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LA PART (fantasm)ODORIFIQUE DE L'ENVIRONNEMENT
envisager la mise en scène d'ambiances olfactives
Une présentation donnée le 16 mars 2017 dans le cadre du Colloque Interuniversitaire Urbain (CIU), un
événement bilingue ayant pour objectif de favoriser le partage de réflexions académiques et
professionnelles multidisciplinaires sur les enjeux urbains. Le thème de cette première édition : Les
enjeux urbains de demain.
Le visuel de cette présentation est ici (in English) : www.natalieb.ca/talks/natalieb_visuel_CIU-1_20170316.pdf
La part intangible de l'environnement est telle une mer sensorielle dont les flots
viennent inlassablement lécher notre corps. Que nous soyons assoupi, éveillé et
alerte, ou inattentif, cette mer nous amène d'innombrables indices pour comprendre
le milieu dans lequel nous nous trouvons, libre à nous d'y porter attention et de les
retenir dans les filets de notre mémoire.
Ces indices, nous les interprétons selon nos attentes et nos motivations (Merleau-
Ponty, 1945); et les émotions ressenties sur le moment teintent naturellement chacun
d'eux (Feldman Barrett, 2017). Ne percevant jamais le monde tel qu’il est mais tel
qu'on est disposé à le comprendre, ce que nous encodons dans notre mémoire
dépend donc de ce que nous sommes.
Si notre conscience n’est pas un réceptacle contenant des images mais un ensemble
d’actes d'approche (Husserl, 1929), le processus perceptuel est alors l'action
d'amener une collection d'esquisses perceptives à se compléter les unes les autres
en une activité de constitution du sens des choses. Par conséquent, la réalité est une
structure subjective qui peut varier grandement d'un individu à un autre. D'autre part,
notre cerveau recevrait de plus nombreux inputs de l'interne que du monde extérieur
lorsque nous sommes dans l'instant, cela veut dire que les structures du monde
édifiées par notre esprit est celui dans lequel nous vivons la plupart du temps. Pour la
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vision par exemple, seule une faible fraction (10%) des connexions entrant dans le
cortex visuel primaire fournit une information visuelle du monde qui est là devant nous
au moment où nous y sommes; contre 90% venant de prédictions des neurones
s'activant en différentes parties du cortex (Feldman-Barrett , 2017:61). Comment cela
se traduit-il pour le système olfactif?
Un grand nombre d'études suggèrent une relation étroite entre le traitement de
l'information olfactive et affective. Contrairement à la vision dont les voies transitent
par le néo-cortex avant d'atteindre l'amygdale, notre système olfactif a une connexion
directe avec ce dernier qui est une structure cérébrale essentielle au décodage des
émotions. Par conséquent une odeur perçue provoque en premier lieu une émotion
pré-conceptuelle, alors que ce qui est perçu visuellement entraîne immédiatement
une analyse cognitive.
COMMENT FAIRE UN RELEVÉ DU PAYSAGE OLFACTIF?
Intéressée à sonder jusqu'à quel point les odeurs peuvent influencer notre perception
spatio-temporelle de l'environnement, j'ai réalisé une enquête à Montréal entre 2011-
2012. Pour ce faire j'ai combiné une méthode qui permet la mise en récit en temps
réel d'un trajet, le parcours commenté, à l'outil des cartes cognitives.
L'objectif de la méthode du parcours commenté est d'accompagner l'individu dans
ses pratiques quotidiennes pour qu'il exprime le territoire tel qu'il le vit, tel qu'il
l'interprète. Le chercheur l'accompagne, mais sa présence sert surtout à recentrer les
propos. Le dialogue est enregistré. Le participant est guidé par le chercheur sur un
itinéraire déterminé. L'avantage de cette méthode est que le chercheur se trouve
immergé dans l'univers de références de l'autre.
L'enquête s'est étendue durant trois saisons — hiver, printemps et été — et ce dans
le but d'obtenir un éventail le plus complet possible du paysage olfactif, sachant que
celui-ci peut grandement varier entre les saisons et conditions climatiques du
Québec. Les participants ont ainsi effectué le parcours à un jour et une heure choisie
qui leur convenait. Chacun sous différentes conditions météorologiques, à une
température variant de -1 ° C à 24 ° C. Le parcours devait permettre la rencontre
d'une variété d'odeurs ainsi que différentes typologies urbaines, et avoir une durée
raisonnable pour une personne peu disposée à marcher à pied longtemps.
Le trajet, à la confluence des arrondissements du Plateau-Mont-Royal et d'Outremont
à Montréal, prend en moyenne 35 minutes à compléter à pied. Il permet de transiter
d'une petite rue où l'on retrouve commerces locaux et terrasses de cafés animés, à
une avenue commerciale plus large où le trafic y est très présent, un secteur
résidentiel, ainsi qu'un parc très prisée des résidants où se trouve une aire de jeu
pour les enfants. Une variété d'expressions a ainsi été recueillie.
L’importante somme de données orales récoltées m'a amené à mettre en scène
graphiquement la perception des participants sur une carte aérienne. En
retranscrivant sur la carte chaque commentaire à l'endroit exact où il avait exprimé
j'étais alors en mesure de confronter la réalité de l'individu avec la réalité de l'espace.
La compilation des parcours des douze participants ainsi retracés a révélé différents
niveaux de réalités vécus pour un même lieu, de même qu'une mémoire olfactive
collective. La procédure de cartographie narrative établie pour analyser les données
orales a été un outil très efficace pour mon enquête.
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Le théâtre de la mémoire olfactive : fragments narratifs de deux parcours. L'un exprimé en français par
une participante francophone; l'autre en anglais par un participant hispanique. © natalieb 2012
L'harmonie odorante composée des innombrables notes olfactives que nous
percevons nous permet d’évoluer, par projection mentale consciente ou distraite,
entre les plans virtuels de la mémoire d'innombrables lieux. La réalité de
l'environnement est ainsi modelée par le terrain mouvant de notre mémoire olfactive
qui, si elle encode nos expériences, nos rencontres et autres associations vécues à
différents moments (Plailly, 2005), nous permet également de déambuler sur une
diversité de rythmes temporels.
LE THÉÂTRE DE LA MÉMOIRE OLFACTIVE
Il est à souligner que nous ne sentons jamais une pure odeur mais un mélange,
volatil, en constante fluctuation, formant une fragrance unique sur le moment. Une ou
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deux notes prédominera certainement, ce qui vous fera dire « ça sent le chocolat »
par exemple, mais cette odeur de chocolat est chargée d'innombrables nuances
olfactives, provenant même jusqu'à l'intérieur de la bouche. (Martin, 2013). Bref, une
odeur est une structure composée d'innombrables entités.
Une odeur est également liée à un contexte où de nombreux inputs sensoriels (sons,
sensations haptiques, couleurs, etc.) ont été captés au même instant. Notre
perception des odeurs est ainsi influencée par autant d'autres signaux sensibles
présents au même moment, ceux émanant de la vue ayant probablement l'emprise la
plus importante. Une relation étroite s'établit entre la vue et l'odorat. Cette emprise
s'explique peut-être par le fait que les odeurs sont liées à un système complexe de
représentations mentales où chacune, esquissée par une collection d'expériences
vécues, a un certain poids narratif. Nous apprenons également dès notre plus jeune
âge à saisir le monde principalement par la vue, et, à moins d'être aveugle de
naissance, c'est ainsi un acte naturel de se référer à une correspondance visuelle
pour faire sens de ce que nous percevons.
Notre vision a une telle influence sur notre perception qu'elle peut nous amener à
croire qu'une odeur, non présente dans l'environnement, est là parce qu'elle est tout
simplement liée, pour une raison quelconque, aux signaux qui définissent notre réalité
du moment. Ou encore, nous pousser à imaginer des scènes plausibles pour mettre
en contexte l'origine d'une odeur que nous percevons mais dont la liaison visuelle
avec une source plausible de l'émanation est introuvable; nous poussant même
parfois jusqu'à nous faire douter de sa réelle présence (Bouchard, 2013).
Ces observations corroborent la théorie de l'esprit prédictif (Hohwy, 2013; Friston &
Stephan, 2007), et l'idée que notre cerveau reçoit de plus nombreux inputs de
l'interne que du monde extérieur. C'est-à-dire que nous tendons des liens vers
l'extérieur de nous-même pour faire concorder notre entendement du monde, et c'est
lorsque ça ne colle pas que notre attention nous sort de nous même, de nos
prédictions, pour explorer ce qui est là. Les paysage olfactifs ont dès lors un impact
important sur notre réalité. Parce qu'il y a une distinction à faire entre paysage olfactif
et ambiance olfactive. Les paysage olfactifs que nous esquissons dans notre esprit
ont ainsi un impact important sur notre réalité. Parce qu'il y a une distinction
importante à faire entre paysage olfactif et ambiance olfactive, et ce malgré que la
plupart des chercheurs confondent les deux. L'un est une expression mentale d'une
sensations vécue suite à une expérience dans l'environnement, tandis que l'autre est
une mer odorante qui occupe l'espace. L'une est en nous, nous baignons dans
l'autre.
Le paysage olfactif (smellscape) est un terme crée par le géographe Daniel Gade qui
exprimait alors (1984) : Odor, or the 'smellscape,' is an intriguing dimension of place
ignored by geographers. A small island in the Indian Ocean provides
an empirical example of a smell-defined space. […] Olfaction, the most subtle yet
enduring of human senses, can transmit geographical information in plate
characterization, landscape reconstruction and atmospheric quality. 1 J.D. Porteous
ajoutera par la suite (1990) que le smellscape est ce qui est à la portée de notre nez
1 Gade D., 1984. Redolence and Land Use on Nosy Be, Madagascar, Journal of Cultural Geography, (4)2, 29.
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oui, mais il est également fragmenté dans l'espace et épisodique dans le temps.2 Le
paysage n'est pourtant pas la morphologie de l'environnement; c'est plutôt une entité
relative et dynamique, où nature et société, regard et environnement sont en
constante interaction.3 Le paysage est infusé de la subjectivité de l'observeur, ce qui
le distingue de l'étoffe dynamique de l'ambiance qui elle est composée de signaux
physiques. Bref, si le paysage est le fruit esthétique d'une reconnaissance purement
intellectuelle (Rogers, 1997), le paysage olfactif est alors un univers composé de
multiples paysages mnémiques en constante mutation témoignant d'harmonies
intangibles. Dès lors, comment un architecte, un designer de l'environnement ou un
urbaniste doit-il s'y prendre pour utiliser la dynamique des odeurs comme outil de
conception?
METTRE EN SCÈNE LE PAYSAGE OLFACTIF
Façonnées par l'environnement géographique, les conditions climatiques, les
pratiques économiques et l'activité humaine, les odeurs occupent un espace de
propagation ayant une certaine qualité dans l’instant. Elles tracent une topographie
mouvante qui offre à chacun une forme de circulation dans l’épaisseur temporelle de
l'espace. Elles sont ainsi autant de possibilités de restructurer le réel de l'individu.
Entre les mains d'un concepteur habile elles peuvent devenir un outil d’intervention
stratégique pour reconfigurer l'expérience d’un lieu. Smells can be used to construct a
physical architecture in the same way that light and sound can be used to sculpt or
define space.4
La manipulation d'ambiances olfactives exige d'abord la connaissance des régimes
de pression atmosphérique et des vents dominants par rapport aux configurations
spatiales. Les volumes de la ville sont en effet des obstacles ou des couloirs pour la
circulation des flux olfactifs (Balez, 2000), et ont un impact sur leur intensité. D'autre
part, le concepteur doit réfléchir à des façons de garder les odeurs vivantes au nez de
ceux qui resteront dans un endroit longtemps car nous nous adaptons aux odeurs,
après quelques minutes nous ne les sentons déjà plus. Autres points importants :
• l'état physiologique de l'individu a un impact sur la qualité et l'intensité de la
perception. Sans compter que le degré de sensibilité est variable pour chacun;
• la température, la pression atmosphérique et le degré d’humidité altèrent le
caractère de toute odeur. Un temps humide l'avivera, la chaleur lui donnera
une présence entêtante, un temps frais amoidrira sa définition jusqu'à
l'estomper presque complètement dans la glace ou la neige;
• la forme d'un flux olfactif varie à mesure qu'il se déroule dans le temps.
Pour ma part, je crois qu'une approche où les concepteurs composent avec le facteur
olfactif des matériaux utilisé en construction pour mettre en scène une narration
olfactive dynamique dans l'espace est la clé. L'architecte du paysage olfactif (the
smellscaper) utilise les mêmes matériaux que l'architecte mais compose en plus avec
leur dynamique odoriférante. Son but n'est pas de statufier une signature olfactive,
2 any conceptualization of smellscape will be non-continuous, f ragmentary in space and episodic in time, and
limited by the height of our noses from the ground, where smells tend to linger — Porteous J.D., 1990.
Landscape of the mind: worlds of sense and metaphor, University of Toronto Press, 25.
3 Berque A., 1994. In Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel: Éditions Champ Vallon, 6.
4 Battle G., McCarthy C., 1996. Multi-source synthesis. An architecture of Smell, Architectural Design, 66(5-6), V.
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mais de proposer à l'usager une expérience cinétique de l'espace où les notes
olfactives jouent chacune leur rôle dans la symphonie qu'il propose.
Natalie Bouchard
Mars 2017
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