ArticlePDF Available

Malédiction cacaoyère et une difficile diversification des revenus en Côte d'Ivoire. (The cocoa curse and a difficult diversification of incomes in Côte d’Ivoire).

Authors:

Abstract

English In the 1980s, cocoa accounted for 95% of the income of cocoa farmers in Côte d’Ivoire. In a context of stable procurement prices and ample forests available to expand cocoa cultivation, this specialization made perfect sense from the perspective of smallholders. In the 2000s, the context changed completely. To begin with, liberalization brought an end to price controls and was politically reflected in progressively higher taxation, negating the benefits expected from liberalization. In addition, massive deforestation began to affect the environment adversely, contributing to lower yields. Finally, land ran out, and the second generation of migrant farmers sometimes struggled to find any. These changes impoverished the farmers. Diversification then became a perfectly rational strategy. Indeed, of the about 500 cocoa farmers surveyed in 2007, 40% reported an ‘other income’, contributing 14% to household income. Farmers of Burkinabe origin were often more successful than others, especially in cocoa marketing activities, partly as a result of occasional attempts by Ivorians to deny them land. These attempts were unsuccessful but young Burkinabe took note of them and engaged in a vertical diversification, finding in this way a new springboard for success. Agricultural and non-agricultural diversification strategies were therefore aimed at addressing environmental, social, political and, finally, economic problems, these latter appearing with the rise and fall of the cocoa cycle. But the results of these strategies were constrained by the narrowness of markets and a short-term economic policy discouraging investments by smallholders. French Dans les années 80, les revenus monétaires des planteurs de cacao dépendaient à 95 % du cacao. Dans un contexte de prix stabilisé au producteur et de forêts disponibles pour étendre les cacaoyères, cette spécialisation est alors parfaitement rationnelle du point de vue des planteurs villageois. Au cours des années 2000, le contexte change complètement. D’une part la libéralisation rend le prix aléatoire et se traduit politiquement par une taxation relative croissante, cassant ainsi les bénéfices attendus de la libéralisation. D’autre part, la déforestation massive commence à produire ses effets négatifs sur l’environnement, contribuant à affaiblir les rendements. Enfin la terre vient à manquer et la seconde génération de planteurs migrants peine parfois à trouver la terre. Ces changements appauvrissent les planteurs. La diversification devient à son tour une stratégie parfaitement rationnelle. De fait, en 2007, sur 500 planteurs de cacao enquêtés, 40 % des ménages déclarent un « autre revenu », contribuant pour 14 % aux revenus monétaires. Les planteurs d’origine Burkinabé y réussissent souvent mieux que les autres, notamment dans les activités de commercialisation du cacao, en partie sous l’effet des tentatives occasionnelles des Ivoiriens de les écarter de l’accès à la terre. Ces tentatives échouent mais éveillent l’attention des jeunes Burkinabé, lesquels s’engagent dans une diversification verticale, nouveau tremplin de leur réussite. Les stratégies de diversification agricole et non-agricole consistent donc à surmonter les difficultés écologiques, sociales, politiques et finalement économiques générées au fur et à mesure que se déroule le cycle du cacao. Mais les effets de ces stratégies restent limités par l’étroitesse des marchés et par une politique économique de court terme défavorisant l’investissement des planteurs villageois.
Grain de sel
nº 45 —cembre 2008 février 2009
12
ForumLe dossier
Grain de sel
nº 45 —cembre 2008 février 2009
13
ForumLe dossier
Des regards à renouveler
Des regards à renouveler
M  est originaire d’un
village près de Bouaké, il
est arrivé en  dans no-
tre village de Zamblekro. Il est devenu
grand planteur de cacao, avec plus de
 ha. Dans les années , le cacao lui
permet de nous envoyer à l’école, de
construire une maison. Puis le prix du
cacao chute, et les maladies déciment
les cacaoyers. Cette année, malgré les
traitements phytosanitaires par mes frè-
res et moi, nous venons de perdre  ha.
Nous replantons mais en saison sèche,
tous les plants meurent. Nous n’avons
aucun revenu à part le cacao. Notre
papa est reparti au village natal. Malade
de la prostate il lui faut    F pour
son opération. Á cause des mortalités
des cacaoyers et du mauvais prix du
cacao, on n’a rien pu faire ».
Le double piège du cacao et du poli-
tique. Ce récit familial en Côte d’Ivoire
résume le drame de bien des économies
cacaoyères. L’histoire est classique. Au
début des hommes, pauvres et coura-
geux quittent leur village aux faibles
ressources économiques et migrent
vers les régions de forêt tropicale où
le cacaoyer pousse bien. Le cacao, c’est
la possibilité d’échapper à la misère,
de transmettre quelque chose à ses en-
fants. Les - premières années, le
rêve se réalise. L’argent arrive.
Puis le piège de la monoculture se
referme. Au l des ans, les cacaoyers
vieillissent, les sols s’appauvrissent, les
maladies apparaissent. Les hommes
vieillissent aussi, ne peuvent plus soi-
gner ni eux ni leurs arbres. Planteur et
plantation suivent un même cycle de
vie. Retraite ruinée. Enfants en échec
aussi : la replantation du cacao est plus
dicile à la génération suivante, le mi-
lieu naturel étant dégradé ¹.
Les familles de migrants sont tra-
hies par leur dépendance au « cycle du
cacao ». Très souvent, ils sont trahis
aussi par la politique qui assimile le
secteur cacaoyer à la pompe à nance
des États et de la bourgeoisie d’État ².
Ces dernières années en Côte d’Ivoire,
l’État prend près de , /kg. Selon le
cours mondial, le planteur ne reçoit
alors que , à , /kg. Depuis 
ans, les planteurs en Côte d’Ivoire n’ont
cessé de s’appauvrir (cf. graphe). Avec
la chute du cours mondial, les arbres
et hommes vieillissant, cette ponction
de l’État devient criminelle.
Une diversication des activités
dicile. Face à ce piège de pauvreté,
la diversication des activités devient
vitale. La diversication agricole la plus
naturelle est celle des cultures vivriè-
res : pas de taxation directe et deman-
de croissante avec le développement
des villes ³. Une autre diversication
agricole en marche en Côte d’Ivoire,
plus importante, est l’hévéa : la taxa-
tion sur cette lière reste encore faible
aujourd’hui… mais jusqu’à quand ?
Face à ces aléas sur la production
et sur les prix, la diversication dans
des activités non agricoles parait
essentielle. Dans le village de Zam-
blekro pourtant, la part des revenus
non agricoles est très faible et inégale-
ment partagée : les planteurs d’origine
Baoulé (centre de la Côte d’Ivoire, près
de Bouaké) restent complètement dé-
pendants d’un cacao en déclin, tandis
que les planteurs d’origine burkinabé
diversient un peu plus (autour de  
de leur revenu ; cf. Tableau).
Plusieurs facteurs entravent les pro-
cessus de diversication et le dévelop-
pement d’autres activités.
Dégradation des routes et abandon
de l’État. La dégradation des routes
et pistes est classique dans les éco-
nomies cacaoyères en déclin. L’État
prélève sur les revenus des planteurs
mais ninvestit plus dans les infrastruc-
tures. C’est encore plus vrai dans un
pays qui a connu un début de guerre
civile. Dans les années , la piste
d’accès au village de Zamblekro, de
 km, se parcourait en  heure en sai-
son des pluies. En , il faut plus de
 heures. Le cacao reste transportable
mais la vente de produits vivriers n’a
plus de sens économique. De même,
toute activité non agricole demandant
des déplacements vers les routes et les
villes devient très dicile.
Faible veloppement des campa-
gnes lié à la ponction de l’État. Sur
la longue période, la Côte d’Ivoire a
pu devenir un des pays phares de la
sous-région grâce à des activités de
service en ville (banque, assurance).
Dans les campagnes, la ponction per-
manente des revenus agricoles bloque
les investissements et les opportunités
non agricoles : au moment où il y en
aurait le plus besoin, les opportuni-
tés d’emploi dans les campagnes en
dehors de l’agriculture deviennent
quasi nulles.
Le prix du cacao, déateur de revenus.
Dans les années , bien des planteurs
Baoulé s’adonnent au tissage de pagnes,
réputés. En , année de l’eondre-
ment du prix du cacao, ils n’ont jamais
pu les vendre. Ils ont vu que dans une
économie de monoculture, le prix de
la matière première joue le rôle de dé-
ateur : si le prix du cacao s’eondre,
il y a peu d’acheteurs pour ce qui ne
relève pas du minimum vital.
Un manque d’anticipation. Lorsque
des familles de planteurs se sortent
de la misère grâce au cacao, il leur est
dicile d’anticiper la chute de produc-
tion et du prix, pourtant classique dans
l’histoire du cacao : un fait compré-
hensible chez les planteurs, mais plus
coupable chez les politiques.
Quelle diversication ? La diversi-
cation verticale, logique mais inégale.
Les   de revenus non agricoles chez
Malédiction cacaoyère et une dicile diversication
des revenus en Côte dIvoire
François Ruf est
économiste au
Cirad à l’UMR
Innovation. Roger
Tanoh est
ingénieur agricole
au sein de l’ONG
« Agriculture et
cycle de vie ».
Autres articles
sur le même
thème parus dans
des numéros
précédents de
Grain de sel :
Mbaye
Mbengue. Une
autre vie après
l’agriculture : Des
femmes ont quit
les champs pour
devenir bouchères
ou fabricantes de
briques. GDS nº
(mars ) p. .
Badji
Maharafa. Au
Mali, tourisme
solidaire et
développement
rural vont de pair.
GDS nº (nov.
) p. .
François Ruf (
francois.ruf@cirad.fr
) et Roger
Tanoh (
ong_acvie@yahoo.fr
)________________
D
ans les années 80, les revenus monétaires des planteurs
de cacao dépendaient à 95 % du cacao. Depuis les an-
nées 2000, ces planteurs tentent de diversier leurs revenus.
Mais les eets restent limités de par l’étroitesse du marché
et d’une politique économique de court terme aux eets tris-
tement classiques.
. Boums et Crises du cacao. Les vertiges
de l’or brun. F. Ruf. Karthala. .
. État et bourgeoisie en Côte d’Ivoire. Y-
A. Faure et J-F. Médard. .
. Temps des villes, temps des vivres. J.
Chaléard. Karthala. .
«
Grain de sel
nº 45 —cembre 2008 février 2009
12
ForumLe dossier
Grain de sel
nº 45 —cembre 2008 février 2009
13
ForumLe dossier
Des regards à renouveler
Des regards à renouveler
des planteurs burkinabé du village de
Zamblekro consistent en activités de
« pisteur », et de collecte et transport
du cacao entre plantations et ville. En
Côte d’Ivoire, historiquement, les plan-
teurs ont été longtemps exclus du com-
merce du cacao ⁴. Cela signie moins
de valeur ajoutée réinvestie dans les
campagnes : tout part en ville, voire
hors du pays.
Mais à la faveur des crises et du
changement de génération, les ls de
planteurs burkinabé investissent le
secteur de la commercialisation du
cacao, en partie sous l’eet des ten-
tatives occasionnelles des Ivoiriens
de les écarter de l’accès à la terre : ces
tentatives échouent mais éveillent
l’attention des jeunes Burkinabé, qui
cherchent à diversier leurs revenus.
Ils démontrent ainsi l’utilité de reve-
nus non agricoles. Ils orent à leurs
parents un prix du cacao supérieur à
celui accordé aux autres planteurs. Sur-
tout, ces revenus du commerce aident
à réinvestir dans l’agriculture : achat
de terres et intrants. Ils échappent
ainsi à la « malédiction cacaoyère »,
contrairement aux Baoulé.
Un coup d’œil à l’échelon national.
Élargissons l’angle de vue. Sur une
enquête passée récemment pour le
compte de l’Union européenne, sur 
planteurs,   des ménages déclarent
un « autre revenu », contribuant pour
  aux revenus monétaires. Lorsque
les villages ne sont pas trop isolés, les
planteurs recherchent d’autres sour-
ces de revenus : « pisteur », gérant de
coopérative, peseur, l’artisanat tel que
la fabrication de savon local à partir
d’huile de palme, le commerce de pois-
sons ou de produits vivriers (attieké,
vin de palme, alcool koutoukou), petits
restaurants et maquis (dans les villages
importants), petites boutiques (biens
de première nécessité), « cabines » de
téléphone cellulaire, électricien, ma-
çon, menuisier, mécanicien, couture
et coiure, pasteur, pêche (essentielle-
ment dans les lacs de barrages).
L’aide de la famille est parfois men-
tionnée, de ls travaillant en ville, voire
à l’étranger, preuve que l’investisse-
ment des « parents planteurs » dans
la scolarisation des enfants n’est pas
toujours sans retour.
Les pensions de retraite reètent une
des mutations du pays, avec un nom-
bre croissant de retraités revenant au
village. Ici, c’est le cacao (ou de plus
en plus le caoutchouc) qui diversie
des revenus « urbains ».
Les rentes foncières, un autre re-
venu. Chez les « autochtones », les
activités foncières deviennent une
nouvelle source de revenu : location
et vente de terres, mises en garantie de
plantations, représentent une part non
négligeable de leurs revenus. Autour
de Gagnoa, les locations de terre se
D
   d« activités rurales non agricoles »
se cache une diversité d’activités plus ou moins inter-
dépendantes au sein de l’économie rurale. Trois catégories
peuvent en ressortir (une proposition de typologie) :
– l’ensemble des entreprises et services dappui au secteur
agricole, en amont et en aval de la production (formation,
conseil, vulgarisation, fourniture d’intrants, matériel et
équipements, micronance, transformation des produits,
commercialisation, etc.) ;
– les entreprises en milieu rural qui fournissent des biens
et services, non liées à l’amont, l’aval, ou la production
agricole elle-même (artisanat, entreprises de diérentes
tailles, formelles et informelles) ;
– l’ensemble des services et dispositifs d’appui publics et
privés en milieu rural, qui n’ont pas forcément de voca-
tion économique en tant que telle mais qui contribuent
au développement (éducation, santé, infrastructure, jus-
tice, communication, chambres consulaires, organisations
professionnelles, etc.).
Source : P. Chédanne. Les activités non ag ricoles en milieu rural,
élément de rénovation de la politique de développement rural de la
coopération française. Agridoc nº, .
Quentendons-nous par
activités rurales non agricoles ?
. Contrairement à un pays comme
l’Indonésie où les planteurs ont été les
premiers à commercialiser le cacao. Cf.
« Boums et Crises du cacao ».
Estimation des revenus annuels des planteurs
dans un village du centre-ouest de Côte
d’Ivoire en 2007 (Euros et %)
Planteurs selon
origine Cacao (+ un
peu de café) Autres cultures
pérennes Vivriers Revenus non
agricoles Total
Burkinabè 1663 (90 %) 0 0 183 (10 %) 1846 (100 %)
Baoulé 2102 (98 %) 0 23 (1 %) 30 (1 %) 2155 (100 %)
(Pour un revenu de  /an pa r famille de  personnes, cela équivaut à , /pers./jour. Sources : Enquêtes Cirad, /)
Prix du cacao au producteur en Côte
d’Ivoire (1960 à 2007)
Sources : Ruf et Agkpo, .
négocient de   à   Fcfa/ha ;
autour de Soubré, la pression foncière
fait monter les prix à   Fcfa/ha.
Des migrants ayant acquis de gran-
des supercies, grâce à l’ancienneté
de leur installation ou de celle de leurs
parents, protent également de cette
nouvelle manne.
Au bilan, les planteurs tentent
bien de sortir de la « malédiction
cacaoyère » par la diversication de
leurs revenus. Mais l’environnement
économique et politique n’aide pas,
pour le moins… §
Thesis
Full-text available
An HDR (Habilitation à diriger des recherches – habilitation to direct research) is an exercise for a researcher to present a narrative of his/her professional itinerary and demonstrate his/her capacity to supervise PhD students. Brief biography Francois Ruf is an Economist Researcher at CIRAD. His first assignment was in Côte d’Ivoire in 1979 which determined his specialization in cocoa economics. Francois Ruf has spent a total of 30 years in Côte d’Ivoire, Ghana, and Indonesia and has published several books and articles on cocoa. He focuses in particular on the articulation between the understanding of innovative situations and the processes of change, and support during the transitions : His is working on an improved version of his cocoa supply theory and on strategies to fight the “inevitable” cocoa busts that follow the booms. At the same time, he is also working on transitions/bifurcation of his model towards a process of post-forest innovations overcoming the loss of the tropical forest and forest rent. Smallholders may well invent sustainable cocoa independent of the forest rent, far before public polices and the chocolate industry. Research: From Ricardo, Malthus and Marx to boserupian transitions 1st step: a boom-to-bust cocoa cycle model There are still very few machines and limited capital involved in the production system. Cocoa cultivation offers a situation which is quite close to the beginning of industrial capitalism: cocoa smallholders are very smart in converting their labor into capital, which, in this case, is the cocoa tree itself. A cocoa boom is nothing other than a conquest of land and forest by migrants’ labour. This fits the basic cocoa equation perfectly, which combines labor, land and natural resources contributed by the virgin tropical forest. This fits Ricardo’s concept of ‘differential rent’ applied to tropical forest and cocoa. During this deforestation process, at best, autochthons are progressively marginalized and lose their individual and common lands. At worst, they are decimated. Finally, a cocoa agricultural frontier can be considered as a state of the art mechanism for capitalists to consume natural resources that conceals the role of capitalism. Once the natural resources are consumed, cocoa yields and revenues decline, and even evaporate altogether. It is as if smallholder -- the home workers -- are being paid less and less in line with the decline in productivity and are finally “fired” when the chocolate industry finds another agricultural frontier in another country. This approach generated an empirically built ‘boom to bust cocoa cycle model’ with a structural interaction between ecological and social changes. 2nd step: Potential and real post-forest Boserupian innovations In the 2000s, Côte d’Ivoire smallholders keep reproducing the model based on massive migration at the expense of the last reserves of forests. This is the Malthusian step of our cocoa cycle model. Côte d’Ivoire is losing its ‘forest rent’ and cocoa production costs are increasing. But being face faced with ecological, climatic, technical, social and political changes associated with these cocoa cycles, family farming do innovate and transform landscapes, with and without cocoa cultivation. This is the Boserupian step of our cocoa cycle model, generating a U curve owing to many attempts of transition and bifurcation. In order to save and maintain cocoa without forest clearing, the main cocoa post-forest innovations focus on fertilization, either chemical or organic. Regarding non-cocoa post forest diversification, the main areas of innovation are the adoption of rubber, oil palm and other tree crops and the development of animal husbandry. They demonstrate the ability of family farming to innovate more effectively than public and private entities.
ResearchGate has not been able to resolve any references for this publication.