citons notamment le célèbre livre d’Henri Ellenberger (1994) ou encore les travaux plus
récents de Lydia Marinelli et d’Andreas Mayer (2009) qui tous les deux brisent le mythe d’un
Freud isolé, se frayant un passage dans un milieu hostile.
2 Porter 1985.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
362 Gesnerus 73 (2016)
pairs. C’est donc par dénition un acteur invisible – ou en tout cas peu
audible – dont le rôle est difcile à évaluer.
Dans ce travail, nous étudierons en détail la trajectoire professionnelle
d’Anne Berman qui fut la secrétaire de la psychanalyste Marie Bonaparte
(1882–1962) de 1933 à 1962. Berman n’est pas psychanalyste mais elle est une
femme éduquée, docteure en pharmacie et polyglotte. Elle est aussi engagée
dans la vie publique notamment au sein du mouvement Soroptimist qui
défend les intérêts professionnels des femmes et prône l’excellence féminine.
Dans l’historiographie psychanalytique, elle est surtout connue pour ses
traductions en français de l’œuvre de Sigmund Freud qui, après avoir fait
référence, furent progressivement abandonnées. Berman serait une pionnière
dont les choix de traductrice révèlent le statut d’amateur. Pourtant, en suivant
au plus près la carrière de Berman, on peut aboutir à une perception diffé-
rente et à une tout autre interprétation quant au statut de ses traductions.
A travers cet exemple, il s’agira d’explorer la gure du secrétaire particu-
lier dans l’histoire des sciences, et plus particulièrement dans l’histoire des
sciences du psychisme. Je tenterai de montrer que, dans le cas de Berman, il
ne s’agit pas d’un simple travail d’exécutante sans aucune autonomie, mais
bien d’une manière originale de participer au débat scientique. Pour ce
faire, je commencerai par m’interroger sur la fonction de secrétaire dans
l’histoire des sciences, puis je m’intéresserai aux différentes carrières de
Berman tant dans le milieu de la psychanalyse française qu’au sein d’un
réseau social féminin, enn je développerai plus particulièrement son travail
contesté de traductrice de textes psychanalytiques.
La gure du secrétaire particulier
Affranchi, éminence grise ou simple employé de bureau?
C’est à Tacite, l’historien et sénateur romain du premier siècle, que l’on
attribue l’une des premières dénitions d’une fonction proche de ce que
l’onappelle aujourd’hui le secrétaire particulier. Il rapporte en effet que les
patriciens romains avaient recours aux services d’«affranchis employés
auxaffaires condentielles».
3
L«affranchi» désigne ici un esclave auquel ona
octroyé la liberté, ce qui prégure le rapport hiérarchique entre le secrétaire
et celui qui l’emploie. Ce serviteur s’occupe par ailleurs des «affaires con-
dentielles» de son employeur ce qui implique qu’il s’agit d’un travailleur de
l’ombre qui exerce en «service commandé».
3 Blanc-Sanchez 1992.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
Gesnerus 73 (2016) 363
Dans l’historiographie, la majorité des travaux disponibles sur les secré-
taires particuliers portent sur des acteurs politiques de l’Ancien Régime
dontle rôle a été sous-estimé. Ainsi, pour citer un exemple parmi d’autres,
Poisson
4
a mis en évidence le rôle crucial des secrétaires-interprètes de
l’ambassadeur de France à Soleure en Suisse dans la seconde partie du
XVII
e
siècle. Ici, c’est le rôle de conseiller personnel qui semble déterminant.
L’exemple le plus célèbre est probablement celui du Père Joseph, le secrétaire
du cardinal de Richelieu. François Leclerc du Tremblay, plus connu sous le
nom de Père Joseph, fut un moine capucin proche condent du cardinal.5
Ildoit son surnom «d’Eminence grise» à la couleur de sa robe de bure et au
pouvoir dont il aurait joui en tant que proche conseiller de «son Eminence»,
le cardinal de Richelieu.
Enn, au milieu du XIXe siècle, la diffusion de la machine à écrire et
dutéléphone ainsi que des modications de la structure du marché de l’em-
ploi ont participé à l’émergence d’une nouvelle profession: le secrétaire de
bureau.6 Cette activité, initialement réservée aux hommes, a rapidement
évolué et s’est féminisée. Le terme de secrétaire désigne alors des femmes
employées de bureau chargées de rédiger le courrier mais aussi d’aider à
l’organisation générale et à la bonne tenue des affaires de leur employeur.
Comme le note Pinto,7 outre ses compétences techniques, la secrétaire est
une employée qui doit s’appuyer sur ses qualités féminines relationnelles
pour «enchanter» – adoucir – les relations dans un milieu où la concurrence
«virile» est la règle.
Le secrétaire de savant
Il y a peu de travaux dans l’historiographie portant spéciquement sur les
secrétaires de savants. Il s’agit généralement d’hommages à des personnes
auxquelles les historiens sont redevables car ils ont préservé tout ou partie
del’œuvre de leur maître. Ainsi, l’historien de la physique Gerald Holton
souligne sa gratitude pour Helen Dukas, la secrétaire d’Albert Einstein
pendant près de trente ans, à qui on doit la préservation d’une partie des
archives du célèbre physicien.8 Dans la même veine, Léonie Razet, qui fut la
secrétaire de Marie Curie, est souvent créditée dans l’historiographie pour
le rôle «important» qu’elle a joué.9 Dans ces deux cas, faute d’informations
4 Poisson 2010.
5 Pierre 2007.
6 Pinto 1990; Gardey 1999.
7 Pinto 1990.
8 Holton 20 07.
9 Pigeard-Micault 2013.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
364 Gesnerus 73 (2016)
précises, il semblerait que leur contribution se limite à la gestion habile des
affaires courantes durant leur vie professionnelle et à la constitution des
archives après le décès de leur ancien employeur. Ici encore, la féminisation
de cette profession est importante à noter. En effet, ces proches collabo-
rateurs sont le plus souvent de proches collaboratrices qui évoluent dans
un milieu où ce sont les hommes qui dominent sans partage le monde
aca démique. Pour se faire une place dans ce domaine, les femmes ont fré-
quemment dû se limiter à certains domaines considérés comme féminins,
ouencore accepter d’avoir une reconnaissance limitée des milieux acadé-
miques.10 Ainsi, à défaut de pouvoir exercer comme des actrices légitimes,
certaines de ces femmes ont investi des lieux à l’écart des institutions
savantes, faisant par exemple de leur foyer un laboratoire pour l’observation
des enfants.11 De même, ces secrétaires de savants ont pratiqué une forme
descience en dehors des milieux académique, à la frontière de l’amateurisme,
en assistant leur employeur dans les différentes tâches requises par la
recherche scientique. Cet amateurisme peut d’ailleurs peut-être même être
vu comme un choix raisonnable
12
compte tenu du contexte fort peu favorable
au développement des carrières académiques féminines.
Le secrétaire du «psy»
Otto Rank, s’il ne fut pas réellement le secrétaire particulier de Freud, est
devenu à l’âge de 22 ans, en 1906, le secrétaire de la Société Psychanalytique
de Vienne.
13
Freud a donné à Rank une place toute particulière dans le mou-
vement psychanalytique. Il lui paie ses études universitaires et le nomme
secrétaire de la première société psychanalytique. De 1910 à 1915, Rank est
chargé d’établir le compte rendu détaillé – les «Minutes» – des soirées du
mercredi chez Freud. Ce n’est pas un simple titre honorique mais un travail
qui va lui permettre d’entreprendre des études universitaires. Cependant,
Rank obtient en 1912 un doctorat en psychologie et a exercé en tant que
psychanalyste avant de se brouiller avec le fondateur de la psychanalyse. A
ce titre, s’il fut un temps un protégé et un proche collaborateur de Freud, il
est par la suite devenu un membre à part entière de la société savante. Ainsi,
il ne correspond pas à proprement parler à la dénition de secrétaire par-
ticulier que nous évoquions précédemment. Le cas de Gloria Gonzalez, la
secrétaire particulière de Jacques Lacan de 1948 à sa mort, est probablement
10 Carroy/Edelman/Ohayon/Richard 2005.
11 Oertzen 2013.
12 Pomata 2 013.
13 Lieberman 1985.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
Gesnerus 73 (2016) 365
plus intéressant.14 D’abord au service de Sylvia, la lle de Lacan, Gloria va
progressivement devenir une proche collaboratrice du théoricien du «retour
à Freud». De plus, Gloria semble avoir joué un rôle actif auprès des analy-
sants de Lacan: «Quand il reçoit ses patients, elle ouvre la porte puis sur-
veille du coin de l’œil les déplacements de tous et de chacun […] Elle calme
lesagités, console les anxieux ou accompagne dans l’escalier les candidats à
la dépression.»15 Il y a en effet beaucoup de témoignages de son rôle
«apaisant».
16
En plus de Gloria qui a joué, auprès de Lacan, davantage le rôle
d’assistante personnelle que celui de secrétaire, on peut aussi mentionner
Maria Pierrakos. Cette dernière fut pendant douze ans sa sténotypiste. Elle
fut notamment chargée de retranscrire les fameux séminaires du maître tout
en poursuivant des études de psychologie et une formation d’analyste.17 Ces
exemples semblent donc bien corroborer l’hypothèse que certaines de ces
secrétaires de savants (ici de psychanalystes) ont pu bénécier – directement
ou indirectement – de leur position pour faire carrière et passer du statut de
collaborateur à celui de pair. Comme nous allons le voir, le cas de Berman va
dans le même sens.
Anne Berman, la Société Psychanalytique de Paris et le mouvement
Soroptimist
Une secrétaire dévouée
Comment cette pharmacienne est-elle devenue la secrétaire d’une des pion-
nières de la psychanalyse en France? On dispose de peu de travaux portant
spéciquement sur Anne Berman.18 Le 10 janvier 1927 où Berman devient
latoute première adhérente de la Société Psychanalytique de Paris (SPP).
Pourquoi cette femme qui n’est ni psychanalyste, ni médecin, ni psychologue
s’est-elle afliée à ce groupe? Berman est proche de plusieurs pionniers de la
psychanalyse française, notamment d’Odette et de Henri Codet, mais aussi
et surtout d’Adrien Borel avec qui elle entretint une liaison amoureuse pen-
dant plusieurs années. Au début de l’année 1930, Anne Berman entreprend
une psychanalyse avec Marie Bonaparte qui se terminera à la n de l’année
1932. Au cours de l’été 1933, Berman devient ofciellement la secrétaire de
la princesse de Grèce, succédant ainsi à un jeune homme du nom de Sello
14 Roudinesco 1994.
15 Roudinesco 1994, 305.
16 Godin 1990; Haddad 2002; Rey 1989.
17 Pierrakos 2003.
18 Bourgeron 2005.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
366 Gesnerus 73 (2016)
Frenkel. Cette activité, loin d’être un hobby intellectuel, va progressivement
occuper une bonne partie de l’emploi du temps de Berman. En effet, s’il s’agit
d’abord uniquement de gérer l’abondante correspondance de Bonaparte,
Berman va petit à petit étendre son champ de compétences: ses talents de
polyglotte en font une assistante de choix pour les traductions de Freud
surlesquelles travaille Bonaparte, mais c’est surtout sa connaissance ne du
milieu psychanalytique qui va faire de Berman une sorte de conseillère per-
sonnelle. Bonaparte étant souvent en voyage, Berman la représente à Paris
et l’informe presque quotidiennement de la vie tumultueuse du mouvement
psychanalytique français. Cet engagement implique nécessairement une
forme substantielle de rémunération. Elles ne parlent jamais directement de
cela, mais tout semble indiquer que Bonaparte, qui a la réputation d’être
généreuse, salarie Berman.
De 1933 à 1962, elles entretiennent toutes les deux une abondante corres-
pondance où on peut suivre l’histoire du mouvement psychanalytique fran-
çais – notamment celle de la Société Psychanalytique de Paris – sous un angle
original. Ce groupe de pionniers, créé en 1926, est à l’origine du développe-
ment de la psychanalyse en France. Composé d’hommes, médecins de sur-
croit, c’est un milieu où la place d’une femme sans diplôme universitaire,
comme Bonaparte, ne va pas de soi. Sa fortune, son réseau social, son amitié
avec la famille Freud, et son indépendance d’esprit vont lui permettre de
jouer un rôle décisif. Cette descendante de l’Empereur mariée au prince
deGrèce et du Danemark, va réussir à se faire une place de premier ordre et
à participer à la mise en minorité de ceux qui souhaitent que le mouvement
français prenne ses distances avec la stricte orthodoxie freudienne.19 D’une
manière générale, loin d’être une simple mécène, Marie Bonaparte a dura-
blement marqué la première génération de psychanalystes français. Elle est
alors reconnue pour ses travaux sur la sexualité féminine, sa conception
d’une psychanalyse ancrée dans les sciences naturelles ou encore son enga-
gement pour l’exercice de la psychanalyse par les non-médecins. Berman
estalors aux premières loges de ce débat intellectuel. Elle n’y participe pas
directement mais y apprend sûrement beaucoup et échange fréquemment
surces sujets. Si elle n’a jamais été une théoricienne ou une praticienne du
mouvement, Berman est cependant à l’origine d’un nombre très important
de traductions de textes de psychanalystes. Il est probable que Bonaparte,
constatant ses talents linguistiques dans ses fonctions de secrétariat, l’ait
encouragé à traduire des textes. Rien ne semble indiquer en effet que Berman
ne dispose d’une formation professionnelle en langues. En outre, elle s’oc-
19 Ohayon 1999.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
Gesnerus 73 (2016) 367
cupe dès 1934 – l’année de sa création – du secrétariat de l’Institut de Psycha-
nalyse et devient secrétaire de la Revue Française de Psychanalyse (RFP) de
1948 à 1969. Il est étonnant que cette collaboratrice personnelle d’un des
membres de la SPP ait pu occuper ces fonctions qui semblent plutôt devoir
être réservées à un membre titulaire de la société. Berman semble avoir
occupé un statut ou entre celui de collaboratrice et de membre à part
entière. Elle est d’ailleurs nommée membre titulaire de la SPP en 1949. Cette
nomination est surprenante car, contrairement à tous les autres membres
titulaires, Berman n’est pas psychanalyste. Elle a certes été analysée mais n’a
pas suivi une formation de psychanalyste. Pourtant, il ne semble pas qu’il
s’agisse d’une erreur car Anna Freud lui écrit à cette occasion une lettre de
félicitation.20 Malgré ce message enthousiaste, dès l’année suivante et sans
que l’on puisse trouver d’élément d’explication, son nom disparaît de la liste
des membres titulaires de la SPP. Elle continuera à travailler auprès de
Bonaparte jusqu’au décès de cette dernière.
Une militante de l’excellence féminine
Cette première série d’informations biographiques fait cependant l’impasse
sur tout un pan de la vie professionnelle de Berman: sa carrière au sein du
mouvement des Soroptimist. Car avant d’être la secrétaire personnelle de
Bonaparte, Berman est d’abord une femme éduquée et ambitieuse. Ainsi,
après avoir obtenu une licence de lettres, elle fait des études de pharmacie,
soutient une thèse en botanique sur la «famille des Borraginacées»
21
et entre
à l’hôpital Sainte-Anne en qualité de pharmacienne-adjointe dans le labo-
ratoire d’Edouard Toulouse, où elle restera jusqu’en 1924. Elle acquiert alors
la pharmacie Souffron rue de Miromesnil à Paris où elle va exercer pendant
de nombreuses années. A la n de son analyse avec Bonaparte, elle hésite
entre un poste de pharmacien des prisons et un poste de pharmacien-chef à
l’hôpital de Grenoble. Mais, à lire leur correspondance, on comprend que
ces deux postes ne l’intéressent pas sufsamment, nancièrement et intel-
lectuellement. C’est à ce moment là – en 1933 – qu’elle devient la secrétaire
particulière de Bonaparte. En 1940, elle est interdite d’exercer en tant que
pharmacienne, probablement à cause de ses origines juives. Elle ne se sépa-
rera pourtant de sa pharmacie qu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale.
Par ailleurs, elle s’investit dans différents domaines et sera déléguée des
pharmaciens à la chambre syndicale. Cependant, c’est surtout son engage-
20 Lettre d’Anne Berman à Marie Bonaparte du 10.12.1949, Bibliothèque Nationale de France
(BNF), fonds Marie Bonaparte.
21 Berman 1926.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
368 Gesnerus 73 (2016)
ment chez les Soroptimist qu’il semble important d’explorer ici. Soroptimist
est la contraction de l’expression latine «sorores ad optimum», que l’on peut
traduire par «sœurs pour le meilleur». Cette organisation est fondée en 1921
par Violet Richardson Ward aux Etats-Unis dans l’état de Californie. Elle
prône l’excellence intellectuelle, morale et professionnelle des femmes. C’est
par l’intermédiaire de Suzanne Noël, une femme médecin, que le premier
«club» français – et européen par la même occasion – voit le jour à Paris en
1924.22 Pendant la Première Guerre mondiale, Noël s’initie aux techniques
de la chirurgie réparatrice auprès des «gueules cassées» et, par la suite,
s’engage auprès des suffragettes.23 Au sortir de la guerre, elle devient une
pionnière de la chirurgie esthétique qu’elle conçoit comme une pratique
progressiste.24 Parmi les autres membres du mouvement Soroptimist en
France, on trouve des femmes militantes politiques comme par exemple
Cécile Brunschvicg qui, en 1936, est l’une des trois premières femmes à siéger
dans un gouvernement français, ou encore Germaine Poinso-Chapuis qui
futen 1947 la première femme ministre en France. Il y a aussi des artistes
comme la poétesse Anna de Noailles et la couturière Jeanne Lanvin, mais
aussi des juristes comme Marcelle Kraemer-Bach et Yvonne Netter, ou
encore des psychanalystes comme Blanche Reverchon-Jouve ou Juliette
Favez-Boutonnier. Toutes ont en commun d’être des pionnières ou d’exceller
dans leur exercice professionnel. Elles ne sont cependant pas toutes célèbres.
Ainsi, dans le numéro du bulletin français des Soroptimist où se présente
Anne Berman en 1928, on trouve aussi une Madame Jouannin qui possède
des «dons exceptionnels d’industrielle»25 dans le secteur émergent du com-
merce des réfrigérateurs, ou encore mademoiselle Terrier qui est traductrice
de l’anglais. Anne Berman va jouer un rôle non négligeable au sein des
Soroptimist françaises. La consultation du bulletin français du mouvement
montre en effet qu’elle est fréquemment présente aux réunions et qu’elle a
participé activement à la vie du groupe. Elle a d’ailleurs occupé dans les
années 1950 les postes de secrétaire et de vice-présidente de l’Union Natio-
nale Française des Soroptimist. A ce titre, son engagement dans le mouve-
ment psychanalytique français peut apparaître comme secondaire comparé
à celui dont qu’elle a occupé au sein des Soroptimist. En effet, alors qu’elle
22 Jacquemin 1988 .
23 Guirimand 20 05.
24 Suzanne Noël (Noël, 1926) conçoit la chirurgie esthétique comme une «thérapeutique
progressiste» qui s’adresse en particulier aux femmes qui ne souhaitent pas renoncer à leur
apparence corporelle. Elle propose ainsi ces interventions autant aux femmes aisées et
privilégiées qui pensent le physique est un atout dans leur exercice professionnelle, à des
résistantes qui souhaitent changer de visage pendant l’occupation, ou encore aux rescapées
des camps de concentration dont le corps a été ravagé par la guerre.
25 Soropt imist-C lub, 1928.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
Gesnerus 73 (2016) 369
est une actrice légitime et reconnue de l’Union féminine des intérêts pro-
fessionnels, son statut au sein de la SPP est plus ou. Certes, elle y occupe
certaines fonctions assez importantes comme celle de secrétaire de la RFP
ou de l’Institut de psychanalyse, mais elle reste l’employée de Marie Bona-
parte et n’a jamais été considérée comme une «véritable» psychanalyste.
Traductions savantes et traductions amateurs
Une traductrice «pour le meilleur»
L’engagement de Berman au sein du mouvement psychanalytique français
semble être une mise en pratique à la lettre de la philosophie générale
des Soroptimist. Comme d’autres membres qui furent des pionnières dans
leur propre domaine, Berman est, au sujet des traductions de Freud, une
«sœur pour le meilleur» pour reprendre la devise de son club. C’est d’ailleurs
comme «traductrice» de «travaux scientiques et philosophiques»26 qu’elle
seprésente dans le registre des membres des Soroptimist françaises à partir
de 1947. Comme l’a écrit Alain de Mijolla, Anne Berman «[…] va devenir
la traductrice attitrée de Freud en français, car elle bénécie de l’appui
inconditionnel de Marie Bonaparte».27 Une analyse de la RFP entre 1927 et
1962 permet de conrmer l’afrmation de Mijolla. C’est Anne Berman qui
arrive en tête du nombre des traductions, un peu moins d’un quart – 15 sur
les 67 traductions de la période – des articles traduits. Outre les productions
de Berman, on trouve principalement celles de Marie Bonaparte (12 traduc-
tions), celles d’Henri Hoesli (10 traductions). Hoesli est un protégé de Marie
Bonaparte. Ce Suisse originaire du canton de Glaris fut en effet le précep-
teur de Pierre de Grèce, le ls de la princesse. Cette dernière l’a par la suite
soutenu nancièrement dans son projet d’entreprendre des études univer-
sitaires de médecine à Paris.28 Hoesli deviendra par la suite membre de la
SPP. En contrôlant les traductions, et notamment en s’adjoignant les services
de proches collaborateurs qui peuvent faire ce travail à sa place, Bonaparte
peut défendre et imposer sa propre conception de la psychanalyse. Pour
Berman et Hoesli, c’est aussi un moyen d’obtenir une reconnaissance liée
au prestige de voir leur nom associé à celui de Freud. D’ailleurs, sans
sous-estimer le rôle de Bonaparte, le travail de Berman est particulièrement
conséquent en lui-même: sur la période qui nous intéresse, celle-ci peut être
26 Soroptimist-Club, 1947.
27 Mijolla 1991, 253.
28 Bertin 1982.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
370 Gesnerus 73 (2016)
considérée comme «la» traductrice ofcielle française car c’est elle qui signe,
ou co-signe, le plus de traductions dans la RFP et ailleurs. Ainsi, son travail
est sufsamment reconnu pour que ses collègues de la SPP lui remettent
unprix qui récompense l’ensemble de ses traductions. Elle reçoit en effet en
1964 le prix Maurice-Bouvet dont elle est d’ailleurs la seule récipiendaire
àne pas être psychanalyste.
Le marché convoité des traductions de Freud
L’hégémonie de Bonaparte et Berman va progressivement être remise en
question. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’inuence de la prin-
cesse n’est plus la même. En effet, Marie Bonaparte s’est exilée pendant
plusieurs années en Afrique du Sud et, lorsqu’elle revient en France, le mou-
vement psychanalytique français est à l’aube d’une série de bouleversements
comme la scission de 1953.
29
Les membres fondateurs de la SPP se font rares,
beaucoup sont décédés ou ont quitté la France. De nouveaux acteurs appa-
raissent et les traductions vont devenir l’un des enjeux notoires de cette
reconguration des pouvoirs et des inuences de chacun. Ainsi, Daniel
Lagache, un médecin psychiatre normalien à l’origine de la première licence
de psychologie en France, recommande à Anna Freud certaines personnes
pour des traductions.30 De même, Maryse Choisy, une journaliste et écri-
vaine qui s’est intéressée de très près la psychanalyse notamment en créant
la revue Psyché en 1947, contacte elle aussi la lle de Freud pour s’enquérir
de la possibilité de traduire certains textes.31 L’attitude de Berman au sujet
est tout à fait éloquente. Apprenant notamment que Lagache souhaite intro-
duire de nouveaux candidats pour les traductions, elle écrit à la princesse:
Mais pourquoi diable coner des travaux semblables à des personnes qui ne connaissent ni
la psychanalyse, ni le français? Ne pourrait-on réserver les droits de traductions à vous-
même et à moi?32
Assez rapidement ces candidats contactent directement des maisons d’édition
avec des projets précis. En réponse à des demandes insistantes des Presses
Universitaires de France, Berman se montre tout aussi catégorique:
«J’ai dit et je suppose que vous m’approuvez qu’Anna Freud et vous même ne consen-
tiriezpas à ce qu’une autre que moi traduisent les ouvrages comme certaines semblent le
proposer.33
29 Ohayon 1999.
30 Lettre d’Anne Berman à An na Freud du 14.01.1949, fonds An na Freud, Library Of
Congress (LOC).
31 Lettre de Mar yse Choisy à Anna Freud du 22.12.1946, LOC.
32 Lettre d’Anne Berman à Marie Bonaparte du 19.07.1947, BNF.
33 Lettre d’Anne Berman à Marie Bonaparte du 25.01.1948, BN F.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
Gesnerus 73 (2016) 371
A la même période elle échange fréquemment avec Anna Freud pour la tra-
duction française d’articles et d’ouvrages. Elle lui rend notamment visite à
Londres à l’occasion de réunions organisées par les Soroptimist. Pourtant,
malgré les afrmations véhémentes de Berman, il n’est plus possible de conti-
nuer à contrôler l’ensemble des traductions françaises. Par exemple, n 1950,
Paul Jury écrit à Anna Freud pour lui dire qu’avec Ernest Fraenkel il a
traduit Inhibition, symptôme et angoisse de Freud34 et qu’il souhaite savoir
sesconditions concernant les droits d’auteur.35 Berman et la princesse sont
alors en train de traduire ce texte mais, mises devant le fait accompli, elles
serésolvent à abandonner leur projet, du moins en apparence. Une fois la
traduction imprimée, Bonaparte et Berman posent leur véto: le texte de Jury
est trop mauvais pour être mis en vente. Ce dernier ne compte pas se laisser
faire et menace les PUF de procès. Berman est chargée d’établir la liste des
erreurs de traduction de Jury.36 En octobre 1953, après négociation, le livre
est mis en vente avec une feuille d’erratum.37 Comme cet exemple l’illustre,
le contexte a changé: la princesse, qui décédera moins de dix ans plus tard,
n’a plus la même inuence qu’auparavant. Après la disparition de la prin-
cesse, Berman n’est plus la secrétaire de personne. Elle devient alors un
personnage au statut hybride qui, sans être psychanalyste, joue pendant
encore quelques années un rôle au sein de la SPP.
Une traductrice «historique»
Berman ne peut plus imposer ses choix comme avant. Ainsi en 1965, alors
qu’elle doit corriger une traduction de Freud effectuée par Rudolph Loewen-
stein, elle se heurte à une demande de Lagache qui l’enjoint expressément
à reconsidérer ses choix de traductrice. Entre-temps, Lagache est devenu
professeur et responsable de collection aux PUF:
Je suis en désaccord avec le professeur Lagache à propos du mot Trieb qu’il veut partout
traduire par pulsion. Par exemple dans le cas de ce qu’on a jusqu’ici appelé «instinct de vie
et instinct de mort », il désire (il exige même) qu’on dise «pulsion de vie et pulsion de mort».
A moi, la «pulsion» ne me semble pas une chose permanente.38
Berman n’arrivera pas à défendre sa cause. Pire, à compter de cette période,
ses traductions vont progressivement passer du statut de référence obligée à
celui de contre-exemple. Entre temps, la psychanalyse française évolue très
34 Freud 1951.
35 lettre de Paul Jur y à Anna Freud du 14.12.1950, fonds John Rodker, Harry Ransom
Center3.
36 Lettre des PUF à Marie Bonapar te du 30.5.1952, BNF.
37 Lettre des PUF à Marie Bonaparte du 9.10.1953, BNF.
38 Lettre d’Anne Berman à Rudolph Loewenstein du 12 .5.1965, LOC.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
372 Gesnerus 73 (2016)
rapidement. Ces changements vont notamment se traduire par une attitude
différente vis-à-vis de l’œuvre de Freud. Je pense ici à Lacan et à son «retour
à Freud»,39 ou encore au Vocabulaire de la psychanalyse40 publié par Jean
Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis en 1967. Cette attention nouvelle au
texte aboutira au projet des œuvres complètes de Freud en français. Au
milieu des années 1980, Laplanche entreprend avec un groupe de psychana-
lystes et de germanistes de publier un équivalent français à la Standard
Edition de James Stratchey.41 Laplanche est critique vis-à-vis de ceux qu’il
appelle les «traducteurs des commencements»:
Personne, plus que Freud n’a été mis à mal par ses traducteurs. Je n’entends pas ici revenir
aux moqueries – désormais historiques – dont on n’accablait naguère ces traducteurs non
moins historiques, A nne Berman ou Serge Jankélévitch.42
Le groupe de Laplanche reproche tout particulièrement à Bonaparte et
Berman les choix de termes contestables qui ont entraîné, selon eux, des
contresens importants. Odile Bourguignon qualie ainsi les traductions
de Bonaparte «d’acclimatisantes»43 et «d’éthnocentriques».44, 45 Mais, sans
entrer dans un débat qui dépasse l’objet de ce travail, la traduction de Freud
par Laplanche et ses étonnants néologismes – «désaide» ou encore «dési-
rance» – rendent-ils réellement Freud plus accessible au lectorat français?
Lamultiplication des nouvelles traductions depuis le passage en 2010 dans
ledomaine public de l’œuvre de Freud, montre en tout cas que le débat n’est
pas clos.46
Ainsi, si la marginalisation des traductions de Berman s’explique en partie
par les transformations du champ psychanalytique français, son statut
d’amateur a largement accéléré le phénomène. Après la mort de Bonaparte,
Berman ne dispose plus des appuis sufsants pour défendre son travail.
Malgré sa brillante ascension au sein du milieu psychanalytique, elle reste
une secrétaire particulière sans pratique de la psychanalyse et ne sera donc
jamais considérée comme une actrice légitime du mouvement.
39 Roudinesco 1994.
40 Laplanche/Pontalis 1967.
41 Amouroux 2011.
42 Laplanche 1984.
43 Bourguignon 1989 11.
44 Bourguignon 1989, 22.
45 Ce faisant, elle se réfère au x travaux du théoricien français de la traduction A ntoine
Berman (1942–1991) qui, malgré son patronyme, n’a pas de lien de parenté avec la secrétaire
de Bonaparte.
46 Sur les traductions de Freud en français voir notamment: Le Rider 2002 et Sedat 2011.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
Gesnerus 73 (2016) 373
Conclusion
Avant de devenir la proche collaboratrice d’une éminente pionnière de la
psychanalyse, Anne Berman est déjà une pharmacienne propriétaire de son
ofcine, déléguée à la chambre syndicale et membre active du mouvement
Soroptimist. Elle n’a donc probablement pas besoin nancièrement de trou-
ver un poste ni même de développer son réseau social qui semble déjà tout à
fait riche et diversié. Elle va pourtant faire le choix d’embrasser une carrière
de secrétaire aux perspectives incertaines. Cela lui permettra notamment
d’occuper un rôle capital dans les traductions des œuvres de Freud, et ce,
même si elle n’est ni psychanalyste ni traductrice professionnelle. Il s’agit
alors d’un positionnement stratégique au sein de la Société Psychanalytique
de Paris car nombreux sont ceux qui cherchent à prendre le contrôle de ces
traductions. Mais, pour Berman, le fait de devenir la traductrice «ofcielle»
de Freud s’inscrit probablement dans un projet professionnel plus large
quecelui d’exister au sein du milieu psychanalytique parisien. En tant que
Soroptimist, elle aspire surtout à devenir une de ces femmes qui excellent
dans son exercice professionnel.
Ses travaux de traductrice sont à la fois à l’origine de son ascension et de
sa disqualication au sein du milieu psychanalytique français. On lui a ainsi
reproché son manque de compétence en tant que traductrice et son absence
de réel statut professionnel. Son positionnement «intermédiaire» – pas réel-
lement expert, pas réellement amateur – a probablement fragilisé le statut
deses traductions. A la mort de la princesse de Grèce, Berman n’a plus de
soutien sufsamment puissant pour participer au débat intellectuel d’égal à
égal avec les membres de la Société Psychanalytique de Paris. Ses traductions
vont alors être progressivement remplacées par celles produites par des
personnes considérées comme plus légitimes.
Dans le cas d’Anne Berman, la condition de secrétaire particulière n’a
doncpas permis d’accéder à une réelle reconnaissance scientique par les
psychanalystes, mais seulement à une légitimité partielle et fragile. Berman
n’est pas pour autant une simple exécutante des volontés de la princesse de
Grèce. En effet, sans être une «éminence grise», il est indéniable qu’elle a joué
un rôle actif dans le mouvement psychanalytique français, notamment en
défendant sa conception des traductions de l’œuvre de Freud. Ainsi, le statut
de secrétaire particulier semble bien ici être une manière de faire carrière en
dehors des milieux académiques,47 mais il s’agit d’un positionnement hybride
produisant donc un savoir dont la légitimité est aisément remise en question.
47 Carroy/Edelman/Ohayon/Richard 20 05; Oertzen/Rentetzi/ Watkins 2013.
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
374 Gesnerus 73 (2016)
Bibliographie
Amouroux, Rémy, «‹A serious venture›: John Rodker (1894–1955) and the Imago
Publishing Company (1939–60)», International Journal of Psychoanalysis 92
(2011) 14 37–1454
Berman, Anne, «Recherches sur la structure anatomique du fruit des borragina-
cées», Thèse de pharmacie (Paris 1926)
Bertin, Célia, Marie Bonaparte (Paris 1982)
Blanc-Sanchez, Mireille, «La parole consquée: le secrétaire dans l’Italie des XVIe
et XVIIe siècles», Revue du Littoral 34 –35 (1992) 9–28
Bourgeron, Jean-Pierre, «Anne Berman», dans: Alain de Mijolla (éd.), Dictionnaire
international d’histoire de la psychanalyse (Paris 2005) 195–196.
Bouiguignon, Odile, Traduire Freud (Paris 1989)
Carroy, Jacqueline/Nicole Edelman/Annick Ohayon/ Nathalie Richard (éds.), Les
femmes dans les sciences de l’homme (XIXe–XXe siècles) (Paris 2005)
Ellenberger, Henri F., Histoire de la découverte de l’inconscient (Paris 1994)
Freud, Sigmund, Inhibition, symptôme angoisse (Paris 1951) [or. 1926]
Gardey, Delphine, «Mécaniser l’écriture et photographier la parole. Des utopies
au monde du bureau, histoires de genre et de techniques», Annales. Histoire,
Sciences Sociales 54 (1999) 587–614
Godin, Jean-Guy, Jacques Lacan, 5 rue de Lille (Paris 1990)
Guirimand, Nicolas, «De la réparation des ‹gueules cassées› à la ‹sculpture du
visage›. La naissance de la chirurgie esthétique en France pendant l’entre-deux-
guerres», Actes de la recherche en sciences sociales 156–157 (2005) 72–87
Haddad, Gérard, Le jour où Lacan m’a adopté: Mon analyse avec Lacan (Paris 2002)
Holton, Gerald, «The woman in Einstein’s Shadow», in: Gavrolu Kostas/Jürgen Renn
(éd s), Positioning the History of Science (2007) 95–98.
Jacquemin, Jeannine, Le Soroptimist international et Suzanne Noël (Paris 1988)
Le Rider, Jacques, «Les traducteurs de Freud à l’épreuve de l’étranger», Essaim 9
(200 2) 5–14
Laplanche, Jean, «Clinique de la traduction freudienne», Ecrits du temps 7 (19 84)
5–14
Laplanche, Jean/Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (Paris, 1967)
Lieberman, E. James, Acts of Will: The Life and Work of Otto Rank (New York
1985)
Marinelli, Lydia/Andreas Mayer, Rêver avec Freud. L’histoire collective de «L’i n t e r -
prétation du rêve» (Paris 2009)
Mijolla, Alain de, «L’édition en français des œuvres de Freud avant 1940. Autour de
quelques documents nouveaux», Revue internationale d’histoire de la psychana-
lyse 4 (1991) 209–270
Noël, Suzanne, La Chirurgie esthétique, son rôle social (Paris 1926)
Oertzen, Christine von, «Science in the cradle: Milicent Shinn and her home-based
network of baby observers», Centaurus 55 (2013) 175–195
Oertzen, Christine von/Maria Rentetzi /Elisabeth S. Watkins, «Finding science in
surprising places: Gender and the geography of scientic knowledge introduction
to Beyond the academy: Histories of gender and knowledge», Centaurus 55 (2013)
73–80
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
Gesnerus 73 (2016) 375
Ohayon, Annick, L’impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France
(1919–1969) (Paris 1999)
Pierre, Benoît, Le Père Joseph, l’éminence grise de Richelieu (Paris 2007)
Pierrakos, Maria, La «tapeuse» de Lacan. Souvenirs d’une sténotypiste fâchée.
Réexions d’une psychanalyste navrée (Paris 2003)
Pigeard-Micault, Natalie, Les femmes du laboratoire de Marie Curie (Paris 2013)
Pinto, Josiane, «Une relation enchantée: La secrétaire et son patron», Actes de la
recherche en sciences sociales 84 (1990) 32– 48
Poisson, Guillaume, «Le rôle des secrétaires-interprètes de l’ambassadeur de France
à Soleure dans la seconde moitié du XVIIe siècle», Etude de lettres 3 (2010)
137–154
Pomata, Gianna, «Amateurs by Choice: Women and the Pursuit of Independent
Scholarship in 20th Century Historical Writing», 55 Centaurus (2013) 196–219
Rey Pierre, Une saison chez Lacan (Paris 1989)
Roudinesco, Elisabeth, Histoire de la psychanalyse en France .2 (Paris 1994)
Sédat, Jacques, «La réception de Freud en France durant la première moitié du
XXesiècle. Le freudisme à l’épreuve de l’esprit latin», Topiqu e 115 (2011) 51–68
Soroptimist-Club, «Dîner du 22 mai», Bulletin de l’Union nationale des Soroptimist-
Clubs de France 3 (1928) 3–4
Soroptimist-Club, «Liste des membres», Bulletin de l’Union nationale des Soropti-
mist-Clubs de France 12 (1947) 12–17
© 2016 Schwabe Verlag Basel – Separatum – Open Access erst ab 1.6.2018 gestattet
Thesis
Full-text available
En esta tesis se trabaja sobre la participación femenina en la producción de conocimiento y en las redes de circulación de información y objetos relacionados a las culturas indígenas durante el segundo tercio del siglo XX. A partir de una serie de casos de estudio, se profundiza en los itinerarios formativos y laborales, las prácticas científicas, los círculos de sociabilidad y las redes de intercambio y compilación de datos en la Argentina. El tema de esta tesis surgió al constatar la escasez de estudios que dieran cuenta de la participación de mujeres en la historia de la antropología argentina, especialmente en la primera mitad del siglo XX. A diferencia de muchos estudios que se dedican a las mujeres en la historia de la ciencia, en esta tesis se trata de mostrar que la participación femenina en las ciencias antropológicas de la Argentina entre las décadas de 1920 y 1940 fue amplia y variada. Las mujeres accedieron a puestos institucionales, participaron activamente de las sociedades científicas, recorrieron el territorio realizando trabajos de recopilación de datos y de objetos arqueológicos, etnográficos y antropológicos, publicaron sus ideas y participaron de los principales debates científicos de la época. En este sentido, se toman como eje de análisis las prácticas científicas, considerando diferentes experiencias femeninas como casos de estudio para discutir problemáticas de la historia de la ciencia. Esta estructuración permitió abarcar distintos espacios relacionados con las ciencias antropológicas entre 1920 y 1940, como los museos -tanto los grandes museos metropolitanos como los museos regionales y locales-, las sociedades científicas, el espacio del “campo” o terreno y los espacios domésticos y familiares. Asimismo, permitió relevar y reconstruir un conjunto amplio y complejo de prácticas y agentes vinculados a la producción y circulación de saberes antropológicos en el período analizado. Esta investigación se nutre de las diversas líneas desarrolladas en la historia de la ciencia en los últimos treinta años. Las mismas han propulsado modificaciones y nuevas miradas que permiten comprender el desarrollo histórico de las ciencias desde nuevos ángulos: prestando atención a los objetos científicos (Daston, 2000; Rheinberger, 1997) y a las prácticas cotidianas de la actividad científica en sus propios contextos y especificidades, se han propuesto historias no lineales de las ciencias, así como la participación de diferentes sujetos, saberes y lugares en la misma (Penny, 2002; Podgorny, 2004, 2006, 2008). El estudio de los espacios de saber, de las prácticas y los medios técnicos han permitido comprender el carácter colectivo, cooperativo y transaccional de la ciencia (Schapin y Schaeffer, 1985; Rudwick, 1997; Podgorny). Estos enfoques permiten comprender la historia en sus propios términos, evitando la proyección hacia el pasado de los límites disciplinares del presente. Asimismo, esta investigación se propuso un cruce entre la historia de la ciencia y los estudios de género, buscando detectar hasta qué punto funcionaron ciertos estereotipos sobre las actividades femeninas, por un lado, en la organización de ciertas prácticas científicas y posibilidades de desarrollar una carrera científica-académica y por otro, en los relatos historiográficos sobre las ciencias antropológicas de la Argentina. A diferencia de muchos estudios que se dedican a las mujeres en la historia de la ciencia, esta tesis trata de mostrar que la participación femenina en las ciencias antropológicas de la Argentina fue tan amplia y variada como los diferentes sujetos que se incluyen en la categoría “mujer”. En ese sentido, esta tesis también apunta a problematizar el uso de esa categoría en singular y los relatos historiográficos que reducen las variadas experiencias, resistencias, ambiciones, intereses y estrategias de las mujeres a una imagen de agentes pasivos, solitarios y subordinados al “poder masculino” o con un papel muy secundario en las actividades científicas del pasado.
Article
Full-text available
This article deals with the history of the profession of shorthand typing and more generally, of the transformations which took place in offices from the end of the 19th century onwards, when the acceleration of writing production became a new economic imperative. A series of figures, projects, and practices are cited in order to analyze the conditions surrounding the emergence and the development of a profession as well as the reasons for, and consequences of its feminization in France. The joint development of a practice and a profession centered on the Remington typewriter and shorthand emerges as one outcome among other future or existing practices. Inventors, propagandists, manufacturers, amateurs, and professionals participated in this history, a history which shows how diverse the milieus involved in the mastery of specific techniques were, how relative the motives and criteria put forward to enhance and promote them were, and how different the meanings and values given to them could be.
Article
Full-text available
John Rodker (1894-1955) was the founder of the British publishing house--the Imago Publishing Company--which undertook the republication of the complete works of Sigmund Freud in German just before World War II. Rodker, himself a writer as well as a publisher, was initially tempted by a psychoanalytic career; numerous obstacles, however, lay in his path. War, along with the complicated management of the royalties from Freud's writings, compromised the progress of what seemed to him to be 'a serious venture'. Besides Rodker, we meet numerous actors of the psychoanalytic movement: Anna Freud, Marie Bonaparte, Ernest Jones, James Strachey, all of whom had worked for the dissemination of Freud's writings. This paper shows how the English language gradually became the 'official norm' for psychoanalysts. According to the editors of the Standard Edition, at that time 'nothing new [was] being written' in German or in French. The failure of the Gesammelte Werke project signalled the end of an era in which psychoanalysis was mainly written about in German.
Article
The Reception of Freud’s Work in France during the First Half of the Twentieth Century. Freudianism Put to the Test by the Latin Spirit. The reception reserved for psychoanalysis and the work of Freud during the 1885-1945 period are the subject of Alain de Mijolla’s study Freud et la France and were clearly ambivalent, if not unenthusiastic, on the part of medical circles and the press. Freud’s revolutionary new approach to sexuality and the invention of psychoanalysis triggered great reticence and was not welcomed by the ‘Latin spirit’ which proved itself mistrustful of this pansexual, adventuresome and seemingly irrational approach. Despite the fact that a number of intellectuals exhibited genuine curiosity for these new ideas, incomprehension and disinclination were the best words to describe their reception in medical circles, and this was sometimes expressed with ill-disguised contempt within the framework of the two world wars and the anti-German sentiment which accompanied them.
Article
In the early decades of the 20th century, women's access to the historical discipline followed fundamentally two paths. For the first time, some (a small minority) entered the profession as academic historians; others worked outside or on the margins of academia, pursuing their research interests as independent scholars. What did being an independent scholar mean for these women? Was it always a form of externally imposed marginalization? My paper argues that this is not the case. First of all, being an independent scholar did not necessarily mean marginality. Some of these women scholars exerted a deep influence on 20th century historiography, and their work is still influential today. Quite apart from posthumous fame, moreover, it should be noted that the lack of academic affiliation did not necessarily preclude for some of these women the possibility of recognition and influence during their lives. Secondly, we should be careful not to assume that being an independent scholar was invariably an externally imposed marginalization. Some of these women scholars can be defined as ‘obligatory amateurs,’ because they were frustrated in their attempt to pursue an academic career. But others, in contrast, deliberately chose independent scholarship over an academic job, and can thus be defined ‘amateurs by choice.’ What was the motivation behind this choice? I argue that an important factor was the resilience of the amateur tradition in historical writing. The amateur tradition offered a strong counterbalance to women's marginality in academia and a source of positive values and models for their participation in the intellectual life.
Article
The essays in this special issue of Centaurus examine overlooked agents and sites of knowledge production beyond the academy and venues of industry‐ and government‐sponsored research. By using gender as a category of analysis, they uncover scientific practices taking place in locations such as the kitchen, the nursery, and the storefront. Because of historical gendered patterns of exclusion and culturally derived sensibilities, the authors in this volume find that significant contributions to science were made in unexpected places and that these were often made by women. The shift in focus to these different sites and different actors broadens the spectrum of what counts as science and where science happens. That is, in moving beyond the parameters of formal academic structures, this special issue seeks to recast the ways in which the production of science itself is defined and to engage readers in the redesign of the boundaries of our discipline.
Article
This essay illustrates how members of the Association of Collegiate Alumnae (ACA), and most prominently among them Milicent Shinn, a University of California, Berkeley graduate, created an unprecedented network of at‐home scientific observation of infants that spanned the North American continent. Shinn and her female peers were inspired by contemporary scholarly enthusiasm for the physiological and mental development of infants and toddlers. During the last decades of the 19th century men of science discovered in their own and others' offspring, to borrow Charles Darwin's phrase, ‘objects of natural history.’ This analysis of unpublished archival materials reveals how the ACA's collective at‐home observation of babies transformed the nursery into a laboratory and mothers into scientific observers. The practices developed by Shinn and her network of college‐educated mothers blurred distinctions between university and home, expert and amateur. The most visible outcome of the network's enterprise was Shinn's 1907 authoritative study, The Development of the Senses in the First Three Years of Childhood.
Article
An Enchanted Relationship. The work of a secretary, which is socially defined as women's work, cannot be reduced to its technical characteristics. This is not only because it combines a set of skills that cannot easily be formalized, but also because it presupposes a relationship of per- sonalized dependence on the superior agent, which only a woman can be expected to fulfil. This relationship of attachment has a threefold meaning : it binds the secretary to a specific individual, it reproduces the traditional submission of women, and it contains subjective implications on each side marked by exchanges of attention and services as much as by more or less subtle challenges. The more that the figure of the boss enables the secretary to sublimate her relationship to the men of her own family group, the more likely she is to succeed in conforming to her professional destiny.