Content uploaded by Kelley Sams
Author content
All content in this area was uploaded by Kelley Sams on Jun 16, 2017
Content may be subject to copyright.
RENDRE VISIBLE UNE MALADIE « INVISIBLE » :
PHOTOGRAPHIE ETHNOGRAPHIQUE ET NÉGOCIATIONS
SOCIALES DANS LA RECHERCHE MÉDICALE SUR LE
TRACHOME AU NIGER
Kelley Sams
Anthropologue américaine et chercheur correspondant au Centre Norbert Elias à Marseille
Images du travail Travail des images - Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
Pour citer cet article :
Kelley Sams (2017). "Rendre visible une maladie « invisible » : photographie ethnographique et
négociations sociales dans la recherche médicale sur le trachome au Niger". Images du travail
Travail des images - Images du travail, Travail des images | n° 4. La relation soignants/soignés à
l'épreuve de l'image | Dossier.
[En ligne] Publié en ligne le 20 juin 2017.
URL : http://09.edel.univ-poitiers.fr/imagesdutravail/index.php?id=1413
Kelley Sams
Rendre visible une maladie « invisible » :
photographie ethnographique et négociations
sociales dans la recherche médicale sur le trachome
au Niger
KELLEY SAMS
Anthropologue américaine et chercheur correspondant au Centre Norbert Elias à Marseille
Résumé : Les représentations populaires des maladies biomédicales sont construites dans la toile
des interactions sociales. Cet article, écrit à partir d’une recherche ethnographique sur le
Programme d’Éradication du Trachome au Niger entre 2010 et 2011, prend appui sur des
photographies pour analyser un type de situation où ces négociations émergent – les enquêtes
épidémiologiques – et pour interroger la relation soignant-soigné et son influence sur la mise en
visibilité d’une maladie biomédicale spécifique. La notion de visibilité est ici étendue afin de
proposer une analyse réflexive du rôle de la photographie dans cette recherche et dans la
construction d’une compréhension ethnographique de la circulation des représentations de la santé
et de la maladie.
Mots-clés : méthodes visuelle, recherche médicale, trachome, santé publique, photographie, Niger
Abstract: Popular representations of biomedical diseases are created through social interactions.
This paper, based on ethnographic research on the Trachoma Elimination Program in Niger in
2010-2011, uses ethnographic images to analyze one type of situation where these negotiations
occur- epidemiological disease surveys – and to reflect upon the caregiver-patient relationships
impacting the visibility of a specific biomedical disease. The notion of visibility is extended to
provoke a reflexive analysis of the role of photography in this investigation and in the construction
of an ethnographic understanding of the circulation of representations of health and illness.
Keywords: visual methods, medical research, trachoma, public health, photography, Niger
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
1
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
« La petite fille ferme les paupières de manière crispée, son front se ride et l’un des
côtés de l’autocollant blanc au numéro noir qui y est collé commence à se détacher. Elle
inspire vigoureusement de panique, un gémissement se fait entendre. Je m’attends à ce
qu’elle crie, mais elle retient silencieusement sa respiration pendant que ses joues
rougissent petit à petit. L’infirmier la tient par la tête, des gants blancs de latex sur les
mains, et oriente son visage vers le téléobjectif. Il s’adresse à la fille qui tremblote d’une
voix enfantine et enjouée, afin de la convaincre de garder les yeux grand ouverts :
« Regarde, il y a un bonbon là. Le bonbon, le bonbon, tu vois le bonbon ? » Il n’y a
aucun bonbon, mais elle entrouvre les yeux avec hésitation, retenant encore sa
respiration. On entend le déclenchement de l’obturateur, les mains aux gants blancs se
retirent et la relâchent. Elle respire et laisse silencieusement couler quelques larmes en
marchant vers son père qui est accroupi sur le sable à l’ombre d’un arbuste, ses lèvres
tendues et resserrées en ce qui ressemble à une ligne droite. »
(Extrait des notes de terrain que j’ai écrit lors d’une enquête épidémiologique dans
le village où je mène ma recherche sur le trachome)
es soins en Afrique postcoloniale sont encore délivrés par des systèmes de santé
développés aux temps de la période coloniale, renforcés et financés dans une large mesure
aujourd’hui par des bailleurs européens et nord-américain, en partenariat avec les
gouvernements locaux. Connaissant de véritables défis financiers et techniques relatifs à la
prestation de services préventifs et curatifs, les projets de santé transnationaux sont au cœur du
programme d’éradication des maladies dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Les
ONG européennes et nord-américaines financées par les gouvernements, les agences des Nations
Unies, et d’autres bailleurs privés et publics ont soutenu ces programmes depuis la vague des
indépendances de beaucoup d’États africains dans les années 1960. Les modèles biomédicaux au
fondement de ces interventions sont importants dans la compréhension populaire des pathologies,
mais enchâssés dans des systèmes sociaux qui connaissent une pluralité de perspectives quant à la
compréhension sociale et au traitement d’une maladie.
L
Les chercheurs en sciences sociales ont décrit comment les représentations de la santé et de la
maladie sont construites dans la toile des interactions sociales, certaines avec des voisins et amis,
et d’autres à travers la mise en œuvre de programmes de santé publique et de recherches médicales
(Jaffré et Olivier de Sardan 1999 ; Kleinman 2008). Les conceptions des maladies dont les
symptômes ne sont pas visibles aux yeux du profane sont en particulier plus dépendantes de la
circulation sociale de ces représentations que les preuves empiriques de première main. Si les
programmes d’éradication et de dépistage de maladies biomédicales, tel que celui mentionné ci-
dessus, exigent des stratégies sociales pour disséminer ces représentations, la présence de ces
programmes elle-même influence aussi la manière dont la maladie est comprise et travaille à la
légitimation d’autres interventions de santé publique (Dozon et Fassin, 2001).
Cet article s’appuie sur la prise de photographies ethnographiques ayant pour objet un programme
de recherche épidémiologique sur le trachome, afin d’interroger l’influence de la relation entre les
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
2
Kelley Sams
chercheurs en médecine et leurs sujets de recherche sur la représentation biomédicale de la
maladie dans un village du Niger rural. Dans un même mouvement, ces photographies permettent
aussi de construire une perspective particulière sur ces relations et posent la question de la « valeur
ajoutée » de l’image dans la recherche ethnographique. Ces deux pans de l’analyse peuvent être
subsumés dans la notion de visibilité : la mise en visibilité du trachome en tant qu’entité
biomédicale à travers le programme d’éradication du trachome, et l’influence de la photographie
ethnographique sur la mise en visibilité de ces processus de négociation.
La recherche dont il est question ici a commencé informellement alors que je vivais dans le Niger
rural de 1999 à 2001, engagée comme bénévole de santé au sein des Peace Corps. À cette époque,
le programme d’éradication du trachome fraichement entamé ciblait activement le village dans
lequel j’étais installée, en faisant œuvre d’éducation en matière de santé et en distribuant des
fournitures médicales. J’ai pu observer que les nouvelles technologies médicales fournies par le
programme sont rapidement devenues une partie intégrante des multiples stratégies mises en place
afin de prévenir et de prendre en charge les maladies oculaires au village. La maladie biomédicale
du trachome a ainsi commencé à exister pour ses habitants. Je suis retournée sur les lieux pour
mener une enquête de terrain en bonne et due forme sur ce sujet en 2010-20111, période à laquelle
j’ai commencé à photographier les médicaments et les stratégies mise en œuvre par le programme
d’éradication du trachome. Tous les entretiens et toutes les photographies ont fait l’objet d’un
consentement éclairé de la part des adultes ou des parents des enfants2.
Les clichés présentés ici ont été réalisés en 2010 à l’occasion d’une enquête de terrain ayant pour
objet les recherches médicales sur le trachome, lesquelles incluaient un examen oculaire et des
photographies cliniques. Certaines des images montrent les infirmiers ophtalmologues prenant des
clichés des paupières renversées des participants à l’étude ; l’anthropologue-photographe demeure
alors en dehors du champ visuel. Les photos présentées ici ont été sélectionnées parce qu’elles
illustrent les interactions sociales liées à la représentation biomédicale du trachome, de même
qu’elles soulèvent des questions sur l’usage de l’appareil photo comme outil de pouvoir, de vérité
et de négociation, à la fois dans le domaine de la santé publique et dans celui des sciences
sociales.
Les dynamiques de pouvoir sont immédiatement visibles dans la plupart de ces photos, marquées
par un contraste frappant : les gants blancs du praticien contre la peau noire du sujet, un enfant
effrayé qui pleure lorsqu’il est examiné, un homme adulte qui le regarde, un sourire amusé. Ce qui
est moins évident est l’effet de la domination exercée par l’appareil photo de l’ethnographe.
Pendant les examens montrés ici, des foules venues en spectateurs ont fait la place à mon objectif
afin qu’il soit au plus près de l’action. Ces photographies sont maintenant utilisées pour compléter
la description ethnographique et les entretiens, ainsi que pour améliorer la compréhension des
dynamiques de négociation entre le programme d’éradication de l’épidémie et la communauté
qu’il cible. Cependant, le risque des images, c’est qu’elles surpassent ces données par d’autres
manières, par le pouvoir de vérité qui peut leur être imputé, en cela qu’elles démontrent « un type
de relation au monde qui ressemble au savoir – et donc, au pouvoir » (Sontag, 1971, 4).
Il serait tentant d’affirmer qu’une image, une photographie, représente la vérité d’une situation.
Cependant, les sciences sociales ont établi depuis longtemps que la vérité est multi-factorielle et
1 Cette recherché a été financée par la bourse Fulbright-Hays Doctoral Dissertation Research Abroad, numéro de
lauréat: P022A090015
2 Ce projet a reçu l’accord de protection de la recherche sur les humains 108425 de la part du Institutional Review
Board de l’Université de Floride du Sud.
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
3
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
construite tout autant par ses participants que ses observateurs. Le contexte alentour, les moments
qui précèdent et suivent la prise de vue, sont tout autant important que ce que nous voyons dans
l’image rectangulaire capturée par la fermeture de l’obturateur pendant 1/125 de secondes.
L’image capturée tend à investir le spectateur d’une certitude exagérée dans sa compréhension
d’une situation.
Je propose ici de tenter de démêler la notion de visibilité de la notion de pouvoir. Bruno Latour
(2006) aborde la notion de la visibilité dans la construction du savoir dans les sciences sociales en
mettant en avant le rôle de l’engagement des acteurs dans l’attention portée à un problème et dans
le processus de construction d’un objet comme enjeu social. Pour Latour, c’est cet engagement
social, plus que la valeur absolue du problème lui-même, qui détermine l’importance de l’enjeu.
Dans le même sens, Nichet et Vuckovic écrivent que la recherche en santé publique engendre une
« visibilité accrue du problème, et un accroissement concomitant de la conscience du problème. »
(1994, 1518)
La visibilité infère une perception accrue de la présence, et, comme le savoir, influence l’action et
les conceptions de la vérité. Ceci est particulièrement vrai lorsqu’on aborde une maladie
« invisible » (Jaffre, 1999 ; Kreimer et Zabala, 2009). Les images diffusées ici doivent être
contextualisées dans leur temporalité (ce projet de recherche épidémiologique intervenait deux
fois par an dans les villages de la région de la Zinder, mais les examens pris en photo ici ont été
menés sur une simple période de deux jours), et situées dans le contexte dynamique des
représentations de la maladie dans l’Afrique post-coloniale, où les négociations avec les
différentes technologies et ressources de santé ne sont jamais unilatérales ou figées. Ces images ne
fournissent ainsi qu’une illustration limitée de l’une des interactions qui façonnent la visibilité de
l’épidémie.
1. Recherche sur le trachome et photographie clinique
Le trachome est une infection oculaire d’origine bactérienne qui commence le plus souvent à
l’enfance et cause des lésions de la paupière pouvant mener à terme à une inflexion des cils vers
l’intérieur de l’œil et engendrer des dommages irréversibles sur la cornée. Parfois à la source de
symptômes similaires à d’autres formes de conjonctivites (rougeur, démangeaison), il est difficile
d’en faire un diagnostic clinique correct et il est souvent invisible à l’œil nu du profane. Une fois
répandu dans le monde, le trachome a disparu de toutes régions « développées » de la planète et
n’existe actuellement que dans des communautés pauvres en ressources ayant un accès limité à
l’eau potable et à un système sanitaire. Le taux de prévalence du trachome au Niger au moment de
cette enquête était de 36,4% chez les enfants âgés de moins de 15 ans, et environ 2% des femmes
âgées de plus de 45 ans montraient des signes de trichiasis (le stade avancé du trachome qui
précède immédiatement la cécité). (PNLCC 2010)
Ces enquêtes sont basées sur un examen des yeux, conduit par des infirmiers-ophtalmologues et
des ophtalmologues. Ces derniers cherchent des signes cliniques de l’infection trachomateuse,
collectent des sécrétions oculaires à l’aide d’un tampon de coton afin de procéder à un test selon la
méthode d'amplification en chaîne à la polymérase (ACP), et photographient les paupières
inversées à l’aide d’un téléobjectif dans le but de comparer les résultats cliniques des tests ACP.
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
4
Kelley Sams
Ainsi que l’un des chercheurs de l’équipe le dit :
« Ces photos nous permettent de comparer le diagnostic clinique avec les résultats
des tests ACP. On ne peut pas toujours dire si le trachome est présent juste en regardant
à l’œil nu. Une personne peut avoir l’air malade sans être infectée, ou inversement.
C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de mesures objectives, telles que la
photographie du dépistage nous les donnent, pour savoir où est réellement la maladie, et
où nous devons concentrer nos efforts. » (Bhosai et al., 2012, 1350).
2. Identification du trachome dans la communauté
L’infirmier est assis sur un tabouret qu’il a ramené avec lui à l’arrière de l’une des camionnettes
Landcruiser garées à l’entrée du village. Il fait défiler les photos qu’il a prises aujourd’hui : elles
alternent entre des images de matricules identifiant les sujets de l’enquête et des gros plans d’yeux
et de paupières. La couleur rouge prédomine. Je me tiens debout derrière un groupe d’enfants qui
regardent les photos défiler. Quelques adultes se tiennent à côté et regardent délibérément moins.
Aucun d’entre nous n’avaient vu des yeux de cette façon auparavant. L’infirmier s’adresse à l’un
de ses collègues : « tu peux voir la maladie là. Celui-là a une inflammation avancée. » Il continue,
en parlant bien fort mais sans regarder personne, concentré qu’il est sur les photos sur l’écran de
l’appareil numérique qu’il tient entre les mains : « Malade. Sain. Inflammation sévère. Celui-ci on
peut voir les follicules. Sain. Sain. Infecté… »
Pendant les examens épidémiologiques, les infirmiers se concentrent exclusivement sur les yeux
des personnes examinées. C’est comme si ces yeux étaient séparés des corps où ils résident. Les
photographies des examens le montrent. Sur les images, nous voyons qu’aucune attention n’est
portée vers la personne dont les yeux sont examinés. Aucune manifestion de sentiment n’apparait.
Les personnes examinées sont réduites à leurs seuls yeux et à la maladie qu’ils accueillent ou non.
Le programme d’éradication du trachome mis en place par le gouvernement du Niger travaille à
établir une appréhension biomédicale commune de la maladie, menant à terme à des changements
dans les comportements de prévention et de traitement, à travers des messages visuels diffusés
sous forme de posters, de T-shirts et de dépliants destinés au communautés déterminées à risque.
S’il ne s’agit peut-être pas d’une stratégie internationale, la mise en place d’enquêtes sur le
trachome a aussi une influence sur la visibilité de la maladie et les conceptions du risque. Je n’ai
pas inclus les photographies médicales des paupières dans cet article, car elles n’étaient miennes,
mais j’aimerais souligner leur influence sur une représentation bien spécifique du corps malade.
Comme l’écrit Good « dans le monde vécu de la médecine, le corps est reconstitué en corps
médical, tout à fait distinct des corps avec lesquels nous interagissons au quotidien » (1994, 72).
Bien que cette conclusion émane des recherche de Good sur la façon dont la formation
biomédicale est dispensée aux futurs médecins de la Harvard Medical School, une vision similaire
du corps irrigue les recherches épidémiologiques et elle est partagée par ceux qui participent aux
examens cliniques. Nombreux sont les individus qui ont fait examiner leur yeux durant ce
dépistage en particulier, qui ne se percevaient pas eux-mêmes et n’étaient pas perçus par les autres
comme « malades » auparavant. Des yeux que l’on percevait comme sains, ou que l’on pensait
malades, ont ainsi été redéfinis comme bio-médicalement pathologiques ou normaux après
l’interaction avec les experts ophtalmologues.
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
5
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
3. L’appareil photo comme outil de recherche : les photographies
Alors que la photographie clinique prend la maladie pour sujet photographique, la photographie
ethnographique se concentre sur les phénomènes sociaux. Les photographies présentées ici
capturent les réactions et interactions des membres de la communauté qui sont dépistés pour le
trachome avec l’équipe de recherches cliniques. Cependant, ainsi que je l’écris dans la
présentation des images ci-dessous, il ne s’agit que de moments isolés dans un processus bien plus
longs et plus complexe de construction de la relation soignant-soigné et de la mise en visibilité de
la maladie « invisible ».
Les photographies ethnographiques que je présente ici font partie d’un corpus photographique
plus large que j’ai réalisé pendant les douze mois de mon terrain de recherche pour ma thèse en
anthropologie, dans trois petits villages Hausa-Peuhl du Sud du Niger. C’est un endroit que je
connais bien et que j’ai également photographié lorsque j’y vivais comme bénévole de 1999
jusqu’à 2001. Quand je suis retournée au Niger en 2010, j’ai retrouvé beaucoup de personnes
connues. Parlant bien Hausa, je conduisais les entretiens sans besoin d’interprète et je travaillais
moi-même comme interprète pour les chercheurs américains qui venaient au Niger dans le cadre
du programme national de lutte contre le trachome.
Pendant cette recherche j’ai réalisé plus de 5000 photographies : environ 200 sur les examens
oculaires, mais d’autres également sur les vendeurs de médicaments et sur la vie quotidienne des
soignants et familles dans les villages. Avant de prendre ces photos, je demandais toujours
l’autorisation des personnes que j’allais photographier ou celle des responsables lorsqu’il
s’agissait d’enfants. La photographie n’était pas la méthode principale utilisée pour ma collecte
des données. J’ai aussi mené des entretiens auprès des soignants, des vendeurs de médicaments, et
des personnes vivant dans les villages où le programme d’élimination était actif. J’ai utilisé des
pseudonymes pour protéger l’identité des participants.
Les 17 images incluses dans cet article ont été choisies parce qu’elles montrent les étapes
importantes dans la création de la relation entre l’équipe de la recherche clinique et la
communauté. J’ai aussi choisi ces images pour leur qualité esthétique : il fallait des images qui
puissent fonctionner toutes seules ainsi qu’en complément du texte. Ces photographies témoignent
d’une certaine mise en abîme : à certains moments je photographiais le photographe prenant en
photo les yeux des personnes examinées. J’étais photographe du photographe et ainsi, le
photographe de la recherche clinique devenait lui-même à son tour objet de la photographie. À
travers l’utilisation ces images, je souhaite, dans une démarche réflexive, souligner les enjeux de
la pratique photographique comme façon de fabriquer le savoir et aussi, réfléchir sur ma propre
propension à figer les images et représentations des personnes impliquées dans cette recherche (y
compris les autres photographes).
Quiconque a été confronté au travail de terrain est conscient de la manière dont le contenu des
conversations non-enregistrées peut rapidement être oublié, de même qu’il est conscient de la
différence notable de satiété entre le MP3 et le carnet de terrain. Afin de prendre des notes sur un
phénomène, il est essentiel de comprendre ce que l’on recherche vraiment. La photographie est
plus clémente à cet égard. L’appareil photo permet à l’ethnographe de capturer les détails qu’il ne
comprend peut-être pas encore. Il permet aussi d’enregistrer des signes visuels pertinents auxquels
le chercheur a pu être désensibilisé après un certain temps d’immersion sur le terrain. C’est cette
opportunité d’analyser et de découvrir des nouvelles données après la période passée sur le terrain
qui est l’un des avantages les plus considérables de la photographie ethnographique.
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
6
Kelley Sams
J’ai divisé les illustrations dans les pages qui suivent en cinq catégories, en fonction des
différentes étapes de la chaîne opératoire que constitue l’examen épidémiologique : inscription,
immatriculation, photographie, préparation de l’examen et examen clinique. Chacune de ces
étapes met en place une interaction entre un membre de l’équipe de recherche médicale et un
individu.
4. Inscription et consentement
Dans les petites communautés tels que celle photographiée ici, on attend de tous les individus
qu’ils emmènent leurs enfants au centre du village, où l’équipe de recherche sur le trachome a
garé ses Landcruisers blancs, et auprès desquels elle a préparé un espace pour procéder aux
examens médicaux. Il arrive aussi que certains adultes soient sélectionnés pour être examinés.
L’équipe continue les tests de dépistages jusqu’à ce que l’ensemble des individus ciblés soit passé
entre les mains de l’équipe.
L’inscription est à la charge de l’un des infirmiers qui récolte des informations d’ordre
démographiques auprès des adultes, à leur propos et celui de leurs enfants. Il en profite de même
pour évaluer l’« hygiène » des participants à l’enquête en cochant des cases sur son formulaire
pour indiquer la présence de sécrétions nasales ou oculaires.
Lors de mes observations et prises de photos, je n’ai jamais vu personne refuser de donner des
informations à l’équipe, ou refuser d’être dépisté. En raison du taux important d’analphabétisme
dans le Niger rural, le consentement éclairé des adultes est requis, pour eux-mêmes et pour leurs
enfants, signé par la prise de l’empreinte du pouce. L’infirmier en charge de l’inscription guide
souvent physiquement le pouce noirci par l’encre des participants à la recherche lorsqu’ils donnent
leur consentement. Lors de l’inscription, tous les participants sont immatriculés, et à plusieurs
reprises. Ces matricules sont utilisés pour mettre en lien les différentes informations récoltées lors
de l’inscription, l’examen médical, la récolte de sécrétions oculaire et les photos.
Image 1. Hassan, un infirmier du programme national de lutte contre la cécité,
écrit les informations à propos de Hajia et celles de son petit fils dans son carnet d’examen.
© Kelley Sams
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
7
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
Image 2. Il indique le consentement des participants par l’empreinte de leur doigt à côté
du numéro de participant dans son cahier.
© Kelley Sams
Image 3. Les participants ne sont jamais autorisés à placer leur empreinte eux-mêmes. Leur doigt
est toujours guidé par l’infirmière qui fait l’enregistrement.
© Kelley Sams
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
8
Kelley Sams
5. Immatriculer
Les matricules ainsi fixés et répartis lors de l’inscription sont portés par les participants, parfois
sur leur front, d’autres fois sur leurs bras ou leurs mains. On peut noter un effet domination
inhérent à ce processus d’immatriculation. Dans l’une des photographies, même si un jeune
garçon défie l’observateur du regard, l’immatricule imprimé noir sur blanc suggère que son
identité réelle, pleine et complexe, a été remplacée par ces numérotations, tout du moins le temps
de cette relation. Cela ne va pas sans rappeler d’autres institutions où des nombres tels que ceux-là
ont été utilisés, beaucoup ayant un impact négatif sur les individus ainsi numérotés.
Image 4. Yassin, 9 ans, attend son examen oculaire avec son numéro de
participant affiché sur son front.
© Kelley Sams
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
9
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
Image 5. Nana voulait échapper à l’examen, mais elle est tenue par un infirmier.
Elle regarde le chemin vers chez elle.
© Kelley Sams
Image 6. Le numéro de participant est affiché sur la main et aussi écrit
sur le bras au cas où l’autocollant se perdrait.
© Kelley Sams
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
10
Kelley Sams
Image 7. Ali, le chauffeur de l’équipe de recherche clinique, tient dans son bras un bébé
qui refuse de laisser l’autocollant sur son front. Sa maman garde l’autocollant
dans ses mains jusqu’à l’examen.
© Kelley Sams
En photographiant les participants à la recherche au moment où ils recevaient leur matricule,
j’immortalisais par la même cette parenthèse de non-identité. Au lieu de présenter ici les individus
comme des êtres phénoménologiquement sensibles et complexes, je les présente au moment de
leur réduction à un nombre. De cette manière, mes propres clichés contribuent à cet instant
réductionniste et le prolongent par duplication analogique. Cependant, je ne peux cacher que j’y
inscris aussi l’espoir que ces images servent de méta-commentaire pour choquer et susciter
l’émotion du spectateur concernant la domination qui résulte de beaucoup de projets de recherches
médicaux, quelle que soit leur valeur scientifique. La recherche médicale en Afrique est souvent
conduite par des chercheurs extérieurs, bien plus dotés en argent et en pouvoir que ceux qui vivent
dans les communautés ciblées par leurs travaux. Ces photos contribuent à documenter cette
condition, et en même temps amènent l’ethnographe à s’interroger sur les dessous de sa propre
relation aux sujets photographiés.
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
11
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
6. La photographie clinique
Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, la photographie clinique jouait aussi un rôle dans la
recherche épidémiologique dont il est question ici. Les deux photographies qui suivent illustrent le
processus de conception de ces photographies cliniques. Dans la première, une fillette ferme les
yeux dans ce qui semble être de la peur et de la résistance face à l’acte en cours. Dans la seconde,
la tête d’un nourrisson est maintenue par une paire de gants blancs alors qu’il regarde droit dans le
téléobjectif.
Ces images, peut-être plus que d’autres, pourront susciter une réponse émotionnelle de la part du
spectateur ; comme si l’appareil photo pointé en direction du visage de l’enfant était analogue à
une instrument bien plus dangereux. Est-ce là le reflet de l’ampleur du déséquilibre de pouvoir qui
émerge de cette interaction ? Ou est-ce une dramatisation exagérée de ce qui pourrait autrement se
présenter comme une situation de recherche tout à fait banale, provoquée par les choix de
l’ethnographe-photographe : le moment où elle a décidé de presser sur le bouton, et les photos
qu’elle a sélectionné ?
Les photographies cliniques documentent une maladie dans une temporalité singulière ; en figeant
un moment où la maladie a une présence et une forme unique, isolée de ses porteurs humains. En
plus d’ignorer bien souvent la pluralité des expériences et des négociations avec la santé et la
maladie, la « vérité » des images occulte les incertitudes qui hantent la biomédecine
contemporaine. De nombreux aspects de l’infection trachomateuse et de sa progression demeurent
en effets mystérieux pour la communauté médicale. Cependant, les photographies des paupières
laissent supposer l’« objectivité » de la chose : soit une paupière porte les signes d’une infection
trachomateuse, soit elle ne les porte pas.
Image 8. Hadiza, 6 ans, ferme ses yeux pendant que l’équipe de recherche photographie le numéro
de participant inscrit sur son front. La photo de ce numéro leur permettra
d’identifier les photographies de ses yeux, prises juste avant.
© Kelley Sams
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
12
Kelley Sams
Image 9. Des photographies des yeux et du visage d’un enfant sont prises
pendant qu’il est immobilisé par les infirmiers de l’équipe.
© Kelley Sams
7. La préparation de l’examen
Les clichés qui suivent montrent des enfants immédiatement avant la procédure d’examen
oculaire. Les matricules affichés sur leurs fronts et les gants blancs qui maintiennent leurs têtes
suggèrent une situation de malaise. Il est intéressant de relever la diversité des réactions qui sont
données à voir dans des situations similaires précédant un examen clinique des yeux. Un garçon
regarde directement et énergiquement le chercheur en médecine qui procède à l’examen ; une fille
commence à pleurer et se cache les yeux quand elle regarde le praticien. Une autre tient
fermement la main de son tuteur quand l’infirmier s’approche.
Encore une fois, ces photos montrent des moments singuliers. Immédiatement en amont et
immédiatement en aval, ces situations se présentaient de manière différente sur le plan émotionnel
comme sur le plan physique. Cependant, montrer ces moments spécifiques a un effet révélateur
des tensions qui existent entre les sujets de la recherche et les chercheurs de l’équipe médicale. Si
l’image de la paupière infectée ou non-infectée peut être défendue comme étant un objet neutre,
les images qui illustrent les relations individuelles de pouvoir dans la procédure d’examen mettent
en relief le processus de négociation qui irrigue de manière sourde la production du savoir médical
objectif.
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
13
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
Image 10. Bébé Zara regarde l’infirmier qui va faire son
examen pendant que sa tête repose sur ses genoux.
© Kelley Sams
Image 11. Yassin et l’infirmier se regardent avant que l’examen ne commence.
© Kelley Sams
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
14
Kelley Sams
Image 12. Nana tient la main de son père pendant la préparation de l’examen.
© Kelley Sams
Image 13. Leyla, 8 ans, commence à pleurer lorsque l’infirmier s’approche pour l’examiner.
© Kelley Sams
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
15
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
Image 14. Avant que l’infirmier ne la touche pour mener l’examen, Fati, 6 ans, pleure.
© Kelley Sams
8. L’examen
Les derniers clichés montrent l’étape d’examen clinique des yeux. Les paupières sont infléchies et
l’information qu’on y trouve est encodée afin de répondre aux questions de recherche du projet
médical. Les photographies ethnographiques de ce processus soulignent la relation humaine qui
est aussi à l’œuvre à cette occasion. Au lieu de simplement porter la focale sur la paupière elle-
même, ces clichés ciblent les expressions des personnes examinées.
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
16
Kelley Sams
Image 15. L’infirmier retourne la paupière pour évaluer la présence de la maladie.
© Kelley Sams
Image 16. Yassin reste calme pendant son examen.
© Kelley Sams
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
17
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
Image 17. L’artificialité du gant blanc contraste avec la peau naturelle des patients et suggère le
déséquilibre de la relation.
© Kelley Sams
Après avoir regardé sa fille crier et résister à l’examen clinique de l’infirmer, je demande à Nana
si elle pense que l’examen peut lui être douloureux. Elle rit et explique que sa fille pleure
facilement et qu’elle deviendra moins craintive vis-à-vis des examens médicaux à mesure qu’elle
gagnera en maturité :
« Les garçons ne sont pas comme ça, mais Kabaria a peur de tout. Elle a même peur des voitures
ou des chiens, un rien peut lui faire peur… elle a besoin d’être habituée à ces examens. On n’a pas
l’habitude d’aller à l’hôpital, mais c’est bon pour notre santé. Quand elle grandira, elle verra que
c’est important. »
Les examens médicaux ne sont pas des actes neutres. En plus des négociations physiques de
pouvoir requises pour mettre en place ces examens, le diagnostic de la maladie requiert une
engagement partagé au sein d’un cadre médical particulier. Ces examens corroborent
physiquement l’idée que des négociations morales et intellectuelles parsèment le chemin vers une
définition partagée de la mauvaise santé.
9. La façon dont parlent les photographies ethnographiques
En tant que duplications analogiques du réel, les photos donnent à celui qui les visionne
l’impression d’avoir une expérience empirique de première main, une représentation du terrain, et
la possibilité de construire ses propres analyses. Je ne suis pas en désaccord avec l’idée que les
images complètent d’autres formes de données de recherches qualitatives, mais l’usage des
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
18
Kelley Sams
images, particulièrement des photographies n’est pas sans créer un biais. Le risque principal étant
que les photographies soit prises en elles-mêmes pour le reflet d’une réalité objective, sans
considération pour le rôle du photographe dans leur conception.
Une photographie passe pour une preuve irréfutable qu’une chose donnée est bien arrivée. La
photographie peut distordre ; mais il y a toujours une présomption que quelque chose existe, ou a
existé, qui ressemble à ce qui est sur l’image (Sontag, 1971, 5).
Les images influencent notre compréhension des phénomènes qui font le monde qui nous entoure,
y compris les relations entre des groupes de personnes et les processus de la maladie. Un
enthousiasme a accompagné l’avènement de la photographie, du fait de l’opportunité offerte par
cette nouvelle technologie pour documenter le monde tel qu’il est réellement, sans interprétation
artistique humaine (Ruby 1981). Cependant, de nombreuses questions se sont posées concernant
les systèmes de communication en jeu dans la création et la « lecture » de l’image photographique
en tant que résultat ethnographique (Collier et Collier, 1986 ; Ruby 1981 ; Sontag, 1971). La
plupart des spectateurs faisant preuve d’une perspective critique au plan visuel seront d’accord
pour dire que les photographies reflètent des systèmes de communication socialement situés ;
cependant, ces images sont encore souvent appréhendées comme représentant une réalité qui peut
être séparée et isolée de la vision du monde du photographe.
En dépit du sens commun selon lequel depuis leur avènements, les photographies ont été
manipulées pour conter des histoires particulières, telles qu’elles étaient voulues par leurs
concepteurs, y compris les plus fantasmagoriques, ce médium maintient sa position et sa
réputation de « diseur de vérité », employé pour montrer des instants d’une réalité qui peut être
encore plus « réelle » que ce qui est vu par l’œil nu. Les photographies agissent comme des
preuves : « Regarde, voilà comme x s’est passé » ; « c’est comme ça qu’est x ». Ces images sont
ainsi à la source du façonnement d’une grammaire globale du voir et du comprendre.
La photographie clinique, qui privilégie la maladie au détriment du patient comme son sujet
central, est utilisée pour illustrer la présence d’une irrégularité. L’image clinique révèle l’anormal,
le pathologique. Ainsi, les photographies médicales rendent la « maladie signifiée » (illness),
l’expérience vécue du sentiment d’aller mal, aussi visibles que l’altération biologique ou
physiologique (disease). Elles en font une entité biomédicale explicable et objective. Par contraste,
les photographies ethnographiques, telles que celles analysées dans cet article, cherchent à
capturer l’expérience vécue de la maladie en tant que phénomène social.
Les photographies ethnographiques dans cet article montrent des individus qui interagissent en des
instants qui sont considérés comme représentatifs du processus de dépistage du trachome, de la
relation soignant-soigné et de la représentation du trachome comme entité biomédicale.
Cependant, les interactions montrées sont aussi uniques : elles sont toutes survenues dans des
conditions spécifiques qui ne seront jamais reproduites à l’identique. Ce sont des moments
singuliers dans un processus de construction de relations sociales et de visibilisation d’une
maladie « invisible » bien plus long et bien plus complexe.
Lorsque je photographiais le séquençage du trachome dont il est question ici, j’ai aussi interagi
avec des chercheurs dans le domaine de la santé et des individus qui vivaient sur le site de
recherche, qui aidaient à définir qui et quoi photographier, influençant le processus de
photographie et les photographes eux-mêmes. Ma relation à ces deux groupes d’individus pourrait
ne pas paraître évidente a priori dans les photos, mais elle a fortement influencé ma conception
photographique. En tant que personne ayant entretenu une relation de plus d’une dizaine d’années
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
19
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
avec la plupart des personnes qui ont participé à ce dépistage du trachome, j’avais un accès social
privilégié aux membres de la communauté en amont et en aval de l’examen. Cependant, en tant
qu’étrangère, pendant les examens, les participants à la recherche et l’équipe du programme
d’enquête sur le trachome me percevaient comme directement liée au projet de recherche médicale
lui-même. Tout en facilitant mes accès à la production d’images, cela a aussi influencé le type de
clichés que j’ai pus concevoir. Les membres de l’équipe de recherche n’étaient pas certains quant
à ma position : étais-je là pour critiquer leur travail, ou étais-je là pour les aider à le mener à bien ?
Ils me demandaient par exemple souvent de leur passer une boite de gants en latex ou de partager
leur repas après la journée de travail.
Mais ils me demandaient aussi d’effacer certaines photos ou de cadrer mes plans d’une certaine
manière. Les images qu’ils me demandaient d'effacer étaient le plus souvent celles où les
chercheurs pensaient qu'ils n’étaient pas représentés de la manière la plus « juste » ; à savoir
conforme à l’image d’eux-mêmes qu’ils souhaitaient véhiculer. Un infirmier, après m'avoir vue
prendre une photo de lui en train d'examiner un enfant qui pleurait, m'a demandé de lui montrer le
cliché. Je me suis approchée pour lui montrer l'image sur l'écran de mon appareil qu’il a étudiée
tout en tenant entre ses mains la tête de l'enfant en pleurs. Il m'a expressément demandé, suite à
cet examen, de reprendre la photo depuis l’angle opposé. En préparation de cette prochaine image,
il s'est figé dans une pose rigide et sérieuse. Quand je lui ai montré cette deuxième photo, affichant
un grand sourire, il m'a dit que c'était une bonne chose que je pouvais garder ou « montrer aux
États-Unis ». Souvent, les habitants du village qui regardaient les examens ou les membres de
l'équipe de recherche m’indiquaient les scènes qu'ils voulaient que je photographie. Cependant, j'ai
également édité la collection de photographies en choisissant uniquement de garder les images que
j'ai trouvées intéressantes d’un point de vue esthétique.
Les photographies dans cet article reflètent ma propre vision et ma propre expérience de la
manière dont l’étude épidémiologique se passe. C’est moi qui suis à l’origine de la décision finale
quant à qui et quoi inclure (ou non) dans ces images, et c’est aussi moi qui ai choisi les images qui
seraient partagées dans cet article.
Conclusion
J'utilise le mot « visibilité » dans cet article en lien avec l'existence de la notion biomédicale de
trachome, également liée à des notions de risque « réels ». Bien que les campagnes d'éducation au
programme de trachome aient contribué à accroître les connaissances sur la maladie, cette
représentation biomédicale n'est toujours pas appliquée aux maux quotidiens des yeux. Les
problèmes d’yeux dans le village où cette recherche a été menée sont souvent considérés comme
causés par d'autres raisons : liées à la dentition chez les bébés ou par le sable ou le vent entrant
dans les yeux chez les adultes. Le trachome n'est pas très « visible » dans les représentations
locales des problèmes oculaires potentiels, bien qu'il soit visible dans les enquêtes
épidémiologiques.
En raison du long délai entre l'infection active et la cécité qui en résulte, les conclusions sur le lien
entre les premiers stades du trachome dans l'enfance et la cécité résultant plus tard dans la vie sont
difficiles à établir uniquement en fonction de preuves empiriques non spécialisées. Les
représentations populaires concernant les maladies des yeux qui sont engagées pour expliquer et
gérer les maladies sont basées sur des expériences vécues, tandis que le trachome est une
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
20
Kelley Sams
représentation qui, jusqu'à récemment, émanait de l’extérieur du village, diffusée par des messages
d'éducation biomédicale sur la santé et des spécialistes travaillant dans la région.
Dans cet article, je montre comment le trachome est vu par l'équipe de chercheurs
épidémiologiques à travers des photographies spécialisées et comment l'acte de photographie ainsi
que la présence de l'équipe de recherche médicale augmentent la « visibilité » de la maladie dans
le village. Bien que les habitants du site de recherche n'aient peut-être pas la possibilité de voir ce
que les chercheurs épidémiologistes voient sur les écrans de leurs appareils photos, les membres
de cette communauté sont témoins qu'il y a quelque chose à voir. La photo de l'appareil indique
qu'il y a quelque chose d’intérêt qui se cache aux yeux des examinés.
Cet article est une réflexion sur les processus relatifs aux deux différents types de visibilité : la
relation entre le soignant et le patient qui affecte la visibilité de la représentation biomédicale du
trachome, et le type de visibilité relatif à ces interactions dont la photographie ethnographique est
un support. Les interventions concernant le trachome, y compris la recherche épidémiologique,
ont rendu plus visible la présence de la maladie sur le site de recherche. Les photographies
comprises dans cet article illustrent certains des processus en jeu dans cette mise en visibilité.
Si la photographie ethnographique ajoute une dimension importante à cette recherche, on ne peut
faire l’économie d’une réflexion sur la façon dont les clichés présentés ici dynamisent aussi la
mise en visibilité de la maladie, de même que les processus sociaux en jeu dans la manière dont
elle est comprise. Mais cette « valeur ajoutée » du cliché ethnographique ne risque-t-elle pas par là
même d’obscurcir le caractère pluriel et la nature contestée et discordante de ce qui est représenté
photographiquement ?
Comme les photographies cliniques évoquent de fortes conceptions de la vérité et du pouvoir en
documentant la pathologie, l’image ethnographique se confronte à ces conceptions de différentes
manières. L’ethnographe-photographe crée et sélectionne des images qui racontent une histoire
particulière. En document les relations entre les sujets de la recherche médicale et les chercheurs
en médecine, l’ethnographe joue un rôle de co-production et de positionnement de ces images. Les
clichés qui en résultent complètent d’autres types de données ethnographiques et agissent
d’eux-mêmes en influençant la manière dont nous comprenons comment le savoir médical est
produit et mis en circulation dans le contexte nigérien contemporain.
Les photographies présentées ici montrent l’asymétrie dans la relation et les déséquilibres de
pouvoir qui existent souvent entre soignants et soignés ou entre les membres de l'équipe de
recherche médicale et les enquêtés. Dans un contexte comme celui du Niger, ces disparités
peuvent rappeler les relations coloniales et les différences économiques et sociales plus larges
entre ces deux groupes. La position sociale des individus qui se retrouvent à chaque extrémité de
l’appareil photo n'est pas neutre et ces désavantages sociaux ont certainement contribué à
encourager l'acceptation du geste photographique. De la même façon, ma position en tant
qu’ethnographe américaine m'a également offert une manière particulière de photographier les
deux groupes : les chercheurs en épidémiologie ainsi que les sujets de la recherche.
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
21
« Rendre visible une maladie « invisible »... »
Bibliographie :
Bhosai, Satasuk Joy, et al. (2012), “Application of smartphone cameras for detecting clinically
active trachoma,” British Journal of Ophthalmology, 96 (10), pp. 1350-1351.
Collier J.et Malcolm C. (1986), Visual anthropology: Photography as a research method, UNM
Press.
Dozon, J.-P. et Fassin D. (2001), Critique de la santé publique : une approche anthropologique,
Paris, Éd. Balland.
Good B. (1994), Medicine, Rationality, and Experience: an Anthropological Perspective ,
Cambridge: Cambridge University Press.
Jaffre Y. (1999), « La visibilité des maladies des yeux », in La construction sociale des maladies.
Les entités nosologiques populaires en Afrique de l'Ouest, p. 337-357.
Jaffré Y. et Olivier de Sardan J.-P.. (dir.), 1999, La Construction Sociale des Maladies : les Entités
Nosologiques Populaires en Afrique de l'Ouest, Paris, PUR.
Kleinman A. (2008), On illness meanings and clinical interpretation, in Cultural Formulation: A
Reader for Psychiatric Diagnosis: 69.
Kreimer P. et Zabala J.-P. (2009), « Quelle connaissance et pour qui ? Problèmes sociaux,
productions et usage social de connaissances scientifiques sur la maladie de Chagas en
Argentine », Revue d'anthropologie des connaissances, vol. 2, n° 3, p. 413-439.
Latour B. (2001), Le métier de chercheur, regard d'un anthropologue, Paris, Ed. INRA.
Levy P. (2006), « IEML : finalités et structure fondamentale, » in Intelligence Collective :
Rencontres 2006, Presses des Mines de Paris, p.117-136.
Nichter M. et Vuckovic N. (1994), “Agenda for an anthropology of pharmaceutical practice”,
Social Science & Medicine, 39 (11), p. 1509.
PNLCC. (2010), Présentation dans le Forum National sur le Trachome, la Bilharziose, et les
Geohelminthes, la Filarse Lyphatique et l'Oncocercose 2010.
Ruby J. (1981), “Seeing through pictures: The anthropology of photography”, Camera Lucida, 1
(3), p. 19-32.
Sontag S. (1971), On Photography. London, Penguin Books.
World Health Organization. (2008a), Prevention of Blindness and Visual Impairment, Trachoma,
Vol. 2008.
World Health Organization. (2008b), Trachoma: GET 2020, Vol. 2008.
Images du travail, Travail des images | n°4 | 2017
22