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Big Data et quantification de soi
La gouvernementalité algorithmique dans le monde numériquement administré
Canadian Journal of Communication. 40(4):597-613.
Maxime Ouellet
André Mondoux
Marc Ménard
Maude Bonenfant
Groupe de recherche sur l’information et la surveillance au quotidien (GRISQ)
Université du Québec à Montréal
Jusqu’à maintenant, la critique de la culture n’a voulu voir
la destruction de l’homme que dans sa standardisation,
c’est-à-dire dans le fait qu’il n’était plus laissé à l’individu,
devenu un être en série, qu’une individualité numérique.
Aujourd’hui, même cette individualité numérique est
perdue. Le résultat de la division est à son tour « divisé ».
L’individu a été transformé en « dividu », il est désormais
une pluralité de fonctions. La destruction de l’homme ne
peut manifestement pas aller plus loin. L’homme ne peut
manifestement pas devenir plus inhumain.
Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme,
1956, p.164
Selon ses promoteurs, l’utilisation des technologies du Big Data permettrait de
gérer de manière plus rationnelle et efficiente les problèmes sociaux grâce aux capacités
prédictives rendues possibles par l’accumulation et l’analyse de quantités massives de
données. De plus, l’accès des individus à leurs données personnelles contiendrait un
potentiel de réflexivité et de pouvoir sur soi, notamment à travers la pratique de la
quantification de soi (Quantified Self)
1
.
Il reste qu’une large partie de ces données est générée par les médias
socionumériques dans le cadre de stratégies d’auto-expression identitaires dont la
dynamique, qui repose sur la diffusion des données personnelles à des fins de
reconnaissance, fait tomber les cloisons traditionnelles entre vie privée et sphère
publique. Sous cet angle, les technologies du Big Data soulèvent la question de la
surveillance, soit la circulation de données permettant le repérage, le profilage, voire
l’identification des individus.
Cet article a pour objectif de discuter du point de vue de la théorie critique de cet
apparent paradoxe entre les capacités de contrôle et de surveillance rendues possibles par
1
Melanie Swan, « The Quantified Self : Fundamental Disruption in Big Data Science and Biological
Discovery », Big Data, June 2013, 1(2): 85-99.
le Big Data et la croyance en son potentiel émancipateur. Il s’agit d’évaluer dans quelle
mesure les données, outils et méthodes caractéristiques du Big Data, constituent des
processus d’autorégulation qui s’assimilent à une dynamique de gouvernance et de
surveillance.
Nous allons analyser ce phénomène à partir de deux notions héritées de la
tradition critique en science sociale ; soit celle de monde administré formulée par les
théoriciens de l’École de Francfort, et celle de gouvernementalité développée par Michel
Foucault. S’il est possible d’assimiler les dynamiques de surveillance et de contrôle
propre à la rationalité instrumentale qui est constitutive du Big Data à la notion de monde
administré, il reste que ce concept ne nous permet pas d’expliquer pourquoi ces
technologies sont perçues par certains comme des outils d’émancipation.
La montée du phénomène de quantification de soi est à ce sujet révélatrice.
Lancée par deux éditeurs du magazine Wired, l’expression Quantified Self désigne à la
fois le mouvement et les outils consistant à valoriser la production de données
personnelles quantifiables (poids, calories ingérées/brulées, température, etc.) à des fins
de mesure, d’analyse et de partage (Gadenne, 2012). Le formatage de ces données
alimente le Big Data qui, en retour, permet de modéliser et d’anticiper les comportements
avec davantage de précision, voire même orienter les comportements via les données
retransmises aux individus par le biais de leurs applications de quantification de soi.
À la lumière de la notion foucaldienne de gouvernementalité, l’émancipation,
chantée par les médias socionumériques qui alimentent le Big Data, relèverait d’une
forme de pouvoir qui s’effectue paradoxalement par l’instrumentalisation des désirs
individuels. La surveillance accrue des comportements individuels au moyen des
techniques du Big Data participerait ainsi d’une logique de domination qui vise à
gouverner en instrumentalisant la liberté individuelle de sorte que les désirs de chacun
s’alignent sur les objectifs prédéterminés par la dynamique de valorisation du capitalisme
dit informationnel. Nous verrons donc dans cet article comment surveillance et liberté
peuvent être paradoxalement compatibles dans la gouvernementalité néolibérale qui
s’exprime dans la logique du Big Data, puisqu’il s’agit de « contraindre » les individus à
faire des choix en programmant leurs intérêts qui doivent être compatibles avec le régime
d’accumulation. Ce détour par la notion foucaldienne de gouvernementalité ne vise pas
tant à rejeter le concept adornien de monde administré que de saisir dans une perspective
francfortoise les médiations qui relient les formes d’objectivité aux formes de subjectivité
sociales. En ce sens, au Big Data qui se manifeste comme un système de données et
d’informations « objectives », correspond la figure subjective de l’individu qui quantifie
l’ensemble de ses gestes à partir des traces informationnelles qu’il divulgue
volontairement ou non.
Dans un premier temps, nous présenterons la critique de l’industrie culturelle dans
le monde administré développée par l’école de Francfort. Dans un deuxième temps, nous
soutiendrons qu’il est nécessaire de reformuler la critique du monde administrée dans le
contexte de la mutation des industries culturelles à l’ère du numérique. Nous verrons par
la suite que la notion de monde administrée elle-même doit être relue à la lumière du
concept de gouvernementalité développé par Foucault. Dans les sections qui suivent,
nous analyserons les pratiques du Big Data et du Quantified Self comme des
manifestations d’une nouvelle « gouvernementalité alogorithmique
2
» dans le « monde
numériquement administré
3
».
L’industrie culturelle dans le monde administré selon l’École de Francfort
La théorie critique développée par l’École de Francfort constitue l’un des
principaux point d’entrée pour comprendre les rapports de domination à l’ère du
numérique. Le principal reproche qui a été adressé à la critique des médias développée
par l’École de Francfort concerne l’exagération du pouvoir des médias auquel aurait
mené leur analyse. La critique de l’École Francfort mobilisée dans le sillon des études
culturelles (Cultural Studies) soutient notamment que les analyses d’Adorno et
Horkeimer auraient sous-estimé la capacité de résistance des sujets face aux messages
médiatiques. Comme le soutient Olivier Voirol
4
, cette critique n’est pas justifiée
puisqu’elle n’est pas en mesure de comprendre le contexte théorique et historique dans
laquelle la critique francfortoise des médias s’inscrivait
5
. Effectivement, la critique des
médias de l’École de Francfort doit être située le cadre de la problématique générale
d’une critique de la société capitaliste avancée.
Il convient tout d’abord de rappeler que la critique de la société capitaliste
avancée développée par l’École de Francfort s’inspire de la relecture wébérienne de
Hegel et Marx initiée par Georg Lukács
6
dans son opus magnum Histoire et conscience
de classe. Lukács propose une relecture de Marx qui cherche à rompre avec la lecture
mécanique et économiciste du marxisme traditionnel pour qui la base, c’est-à-dire les
rapports de production, déterminerait les formes de conscience humaine, la
« superstructure ». C’est à partir d’une relecture du premier chapitre du Capital portant
sur le fétichisme de la marchandise que Lukács va proposer sa théorisation portant sur la
marchandise comme forme de médiation qui est constitutive de l’objectivité et de la
subjectivité sociales dans la société capitaliste.
La notion de médiation, qui est reprise de la philosophie hégélienne, vise à saisir
le lien qui unit l’objet pensé et la conscience subjective qui pense l’objet. La médiation
exprime l’élément symbolique qui relie les parties immédiates à une totalité. Elle renvoie
donc aux formes de consciences humaines, c’est-à-dire à la manière dont les sujets se
représentent leurs rapports sociaux. Pour Marx, la marchandise est dans la société
capitaliste le noyau cellulaire sur lequel repose l’ensemble de l’ordre social (la totalité).
Cela veut dire que la marchandise est une médiation qui vient remplacer les rapports
2
Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives
d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, 2013,1, no 177,
pp. 173-196.
3
Éric Sadin, L’humanité augmentée. L’administration numérique du monde, Montreuil, L’échappée, 2013.
4
Olivier Voirol, « La théorie critique des médias de l’École de Francfort : une relecture », Mouvements, no
61, janvier-mars 2010, p. 23-32.
5
Idem
6
Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960.
d’interdépendance fondés sur les valeurs traditionnelles (le mythe, la religion), dans les
sociétés précapitalistes. La médiation de la forme « marchandise » a ceci de particulier
qu’elle fait apparaître un monde renversé – fétichisé dans le langage marxien. Lukàcs
montre qu’au sein de la société de marché, ce sont les marchandises qui apparaissent
comme les réels sujets de l’activité sociale. Dans la société marchande, le rapport social
prend donc la forme objective d’un rapport entre des choses.
C’est à partir de cette inversion entre le sujet et l’objet propre à l’échange
marchand que Lukacs entreprendra sa critique du phénomène de réification. Selon lui, le
modèle de l’objectivité marchande est au fondement de toute l’objectivité dans le monde
moderne. C’est ce qui permet d’expliquer pourquoi les sciences modernes fondées sur
l’idéal positiviste de la quantification apparaissent historiquement au même moment que
se généralise l’échange marchand. Suivant Marx, Lukacs poursuivra sa réflexion en
analysant la forme subjective du rapport marchand. Selon lui, puisque les marchandises
ne peuvent pas par elles-mêmes entrer en rapport les unes avec les autres, les sujets
humains doivent, en tant que porteurs de marchandises, entrer en relations sous la forme
d’objets. La rationalité marchande, fondée sur la séparation de l’objectivité et de la
subjectivité, étend son empire à l’ensemble des activités sociales venant coloniser
l’expérience sensible du sujet. Le sujet, devenu force de travail, se transforme en objet
dans le rapport de domination salariale.
Dans la Dialectique de la raison
7
, Adorno et Horkeimer poursuivront la critique
de la réification entamée par Lukàcs en montrant que la particularité de la domination
dans le monde moderne est de se présenter sous la forme impersonnelle et objective de la
Raison. Selon Adorno et Horkeimer, la raison moderne s’est édifiée sur l’expulsion du
moment subjectif et sensible de la pratique humaine, ce qui a pour conséquence qu’elle se
présente sous la forme universelle et abstraite de la quantification. La mathématisation du
réel incarne donc, bien avant la mise en place de la technique moderne, l’autonomisation
de la raison par rapport à l’expérience sensible du monde. Elle reproduit sous la forme de
la pensée l’inversion de la pratique humaine effectuée par l’échange marchand qui
subsume la valeur d’usage par la valeur d’échange.
La dialectique de la raison se manifeste également comme une dialectique
négative de l’émancipation : l’individu moderne, libéré des rapports traditionnels de
dépendance, est plongé dans la domination abstraite, quantitative et objective de la forme
marchande. Selon les théoriciens de l’École de Francfort, ce qui est présenté comme la
liberté dans le discours idéologique propre au mode de production capitaliste consiste en
réalité en une adaptation. Tous les sujets sociaux, capitalistes y compris, doivent
s'adapter et accélérer constamment la production pour la production dans une dynamique
d’accumulation sans fin, au sein de laquelle l’individu n’a aucune prise. La domination se
fait d’autant plus impersonnelle et objective que les intérêts particuliers régissant le
système sont masqués par un voile technologique
8
.
7
Theodor Adorno, et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris : Gallimard, 1974.
8
Theodor Adorno, Société : Intégration, Désintégration, Paris, Payot, 2011, p. 102 ; Herbert Marcuse,
L’homme unidimensionnel, Paris : Éditions de Minuit, 1968.
Sur la base de cette réflexion sur le caractère fétiche de la marchandise et le
phénomène de réification, la théorie critique francfortoise développera son analyse du
rôle de l’industrie culturelle dans le capitalisme avancé. Dans le capitalisme avancé, la
médiation des rapports sociaux via le marché est remplacée par la planification des
corporations. Le contrôle organisationnel devient la forme prédominante de pouvoir
social et économique au détriment de celle du bourgeois. Dans ce contexte, le rôle de
l’État est d’agir comme un « capitaliste global
9
» dans la mesure où son intervention dans
l’économie vise à stimuler la demande effective afin que les corporations puissent
planifier « rationnellement » l’écoulement des produits qui ne trouveraient pas
naturellement un marché. C’est dans ce contexte qu’Adorno développera la notion de
« monde administré », inspiré par la thèse wébérienne selon laquelle la modernité se
caractérise par un processus de rationalisation. Adorno soutient que l’extension de la
rationalité instrumentale propre à l’échange marchand à l’ensemble des activités
humaines, et principalement dans le domaine de la culture, plonge la société dans la cage
de fer wébérienne
10
du monde administré. Ce concept vise notamment à montrer que la
scission constitutive de la modernité entre l’État et la société civile s’estompe
tranquillement au profit d’une même logique organisationnelle partagée tant par les
entreprises privées que par les institutions publiques
11
.
Dans le monde administré, la culture de masse diffusée par les industries
culturelles est de s’assurer, notamment au moyen de la publicité, de produire une
conscience adaptée à la logique de surproduction du capitalisme des monopoles. Dans la
société bureaucratique de consommation programmée
12
, les capitaines de l’industrie du
capitalisme libéral se mutent en « capitaine de la conscience »
13
. La « démocratisation »
de la consommation a ainsi permis de répondre aux exigences de surproduction du
système industrialisé, mais aussi d’intégrer la classe ouvrière aux finalités du capitalisme
en transformant sa culture et en « annihilant » son attitude révolutionnaire.
On comprend donc que la critique des médias de l’École de Francfort s’inscrit
dans le contexte plus large d’une critique du fétichisme de la marchandise. En tant que
forme de médiation fétichisée, la marchandise ne consiste pas uniquement en une illusion
subjective ou une fausse conscience qui serait inculquée de l’extérieur par une classe
capitaliste sur les ouvriers. Dans une société où la marchandise est la forme centrale de
médiation sociale, les rapports sociaux apparaissent nécessairement sous une forme
objective, rationnelle et quantifiable, tandis que les individus, réifiés, entrent en rapport
uniquement sous une forme contractuelle. La dialectique de la forme marchandise
développée par Lukács et reprise par l’École de Francfort montre qu’il n’est pas suffisant
de critiquer le contenu de la pensée humaine, par exemple les idéologies telles quelles
9
Adorno, op. cit.
10
Introduite par Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004.
Le concept de cage de fer désigne la domination invisible subie par les individus dans le cadre du processus
de rationalisation basé sur le calcul et le contrôle propre aux sociétés capitalistes occidentales.
11 Idem.
12
Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris : Gallimard, 1968.
13
Stuart Ewen, Conscience sous influence, Paris, Aubier Montaigne, 1983
sont véhiculées par les médias. L’idéologie dominante consiste en la médiation, au sein
même de la psyché humaine, des catégories objectives de la domination (marchandise,
travail, valeur). La théorie critique des médias telle que développée par l’École de
Francfort s’inscrit dans la volonté de remettre en question les catégories même de la
pensée, lesquelles consistent en des formes réifiées de la pratique sociale au fondement
de la domination dans la société capitaliste.
Il reste que la critique francfortoise des médias doit être située dans le contexte
historique d’une société de consommation de masse. Dans ce contexte, la possibilité
d’émancipation dans le monde administré est comprise dans un sens principalement
subjectif. Il s’agit, selon Adorno, de libérer la conscience individuelle de son emprise par
le « Totalité » constituée par le monde administré et l’industrie culturelle :
L’ordre raisonnable de la sphère publique n’est imaginable que dès lors que c’est à
l’autre extrême – dans la conscience individuelle – que l’on éveille la résistance
contre une organisation à la fois surdimensionnée et incomplète. C’est seulement
dans les domaines de la vie qui sont pour ainsi dire retardés, qui sont encore
laissés en friche par l’organisation, que mûrit le regard pénétrant jeté sur le négatif
du monde administré et, de ce fait, que mûrit l’idée d’un monde plus digne des
êtres humains. L’affaire dont s’occupe l’industrie culturelle consiste à empêcher
que les choses en viennent là, à ligoter la conscience et à l’obscurcir. Il serait
grandement besoin – entre autres – d’une émancipation à l’égard des mécanismes
qui ne font que reproduire encore une fois, chaque individu singulier, sur un mode
aveugle. […] Une vaccination des hommes contre cette idiotie affutée, qui est
l’ambition nourrie par chaque film, chaque programme de télévision, chaque
magazine illustré, serait elle-même un fragment de pratique transformatrice
14
.
La critique de la réification, de la massification et du conformisme véhiculée par
les médias de masse doit être située à l’époque fordiste. Or, ces notions de réification et
de monde administré doivent être repensées à la lumière des transformations des
industries culturelles à l’ère numérique dans le contexte d’une nouvelle
gouvernementalité néolibérale. Comme le souligne Voirol :
Si le contexte historique et les médias qui nous environnent sont indéniablement
différents de nos jours, ce modèle critique ne saurait être repris sans
modifications. Cependant, à mon sens, ses principales articulations conceptuelles
gardent leur actualité. Pour être ajustée au monde contemporain, cette critique des
médias doit néanmoins répondre à une série de défis, notamment celui de se situer
par rapport à la révolution numérique du XXIe siècle
15
.
La mutation des industries culturelles et le nouvel esprit du capitalisme dans la
gouvernementalité néolibérale
14
Adorno, op. cit., p.176.
15
Voirol, op. cit.. p. 3.
Si la notion de monde administré contient toujours un certain degré de pertinence
pour comprendre l’apparition des phénomènes tel que les données massives (Big Data) et
la quantification de soi (Quantified Self), il convient cependant de relire ces notions à la
lumière des transformations institutionnelles et culturelles du capitalisme dans sa phase
néolibérale. D’une part, parce que, comme le montre l’analyse de Boltanski et
Chiapello
16
dans le Nouvel esprit du capitalisme, la critique de la perte d’autonomie des
sujets face au monde administré a été récupérée par la nouvelle configuration
institutionnelle du capitalisme. D’autre part, parce que les industries culturelles à l’ère
néolibérale ne procèdent plus d’une logique de massification comme le décrivait l’École
de Francfort, mais plutôt d’une dynamique de subjectivation telle que décrite par
Foucault dans ses analyses portant sur la gouvernementalité
17
. Celle-ci vise justement à
reconnaître l’autonomie individuelle afin que ses désirs et ses pulsions s’arriment sur le
procès d’accumulation du capital.
Comme le montrent Boltanski et Chiapello, les transformations technologiques,
matérielles et institutionnelles du capitalisme ne sont pas possible sans l’existence d’une
société culturellement préparée à les recevoir. C’est en ce sens qu’ils utilisent le concept
d’esprit du capitalisme, concept wébérien à l’origine, pour décrire l’idéologie qui justifie
l’engagement des gens dans le capitalisme et qui rend ces engagements attrayants, en
dépit du fait que le capitalisme constitue un système absurde qui oblige la subordination
des travailleurs et enchaîne les capitalistes eux-mêmes dans un processus d’accumulation
sans fin
18
. Le « nouvel » esprit du capitalisme est le nouveau discours de justification qui
a émergé au cours des années 1980-1990 et qui insiste sur la mobilité, la flexibilité et la
fluidité des sujets comme principes légitimant le mode de production. Boltanski et
Chiapello expliquent que certains auteurs managériaux ont récupéré la notion de réseau,
au cœur du nouvel esprit du capitalisme, afin de répondre aux critiques du capitalisme.
Dans les années 1970, ces critiques qualifiées « d’artistiques » dénonçaient le caractère
bureaucratique et centralisé d’un mode de régulation qui empêchait la réalisation de
l’autonomie des sujets. Compte tenu des caractéristiques qui lui sont attribuées
(horizontal, égalitaire, participatif), le concept de réseau expurge les notions de pouvoir et
d’antagonismes aux fondements même des rapports sociaux. À cette restructuration des
organisations correspond une restructuration de la subjectivité. Les travailleurs se
flexibilisent, deviennent complices, enthousiastes et participent activement à
l’augmentation de la compétitivité de l’entreprise.
En promouvant l’interactivité réticulée, le nouvel esprit du capitalisme a
également récupéré la critique de la massification de la communication unidirectionnelle
associée aux médias de masse traditionnels. Dans le domaine de la communication, le
nouvel esprit du capitalisme correspond à ce que Barbrook et Cameron
19
nomment
l’idéologie californienne, qui constitue le mythe fondateur de l’Internet. Ce mythe
16
Jean-Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard, 1999.
17
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France, 1978-1979, Paris :
Seuil/Gallimard, 2004.
18
Boltanski et Chiapello, op. cit., p. 41
19
Richard Barbrook, et Angus Cameron, « The Californian Ideology », Science as Culture, vol. 26, no.1,
1996, pp. 44-72.
empreint de déterminisme technologique est la résultante d’une fusion entre la contre-
culture des hippies et de la droite libertarienne. Cette alliance libéralo-libertaire prétend
que les nouvelles technologies de l’information et de la communication permettraient de
libérer les individus des institutions traditionnelles héritées du capitalisme industriel
(État, corporation, syndicats)
20
. C’est pour cette raison que Jodie Dean soutient que le
nouveau capitalisme, qu’elle nomme « communicationnel », est : « the materialization of
ideas of inclusion and participation in information, entertainment, and communication
technologies in ways that capture resistance and intensify global capitalism
21
».
La critique artistique du capitalisme participe de la transformation contemporaine
de la problématique des industries culturelles en industries créatives. Ce n’est d’ailleurs
pas un hasard si la notion d’industries créatives apparaît dans les années 1990. Selon
Garnham (2001), les racines de ce nouveau paradigme sont à trouver dans le déploiement
des perspectives néolibérales au Royaume-Uni au cours des années 1980 et 1990, en
articulation avec le développement rapide des technologies de l’information et de la
communication ( TIC)et coïncide avec l’arrivée au pouvoir du New Labour de Tony Blair
en 1997). En plus de placer la créativité au centre de la réflexion, les notions de
changements technologiques (numérisation, en particulier), d’innovation, de réseaux, de
connaissance et d’apprentissage continuel y tiennent également un rôle majeur
(Tremblay, 2008). La grande diversité de secteurs que l’on inclut sous la bannière de la
créativité s’explique par son origine essentiellement politique (Garnham, 2005 ;
Schlesinger, 2007), soit la tentative d’identifier les secteurs sur lesquels relancer
l’accumulation capitaliste dans un contexte de crise du modèle de développement
industriel propre à l’époque fordiste.
La diffusion massive des médias socionumériques (MSN) s’inscrit également
dans cette récupération de la critique artistique des médias de masse au cœur d’une
nouvelle culture de la participation
22
. Dans le domaine de l’économie politique de la
communication, l’apparition des MSN soulève un débat concernant la création de la
valeur dans cette « nouvelle économie informationnelle ». L’enjeu du débat vise à savoir
si le modèle de création de la valeur économique des médias traditionnels tient toujours
dans la mesure où le contenu qui est produit dans les MSN ne provient plus
principalement des professionnels de la communication, mais de plus en plus des usagers
qui ne sont pas rémunérés. Selon Terranova, qui adopte la perspective marxiste de la
valeur-travail, la valeur économique dans les MSN proviendrait du sur-travail non-
rémunéré des usagers
23
. Selon cette perspective, le modèle de marchandisation des
auditoires au moyen de la publicité que l’on retrouve dans les médias traditionnels
24
20
À ce sujet voir Newt Gingrich, To renew America, New York: HarperCollins, 1995.
21
Jodie Dean, Democracy and Other Neoliberal Fantasies: Communicative Capitalism and Left Politics,
Duke University Press, 2009.
22
Jenkins, Henry (2006), Fans, Bloggers, and Gamers: Exploring Participatory Culture. New York: New
York University Press.
23
Terranova, Tiziana (2000), « Free Labor: Producing culture for the digital economy », Social Text, Vol.
18, No 2, p.33-58
24
Smythe, Dallas W. (1977), « Communications: Blindspot of Western Marxism », Canadian Journal of
Political and Society Theory, Vol. 1, No 3, p. 1-28.
s’appliquerait également aux MSN
25
. La principale nouveauté du modèle économique des
MSN résiderait dans le fait que les informations personnelles récoltées via les techniques
de surveillance des consommateurs de plus en plus sophistiquées permettraient aux
entreprises de diffuser des publicités de plus en plus ciblées en fonction des intérêts des
usagers
26
. Selon une autre perspective, inspirée de la mouvance marxiste autonomiste,
dans une économie financiarisée la valeur ne proviendrait pas principalement des revenus
publicitaires, mais plutôt de la marchandisation des affects des usagers, ce qui permettrait
d’augmenter la valeur réputationnelle des MSN en bourse
27
. D’autres affirment au
contraire que la valorisation du capital dans les MSN poursuit la dynamique d’abstraction
propre au fétichisme de la marchandise, abstraction qui repose désormais sur la
marchandisation des risques abstraits qui, agissant comme nouvelle forme de médiation
sociale fétichisée, rend possible la valorisation boursière
28
.
En dépit des perspectives tranchées défendues par les divers camps au sein de ce
débat, il reste qu’il soulève un certain nombre de questions en ce qui concerne la
pertinence de la critique de la massification au sein des MSN. Une analyse des techniques
de marketing contemporaine permet de constater notamment que la représentation du
consommateur s’est considérablement modifiée. Les premières études de marché
considéraient le consommateur comme un ensemble de préférences relativement stables
et homogènes que l’on pouvait gérer et contrôler par le biais de la publicité de masse
(Beniger, 1986). Ses goûts et habitudes, loin de la stabilité des premières représentations,
sont désormais considérés comme fluides, fragmentés et hétérogènes ; ils se prêtent donc
difficilement à la catégorisation, et plus encore à la gestion et au contrôle (Zwick et al.
2008).
Cependant, par leur capacité à colliger, stocker et analyser des quantités massives
de données, les formes actuelles de surveillance commerciale sont en mesure de
s’attaquer aux désirs changeants, aux identités fluides et à la mobilité spatiale des
consommateurs contemporains. Il ne s’agit donc plus de discipliner et de contrôler la
consommation, mais, comme l’affirment Zwick et Denegri Knott, de « fabriquer des
consommateurs » :
[…] the modular simulation of the consumer population becomes the site for direct
economic value creation while the ambition to control consumers, still important to
modern marketers, is increasingly giving way to the possibility of manufacturing
customers as valuable information commodities. A prerequisite for this new mode
25
Fuchs, Christian (2010), « Labor in Informational Capitalism and on the Internet », The Information
Society: An International Journal, Vol. 26, No 3, p. 179-196.
26
Cohen, Nicole S. (2008), « The Valorization of Surveillance: Towards a Political Economy of
Facebook », Democratic Communique, Vol. 22, No 1, p.5-22.
27
Arvidsson, Adam & Elanor Colleoni (2012), « Value in Informational Capitalism and on the Internet »,
The Information Society: An International Journal, Vol. 28, No 3, p. 135-150; Willmott, Hugh (2010),
« Creating 'value' beyond the point of production: branding, financialization and market capitalization »,
Organization, Vol. 17, No 5, p. 517–542.
28
Ouellet, Maxime, « Revisiting Marx's Value Theory: Elements of a critical theory of immaterial labor in
informational capitalism », The information society: An international journal, (à paraître).
of production is that all the behaviors exhibited by consumers, controlled or not,
are posited as input into the production process. (Zwick et Denegri Knott 2009, p.
224).
Si d’un point de vue néomarxiste, il est possible de considérer la domination qui
s’opère via les MSN dans une logique d’extension de la marchandisation et de la
surveillance économique dans les sphères de la pratique sociale qui se trouvaient
originellement à l’extérieur du marché
29
, il reste que ce type d’analyse ne permet pas de
comprendre adéquatement la forme de domination spécifique à l’ère néolibérale. Le
néolibéralisme nous enseigne que le capitalisme, plus qu’un simple mode de production
qui vise à étendre la logique de captation de la survaleur à l’ensemble des activités
sociales afin de se reproduire, correspond également à un système de normes qui ont pour
fonction de réguler la pratique sociale. C’est en ce sens que Michel Foucault analyse la
rupture induite par le néolibéralisme dans son cours intitulé Naissance de la
biopolitique
30
. Selon Foucault, dans le modèle néolibéral et contrairement aux libéraux
classiques, le marché n’est pas une donnée naturelle ou transcendante que l’État doit faire
respecter. Il s’agit plutôt d’un type de société, d’institution et de sujet qui sont produits
politiquement à travers une certaine mentalité de gouvernement, une gouvernementalité.
Depuis Adam Smith, l’économie analysait les mécanismes de production, d’échange et de
consommation. Le néolibéralisme ne s’intéresse pas tant à ce processus qu’à l’étude du
comportement humain et de la rationalité interne « de la programmation stratégique des
individus »
31
. En ce sens, le néolibéralisme ne vise pas un désengagement de l’État, mais
plutôt un « prolongement de la politique qui restructure les rapports de pouvoir à
l’intérieur de la société »
32
. La gouvernementalité consiste en une modalité de pouvoir
qui vise à gouverner à travers l’économie de sorte à instrumentaliser les désirs et la
liberté des individus afin de les rendre compatibles avec les visées prédéfinies du régime
d’accumulation
33
. Il ne s’agit pas tant d’un retrait de l’État face au marché que de
favoriser l’intériorisation de la rationalité calculatrice par l’ensemble des institutions
sociales et par les sujets eux-mêmes afin de s’assurer qu’ils se comportent de manière
efficiente. Selon Dardot et Laval, « l’évaluation quantitative est l’élément décisif de cette
29
Par exemple les données personnelles: Osacr Gandy, The Panoptic Sort: A Political Economy of
Personal Information. Boulder, CO: Westview Press, 1993 ; Mark Andrejevic, Andrejevic, «The Work of
Being Watched: Interactive Media and the Exploitation of Self Disclosure«, in L. Ouellette (ed.), The
Media Studies Reader, New York and London: Routledge, 2012, pp 492-506l les relations amoureuses: Eva
Illuz, Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006, ; l’éducation: David Noble, Digital diploma
mills : The automation of higher education, New York, Monthly review Press, 2001, Marc Bousquet, The
informal economy of the information society, Workplace, 9, 26, 2002; Marc Bousquet et Katerine Wills,
The politics of information : The eletronic mediation of social change, Stanford, electronic book review,
2003.
30 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France, 1978-1979, Paris :
Seuil/Gallimard, 2004.
31
Ibid., p.228
32
Thomas Lemke, « Marx sans guillemets : Foucault, la gouvernementalité et la critique du
néolibéralisme », Actuel Marx, no. 36, 2004, p.23.
33
À ce sujet voir également Dean, Mitchell, Governmentality: power and rule in modern society, London :
Sage, 1999; et Wendy Brown Les habits neufs de la politique mondiale : Néolibéralisme et néo-
conservatisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.
construction des quasi-marchés, donc l’opérateur de la transposition de la norme
concurrentielle
34
».
Néolibéralisme, cybernétique et gouvernementalité
C’est dans ce contexte qu’il est possible de comprendre comment la pratique du Big Data
et de la quantification de soi participent à ce que Rouvoy et Berns nomment la
« gouvernementalité algorithmique
35
» dans un « monde numériquement administré
36
».
Il convient de rappeler que le terme « Big Data » qualifie une nouvelle dynamique
sociétale qui serait caractérisée non seulement par la production de quantités massives de
données, mais, surtout, par les énormes bénéfices potentiels que recèlerait l’utilisation de
nouveaux outils statistiques permettant d’analyser ces données. Selon ses promoteurs,
l’application du Big Data à l’ensemble des secteurs de l’activité sociale (santé, sécurité
publique, finance, marketing, militaire, administration publique, etc.) permettrait de
mettre en place des mécanismes de régulation sociale non coercitif et efficients grâce à
des algorithmes auto-apprenants qui seraient mesure de prendre des décisions de manière
automatisée et hautement rationnalisée.
37
.
En ce sens, le Big Data s’inscrit dans l’argumentaire néolibéral voulant que le
marché n’est plus justifié de manière apriorique en se référant à sa capacité d’atteindre un
équilibre parfait entre l’offre et la demande
38
. Il est plutôt légitimé en invoquant
l’impossibilité pour une autorité centralisée de posséder l’ensemble des informations qui
sont détenues par les sujets économiques, dans une situation de division sociale de la
connaissance
39
. Au départ mécanisme d’échange, le marché se mute en un lieu de
compétition entre les divers sujets économiques qui exercent leur capacité de choisir en
vue de maximiser leur gain.
Le marché se présente ainsi comme un mécanisme d’apprentissage, au sein duquel
le sujet se transforme constamment en fonction des informations que lui communique son
environnement. La révolution épistémologique engendrée par le néolibéralisme a ainsi
consisté à appliquer le paradigme cybernétique au fonctionnement des marchés et aux
34
Pierre Dardot et Christian Laval, « Néolibéralisme et subjectivation capitaliste », Cité, no 41, 2010,
p.43.
35
Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives
d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, 2013,1, no 177,
pp. 173-196.
36
Éric Sadin, L’humanité augmentée. L’administration numérique du monde, Montreuil, L’échappée,
2013.
37
À ce sujet voir Kenneth Cukier et Viktor Mayer-Schönberger, Big Data: A Revolution That Will
Transform How We Live, Work, and Think, New York, Hartourt, 2013.
38
Ouellet, Maxime, « CyBernetic Capitalism and The Global Information Society: From the Global
Panopticon to a ‘Brand’ New World », in Jacqueline Best & Matthew Paterson (eds.), Cultural Political
Economy, London, Routledge, 2009, pp. 177-196.
39
Friedrich Hayek, « The use of knowledge in societies », American Economic Review, vol. 35, no.4,
septembre 1945, pp. 519-530.
sujets individuels que l’on compare à des systèmes de transmission de l’information
40
.
Ainsi, dans la pensée néolibérale, les individus ne sont plus seulement envisagés comme
des consommateurs qui expriment leurs préférences dans le marché ; ils sont aussi vus
comme des entrepreneurs, responsables d’eux-mêmes, qui doivent produire leur propre
satisfaction en recherchant des informations dans le processus communicationnel du
marché
41
.
Cet « hypersujet », à qui l’on demande de « produire toujours plus » afin de
pouvoir « jouir toujours plus », entre en complémentarité structurelle avec la logique
d’accumulation illimitée du capital communicationnel
42
. Les dispositifs d’évaluation et
de quantification de soi visent à accorder une valeur à des activités qui sont en soi non-
marchandes, ce qui permet aux individus de s’autoréguler et de s’autocontrôler en
fonction de la variation arbitraire des signaux qui sont envoyés par le mécanisme de
communication de l’information que constitue le système des prix. Comme le souligne
Fishbach :
Et cela a été obtenu de la façon suivante : produire plus a été intériorisé
subjectivement sous la forme de l’impératif de la maximisation de la performance
du sujet, et consommer plus a été intériorisé sous la forme de l’impératif de la
maximisation de la jouissance. Et qui mieux que le sujet lui-même pour évaluer et
contrôler le degré de sa performance et de sa propre jouissance. […] D’où la
généralisation d’un régime permanent de l’auto-évaluation et de l’auto-
inspection : bien mieux, c’est-à-dire à la fois plus efficace et moins coûteuse que
la surveillance généralisée imaginée par Orwell, il y a l’autosurveillance qui
confie à chacun le soin de s’autocontrôler et de s’autoévaluer
43
.
Le Big Data dans un « monde numériquement administré »
Selon Wendy Brown, la rupture instituée par la gouvernementalité néolibérale rendrait
caduque la critique d’inspiration marxiste et wébérienne développée notamment par
l’École de Francfort selon laquelle le capitalisme se caractériserait par une extension de
la rationalité instrumentale du marché à l’ensemble des sphères de la vie sociale
44
. Si
nous sommes d’accord avec l’argumentaire avancé par Brown qui soutient qu’il est
essentiel de comprendre la rupture instituée par le néolibéralisme dans la mesure où
celui-ci se caractérise par une dissolution de l’autonomie relative dont jouissait
auparavant les institutions par rapport au marché, nous ne croyons pas pour autant qu’il
faille complètement rejeter l’analyse francfortoise. Selon nous, la notion de monde
administré développée initialement par Adorno contient un certain nombre d’éléments
40
À ce sujet voir Philip Mirowski, Machine Dreams: Economics becomes a cyborg science, Cambridge:
Cambridge University Press, 2000.
41
Gary Becker, Human Capital: A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to
Education, Chicago: University of Chicago Press, 1964; Stigler G. J. et G. S. Becker (1977), “De Gustibus
Non Est Disputandum”, The American Economic Review, Vol. 67, No. 2, pp. 76-90.
42
Dardot, Pierre, et Christian Laval, La nouvelle raison du monde : Essai sur la société néolibérale, Paris :
La Découverte, 2009.
43
Frank Fischbach, La privation du monde : Temps, espace et capital, Paris, Vrin, 2011, p. 35.
44
Brown, op. cit.
heuristiques nous permettant de comprendre les formes contemporaines que prennent la
domination à l’ère du numérique. Il apparaît fécond, selon nous, de synthétiser la critique
francfortoise du monde administré avec les analyses foucaldiennes portant sur la
gouvernementalité néolibérale. Si cette dernière permet effectivement de bien
comprendre la spécificité du néolibéralisme dans sa forme institutionnelle, elle ne permet
pas de saisir les médiations sociales qui sont au fondement des formes de domination à
l’heure actuelle.
Selon Adorno, le monde administré était une conséquence de la logique
d’abstraction qui est constitutive de l’échange marchand. En effet, tout comme c’est par
le biais de l’abstraction de la particularité d’une chose qu’il est possible de rendre une
marchandise commensurable et échangeable, c’est au moyen de l’abstraction du travail
concret qu’il est possible de quantifier l’activité d’un individu. La marchandise et le
travail se présentent ainsi comme des médiations sociales fétichisées qui sont constitutive
de la totalité qu’est le monde administré. A l’époque où Adorno analysait le capitalisme
avancé, les grandes organisations intégraient dans leur mode de fonctionnement la
rationalité calculatrice afin de planifier de manière rationnelle l’adéquation entre la
surproduction et la surconsommation par le biais de l’industrie culturelle.
On retrouve cette même logique d’abstraction au sein de la pratique actuelle du
Big Data, à la différence que ce n’est plus uniquement la marchandise et le travail qui
sont l’objet du procès d’abstraction, mais également l’information. À l’ère du Big Data,
le monde administré analysé par Adorno devient un « monde numériquement
administré »
45
. Le Big Data se décline en trois phases principales : la cueillette de
données, le traitement des données, et la projection d’une action normative via
l’établissement de corrélations algorithmiques
46
. Au moment de la cueillette de données
s’opère déjà un premier processus d’abstraction puisque c’est la décontextualisation de
l’information qui rend possible la médiation des rapports sociaux par le biais
d’algorithmes dont la fonction est de prédire les comportements des individus.
Effectivement, le calcul effectué par les algorithmes à des fins prédictives n’est possible
que si l’on décontextualise l’information. Pour établir une corrélation entre des données,
qui, dans leur nature même, relèvent d’un contexte particulier, il faut tout d’abord, par le
biais d’un processus d’abstraction opéré par l’algorithme, les rendre commensurables.
Tout comme la médiation fétichisée de la marchandise est réalisée par la substitution de
la valeur d’usage par la valeur d’échange, la donnée numérisée consiste en une
information expurgée de toute signification ; il s’agit d’un pur signal. C’est l’abstraction
de l’élément subjectif liée à toute information qui la fait apparaître comme une donnée
neutre et objective. En ce sens, les traces numériques « plus abandonnées que cédées
47
»
renforcent cette impression de neutralité au moyen de l’évacuation des finalités de la
subjectivité humaine, laquelle est remplacée par la seule raison des moyens.
45
Sadin, op. cit.
46
Rouvroy et Berns, op. cit.
47
Ibid., p.168
Le traitement des données, pratique nommée data mining, est la deuxième phase
du procès d’abstraction constitutif du Big Data. Par définition, le Big Data vise justement
à harnacher le « potentiel » de vastes quantités d’informations qui sont assimilées à des
ressources naturelles. Comme le déclare Stefan Gross-Selbeck, le pdg du réseau social
Xing : « Les données personnelles sont le pétrole du XXIème siècle »
48
. De la même
manière que le rapport d’objectivation propre à la modernité capitaliste implique une
réification de la nature en vue de son exploitation, les informations personnelles sont
transformées en ressources quasi-naturelles qu’il convient de forer rapidement, de
manière exhaustive et – surtout – prédictive. Fidèle à son héritage cybernétique, le Big
Data vise à objectiver la médiation symbolique au fondement la communication
intersubjective. Cette médiation, une fois désymbolisée, est transformée en séquences de
données qui, grâce à des opérations algorithmiques, permettent des corrélations à des fins
d’anticipation. Le Big Data lie ainsi la surveillance (la captation systématique des
données en circulation) à des politiques de gestion du risque qui sont au fondement du
monde numériquement administré.
La dimension normative du Big Data surgit au moment où s’effectue la
corrélation entre les données qui ont été recueillies préalablement par le biais du data
mining. L’apparente neutralité du Big Data se nourrit de la volonté de se dispenser de
toute théorie ou hypothèse préalable au traitement des données. Comme l’a clamé
Anderson alors il était rédacteur en chef de Wired : « Out with every theory of human
behavior, from linguistics to sociology. »
49
. Or, il s’agit pourtant bien ici, si l’on suit
l’analyse foucaldienne, d’une action normative puisque la visée du traitement des
données est d’obtenir un modèle anticipatif de l’état futur des corrélations étudiées :
« En fait, ce qui définit une relation de pouvoir, c’est un mode d’action qui
n’agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur leur
propre action. Une action sur l’action, sur des actions éventuelles, ou actuelles,
futures ou présentes ».
50
Comme le soutiennent Rouvoy et Berns, le Big Data repose sur une forme de
« gouvernementalité algorithmique » puisqu’il constitue une action sur une action. En
modelant la régulation sociale sur l’anticipation des actions des sujets, ce sont justement
les possibilités créatrices de la praxis subjective qui sont muselées puisqu’on vise à
produire de manière performative un comportement avant même que celui-ci
n’apparaisse. Selon Sadin, dans le monde numériquement administré : « L’analyse des
traces sans fin disséminées par nos existences numérisées induit une connaissance
48
François Becker, « Nos données personnelles, de l'or pour les géants du net », Cyberpresse, 24 janvier
2012, En ligne : http://techno.lapresse.ca/nouvelles/internet/201201/24/01-4488768-nos-donnees-
personnelles-de-lor-pour-les-geants-du-net.php (Consulté le 24 fécrier 2014).
49
Chris Anderson, « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete » in
Wired, 23 juin 2008, http://www.wired.com/science/discoveries/magazine/16-07/pb_theory. Accédé le 20
février 2014.
50
Foucault, Michel, Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. « Quarto » 2001, tomes 1 et 2, 1994, p. 1055.
précise et évolutive des usages, au point d’encourager l’élaboration d’algorithmes
destinés à devancer les besoins et les désirs des individus
51
».
Le Big Data apparaît en ce sens comme une totalité composée de l’ensemble des
informations produite par l’activité sociale. Il se présente ainsi comme objectif puisqu’il
prétend être la représentation du réel lui-même, une forme de redoublement du réel sous
une forme numérique. Il reste que la gouvernementalité algorithmique induit une forme
de domination abstraite et dépersonnalisée puisque les sujets n’ont aucune autre liberté
que de se soumettre et de s’adapter à cette dynamique objective. Celle-ci se légitime
d’autant plus qu’elle se présente sous une forme « démocratique » et non hiérarchique.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre les nouvelles stratégies de marketing
postmodernes qui prétendent libérer la subjectivité du conformisme que l’on retrouvait
dans la société de consommation de masse. Selon IBM, une des firmes les plus actives
dans la promotion du Big Data : « Le client ne veut plus faire partie d'un "segment". Il est
un individu distinct et si l'on souhaite capturer et conserver sa clientèle, il y a lieu de le
traiter comme tel
52
. »
Comme nous le verrons dans la section suivante, les technologies de soi
néolibérales visent à produire un sujet dont l'identité est une (re)construction permanente
ou un processus fluide de sculpture de soi en interaction avec des réseaux eux-mêmes
mouvants
53
. Suivant la théorie critique de l’École de Francfort, il est possible de soutenir
que cette représentation d'un moi fluide qui s'adapte en fonction des flux informationnels
que l’on retrouve notamment dans la pratique de la quantification de soi est la forme
subjective dont le pendant objectif est le capital communicationnel à l’ère du Big Data.
La quantification de soi et la gouvernementalité algorithmique
Si le Big Data peut être analysée à partir de la notion d’inspiration francfortoise
de « monde numériquement administré », la forme de domination qu’induit cette
nouvelle gouvernementalité algorithmique doit être pensée à la lumière de la mutation
des industries culturelles à l’ère numérique, et plus particulièrement de l’expansion
massive des médias socionumériques (MSN). À plusieurs égards, les MSN, notamment
avec leur célébration de l’émancipation individuelle (l’empowerment), consistent en des
technologies spécifiquement néolibérales. Comme le soutien l’historien de l’économie
Philip Mirowski à propos de Facebook :
A world where you can virtually switch gender, imagine you can upload
your essence separate form your somatic self, assume any set of attributes,
51
Sadin, op. cit, p.18.
52
https://www.ibm.com/smarterplanet/be/fr/smarter_marketing/overview/index.html?re=spf
53
Céline Lafontaine, l’Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Seuil,
2004.
and reduce your social life to an arbitrary collection of statistics on social
networking site is a neoliberal playground
54
.
Le sujet hyperindividualiste (Mondoux, 2011a, 2012) qui communique au sein des
MSN apparaît ainsi comme étant émancipé de l’ensemble des représentations collectives
et des formes d’autorités morales, disciplinaires, institutionnelles et idéologiques. Libéré
de la tradition, le sujet hyperindividualiste est donc ouvert à des reconfigurations
identitaires. Cette dynamique est particulièrement présente au sein des MSN où abondent
les pratiques d’expressions identitaires et de personnalisation.
Il reste que cette émancipation des sujets face aux institutions demeure relative
puisque cette dynamique d’auto-expression met en circulation de vastes quantités
d’informations qui, une fois colligées et liées à d’autres sources de données, sont au
fondement du Big Data et de sa dynamique d’administration numérique du monde. En ce
sens, la libération des normes sociales qui étaient constitutives de la subjectivité moderne
plongent le sujet dans une nouvelle forme de domination d’autant plus pernicieuse qu’elle
se présente comme objective, puisque fondée sur des données quantifiables.
Un étrange paradoxe se trouve donc au cœur du monde numériquement
administré puisque les pratiques qui sont constitutives du Big Data se présentent comme
émancipatrice. Selon certains, l’appropriation individuelle des données personnelles par
les individus contiendrait un potentiel de réflexivité
55
et de pouvoir sur soi, une forme de
souci de soi foucaldien
56
, qui serait rendu possible grâce à la pratique de la quantification
de soi (Quantified Self). La quantification de soi vise non seulement les données
quantifiables personnelles, mais s’inscrit également dans la volonté de quantification du
monde lui-même permise par la diffusion généralisée des technologies numériques. Ainsi,
Mood Panda est une application de quantification de soi consistant à « mesurer » l’indice
de bonheur des individus
57
; En effet, un article publié dans l’American Meteorological
Society soutient que le bonheur subjectif « […] is related to temperature: in a quadratic
model, happiness is maximized at 13.9°C »
58
. Le phénomène de quantification de soi est
étroitement lié au Big Data. D’une part parce qu’il l’alimente en données et, d’autre part,
parce qu’ainsi intégré il participe à l’administration numérique du monde.
C’est pourquoi les analyses d’inspiration foucaldienne qui s’intéressent de
manière unilatérale à la dimension subjective de la quantification de soi─ qu’ils
considèrent comme une pratique réflexive de souci de soi
59
─ ne sont pas en mesure de
voir comment cette pratique est la forme subjective que prend l’objectivité sociale dans le
monde administré. Il nous apparaît en ce sens essentiel de réintroduire une dimension
54
Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial
Meltdown Verso, 2013, p.,59.
55
Swan, op. cit.
56
Béa Arruabarrena et Pierre Quettier, « Des rituels de l’automesure numérique à la fabrique autopoïétique
de soi », Les Cahiers du numérique, 2013/3-4 (Vol. 9), p. 41-62.
57
Mood Panda, http://www.moodpanda.com/. Accédé le 17 février 2014.
58
Tsutsui, Yoshiro, 2013: « Weather and Individual Happiness ». Wea. Climate Soc., 5, 70–82.
59
À ce sujet voir Arruabarrena et Quettier, op. cit.
dialectique héritée notamment de l’École de Francfort pour comprendre comment les
catégories de l’objectivité sociale sont médiatisées par la subjectivité elle-même. Sous cet
angle, la quantification de soi apparaît comme une pratique subjective liée
dialectiquement à la forme d’objectivité sociale que prend le Big Data dans la mesure où
ce sont les individus eux-mêmes qui se fixent les buts à atteindre. Les résultats de ces
buts quantifiables iront en retour nourrir les procès d’anticipation du Big Data qui, à leur
tour, agiront sur les buts individuels à atteindre par les pratiques de quantification de soi.
La quantification de soi pousse en amont cette dynamique en offrant des outils
entièrement automatisés fonctionnant en temps réel et capables de faire circuler les
données au sein des circuits de Big Data. Sous cet angle, c’est donc le sujet lui-même,
désormais « discipliné », qui alimente les circuits de données. En retour, le Big Data
permet de rétroagir sur le sujet en lui offrant un sens objectivant (les données révélant le
réel), tout en conditionnant l’expérience de soi via un horizon de possibilités délimité par
la gestion de données empirico-quantitatives, soit le renforcement de l’expression de soi
sur une base numérico-quantitative.
En ce sens, les pratiques de quantification de soi participent directement et
activement à la numérisation du monde. D’une part, elles numérisent des secteurs
d’activités qui étaient jusque-là intouchés : la santé, les émotions, les déplacements, etc.
Elles relèvent également, d’autre part, d’une logique d’insertion permanente au sein du
monde numériquement administré en valorisant le temps réel, soit ultimement d’être
« branché » en permanence (produire, synchroniser et partager ses données chaque jour,
voire idéalement au moment même où elles sont produites) :
OMsignal is apparel that continuously tracks your biometrics to help you
connect to a fitter, healthier, happier you. Embedded sensors in the apparel
monitor your heart rate, breathing and activity while the OMsignal app
displays your data in real-time on your mobile phone. OMsignal fits
seamlessly into your everyday life. […] Your bio-metrics personalized. Track
your every moment, heartbeat and breath .
60
La quantification de soi s’intègre ainsi dans la dynamique d’auto-surveillance
néolibérale. Lorsqu’appliquée sur la santé, celle-ci devient essentiellement une question
de responsabilité personnelle : les dimensions environnementales, sociales et
psychosociales de la santé comme la qualité de vie au travail, la culture organisationnelle,
les politiques agroalimentaires, etc. sont complètement occultées. Le sujet se présente
comme un entrepreneur de lui-même qui gère à la manière d’une entreprise l’ensemble de
ses capitaux (économique, symbolique, culturel, santé, etc.). La quantification de soi
participe à la dynamique néolibérale puisqu’elle vient démutualiser le risque au
fondement du principe de solidarité sociale. Déjà utilisée par certaines compagnies
d’assurance, ces mécanismes d’auto-surveillance permanente ont la prétention de
60
OMsignal, http://www.omsignal.com/. Accédé le 17 février 2014.
permettre une tarification exacte des polices d’assurance comptabilisées en temps réel en
fonction des risques encourus par les individus
61
.
L’intégration de l’individu au monde numériquement administré se fait
principalement par la consommation puisqu’en vertu de la gouvernementalité
algorithmique néolibérale, le citoyen est un consommateur qui remplit ses obligations
démocratiques comme un devoir de consommation
62
. De plus, les données produites sont
partagées via le site des fournisseurs de services qui, selon les termes de l’utilisation du
service, sont habituellement libres de marchandiser ces données selon leurs termes :
We may transfer your information to NIKE Family service providers to
conduct our business. For example, they may handle credit card processing,
shipping, data management, email distribution, market research, information
analysis, and promotions management. We may also share your information
to administer features (e.g. music download, race registration, or workout
routine)… Information that is publicly shared may be used by Nike for
promotional purposes… However, like other companies, NIKE cannot
guarantee 100% the security or confidentiality of the information you provide
to us.
63
La quantification de soi, en tant que valorisation de la subjectivité, s’inscrit dans
la foulée des MSN, appliquant les principes d’autoexpression identitaires et de
personnalisation à la construction de soi. Cependant, il se distingue des MSN dans la
mesure où la quantification fait figure de retour objectif de soi sur soi et, de ce fait,
constituerait une réflexivité, un savoir dont la modalité, conformément à
l’hyperindividualisme, reconduit l’idée d’advenir par et pour soi-même : « Finally, you
can know yourself best »
64
. Autonomie, subjectivité, valorisation de soi, savoir ; il serait
certes tentant, comme l’ont fait les ténors du « 2.0 » d’y voir là les indices d’une
dynamique de véritable démocratie où les désirs de tous et chacun seraient pris en
compte.
Or, la subjectivité calculatrice n’est pas fondée sur l’autonomie du sujet réflexif
propre à la modernité politique, mais plutôt sur le critère de l’autorégulation. Afin de
maximiser sa propre existence, l’entrepreneur de lui-même adopte une rationalité
particulière axée sur la construction d’un soi-productif qui optimise ses divers capitaux.
61
Bollier, David (2010), The promise and perils of Big Data, Washington: The Aspen institute.
62
Par exemple, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, l’administration Bush a incité les citoyens à
remplir leur devoir civique en consommant. La consommation est ici un acte « politique » essentiel à la
stimulation de l’économie, surtout en temps de crise lorsque la confiance des consommateurs est ébranlée.
Cette perte de confiance risque de faire chuter le cycle de reproduction de l’économie qui carbure à la
frénésie de la consommation (programmée). Sur le statut de citoyen-consommateur dans la
gouvernementalité néolibérale, voir Dean, Mitchell, Governmentality : power and rule in modern society,
London : Sage, 1999.
63
Nike Digital Privacy Policy, http://help-all.nike.com/app/answers/detail/a_id/16378. Accédé le 17 février
2014.
64
Scanadu, http://www.scanadu.com/. Accédé le 17 février 2014.
Du point de vue de la totalité sociale, la finalité de la quantification de soi en tant que
mécanisme de production en soi vise à rehausser la productivité individuelle des
employés :
Digifit is in the business of corporate health, fitness and performance.
Digifit's Corporate Solutions are designed for medium to large workforce
populations to develop employees' healthy habits through activities that can
lead to increased productivity, lowered health insurance costs, and improved
morale. Bottom line : Digifit helps to create a healthier, more productive
workforce and saves employers money. An investment in your employees can
yield a healthy ROI [return on investment].
65
Dans ce contexte, le sujet autonome qui correspondait à une entité synthétique se
déstructure et se mute en organisme informationnel dont l’unité apriorique est
décomposable en informations. Cette déconstruction de la subjectivité induite par la
quantification de soi participe de la fusion entre le capitalisme informationnel et le bio-
capitalisme, ce que Michael A. Peters nomme le capitalisme bio-informationnel
66
. Le
capitalisme bio-informationnel consiste en l’application des résultats de la nouvelle
biologie et de la génomique à l’informatique en vue de créer des nouvelles formes
d’informatique organique et de mémoire auto-reproductrice permettant un capitalisme
auto-programmable. On retrouve cette dynamique dans la volonté émise par l’ex-pdg de
Google, Eric Schmit, de construire une « humanité augmentée »
67
. Bien que l’utopie
d’une humanité augmentée ne soit pas encore réalisée, il reste que la quantification de soi
ouvre la porte à la création de nouveaux marchés, que ce soit la marchandisation
généralisée de la santé ou carrément la création de nouveaux secteurs commerciaux,
comme en témoigne la montée de la bioéconomie.
68
Selon certaines estimations, le
marché des périphériques à porter sur soi est appelé à dépasser le cap du milliard de
dollars US en 2014, soit une augmentation de 40 % par rapport à 2013.
69
La dialectique entre le Big Data et le quantification de soi montre que nous ne
sommes certainement pas ici en présence d’un sujet réflexif et conscient de ses désirs
70
.
Au contraire, enfermé dans un éternel présent, « sans perspective ‘généalogique’ ou
‘historique’
71
» qui commande l’anticipation de ses désirs, le sujet devient ainsi vidé de
65
DigiFit, http://www.digifit.com/employee-programs/. Accédé le 17 février 2014.
66
Michael A. Peters, « Bio-informational capitalism », Thesis Eleven, vol. 110, no 1, 2012, pp. 98-111.
67
Éric Schmit & Jared Cohen, The new Digital Age : Reshapig the Future of People, Nations and
Business, New York, Knopf, 2013.
68
Voir à ce sujet : OCDE, Défis technologiques et sociétales à long-terme. La Bioéconomie à l'horizon
2030 : quel programme d'action ?, http://www.oecd.org/prospective/bioeconomie/2030. Accédé le 17
février 2014.
69
Victoria Fraza Kickham, Global Purchasing, Wearable Electronics Drive Consumer Market, 10 février
2014. http://globalpurchasing.com/consumer-electronics/wearable-electronics-drive-consumer-market.
Accédé le 17 février 2014.
70
Sur ce point, voir l’étude empirique réalisée par les chercheurs français sur les communautés de
quantification de soi : Anne-Sylvie Pharabod et al., « La mise en chiffre de soi. Une approche
compréhensive des mesures personnelles », Réseaux, 2013, Vol. 1, no 177, pp.97-129.
71
Rouvroy et Berns, op. cit. p.174.
sa subjectivité transformatrice du monde, un dividu deleuzien
72
qui est réduit au sein du
Big Data à des métadonnées : ses productions symboliques ne comptant plus, seules
importent ses traces numériques et chiffrables.
73
La surveillance et le contrôle sont donc
intégrés à même les processus de socialisation et, de ce fait, banalisés.
Conclusion : Repenser l’émancipation à l’ère du Big Data
Si le Big Data et la pratique de la quantification de soi − qui se présentent comme
émancipatrice en ce qu’elle permettrait la réflexivité et l’affirmation de soi − résultent de
la critique des systèmes bureaucratiques des années 1960, il reste qu’un étrange paradoxe
en est constitutive. Bureaucratie et liberté semblent curieusement compatibles au sein de
la gouvernementalité algorithmique du monde numériquement administré puisqu’il s’agit
de forcer l’individu à faire des choix et à intégrer la rationalité calculatrice là où,
autrefois, les normes symboliques transcendantes régulaient la pratique sociale. Le calcul
des avantages et des coûts devient la norme immanente sur laquelle repose cette liberté
contrôlée, cette autorégulation de l’impulsion et cette autodiscipline de la passion
74
.
Cette rationalité calculatrice se manifeste notamment dans les MSN médias
socionumériques où la vie sociale est modelée sur les exigences du moi. Dans ce
contexte, le critère moral immanent du capitalisme communicationnel impose au sujet
hyperindividualiste la nécessité de se faire aimer. On comprend donc que l’idéologie de la
transparence communicationnelle
75
légitime l’ordre néolibéral qui repose sur une
surveillance généralisée. Dans cette guerre de tous contre tous, les mécanismes de
pouvoir ne sont pas uniquement verticaux, ils sont aussi horizontaux puisque l’opinion
publique régule les comportements des sujets transparents face à leurs semblables
76
.
Ainsi, avec les MSN, l’« amitié » consiste à se rendre visible, de préférence en temps
réel, y compris à diffuser sa géolocalisation. Sous cet angle, la quantification de soi met à
profit la technique, le « monitoring » (accumuler et conserver les traces en temps réel), en
tant que banalisation de la surveillance : désormais, ce sont les individus qui ont charge
de non seulement s’autosurveiller et de surveiller les autres via la surveillance latérale
77
,
72
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris, les Éditions de Minuit,
Paris, 1990, p. 240-247.
73
Rappelons que l’administration Obama a défendu les actes d’espionnage de la NSA sur les citoyens
américains en invoquant que seules les métadonnées furent traitées…
74
Christian Laval, L’Homme économique : essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
75
Jodi Dean, Publicity’s secret: How technoculture capitalizes on democracy, Ithaca: Cornell University
Press, 2002.
76
Il serait possible de soutenir à l’instar d’Axel Honneth que la réification dans le monde contemporain se
manifeste de manière intersubjective, c’est-à-dire lorsque l’on conçoit l’autre comme un objet. Il reste que
la relecture du concept de réification par Honneth ne permet pas de comprendre comment la médiation
fétichisée des rapports sociaux au moyen des algorithmes procède d’une dynamique objective de
domination. Il nous apparaît en ce sens plus fécond de retourner à la lecture originelle du concept de
réification telle que formulée par Lukacs, tout en gardant de sérieuses réserves concernant l’aspect
démiurgique accordé au prolétariat comme sujet de l’histoire en mesure de renverser l’objectivité sociale. À
ce sujet voir Axel Honneth, La Réification : Petit traité de Théorie critique, Paris, Gallimard, 2007.
77
Andrejevic, M. (2005) « The Work of Watching One Another: Lateral Surveillance, Risk, and
Governance », Surveillance and Society, 2(4), p. 479-497.
mais également d’intégrer les traces ainsi produites dans des circuits de circulation de
données du Big Data.
La dynamique co-constitutive du Quantified Self et du Big Data nous invite à
repenser théoriquement la dialectique entre la domination et l’émancipation. Dans cet
article nous avons souligné la pertinence d’aborder de manière synthétique les apports de
la notion francfortoise de monde administré et l’analyse de la gouvernementalité
foucaldienne pour penser la domination à l’ère du numérique. Cette synthèse nous permet
de dépasser les approches traditionnelles qui tendent à réifier le pouvoir en le définissant
comme une chose qui peut être détenue par une entité clairement identifiable, que ce soit
sous la forme d’une domination de classe, de genre, de sexe ou de race, ou encore
d’institutions spécifiques comme l’État ou les corporations. Les mécanismes de
domination dans le monde numériquement administré prennent plutôt la forme d’une
contrainte dépersonnalisée qui résulte de l’autonomisation des médiations sociales face
aux individus qui sont engagés dans ces rapports. Cette forme d’hétéronomie induite par
le fétichisme technique contraint les individus à s’adapter à une dynamique sur laquelle
ils n’ont aucune prise collectivement. La seule liberté qui demeure est celle de
l’adaptation individuelle comme en témoigne la pratique de la quantification de soi.
La forme dépersonnalisée que prend la domination à l’ère du Big Data nécessite
tout de même de re-questionner la pensée de l’émancipation telle qu’elle est formulée
dans les perspectives francfortoises et foucaldiennes. D’une part, dans une optique
foucaldienne, la pratique du souci de soi semble récupérée par le phénomène de la
quantification de soi. Le sujet se transmute ainsi en une subjectivité autopoïétique
78
faisant échos à la dynamique auto-reproductrice du capitalisme (bio)informationnel.
D’autre part, dans l’optique francfortoise, l’émancipation est pensée comme une
libération et une affirmation de la subjectivité individuelle par rapport à l’objectivité
sociale. Or, les dispositifs actuels de domination, loin de nier la subjectivité des sujets,
sont au contraire des mécanismes qui visent son expression pleine et entière comme en
témoigne la pratique d’auto-expression de soi au sein des médias socionumériques.
La demande d’autonomie, d’autoréalisation et d’expression de soi, de même que
la capacité de se délier, et le pouvoir de se réengager et de se relier tout aussi librement
79
sont réalisés par les médias socionumériques à l’ère du Big Data. Le paradoxe de l’ère
numérique est justement que les dispositifs qui sont les plus aliénants, puisqu’ils nous
78
Dans sa comparaison entre les critiques foucaldienne et adornienne de la modernité, Axel Honneth note
à juste titre à propos de la théorie du pouvoir de Foucault que : « The theoretical dilemma, however, to
which his quasi behavioristic concept of the body leads, is obvious : although everything in his critique of
the modern age appears concentrated on the suffering of the human body under the disciplinary action of
the modern apparatus of power, there is nothing in his theory which could articulate this suffering as
suffering. His theory finally into a version of the Dialectic of Enlightment reduce to systems theory. He is
forced to describe with the positivist equanimity of a Luhmann an objective process of the increase of
power, which Adorno was still attack by means of an admittedly problematic philosophy of history. Axel
Honneth, « Foucault et Adorno: Two forms of the critique of modernity », Thesis Eleven, 1986, Vol. 15, no
48, p. 59.
79
Franck Fischbach, Sans objet : Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris : Librairies philosophique J.
Vrin, 2009, p.175
privent de notre capacité à agir en commun, nous sont présentés comme une libération.
Plutôt qu’une réelle libération, il faut voir là la forme la plus adéquate de l’aliénation
puisqu’elle implique une dissolution du politique, c’est-à-dire l’impossibilité d’instituer
des valeurs communes partagées socialement afin de pouvoir décider réflexivement des
finalités de la société. La tâche de la théorie critique à l’ère numérique consiste donc à
repenser l’aliénation comme une perte du monde commun
80
. Tant et aussi longtemps que
la libération sera comprise de manière purement libérale, c’est-à-dire comme capacité de
se désengager du monde commun, la liberté se retournera en son contraire : en « abîme de
la liberté »
81
.
80
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
81
Michel Freitag, L’abîme de la liberté, Montréal, Liber, 2011.