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Cahiers de littérature orale
79 | 2016
Des vies extraordinaires : les territoires du récit
La fabrique des entités : récits sur l’enchantement
d’un riverain extraordinaire en Amazonie
brésilienne
Making New Entities: Narratives about the Enchantment of an Extraordinary
Man in the Brazilian Amazon
A produção de entidades : Narrativas sobre o encantamento de uma pessoa
extraordinária na Amazônia brasileira
Émilie Stoll
Édition électronique
URL : http://clo.revues.org/2792
ISBN : 9782858312344
ISSN : 2266-1816
Éditeur
INALCO
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2016
ISBN : 9782858312337
ISSN : 0396-891X
Référence électronique
Émilie Stoll, « La fabrique des entités : récits sur l’enchantement d’un riverain extraordinaire en
Amazonie brésilienne », Cahiers de littérature orale [En ligne], 79 | 2016, mis en ligne le 20 décembre
2016, consulté le 23 décembre 2016. URL : http://clo.revues.org/2792 ; DOI : 10.4000/clo.2792
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La fabrique des entités: récits
sur l’enchantement d’un riverain
extraordinaire en Amazonie brésilienne
Émilie S
UMR208 Patrimoines locaux et gouvernance IRD/MNHN
En janvier2011, jai commencé une enquête de terrain 1 dans de petits villages
riverains de la zone rurale de Santarém, ville amazonienne de300000 habitants,
localisée à la conuence du Tapajós et de lAmazone, dans lÉtatduPará, au Brésil.
Les villages de la rivièreArapiuns (dernier auent du Tapajós) étaient traversés
par des conits présentés comme identitaires depuis quune partie des familles
se revendiquait «indigène », tandis que les autres familles considéraient être
des «populations traditionnelles». En eet, la législation brésilienne prévoit
diverses catégories légales à partir de critères ethnico-raciaux et/ou dusages des
ressources, auxquelles sont associés des droits territoriaux (démarcation de terres
indigènes ou de réserves écologiques) et sociaux. Dans ces villages, ces aliations
identitaires divergentes étaient sources de tensions entre des groupes qui étaient
par ailleurs liés entre eux par des liens de parenté (voir Stoll, 2014). À mon arrivée
dans le village LagodaPraia, les habitantsindigènes mindiquèrent une avancée de
1. Deuxrelecteurs anonymes ont contribué par leurs commentaires à lamélioration de ce
texte. OmairaBolañosCárdenas, RoxaniRivasRuiz, RayTroll, AnaCarlaBruno et les
administrateurs du blog «No Amazonas é assim» mont gentiment donné leur autori-
sation pour publier des illustrations extraites de leurs travaux. Lenquête de terrain a été
nancée par une bourse du CNPq/INPE (Geoma2). Jai également bénécié du soutien
nancier et institutionnel de lANRFabriqAm, du programme Capes-Cofecub, ainsi que
de lUniversitédAberdeen et de la FondationFyssen. uils en soient chaleureusement
remerciés.
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Des vies extraordinaires : les territoires du récit – n° 79
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sable sur la rivière qui, selon eux, était le lieu de résidence actuel de Merandolino,
un chamane-guérisseur (pajé) ayant vécu jusquau début du esiècle. La «pointe
de Toronó» (gures2 et3) était lendroit où cet homme «sétait enchanté»
en place et lieu du trépas 2. Depuis lors, Merandolino était devenu un encantado,
cest-à-dire lun de ces êtres enchantés qui résident dans une «cité enchantée»
(cidade encantada) subaquatique (gure5) et qui, éventuellement, servent des-
prits auxiliaires à certains guérisseurs. La pointe de Toronó est considérée par les
Indigènes comme un «lieu sacré» (lugar sagrado). Elle sert de balise topogra-
phique dans le périmètre proposé pour la démarcation de leur territoire, qui a été
baptisé «terre indigène CobraGrande» 3 justement en référence à Merandolino,
comme le raconte une chanson composée par un dirigeant indigène local.
En eet, les riverains racontent que ce guérisseur se déplaçait sous leau
« enroulé dans une peau de CobraGrande », cest-à-dire danaconda géant.
Lobjet de cet article est de soumettre à lanalyse un ensemble de récits au sujet de
la vie de Merandolino, le plus célèbre guérisseur de la rivièreArapiuns, décédé dans
les années1940. Dans un premiertemps, je décrirai le corpus de textes où lon voit
que la plupart des récits sont racontés par les gens du commun à la manière des
histórias: les protagonistes de lhistoire et le narrateur sont localisés socialement
et spatialement dans le réseau dinterconnaissance régional et ils sont mis en scène
dans des situations extraordinaires, à partir de motifs amplement répandus dans
la région. Dans un deuxièmetemps, jexpliquerai comment, dans des contextes
dénonciation précis, lorsque le conteur est un guérisseur, ces récits peuvent inté-
grer dans leur trame narrative des épisodes du mythe de CobraHonorato. Enn,
je ferai une lecture sociologique de ces récits en partant des faisceaux dindices qui
sy trouvent toujours, quel que soit le narrateur, et qui visent à situer Merandolino
dans un espace régional hétérogène chargé denjeux sociaux, politiques et éco-
nomiques. Je conclurai en proposant que ces récits de vie, informés par dautres
genres narratifs, comme le mythe ou le récit-type (manière stéréotypée de raconter
un évènement), participent à faire de Merandolino un personnage extraordinaire,
presque légendaire. La fabrication de la légende neace pas pour autant les détails
sociologiques de laaire, qui deviennent centraux dans le récit, participant à
2. Le processus denchantement est formulé ainsi: «Merandolino sest enchanté (ele se
encantou) sur la pointe de Toronó». Les riverains disent quil «nest pas mort» et que
son corps a disparu du cercueil.
3. La terre indigène CobraGrande a été identiée par la FUNAI (Fondation Nationale de
lIndien) le 29septembre2015. Il sagit de la premièreétape du processus de démarcation.
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D’UN RIVERAIN EXTRAORDINAIRE EN AMAZONIE BRÉSILIENNE
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entretenir et à nourrir les discours identitaires actuels des populations riveraines
de lArapiuns.
Des récits ordinaires sur un homme extraordinaire
MerandolinoCobraGrandedelArapiuns
Merandolino a vécu le long de la rivièreArapiuns entre la n du esiècle et
les années1940. Ce riverain avait cependant une particularité: cétait un talen-
tueux guérisseur, un pajé sacaca (termes en Nheengatú utilisés localement pour
désigner les guérisseurs les plus puissants) dont les prouesses extraordinaires sont
encore commentées jusquà nos jours. Tout le monde, dans lArapiuns, sait racon-
ter lhistoire, au moins dans ses grands traits, de MerandolinoCobra Grande.
Né avec le don de guérison, il sest fait connaître grâce à la réputation quil avait
de se déplacer sous leau à vive allure, enroulé dans une peau danaconda géant.
Lhomme habitait en amont de la rivière, à Mentai, et il parvenait avec ce véhicule
subaquatique à précéder larrivée, à la ville de Santarém, de son propre bateau. La
peau danaconda de Merandolino, «cétait une sorte de vedette [bateau rapide à
moteur]!» me commentait une jeune lle dune vingtainedannées. Merandolino
pouvait également rester immergé sous leau pendant plusieurs jours. Lorsquil
réapparaissait à la surface, son cigare était encore allumé. Ces récits font appel à un
motif très présent en Amazonie, celui de lanaconda, véhicule entre les mondes 4
4. «Les [Indiens] Tukano sont sortis du Lagode Leite dans le canoë de lanaconda,
quon appelle PãmëripiroYukësë. Cest de cette manière quils se sont dispersés dans tous
les coins de la terre, et sont devenus des humains normaux» (GetB, 2007,
p.239, URL: http://www.scielo.br/pdf/hcsm/v14s0/10.pdf, ma traduction).
GentiletBruno, 2007, p.239; RivasRuiz, 2011)
(Tastevin, 1925; Galvão, 1976; Faulhaber, 1998, p.154; Chaumeil, 2003, p.40;
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Figure1
Embarcation-anaconda tukano, véhicule entre les mondes
© GabrielGentil, in: GentiletBruno, 2007, p.239
Dans le bas-Amazone, comme ailleurs, les pajéssacacas naviguent sous la forme
danacondas entre la terre et la «cité enchantée», demeure subaquatique des
encantados, les êtres enchantés. Le destin post-mortem de ces grands guérisseurs
est de devenir à leur tour les entités auxiliaires des guérisseurs encore vivants. Ce
passage dénitif dun état dêtre humain vivant sur terre à celui dentité subaqua-
tique est appelé «enchantement». En général, les riverains considèrent quil y
a eu enchantement lorsque le corps du défunt «disparaît» du cercueil. Il en est
de même pour les personnes qui disparaissent sans que lon retrouve leur corps
ou que lon ait pu identier avec certitude quelles sont décédées. Chaque indi-
vidu enchanté est invité à construire sa nouvelle demeure à un étage inférieur du
monde des humains, dans un lieu précis de la cité enchantée. Celle-ci reproduit
la forme et les contours de la surface terrestre, si bien que les guérisseurs défunts
–comme tous les humains enchantés dailleurs– s«enchantent» quelque part,
à un emplacement subaquatique précis qui correspond en surface à un lieu connu
et potentiellement habité par les humains. Ces endroits auxquels sont associés des
habitats enchantés correspondent à des saillances paysagères et/ou écologiques:
plages inondables, criques, monticules, embranchements aquatiques, mangroves,
etc. Ils prennent alors lappellation d«enchantements» (encantes) et sont sou-
mis à certaines règles daccès et dusage en raison de leur qualité dhabitat den-
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tité subaquatique. Cest ainsi que Merandolino «sest enchanté sur la pointe de
Toronó».
Figure2
Localisation des lieux cités
© Édition: Ricardo Folhes/2016 Sources: IBGE, INCRA, FUNAI, ICMBio
Dans tous les récits, Merandolino est systématiquement localisé en amont de
la rivière, à Mentai où il résidait de son vivant, et en aval, sur la pointe de Toronó
où il sest enchanté (gure2). Mentai est situé à la conuence des deux formateurs
de lArapiuns, le Maró et lAruã. Cest un passage stratégique entre une rivière de
large envergure navigable en bateau de ligne (lArapiuns) et des cours deau plus
étroits, ponctués de cascades. En aval de lArapiuns, la plage de Toronó est une
avancée de sable de plusieurs centaines de mètres qui modie le lit de la rivière
lorsquelle apparaît, pendant létiage, entre juillet et décembre (gure3). Le reste
du temps, elle est immergée. La nature même de cette plage inondable en fait un
élément paysager mouvant, à mi-chemin entre la surface et lélément aquatique.
Les transformations morphologiques que la plage subit dune crue à lautre sont
autant dindices sur lactivité de ses habitants subaquatiques et des guérisseurs
sacaca qui lutilisent pour naviguer entre les mondes.
Cette plage du Toronó est aussi un espace stratégique pour la pêche et pour
le commerce: passage obligé pour les bateaux de ligne qui relient les villages rive-
rains à la ville de Santarém, la pointe de Toronó est une escale où sont déposés des
passagers. Dailleurs, dans les années1930, le lieu accueillait même un entrepôt
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commercial (voir récit2 ci-après). Enn, la pointe de Toronó fait partie du ter-
ritoire de la fratrie résidentielle 5 Barbosa, un groupe de parents installé dans les
lieux au moins depuis la première moitié du esiècle. Suite à ladhésion de cette
famille au mouvement indigène, Toronó est devenu une balise spatiale et spiri-
tuelle de la terre indigène CobraGrande.
Des récits de gens ordinaires…
Pour commencer, je présente deuxrécits représentatifs de ceux que jai fréquem-
ment pu entendre le long de lArapiuns. Il sagit dénoncés produits par des rive-
rains au cours dune discussion banale, souvent au sujet dexpériences personnelles
liées à la consultation de guérisseurs encore en activité. Mon interlocuteur en
venait spontanément à évoquer Merandolino sans que jaie moi-même orienté la
discussion sur ce personnage. Ces récits apportent des éléments généraux sur les
prouesses de Merandolino et sur les grandes lignes de sa trajectoire sociale. Le
personnage apparaît comme lexemple type du guérisseur talentueux.
Figure3
La pointe Toronó pendant létiage
Fond de carte: Google Earth / Réalisation: Laurence Billault, IRD
Le premiernarrateur, Bruno, habite à VilaBrasil, village légèrement en amont
de mon lieu détude, sur la rive gauche du bas-Arapiuns. Aucune revendication
5. Le terme «fratrie-résidentielle» (SetF, 2014; S, 2014) renvoie à
lorganisation sociospatiale des riverains de lArapiuns qui consiste dans loccupation et
dans la transmission, par plusieurs générations de fratries, de territoires aux périmètres
xes.
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identitaire particulière nest en cours dans cette localité. Bruno a longtemps tra-
vaillé comme coordinateur de la chapelle de son village et a ocié comme caté-
chiste dans le bas-Arapiuns (personne en charge des baptêmes en labsence de
prêtre). Il a donc parcouru lensemble des villages riverains grâce à ses fonctions
ecclésiastiques, mais également en raison de son engagement politique dans les
luttes syndicales. Bruno possède ainsi une très bonne connaissance topographique
de la géographie locale mais également des réseaux généalogiques et dinter-
connaissance distribués le long de la rivière.
Récit 1: « Je nai pas connu personnellement Merandolino,
mais on ma raconté son histoire et je connais son petit-ls. Il
habite là-bas, un peu après Mentai. Lorsque lon arrive à lembran-
chement entre la CascadedAruã et le Maró [les deux formateurs de
lArapiuns], alors il y a aussi une pointe appelée Catarina. Sur cette
pointe il y a la maison qui appartenait à ce guérisseur célèbre, ce
Merandolino. Jai entendu des histoires à son sujet, il était vraiment
très bon. Depuis environ quinzeans, son petit-ls habite là-bas, il
sappelle Salvador. Et il a aussi ce don de guérir, il peut aussi rester
sous leau plusieurs jours. À chaque fois quil y avait des élections,
on allait ensemble faire campagne [pour le syndicat] […]. Les gens
racontent que lorsque Merandolino se rendait à Santarém, il avait
un grand bateau, les barges à voile (batelão) dautrefois, alors il
envoyait ses employés dans le bateau et lui il restait à Mentai. Et
quand les employés arrivaient à Santarém [au bout dune semaine]
parce quil ny avait pas de moteur, lui, il était déjà arrivé! On dit
quil sest enchanté sur la pointe de Toronó. À cet endroit, il se passe
des choses bizarres, il y a un tourbillon (rebojo) qui apparaît, et ça,
je lai vu; jai même eu peur! Jétais dans le bateau de ligne. Il sar-
rête là-bas pour déposer des passagers. Jen avais déjà entendu parler
mais je ne lavais jamais vu. Soudain une femme sest mise à crier…
et jai vu… un tourbillon énorme! Il y avait de leau qui jaillissait
très haut… Presque aussi haut que cette maison. Le jet expulsait
aussi des troncs darbre depuis le fond de leau. […] Je lai vu de mes
propres yeux!». BrunoFonseca, 72ans, au domicile de lauteur à
Santarém, juillet2012.
Bruno dresse le portrait-type de Merandolino unanimement connu dans
la région, à savoir le guérisseur sacaca qui se déplace sous leau à vive allure. Il
indique que ce sont des «employés» qui pilotent le bateau du guérisseur jusquà
Santarém. Pour raconter cette histoire, Bruno précise quil possède des sources
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dinformation légitimes: dune part il est un intime du petit-ls du guérisseur
défunt, et dautre part il a lui-même fait lexpérience dune manifestation de
Merandolino sur la pointe de Toronó.
Parmi ces récits ordinaires, certains sont produits par des riverains dun
certain âge qui arment avoir connu Merandolino de son vivant, dans les
années 1930. Ces souvenirs denfance consistent toujours en une description
physique du guérisseur, suivie dune anecdote. Cest le cas du récit2, dont le nar-
rateur, FranciscoGodinho, habite actuellement sur la pointe de Toronó, car il a
épousé une femmeBarbosa. Francisco est né à VilaAnã, un village situé en face
de la pointe de Toronó, sur la rive droite de lArapiuns. Mais il a été élevé par sa
grand-mère à Mentai, dans le haut-Arapiuns. À VilaAnã, les familles Godinho
etGuimarães sont majoritaires et liées par la parenté. Leurs membres racontent
quils sont le fruit dun métissage entre une Indienne et un Portugais 6. Pendant
la Cabanagem (un conit armé du début du esiècle), une partie de la famille
a fui et sest réfugiée en amont de la rivière, à Mentai. Certains y résident encore;
cétait le cas de la grand-mère de Francisco. La trajectoire spatiale de cette famille
est donc, à linstar de celle de Merandolino, ancrée en amont (à Mentai) en en aval
de la rivière (à VilaAnã, Toronó, etc.).
Récit2: «Merandolino était un enfant de la région de Toronó
et il sest marié avec une femme de Mentai. Il faisait beaucoup de
prouesses. […] Je lai encore connu [de son vivant] à Mentai. On
lappelle Meroca pour ne pas dire “Merandolino”, parce que ça attire
les apparitions. Il était grand, corpulent, bien clair, et tout brûlé,
comme ces touristes américains quon voit parfois. Il est venu une
fois avec MonsieurSarmento, le propriétaire du bateau Sarmento. Il
est arrivé à Toronó. Là-bas il faisait du commerce, il y avait un grand
entrepôt commercial. Lépouse de mon frère aîné, Lourdes, était sa
lleule et cest lui qui la élevée». Francisco, 73ans, à son domicile
de Toronó, juillet2012.
Après mavoir expliqué quil a lui-même grandi à Mentai (haut-Arapiuns),
Francisco me décrit sa rencontre avec Merandolino, insistant alors sur leur
insertion mutuelle dans un même réseau de voisinage, aux alentours de Mentai.
Il ajoute quavant daller vivre sur le terrain de ses beaux-parents, avec son
6. Sur les récits sur limaginaire du métissage entre hommes européens et femmes noires
ou indiennes dans lArapiuns, voir S2014 et2015. Pour un autre exemple ailleurs
en Amazonie, voir B2008.
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épouse, Merandolino était lui aussi originaire du bas-Arapiuns (de la «région de
Toronó»). Le narrateur insiste sur le phénotype européen de Merandolino, qui
avait la peau «bien claire», ce qui le distinguait de la majorité des autres rive-
rains (dont lui), métis, qui ont la peau mate. Il nous informe quà lépoque, dans
les années1930, la pointe de Toronó abritait un entrepôt commercial où se ren-
dait le guérisseur pour y faire des aaires. Enn, Francisco clôt le sujet en laissant
entendre que des liens de parenté classicatoire le lient à Merandolino, puisque sa
belle-sœur était la lleule et lle adoptive du guérisseur.
… aux motifs dhistoires extraordinaires
Comme on peut le voir dans les deuxrécits ci-dessus, les histoires sur la vie de
Merandolino possèdent le style narratif local des histórias (Harris, 2014; Slater,
1994): des récits à la premièrepersonne au sujet dune rencontre insolite avec un
non-humain et de linteraction qui sen est suivie.
Ainsi, le narrateur est toujours le protagoniste ou lun de ses proches
(quelquun de la famille): Bruno (récit1) précise quil est un intime du petit-ls
de Merandolino (dans la version longue, il ajoute dautres détails sur leur amitié)
et quil a été témoin en personne dune manifestation du guérisseur enchanté;
Francisco (récit2) raconte quil a rencontré personnellement Merandolino et
que ce dernier était le père adoptif de sa belle-sœur. Dans deuxautres versions de
cette histoire racontées par le même narrateur, rapportées par BolañosCárdenas
(2008:142) et MahalemdeLima (2015:146), Francisco conte une anecdote sur
lamitié qui liait Merandolino à son beau-père (le père de son épouse Barbosa).
Ces histórias sont ainsi personnelles et relatent systématiquement une rencontre
(de visu, auditive, olfactive, etc.) avec un non-humain –un être enchanté subaqua-
tique ou sylvestre– dans un lieu spécique. Elles attirent un large auditoire et sont
commentées et transmises de génération en génération au sein des groupes rési-
dentiels. Elles sont en principe connues de tous mais possèdent des propriétaires
légitimes, à savoir les habitants du lieu où se manifestent ces rencontres et appa-
ritions, cest-à-dire le protagoniste et ses proches parents. La fratrie-résidentielle
Barbosa est de cette manière dépositaire de lhistoire de Merandolino-encantado
(de par les apparitions à Toronó). Or, comme le remarquait BolañosCárdenas à
ce sujet, «les Indigènes ArapiunsetJaraqui [habitants du village où se trouve la
pointe de Toronó] mexpriment toujours leur erté pour ce quils considèrent être
leur propre légende. La légende sest transmise par les histoires que les plus âgés
racontent lors de célébrations spéciales et, plus récemment, elle est devenue lun
des thèmes étudiés à lécole [indigène du village]» (2008, p.43, ma traduction).
À travers la mise en «patrimoine» des signes diacritiques dindianité, depuis
ladhésion de la famille Barbosa et dautres au mouvement indigène, on observe
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le glissement dun savoir propre à un groupe résidentiel à un savoir collectif et
institutionnalisé (par lécole) propre à un village indigène (gure4).
Plus généralement, ces histórias sont un objet de discussion privilégié entre les
adultes. Elles sont amplement commentées même si un doute subsiste toujours
quant à la véracité des évènements. Dailleurs, elles peuvent être appelées «his-
toires de menteurs» lorsquelles proviennent dun chasseur ou dun pêcheur,
narrateurs qui ont souvent tendance à exagérer les faits pour le plaisir de laudi-
toire. De manière générale, elles reprennent des motifs très connus en Amazonie,
comme celui des encantados et leurs tentatives pour enchanter des humains, ou
encore celui de lembarcation enchantée.
Figure4
Un écolier de LagodaPraia rédige «la légende du CobraGrande»
© BolañosCárdenas, 2008, p.195 (photo prise le 18mai2006)
Lintrigue débute toujours par une rencontre insolite avec un être enchanté
puis par la mise en place dun «champ de communication illusoire» (Taylor,
1993, p.434). Parfois le protagoniste humain est leurré par lapparence huma-
noïde dun encantado qui tente de lenchanter en initiant avec lui une relation
commensale ou sexuelle, après lavoir séduit. Dautres récits relatent une visite de
la cité enchantée sur invitation dun encantado ou dun guérisseur (gure5). Le
protagoniste est mis en garde de ne pas accepter la nourriture ou les boissons quon
ne manquerait pas de lui orir, sous peine dêtre enchanté. Le monde enchanté est
lié à la pratique dune forme de «chamanisme aquatique» (appelé localement
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pajelança) qui a pu être décrit comme un «mécanisme cognitif […] pour penser
les déplacements sur de longues distances» le long de la rivière (Chaumeil, 2003,
p.40; GentiletBruno, 2007, p.239 et gure1). Il est éminemment territorialisé.
Figure5
La cité enchantée
© RayTroll, “e Encante”, 2004, colored pencil on paper, 11 x 30"
(URL: http://www.trollart.com)
Par dénition, le pajé sacaca est un être ambivalent, humain et enchanté. Il
navigue entre ces deux mondes où il entretient des relations sociales. Comme le
disent les riverains, «ces guérisseurs, on dit quils sont mariés sur la terre et dans
le monde subaquatique (no fundo)». Ils ont de ce fait des relations sexuelles et
commensales avec des humains et des êtres enchantés. Sur terre, Merandolino était
ainsi marié à une femme de Mentai, tandis que «Dolina était sa femme dans la
cité enchantée», où se trouve la plage inondable de Toronó. Lautre versant de
lenchantement est la disparition de certains proches, très fréquemment denfants
(Félix, 2011; Stoll, 2014), mais également dadultes (Faulhaber, 1998, p.162) et
aussi, de guérisseurs décédés (dont le corps disparaît du cercueil). Contrairement
au commun des mortels, ce nest donc que post-mortem que les guérisseurs sen-
chantent «pour de bon». Cest alors un dauphin enchanté qui leur sert de véhi-
cule jusquà leur nouvelle demeure (Slater, 1994; Dário dans la version longue du
récit3).
Dans ces récits, limage de lembarcation – quelle prenne la forme dun
CobraGrande ou dun bateau, voire dun dauphin– est récurrente et polysé-
mique (gure6). La peau danaconda de Merandolino est dailleurs comparée à
une vedette, un bateau à moteur rapide (lancha) que seuls les ONG, la Marine
nationale et lhôpital possèdent (sous forme dambulance, lambulancha).
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Lembarcation, quelle soit enchantée (CobraGrande, navire enchanté illuminé)
ou matérielle (le bateau de ligne ou, à lépoque, la barge à voile), est une sorte
de fétiche et est un signe extérieur de richesse (Faulhaber, 1998, p. 154). Or,
Merandolino cumule ces embarcations 7.
Figure6
Le serpent aquatique-bateau à vapeur des Indiens Cocama-Cocamilla
© RivasRuiz, 2011, p.53
Lexploitation de ces diérents motifs extraordinaires dans la trame de lhis-
toire de vie dune personne réelle –Merandolino– fait ainsi émerger un person-
nage hors du commun.
7. «uand [les Indiens] voient [le serpent aquatique], on dit que le grand bateau à
vapeur remonte le euve. La séance dayahuasca terminée, on dit que le serpent, fatigué
par sa navigation, senfonce et retourne de nouveau dans son nid par la même route et le
même tourbillon qui lui a permis démerger. Le serpent aquatique reçoit lappellation
wapuru, du castillan vapor, (bateau à) vapeur, car on dit que les chamanes sorciers appa-
raissent comme des bateaux, leurs corps sont représentés comme les premiers bateaux à
vapeur qui autrefois parcouraient les euves amazoniens». (RivasR, 2011, p.52-54).
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Lorsque le mythe informe les récits des guérisseurs
Récits de guérisseurs en activité et enchâssement dépisodes mythiques
Nous venons de voir que les récits de riverains au sujet de Merandolino reprennent
des motifs régionaux que lon retrouve dans toutes les histoires de rencontre
avec des êtres enchantés. Ainsi toutes ces prouesses ne sont pas spéciques à
Merandolino. En revanche, laccumulation des motifs denchantement ainsi que
de leur versant matériel (par exemple le bateau) participe à en faire un personnage
remarquable et assurément extra-ordinaire. Or, dans des contextes dénonciation
spéciques, un procédé narratif permet de le hisser au niveau des personnages
mythiques ou légendaires. En eet, jai interrogé deuxspécialistes rituels (des gué-
risseurs en activité) originaires de la région de lArapiuns et ils ont systématique-
ment inséré un extrait de mythe dans la trame de leur récit. Pour le dire autrement,
lorsque les interlocuteurs sont eux-mêmes des individus extraordinaires, le récit de
vie de Merandolino intègre un épisode mythique, le propulsant au rang de géni-
teur des jumeaux mythiques CobraNorato et MariaCaninana.
Le premiernarrateur, Dário, 38ans, est originaire de SãoMiguel (Arapiuns)
et il habite avec sa famille à AlterdoChão (bas-Tapajós). Ce guérisseur âgé dune
trentainedannées est spécialiste dans le traitement des aictions qui touchent
les enfants et les nouveau-nés. Nous nous sommes rencontrés dans un restaurant
dAlterdoChão en juillet2012. Je souhaitais linterroger sur sa pratique de gué-
risseur, car il sétait rendu à plusieurs reprises, dans les années1990, dans le village
de lArapiuns où je séjournais pour réaliser des rituels de «nettoyage ». Dário
était en train de me raconter comment il était devenu guérisseur, après que sa
grand-mère sage-femme lui ait transmis son don à sa mort, alors quil navait que
douzeans. Or, cest pendant quil me parlait de sa grand-mère médium quil en est
venu spontanément à évoquer Merandolino. En eet, sa grand-mère, me disait-il,
avait eu un rôle actif dans la naissance des enfants de Merandolino. Je résume ici
son récit:
Récit3: La grand-mère de Dário était une sage-femme renom-
mée à SãoMiguel, spécialisée dans les accouchements «diciles»
ou qui sortaient de lordinaire ; cest-à-dire quelle était médium
et pouvait faire appel à des entités auxiliaires en cas de nécessité
(par exemple lorsque le géniteur de lenfant à naître est un dauphin
enchanté ou un guérisseur). La femme de Merandolino attendait
des jumeaux et le couple t appel à la grand-mère de Dário pour
lassister lors de laccouchement. Lévènement eut lieu une nuit de
CAHIERS DE LITTÉRATURE ORALE
Des vies extraordinaires : les territoires du récit – n° 79
36
pleine lune, non pas à Mentai, précise Dário, mais à CacoalGrande
[grande plantation de cacao], au bord du lac Lago Grande où
Merandolino possédait une seconderésidence. Or, les nouveau-nés
avaient la forme de deuxserpents enchantés: un garçon et une lle,
appelés Norato et MariaCaninana 8. Ils sont sortis en courant lun
derrière lautre, et bientôt se sont enfuis de la maison pour gagner la
rivière et la cité enchantée, où leur père les a ensuite rejoints. Dário
fait alors le lien avec sa pratique de guérisseur actuelle et celle de
sa grand-mère, en expliquant quil est spécialisé dans la guérison
des enfants et des bébés. uant à Merandolino, qui était le com-
padre de sa grand-mère 9, il est le chef de ses entités; Norato, ls de
Merandolino, est également lun de ses esprits auxiliaires.
Le deuxièmerécit est celui de JoséGuimarães 10, la trentaine, jeune guérisseur
originaire et résident dAraci, un village du Lago Grande, un lac proche de la
région de Toronó. Pour sy rendre, il faut traverser une bande de terre qui sépare
la rivièreArapiuns du euveAmazone, soit vingtminutes de marche (cf. gure2).
José est membre de la famille Guimarães dispersée entre VilaAnã et Mentai (voir
supra). Une ramication a traversé la rivière et linteruveArapiuns-Amazone
pour sinstaller au bord du lac. Ce narrateur est donc (du moins indirectement)
parent avec Francisco, lauteur du récit2. Javais déjà connu José brièvement lors
de travaux antérieurs; aussi lentretien a-t-il eu lieu une soirée daoût2012, à mon
domicile de Santarém. Il était alors de passage en ville où il prend régulièrement
part aux activités dune maison dUmbanda (culte de possession afro-brésilien). Je
lai interrogé au sujet de Merandolino, alors quil le mentionnait en passant. Voici
ce quil me répondit:
Récit4: «Merandolino, cétait mon oncle. Cétait le frère du
grand-père de mon père, donc cétait mon oncle». Daprès le jeune
homme, Merandolino «habitait à lembouchure (boca) de lAra-
piuns», une zone qui «incluait lArapiuns et le LagoGrande».
[Il sagit de la partie où linteruve entre lArapiuns et lAmazone
8. Du nom dun serpent jaune et noir particulièrement agressif.
9. Le long de lArapiuns, une femme qui aide à la naissance dun enfant est considérée
comme sa marraine. Elle devient donc la comadre des parents de son/sa lleul/e. Les per-
sonnes cumulent plusieurs parrains et marraines tout au long de leur vie.
10. Nom ctif pour préserver lidentité de mon interlocuteur.
LA FABRIQUE DES ENTITÉS: RÉCITS SUR L’ENCHANTEMENT
D’UN RIVERAIN EXTRAORDINAIRE EN AMAZONIE BRÉSILIENNE
ÉmilieSTOLL
37
est le plus mince (voir Figure2), ce qui permet une circulation entre
les habitants du LagoGrande et les riverains de lArapiuns]. José
ajoute que «Merandolino était un Guimarães comme lui», famille
dont les centres de peuplement sont aujourdhui répartis entre le
bas-Arapiuns, Mentai (haut-Arapiuns) et Araci (Lago Grande).
Après avoir situé géographiquement la proximité généalogique
qui le relie à Merandolino, José passe directement au récit sur les
enfants de Merandolino: «Norato a tué sa sœur jumelle, Caninana,
qui était méchante et perturbait les hommes. Elle népargnait per-
sonne et faisait des bêtises au bord de la plage!». Il poursuit sur
ses activités thérapeutiques. Norato est lun de ses esprits auxiliaires
et «il est toujours vivant. Il sestenchanté sur une pointe, entre
JurutietParintins, dans la BocadoCalderão[sic: dans la gueule de
la marmite], une entrée entre lÉtatduPará et lÉtatdelAmazo-
nas». José clôt son récit en armant que son don de guérisseur lui
a été transmis par «le sangde son père» et que cest donc de cet
ascendant collatéral, Merandolino, quil la reçu en héritage.
Ces deuxrécits de guérisseurs avec lesquels je nétais pas intime ont de nom-
breux points communs. Dans les deuxcas, il sagit de récits à visée légitimatrice
qui sont servis à lethnologue comme une preuve de crédibilité de leurs activités
thérapeutiques. On y retrouve le style de lhistória avec la volonté de tracer un
lien de parenté avec une source légitime: la grand-mère protagoniste de lhis-
toire (récit3) et une histoire de famille (récit4). Les deuxguérisseurs donnent
également un ensemble de détails spatiaux et sociaux au sujet de Merandolino.
Il est présenté comme ayant une doublerésidence, à Mentai et CacoalGrande
(récit3), et comme un résident de lembouchure de lArapiuns, à mi-chemin avec
le LagoGrande, où se trouve une partie de la famille dont il est supposé être issu
(récit4); on retrouve donc une fois de plus cette trajectoire spatiale entre lamont
et laval à laquelle vient sajouter un mouvement transversal entre lArapiuns et
le LagoGrande. Ces descriptions de lieux donnent des indices sur la condition
sociale de Merandolino, propriétaire dune maison dans les plantations de cacao
et possédant des liens avec les habitants du LagoGrande, une terre plus riche que
celle de lArapiuns (voir ci-après et Stoll2014). Enn et surtout, ce quapportent
ces récits sont des détails sur la progéniture de Merandolino, décrite comme des
anacondas enchantés. Or, il sagit ici dune version du mythe de CobraHonorato,
amplement connu dans toute lAmazoniebrésilienne riveraine métisse.
CAHIERS DE LITTÉRATURE ORALE
Des vies extraordinaires : les territoires du récit – n° 79
38
Le mythe de CobraHonorato
uils viennent de la région du Salgado sur le littoral (Maués, 1995), de la région
du Trombetas (Sauma, 2013) ou de la rivièreSolimões (Faulhaber, 1998), les rive-
rains racontent des versions du mythe de CobraHonorato 11. La trame est toujours
la même, ce qui change sont les noms des lieux, certains épisodes de la dispute
entre les jumeaux et la façon dont Honorato est désenchanté. Voici en quelques
traits son contenu:
Une jeune femme, décrite comme indienne ou métisse (tapuia, cabocla),
tombe enceinte dun anaconda géant –CobraGrande ou Boiúna, Boiaçú (grand
serpent en nheengatú)– après sêtre baignée dans la rivière. Elle met au monde des
jumeaux, un garçon et une lle, qui sont des serpents. Elle les baptise Honorato
(ou Norato) et MariaCaninana et les jette dans la rivière, parfois sur les conseils
dun pajé. Les serpents grandissent et deviennent deuxanacondas géants. Le gar-
çon, Honorato, est gentil, attentionné et sociable. Il vient régulièrement rendre
visite à sa mère, il sauve les hommes lorsque leur barque chavire, etc. Il aime se
rendre aux bals des riverains: il laisse alors sa peau danaconda au bord de leau
et se transforme en beau jeune homme clair vêtu de blanc pour aller danser. Sa
sœur est son contraire. Elle est méchante et asociale. Elle ne rend jamais visite à
sa mère et passe son temps à couler les bateaux, tuer les pêcheurs et les animaux
aquatiques, etc. Dans certaines variantes, MariaCaninana tente de couler la ville
dÓbidos 12 (Slater, 1994, p.155) ou den faire tomber léglise en mordant un
autre anaconda qui sy trouve (Cascudo, 2001, p.29; gure7). Mais son frère
sinterpose et leur lutte serait à lorigine de la grande ssure que lon peut voir
jusquà aujourdhui sur le perron de léglise. Finalement, Honorato décide de tuer
sa sœur pour mettre n à ses méchancetés. Dans une variante du Salgado, il la tue
car il soppose à son mariage avec un autre serpent enchanté; cette union aurait
rendu impossible son propre désenchantement (Maués, 1995). Une fois sa sœur
morte, Honorato na quune idée en tête: se désenchanter pour aller vivre dans le
monde des hommes. Il y parviendra nalement après une longue quête car avant
lui tous ceux qui sy étaient essayés avaient échoué pour avoir pris peur à la vue de
lanaconda monstrueux. Les versions dièrent sur la forme que prend cet épisode.
11. On peut considérer que le mythe de CobraHonorato est lui-même une variante ou
un épisode du mythe plus général de CobraGrande (voir T, 1925; T,
2005, p.117).
12. Cette histoire est racontée de la même façon en ce qui concerne la cathédrale de
NossaSenhoradoRosário, dans la ville dItacoatiara (Amazonas).
LA FABRIQUE DES ENTITÉS: RÉCITS SUR L’ENCHANTEMENT
D’UN RIVERAIN EXTRAORDINAIRE EN AMAZONIE BRÉSILIENNE
ÉmilieSTOLL
39
Pour certains (sans doute la version la plus répandue), cest un soldat dÓbidos
qui le désenchante en lui crevant un œil par mégarde (Slater, 1994, p.122). Dans
dautres versions, cest sa propre mère qui sen charge. Dans le Salgado, une autre
version circule au sujet du combat entre CobraHonorato et un autre anaconda
enchanté, le RoiSébastien, un encantado de lîle de Manindeua (littoral atlan-
tique). Ce dernier gagne le combat et tue Honorato, devenant ainsi le roi des
encantados dAmazonie (Maués, 1995). Les riverains dErepecuru relatent que
suite à la défaite de la sœur, les os des côtes du serpent servent de support à lautel
de la statue de NotreDamedeNazareth dans la basilique de Belém, capitale du
Pará (Sauma, 2013, p.71).
Figure7
Lanaconda géant de la cathédrale dItacoatiara, mordu par Caninana
© No Amazonas é assim – Blog brésilien sur la culture amazonienne (source:
http://noamazonaseassim.com.br/a-lenda-da-cobra-grande-debaixo-da-catedral-
de-itacoatiara/ )
Dans la version mythique, ni les lieux ni la mère des jumeaux ne sont identi-
és, ce qui permet une appropriation de cette histoire par tout un chacun. Dès
lors, les diérentes versions mettent en scène divers personnages: une Indienne du
Tocantins ou du Solimões, une tapuia du Trombetas ou dErepecurú, une cabocla
de la rivièreParu et… la femme de Merandolino dans lArapiuns! La trame du
mythe informe ainsi le récit des guérisseurs Dário et José sur la vie et la naissance
des enfants de Merandolino. Ce procédé permet de rattacher ce personnage qui a
réellement vécu à un panthéon mythique dentités auxiliaires, admettant sa péren-
nisation sous une forme spirituelle.
CAHIERS DE LITTÉRATURE ORALE
Des vies extraordinaires : les territoires du récit – n° 79
40
Jumeaux-animaux enchantés, production et reproduction des pajés
Il faut savoir que les récits sur la naissance de jumeaux enchantés dans des condi-
tions similaires à celles décrites dans le mythe sont nalement chose courante dans
le bas-Amazone (Galvão, 1976, p.70; Slater, 1994, p.99; Stoll, 2014, p.239).
En général, il sagit de petits du Boto (botinhos), ce dauphin rose enchanté qui
prend lapparence dun beau jeune homme blond vêtu de blanc et qui séduit et
met enceinte les riveraines lors des fêtes dansantes. Lanalogie de ce personnage
avec CobraHonorato est frappante et a aussi été relevée par Slater (1994, p.114).
Dans lArapiuns, des femmes arment avoir mis au monde des enfants qui
avaient la forme danimaux, principalement de dauphins, mais également de raies,
voire dhybrides (par exemple un bébé sirène). Dans les récits les plus détaillés
auxquels jai eu accès, il sagissait de jumeaux: lun était un bébé humain, lautre
un petit du Boto. Le jumeau enchanté est jeté dans la rivière tandis que le petit
humain, sil survit à laccouchement, développe un don médiumnique qui le des-
tine à devenir guérisseur. De cette manière, laccouplement entre une femme et
un encantado (quil soit CobraGrande, Boto ou autre) crée de nouveaux êtres
enchantés –puisque le bébé enchanté est rendu au monde subaquatique– ainsi
que la production de guérisseurs au sein du collectif humain. Cette hypothèse
semble conrmée par ZeneidaLima, une guérisseuse notoire de lîledeMarajó
(estuaire de lAmazone). Dans un livre autobiographique, elle explique que son
don de guérisseuse est lié à «une chose jumelle» née avec elle, qui avait «une
forme ronde, totalement enveloppée par la poche de liquide amniotique et qui
avait des yeux, un nez, une bouche et tous les organes» (Lima, 1993, p.54, ma
traduction). Merandolino est quant à lui le père de CobraHonorato, qui nit éven-
tuellement par devenir humain et ocier à son tour comme guérisseur auprès des
riverains. Dans ces récits, la gémellité assure ainsi la production et la reproduction
des grands sacacas. Il nest donc pas étonnant que lorsque les narrateurs sont des
guérisseurs qui produisent des récits institutionnalisés, lhistoire de Merandolino
soit associée à cette théorie native sur la production du don de médiumnité.
Pour une sociologie du mythe
Une topographie des réseaux dinterconnaissance et des lieux saillants
Nous sommes en présence de procédés langagiers visant à faire de Merandolino un
personnage légendaire voire mythique. Or, cette uniformisation de son histoire,
à travers des récits-types et une trame mythique, ne se fait pas au détriment des
détails sociologiques de laaire. On a au contraire une personnalisation marquée
LA FABRIQUE DES ENTITÉS: RÉCITS SUR L’ENCHANTEMENT
D’UN RIVERAIN EXTRAORDINAIRE EN AMAZONIE BRÉSILIENNE
ÉmilieSTOLL
41
du personnage, avec son inscription dans des lieux précis, dans une parentèle spé-
cique et dans un milieu social déterminé. En eet, les histoires fourmillent de
détails sociologiques, quelles aient pour auteurs des riverains ordinaires ou des
guérisseurs.
Les récits retracent litinéraire dun riverain originaire dune famille du
bas-Arapiuns, de la «région de Toronó», où la circulation avec le LagoGrande
se fait poreuse. On voit en eet que certains groupes familiaux, comme celui des
Guimarães dont sont issus les narrateurs des récits2 et4, et dont il est dit que
Merandolino ferait partie (récit4), ont développé des stratégies doccupation
régionale selon deuxaxes: un axe transversal entre la rive droite de lArapiuns et
le LagoGrande, et un axe riverain entre lamont et laval de lArapiuns. Suite à
son mariage avec une native du haut Arapiuns, Merandolino sétablit sur le terrain
de ses beaux-parents, dans les environs de Mentai. En eet, dans lArapiuns, on
observe une tendance à luxorilocalité, sans que cela soit la règle. En revanche, en
pratique, les riverains perdent leurs droits sur la terre de leurs parents à partir du
moment où ils sinstallent sur celle de leurs beaux-parents. Ceci nempêche pas
les membres dune fratrie de négocier entre eux laccès aux ressources du terrain
parental (Stoll, 2014), par exemple pour cultiver le cacao ou ponctionner dautres
produits. Cest sans doute sous cette forme que lon prête à Merandolino des
activités en aval de la rivière(dans un entrepôt commercial à Toronó, dans une
plantation de cacao, etc.), quand bien même il réside à Mentai. Dailleurs, ce nest
quune fois enchanté que la pointe de Toronó devient sa maison.
Or, cette familleGuimarães, dont on voit quelle domine des espaces straté-
giques le long de la rivière (lamont, laval et le LagoGrande) possède une histoire
singulière. Les descendants arment être issus dun mariage entre une Indienne
et un Portugais. Et il se trouve que lhistoire conrme cette version puisque les
GuimarãesdeSantarém sont issus dune des plus anciennes familles de Portugais
à sêtre installées à Santarém pendant lépoque coloniale. Lun des personnages
illustres de la famille, MiguelAntônioPintoGuimarãesJunior (1808-1882), a été
anobli BarondeSantarém et a occupé des fonctions politiques élevées. LeBaron
possédait des terres dans la zone rurale dItuqui, mais on peut imaginer quun de
ses descendants se soit installé à Anã, à proximité de VilaFranca, ancienne mission
jésuite et bourgade dimportante envergure jusquau début du esiècle, où rési-
daient de nombreux «Blancs» 13 éleveurs et cultivateurs de cacao.
13. Il sagit dun terme local, utilisé pour désigner des descendants dEuropéens présumés.
CAHIERS DE LITTÉRATURE ORALE
Des vies extraordinaires : les territoires du récit – n° 79
42
Un commerçant nanti du début du e siècle?
Les détails sur la topographie généalogique et spatiale de la trajectoire de
Merandolino sont accompagnés dindices sur sa position sociale plutôt élevée. En
eet, tous les récits décrivent quil possédait un bateau et pas des moindres. Il
sagissait dune barge à voile (batelão), ce que peu de riverains pouvaient se vanter
de posséder. Dans le récit que Francisco (narrateur du récit2) fait à Lima, il donne
plus de détails à ce sujet:
À cette époque, il y avait très peu de bateaux dans lArapiuns,
«une personne avait une bijarrona, une embarcation à trois voiles»,
et quelques autres avaient «un batelão à deux voiles». La plupart
avaient seulement des barques ou des canoës, il fallait ramer, et on
ne pouvait se déplacer que sur de petites distances. Mirandolino
était le seul qui avait un grand bateau à moteur très beau et tout
illuminé (MahalemdeLima, 2015, p.145, ma traduction).
Lanecdote insiste donc sur le bateau hors du commun et assurément unique
de Merandolino, qui était «à moteur et tout illuminé». La description fait pen-
ser à un bateau de ligne, ce qui expliquerait les «employés» mentionnés dans
le récit1. Il fait le pont avec le motif du navire enchanté, une embarcation qui
apparaît la nuit, toute illuminée avec des bruits de fête.
Les récits décrivent souvent Merandolino alors quil eectue un voyage à
Santarém, enroulé dans sa peau danaconda. Il est en eet présenté comme un
commerçant. Il fait des aaires à Santarém, mais également à lentrepôt commer-
cial de la pointe de Toronó (récit3). Il a des gens à son service (les «employés»
du récit1). Apparemment, il possédait lui-même «une taverne bien achalandée»
à Mentai (MahalemdeLima, 2015, p.145), localité stratégique pour installer un
commerce puisque cest un passage obligé pour se rendre dans lAruã et le Maró.
On retrouve également cette conception du sacaca-commerçant dans le Solimões,
où les riverains racontent quaprès avoir été désenchanté, CobraHonorato est
«devenu un Blanc ou un caboclo [métis]»; certains arment même «quil
est marreteiro (commerçant [navigant])» (Faulhaber, 1998, p.169). Ainsi, en
arrière-plan des récits sur lenchantement de Merandolino se dessine un rive-
rain intégré à la vie économique régionale, un commerçant qui opère le long de
la rivière, sans doute actif dans les réseaux daviamento (forme traditionnelle de
crédit à la base du système de production des produits dextraction, comme le
caoutchouc; voir Santos, 1968), avec ses fournisseurs et ses clients.
LA FABRIQUE DES ENTITÉS: RÉCITS SUR L’ENCHANTEMENT
D’UN RIVERAIN EXTRAORDINAIRE EN AMAZONIE BRÉSILIENNE
ÉmilieSTOLL
43
Perception du métissage et hétérogénéité régionale
En toile de fond de cette accumulation de détails se dégage assez nettement une
conclusion: Merandolino, pajé sacaca, était par ailleurs un «Blanc»; descen-
dant de Portugais, propriétaire de bateau et commerçant. Cest ce que conrme
Francisco (récit2) lorsquil décrit son phénotype: «blond, clair, à la peau brûlée
comme celle des touristes américains».
La mention de CacoalGrande comme lun des lieux dactivité de Merandolino
(récit3) fait explicitement référence à la culture du cacao dans les plaines inon-
dables du LagoGrande, une activité économique mise en place par les Européens
à lépoque coloniale. Ces plantations avaient recours à de la main-dœuvre esclave,
noire et indigène. La conguration géographique était telle que la plupart des
colons européens occupaient le LagoGrande tandis que lArapiuns est jusquà
aujourdhui référé comme la terre des pauvres (Noirs et Indiens). Or, dans la région
de Toronó, où linteruve entre lArapiuns et lAmazone est étroit (gure2), de
nombreuses familles du LagoGrande se sont installées au bord de lArapiuns, an
de bénécier du double écosystème, plus commode pour lélevage bovin ou encore
pour diversier leurs activités productives. Les indices convergent de façon à lais-
ser penser que la trajectoire de Merandolino est celle de lun de ces «Blancs», à
mi-chemin entre ces deuxunivers.
Mahalem de Lima (2015, p. 102) propose une hypothèse allant dans le
même sens. Selon lui, Merandolino était parent avec un propriétaire terrien de
Cuipiranga, maître desclaves et possédant une ferme à Mentai. Toujours selon
cet auteur, pendant la deuxième moitié du esiècle, Merandolino aurait acquis
le terrain de Cuipiranga (par héritage?) puis laurait vendu en1908 alors quil
sinstallait à Mentai (chez son épouse). Cette hypothèse doit être vériée et si
elle savérait exacte, Merandolino ne serait donc pas issu (sinon par alliance) de
la familleGuimarães comme annoncé dans le récit4. Malgré tout, on reste sur le
même prol dindividu et sur une trajectoire sociale semblable. Jajouterai quà
la n de mon entretien avec JoséGuimarães (récit4), je lui ai proposé que nous
fassions ensemble son arbre généalogique, ce à quoi il sest dérobé, prétextant que
ses entités auxiliaires ne lui en avaient pas donné lautorisation.
La trajectoire de Merandolino est donc un bon exemple de la façon dont les rive-
rains accommodent une classication dichotomique des populations régionales
(Blancs versus pauvres, Noirs, Indiens) ancrée dans lespace (LagoGrande versus
Arapiuns) à des pratiques doccupation spatiale perméables à ces deuxespaces.
La disposition réticulaire des familles et de leurs lieux dhabitation, au gré des
alliances matrimoniales, selon deux axes (transversal à linteruve et riverain)
nocculte ainsi pas les distinctions sociales. De cette façon, suite à son mariage
CAHIERS DE LITTÉRATURE ORALE
Des vies extraordinaires : les territoires du récit – n° 79
44
avec une riveraine de Mentai, Merandolino déplace sa qualité de «Blanc» dans
ce lieu; de même quont pu le faire avant lui les GuimarãesdAnã. On voit com-
ment ces récits décrivent un espace hétérogène où circulent des hommes, des
entités mais également des écarts diérentiels, aménageables à loisir. Par exemple,
la famille Barbosa, dont on peut supposer quelle possédait aussi le prol des
«Blancs» (entrepôt commercial, amitié avec Merandolino, etc.), a récemment
choisi de sidentier à une ascendante indienne «attrapée au lasso», et de faire
de Merandolino un emblème identitaire dans son autoarmation indigène.
Chanson « Merandolino », composée et interprétée par Seu Nezinho
Raimundo Branches de Sousa, cacique dArimum, terre indigène CobraGrande,
Santarém – Pará. (https://clo.revues.org/2792)
Conclusion
Dans cet article, jai voulu montrer à partir de lhistoire de Merandolino com-
ment peut se former une légende au sujet dune personne hors du commun, grâce
à un procédé stylistique qui vise à enchâsser dans la narration danecdotes person-
nelles des motifs extraordinaires et, dans certains contextes spéciques, des épi-
sodes mythiques. Or, cette façon particulière de procéder –un mythe qui informe
des récits de vie– nest pas circonscrite à lArapiuns ni au cas de Merandolino.
Ailleurs dans le bas-Amazone, à Parintins, Slater (1994, p.131, 148) a relevé une
occurrence similaire, au sujet dun pajésacaca appelé Munju 14. Daprès cet auteur,
Munju est identié par certains interlocuteurs 15 comme le père de jumeaux ana-
condas, dont lun dentre eux est CobraNorato. Lhistoire se termine par une
variante qui met en scène une dispute entre les anacondas et leur père. Munju nit
par se faire dévorer par ses propres enfants.
Dans la littérature ethnographique, on trouve quelques autres exemples din-
sertion de récits mythiques dans des anecdotes vécues: cest le cas dun chamane
amérindien du Xingu, au Brésil, qui raconte ses rêves à lanthropologue, ceux-ci
étant des épisodes de mythes xinguanos (PatrickMenget, communication person-
nelle). Dans les Andespéruviennes, RobinAzevedo (2008, p.141-178) donne éga-
lement des exemples denchâssement de contenus stéréotypés qui se rapprochent
du mythe (les histoires de damnés) dans des récits au sujet dévènements réels
14. Terme en nheengatú désignant une substance enchantée (RenatoAthias, communi-
cation personnelle).
15. Slater ne précise pas si ses interlocuteurs sont des guérisseurs.
LA FABRIQUE DES ENTITÉS: RÉCITS SUR L’ENCHANTEMENT
D’UN RIVERAIN EXTRAORDINAIRE EN AMAZONIE BRÉSILIENNE
ÉmilieSTOLL
45
liés à des morts violentes (souvent suite à des actions de guérilla), ce qui permet
dactualiser ces faits dans un registre plus conventionnel.
Dans le bas-Amazone, on peut se demander si ce procédé langagier très parti-
culier, et dont on voit quil est utilisé par des guérisseurs pour parler dun confrère
décédé devenu lun de leurs esprits auxiliaires, ne serait pas localement la façon
par laquelle sont créées de nouvelles entités de la pajelança, comme le sont déjà
Norato, le RoiSébastien et bien dautres. Plus de soixante-dixans se sont écoulés
depuis le décès de Merandolino et il semblerait que son statut soit en train dévo-
luer. Des indices vont dans le sens de cette transition, du personnage historique au
héros légendaire, pour nalement devenir un esprit auxiliaire des guérisseurs de la
région, quils soient ou non de lArapiuns. Ceci expliquerait une certaine diver-
gence parmi les riverains au sujet de la nature de Merandolino: si tous saccordent
sur son enchantement à Toronó, seuls certains conçoivent quil soit une entité
susceptible dêtre invoquée dans le cadre des rituels de possession. Du point de vue
des guérisseurs, en revanche, ce passage est déjà eectif et il est probable que dici
quelques années, cet encantado et son histoire auront intégré les cultes de posses-
sion urbains et ruraux de toute la région, voire au-delà. Lexemple de Merandolino
expose ainsi de façon assez convaincante comment un procédé narratif (lenchâs-
sement dun mythe dans un récit de vie) participe à «fabriquer» une nouvelle
entité. Loccurrence dun procédé similaire rapporté par Slater (1994), tout
comme la diversité foisonnante et créative des entités invoquées dans les rituels de
pajelança ou dans les cultes urbains de possession afro-brésiliens, semblent indi-
quer que cette pratique est répandue dans lunivers riverain amazonien.
Or, dans les deuxcas ethnographiés –Munju à Parintins et Merandolino dans
lArapiuns–, il semble que lidentité sociale des protagonistes ne soit jamais ea-
cée au prot de leur changement de statut, dune personne de chair à un person-
nage mythique ou légendaire. On sait grâce à lexemple de Merandolino que cette
identité sociale est même minutieusement décrite et remémorée. Ceci pose un cer-
tain nombre de questions en lien avec la sociologie du mythe. Nous avons vu que
Merandolino est décrit comme un commerçant nanti, descendant de Portugais. Il
cumule laspect spirituel et matériel des motifs véhiculés par le monde enchanté
(bateau, pouvoir darticulation, etc.). Cet aspect fondamental a participé à faire
de lui un individu remarquable et éligible à lenchantement dans un lieu sail-
lant de par sa conguration paysagère et commerciale. Est-ce à dire, alors, que la
fabrique de lentité Merandolino, avec son histoire riche de détails sociologiques,
est aussi une manière de pérenniser la présence régionale de certaines gures de
«Blancs»?
Dans ses travaux pionniers sur la structure du mythe, Lévi-Strauss évoquait
déjà la ressemblance entre la «pensée mythique» et «lidéologie politique»,
CAHIERS DE LITTÉRATURE ORALE
Des vies extraordinaires : les territoires du récit – n° 79
46
dans le sens où toutes deux partent de récits dévènements passés pour inférer des
structures sociales présentes. Il prend alors lexemple dun évènement historique
–la Révolution française– pour montrer que lévocation actuelle de cette réfé-
rence doit être comprise comme «un schème doué dune ecacité permanente,
permettant dinterpréter la structure sociale de la France actuelle» (Lévi-Strauss,
1955, §9). Cette analyse semble pertinente pour lexemple qui nous occupe. Si
lon y pense, la plupart des encantados sont décrits sous des traits physiques vus
comme caractérisant les Européens. Ils portent même parfois des noms signica-
tifs, comme «Germano» (au sujet dun «allemand enchanté»), soit autant de
marqueurs mémoriels au sujet du passé colonial marqué par des ux migratoires
vers lAmazonie et de linévitable métissage qui sen est suivi. Un autre exemple
de cette réactualisation du passé dans le présent est celui du RoiSébastien. Sous
sa forme humanoïde, il est décrit comme Blanc et blond 16, et son histoire est celle
de SébastienIer du Portugal, disparu (enchanté) au combat lors dune bataille au
Maroc (Alcacer-Kebir, en1578) 17. Dautres personnages au statut social élevé
co-résident avec le RoiSébastien, comme le roi des Turcs (enchanté lors dune
croisade à Jérusalem), ou encore le roi Camutá de Hollande (corsaire hollandais
qui a coulé au large des côtes du Maranhão).
Ces exemples posent la question du statut des grands guérisseurs: une bonne
condition sociale est-elle indispensable dans le fait de devenir un être enchanté
pour la postérité? Une chose est sûre, tout semble indiquer que le cumul dune
super-agentivité spirituelle et matérielle concoure à produire les conditions pro-
pices à la naissance dune nouvelle entité.
Bibliographie
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Claiming Land Rights in the Lower Tapajós and Arapiuns Region, Brazilian
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16. Le nombre important dalbinos quon trouve dans cette île est corrélé à une paternité
de Sébastien.
17. Une littérature abondante existe sur le sébastianisme (par ex. Valensi, 1992), un
mythe messianique portugais qui consiste à espérer le retour sur le trône du Portugal du
jeune roi SébastienI, disparu lors de la bataille des TroisRois (à Alcacer-Kebir), dont la
légende rapporte quil ne serait pas mort.
LA FABRIQUE DES ENTITÉS: RÉCITS SUR L’ENCHANTEMENT
D’UN RIVERAIN EXTRAORDINAIRE EN AMAZONIE BRÉSILIENNE
ÉmilieSTOLL
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ÉmilieSTOLL
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Résumé : Le mythe de CobraHonorato, largement diusé en Amazoniebrési-
lienne sous de multiples variantes, met en scène un serpent enchanté (encantado)
et sa sœur jumelle, fruits de lunion charnelle entre une femme et une entité suba-
quatique. Dans la zone rurale de Santarém, bas-Amazone, cette trame narrative
informe de façon récurrente les récits produits sur les trajectoires de vie dindivi-
dus remarquables (comme de grands guérisseurs décédés). À travers ces récits, les
riverains retracent un réseau dinterconnaissance fondé sur la parenté en insistant
sur ses dimensions spatiale, historique et sociologique. Je montrerai par ailleurs
comment ces actualisations du mythe servent des enjeux microsociologiques, et
permettent dappréhender les conditions historiques des jeux de pouvoir et de
domination au sein de la population régionale.
Mots clefs : encantados, CobraHonorato, gémellité, récit de vie extraordinaire,
Brésil, Amazonie, ethnologie
Making New Entities: Narratives about the Enchantment
of an Extraordinary Man in the Brazilian Amazon
Abstract: Cobra Honorato myth is widely spread in the Brazilian Amazon.
Although the story may include multiple versions, it is mainly about the adventures
of twin children born om the intercourse between a woman and a subaquatic being.
As a consequence, Honorato and his sister were born in the shape of giant anaconda
snakes. In Santarém rural area (LowerAmazon), this story informs the narratives
about the life and trajectory of remarkable people (such as deceased healers). While
they recount these stories, the riverine peasants of the Amazon reconstitute a meshwork
based on kinship, insisting on its spatial, historical and sociological aspects. I will
demonstrate how such actualisations of this specic mythic story attend to micro-so-
ciological issues, and enable us to learn more about historical power and domination
relations within the Amazonian dwellers in this region.
Keywords: enchanted people, Cobra Honorato, Brazil, Amazon, twins,
narratives about extraordinary people, ethnology
CAHIERS DE LITTÉRATURE ORALE
Des vies extraordinaires : les territoires du récit – n° 79
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A produção de entidades: Narrativas sobre o encantamento
de uma pessoa extraordinária na Amazônia brasileira
Resumo : O mito de CobraHonorato e suas múltiplas variações são largamente
conhecidos na Amazônia brasileira. Se trata das peripécias de uma CobraGrande
encantada e da sua irmã gêmea, casal nascido da união entre uma mulher e uma
entidade subaquática. Na área rural de Santarém, no baixo Amazonas, essa trama
narrativa informa de maneira recorrente os relatos produzidos sobre as trajetórias
de vida de pessoas notáveis (como famosos curadores já falecidos). Ao falar sobre
essas histórias, as populações trazem informações e dão vida à uma ampla rede de
interconhecimento baseada sobre o parentesco, insistindo sobre dimensões espacial,
histórica e sociológica. Mostrarei também como essas atualizações do mito se encaixam
em questões micro sociológicas, e permitem entender melhor as condições históricas do
estabelecimento de relações de poder e de dominação existentes entre os moradores da
região.
Palavras-chave : encantados, Cobra Honorato, Brasil, Amazônia, gêmeos,
relato de vida extraordinária, etnologia
Note sur l’auteur
Émilie Stoll est anthropologue, docteure de lÉcole Pratique des Hautes
Études et de lUniversité Fédérale du Pará (Brésil). Elle réalise des recherches
en Amazonie brésilienne auprès des populations indigènes et riveraines de la
rivièreArapiuns depuis 2010. Elle est actuellement post-doctorante à lInstitut de
Recherche pour le Développement, au sein de lUMR208 Paloc «Patrimoines
locaux et gouvernance» IRD/MNHN.