La première édition de La psychanalyse, son image et son public était une thèse. Cette seconde édition est, je l’espère, un livre. De l’une à l’outre j’ai modifié le style, le mode d’exposition des faits et des idées, éliminé des indications techniques et théoriques qui n’intéressaient qu’un cercle restreint de spécialistes ou qui sont devenues monnaie courante. Ce travail de réécriture correspond, bien entendu, aussi à une évolution personnelle et intellectuelle vis-à-vis des rites d’initiation universitaire et de la science. Lors de sa parution, la thèse a provoqué un malaise. Des psychanalystes surtout ont vu d’un mauvaise œil la tentative de prendre la psychanalyse comme objet quelconque d’étude et de la situer dans la société.
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J’ai été frappé alors, et je le suis toujours, par le fait que les détenteurs d’un savoir, scientifique ou non, croient avoir le droit de tout étudier — et en définitive de tout juger — mais estiment inutile, voire pernicieux, de rendre compte des déterminismes dont ils sont le lieu, des effets qu’ils produisent, bref d’être étudiés à leur tour et de regarder le miroir qu’on leur tend en conséquence. Ils y voient une immixtion intolérable dans leurs propres affaires, une profanation de leur savoir — veut-on qu’il reste sacré ? — et réagissent, suivant leur tempérament, avec mépris ou mauvaise humeur. Ceci est vrai de la plupart des scientifiques, ceci est même vrai des marxistes. C’est pourquoi nous n’avons pas de sociologie de la science, ni du marxisme, ni de la psychanalyse. Je me suis cependant aperçu qu’en dix ans, du moins en ce qui concerne la psychanalyse et les psychanalystes, les attitudes ont beaucoup changé dans un sens favorable à un travail tel que celui-ci.
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Au centre de ce livre est le phénomène des représentations sociales. Depuis la première édition, de nombreuses études tant de terrain que de laboratoire lui ont été consacrées. Je pense notamment à celles de Chombart de Lauwe, Hertzlich, Jodelet, Kaës d’un côté et à celles d’Abric, Codol, Flament, Henry, Pêcheux, Poitou de l’autre. Elles ont permis de mieux saisir sa généralité et de mieux comprendre son rôle dans la communication et la genèse des comportements sociaux. Mon ambition était cependant plus vaste. Je voulais redéfinir les problèmes et les concepts de la psychologie sociale à partir de ce phénomène, en insistant sur sa fonction symbolique et son pouvoir de construction du réel. La tradition behavioriste, le fait que la psychologie sociale se soit bornée à étudier l’individu, le petit groupe, les relations informelles, ont constitué et continuent à constituer un obstacle à cet égard. Une philosophie positiviste qui n’accorde d’importance qu’aux prédictions vérifiables par l’expérience et aux phénomènes directement observables s’ajoute à la liste des obstacles.
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Cette tradition et cette philosophie empêchent, à mon avis, le développement de la psychologie sociale au-delà des limites qui sont les dermes aujourd’hui. Quand on s’en rendra compte et que l’on osera franchir ces limites, les représentations sociales, j’en suis convaincu, prendront dans cette science la place qui est la leur. En outre, elles seront un facteur de renouvellement des problèmes et clés concepts de la philosophie qui doit sous-tendre le travail scientifique. Là encore, les jeux ne sont pas faits. Au contraire ils sont à refaire et la crise que traverse la psychologie sociale le montre à l’évidence.
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Il y va de l’intérêt de bien d’autres domaines de recherche concernant la littérature, l’art, les mythes, les idéologies et le langage. Enfermés dans des cadres dépassés, prisonniers de préjugés quant au pecking order des sciences, les chercheurs dans ces domaines se privent des moyens que, dans son état actuel, la psychologie sociale met à leur disposition. En France notamment ils se réclament, sous l’emprise du structuralisme, d’une orthodoxie saussurienne, tout en oubliant ce que Ferdinand de Saussure a entrevu avec précision : « La langue est un système de signes exprimant des idées, et, par là, comparable à récriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc. Elle rat seulement le plus important de ces systèmes. On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie (du grec semeïon, « signe »). Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. »
Mais le lecteur n’a pas à se soucier de ce passé, de cet état de la science, des projets flottant autour du livre. Pas plus que je ne m’en soucie. En faisant l’étude d’abord, en lui donnant forme ensuite, je me suis enrichi et j’ai eu du plaisir. Tout ce que je souhaite c’est que, en lisant ce livre, il lui arrive la même chose.