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Grain de sel
nº 45 — décembre 2008 – février 2009
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ForumLe dossier
Grain de sel
nº 45 — décembre 2008 – février 2009
13
ForumLe dossier
Des regards à renouveler
Des regards à renouveler
M est originaire d’un
village près de Bouaké, il
est arrivé en dans no-
tre village de Zamblekro. Il est devenu
grand planteur de cacao, avec plus de
ha. Dans les années , le cacao lui
permet de nous envoyer à l’école, de
construire une maison. Puis le prix du
cacao chute, et les maladies déciment
les cacaoyers. Cette année, malgré les
traitements phytosanitaires par mes frè-
res et moi, nous venons de perdre ha.
Nous replantons mais en saison sèche,
tous les plants meurent. Nous n’avons
aucun revenu à part le cacao. Notre
papa est reparti au village natal. Malade
de la prostate il lui faut F pour
son opération. Á cause des mortalités
des cacaoyers et du mauvais prix du
cacao, on n’a rien pu faire ».
Le double piège du cacao et du poli-
tique. Ce récit familial en Côte d’Ivoire
résume le drame de bien des économies
cacaoyères. L’histoire est classique. Au
début des hommes, pauvres et coura-
geux quittent leur village aux faibles
ressources économiques et migrent
vers les régions de forêt tropicale où
le cacaoyer pousse bien. Le cacao, c’est
la possibilité d’échapper à la misère,
de transmettre quelque chose à ses en-
fants. Les - premières années, le
rêve se réalise. L’argent arrive.
Puis le piège de la monoculture se
referme. Au l des ans, les cacaoyers
vieillissent, les sols s’appauvrissent, les
maladies apparaissent. Les hommes
vieillissent aussi, ne peuvent plus soi-
gner ni eux ni leurs arbres. Planteur et
plantation suivent un même cycle de
vie. Retraite ruinée. Enfants en échec
aussi : la replantation du cacao est plus
dicile à la génération suivante, le mi-
lieu naturel étant dégradé ¹.
Les familles de migrants sont tra-
hies par leur dépendance au « cycle du
cacao ». Très souvent, ils sont trahis
aussi par la politique qui assimile le
secteur cacaoyer à la pompe à nance
des États et de la bourgeoisie d’État ².
Ces dernières années en Côte d’Ivoire,
l’État prend près de , /kg. Selon le
cours mondial, le planteur ne reçoit
alors que , à , /kg. Depuis
ans, les planteurs en Côte d’Ivoire n’ont
cessé de s’appauvrir (cf. graphe). Avec
la chute du cours mondial, les arbres
et hommes vieillissant, cette ponction
de l’État devient criminelle.
Une diversication des activités
dicile. Face à ce piège de pauvreté,
la diversication des activités devient
vitale. La diversication agricole la plus
naturelle est celle des cultures vivriè-
res : pas de taxation directe et deman-
de croissante avec le développement
des villes ³. Une autre diversication
agricole en marche en Côte d’Ivoire,
plus importante, est l’hévéa : la taxa-
tion sur cette lière reste encore faible
aujourd’hui… mais jusqu’à quand ?
Face à ces aléas sur la production
et sur les prix, la diversication dans
des activités non agricoles parait
essentielle. Dans le village de Zam-
blekro pourtant, la part des revenus
non agricoles est très faible et inégale-
ment partagée : les planteurs d’origine
Baoulé (centre de la Côte d’Ivoire, près
de Bouaké) restent complètement dé-
pendants d’un cacao en déclin, tandis
que les planteurs d’origine burkinabé
diversient un peu plus (autour de
de leur revenu ; cf. Tableau).
Plusieurs facteurs entravent les pro-
cessus de diversication et le dévelop-
pement d’autres activités.
Dégradation des routes et abandon
de l’État. La dégradation des routes
et pistes est classique dans les éco-
nomies cacaoyères en déclin. L’État
prélève sur les revenus des planteurs
mais n’investit plus dans les infrastruc-
tures. C’est encore plus vrai dans un
pays qui a connu un début de guerre
civile. Dans les années , la piste
d’accès au village de Zamblekro, de
km, se parcourait en heure en sai-
son des pluies. En , il faut plus de
heures. Le cacao reste transportable
mais la vente de produits vivriers n’a
plus de sens économique. De même,
toute activité non agricole demandant
des déplacements vers les routes et les
villes devient très dicile.
Faible développement des campa-
gnes lié à la ponction de l’État. Sur
la longue période, la Côte d’Ivoire a
pu devenir un des pays phares de la
sous-région grâce à des activités de
service en ville (banque, assurance).
Dans les campagnes, la ponction per-
manente des revenus agricoles bloque
les investissements et les opportunités
non agricoles : au moment où il y en
aurait le plus besoin, les opportuni-
tés d’emploi dans les campagnes en
dehors de l’agriculture deviennent
quasi nulles.
Le prix du cacao, déateur de revenus.
Dans les années , bien des planteurs
Baoulé s’adonnent au tissage de pagnes,
réputés. En , année de l’eondre-
ment du prix du cacao, ils n’ont jamais
pu les vendre. Ils ont vu que dans une
économie de monoculture, le prix de
la matière première joue le rôle de dé-
ateur : si le prix du cacao s’eondre,
il y a peu d’acheteurs pour ce qui ne
relève pas du minimum vital.
Un manque d’anticipation. Lorsque
des familles de planteurs se sortent
de la misère grâce au cacao, il leur est
dicile d’anticiper la chute de produc-
tion et du prix, pourtant classique dans
l’histoire du cacao : un fait compré-
hensible chez les planteurs, mais plus
coupable chez les politiques.
Quelle diversication ? La diversi-
cation verticale, logique mais inégale.
Les de revenus non agricoles chez
Malédiction cacaoyère et une dicile diversication
des revenus en Côte d’Ivoire
François Ruf est
économiste au
Cirad à l’UMR
Innovation. Roger
Tanoh est
ingénieur agricole
au sein de l’ONG
« Agriculture et
cycle de vie ».
Autres articles
sur le même
thème parus dans
des numéros
précédents de
Grain de sel :
Mbaye
Mbengue. Une
autre vie après
l’agriculture : Des
femmes ont quitté
les champs pour
devenir bouchères
ou fabricantes de
briques. GDS nº
(mars ) p. .
Badji
Maharafa. Au
Mali, tourisme
solidaire et
développement
rural vont de pair.
GDS nº (nov.
) p. .
François Ruf (
francois.ruf@cirad.fr
) et Roger
Tanoh (
ong_acvie@yahoo.fr
)________________
D
ans les années 80, les revenus monétaires des planteurs
de cacao dépendaient à 95 % du cacao. Depuis les an-
nées 2000, ces planteurs tentent de diversier leurs revenus.
Mais les eets restent limités de par l’étroitesse du marché
et d’une politique économique de court terme aux eets tris-
tement classiques.
. Boums et Crises du cacao. Les vertiges
de l’or brun. F. Ruf. Karthala. .
. État et bourgeoisie en Côte d’Ivoire. Y-
A. Faure et J-F. Médard. .
. Temps des villes, temps des vivres. J.
Chaléard. Karthala. .
«
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Des regards à renouveler
Des regards à renouveler
des planteurs burkinabé du village de
Zamblekro consistent en activités de
« pisteur », et de collecte et transport
du cacao entre plantations et ville. En
Côte d’Ivoire, historiquement, les plan-
teurs ont été longtemps exclus du com-
merce du cacao ⁴. Cela signie moins
de valeur ajoutée réinvestie dans les
campagnes : tout part en ville, voire
hors du pays.
Mais à la faveur des crises et du
changement de génération, les ls de
planteurs burkinabé investissent le
secteur de la commercialisation du
cacao, en partie sous l’eet des ten-
tatives occasionnelles des Ivoiriens
de les écarter de l’accès à la terre : ces
tentatives échouent mais éveillent
l’attention des jeunes Burkinabé, qui
cherchent à diversier leurs revenus.
Ils démontrent ainsi l’utilité de reve-
nus non agricoles. Ils orent à leurs
parents un prix du cacao supérieur à
celui accordé aux autres planteurs. Sur-
tout, ces revenus du commerce aident
à réinvestir dans l’agriculture : achat
de terres et intrants. Ils échappent
ainsi à la « malédiction cacaoyère »,
contrairement aux Baoulé.
Un coup d’œil à l’échelon national.
Élargissons l’angle de vue. Sur une
enquête passée récemment pour le
compte de l’Union européenne, sur
planteurs, des ménages déclarent
un « autre revenu », contribuant pour
aux revenus monétaires. Lorsque
les villages ne sont pas trop isolés, les
planteurs recherchent d’autres sour-
ces de revenus : « pisteur », gérant de
coopérative, peseur, l’artisanat tel que
la fabrication de savon local à partir
d’huile de palme, le commerce de pois-
sons ou de produits vivriers (attieké,
vin de palme, alcool koutoukou), petits
restaurants et maquis (dans les villages
importants), petites boutiques (biens
de première nécessité), « cabines » de
téléphone cellulaire, électricien, ma-
çon, menuisier, mécanicien, couture
et coiure, pasteur, pêche (essentielle-
ment dans les lacs de barrages).
L’aide de la famille est parfois men-
tionnée, de ls travaillant en ville, voire
à l’étranger, preuve que l’investisse-
ment des « parents planteurs » dans
la scolarisation des enfants n’est pas
toujours sans retour.
Les pensions de retraite reètent une
des mutations du pays, avec un nom-
bre croissant de retraités revenant au
village. Ici, c’est le cacao (ou de plus
en plus le caoutchouc) qui diversie
des revenus « urbains ».
Les rentes foncières, un autre re-
venu. Chez les « autochtones », les
activités foncières deviennent une
nouvelle source de revenu : location
et vente de terres, mises en garantie de
plantations, représentent une part non
négligeable de leurs revenus. Autour
de Gagnoa, les locations de terre se
D
d’« activités rurales non agricoles »
se cache une diversité d’activités plus ou moins inter-
dépendantes au sein de l’économie rurale. Trois catégories
peuvent en ressortir (une proposition de typologie) :
– l’ensemble des entreprises et services d’appui au secteur
agricole, en amont et en aval de la production (formation,
conseil, vulgarisation, fourniture d’intrants, matériel et
équipements, micronance, transformation des produits,
commercialisation, etc.) ;
– les entreprises en milieu rural qui fournissent des biens
et services, non liées à l’amont, l’aval, ou la production
agricole elle-même (artisanat, entreprises de diérentes
tailles, formelles et informelles) ;
– l’ensemble des services et dispositifs d’appui publics et
privés en milieu rural, qui n’ont pas forcément de voca-
tion économique en tant que telle mais qui contribuent
au développement (éducation, santé, infrastructure, jus-
tice, communication, chambres consulaires, organisations
professionnelles, etc.).
Source : P. Chédanne. Les activités non ag ricoles en milieu rural,
élément de rénovation de la politique de développement rural de la
coopération française. Agridoc nº, .
Qu’entendons-nous par
activités rurales non agricoles ?
. Contrairement à un pays comme
l’Indonésie où les planteurs ont été les
premiers à commercialiser le cacao. Cf.
« Boums et Crises du cacao ».
Estimation des revenus annuels des planteurs
dans un village du centre-ouest de Côte
d’Ivoire en 2007 (Euros et %)
Planteurs selon
origine Cacao (+ un
peu de café) Autres cultures
pérennes Vivriers Revenus non
agricoles Total
Burkinabè 1663 (90 %) 0 0 183 (10 %) 1846 (100 %)
Baoulé 2102 (98 %) 0 23 (1 %) 30 (1 %) 2155 (100 %)
(Pour un revenu de /an pa r famille de personnes, cela équivaut à , /pers./jour. Sources : Enquêtes Cirad, /)
Prix du cacao au producteur en Côte
d’Ivoire (1960 à 2007)
Sources : Ruf et Agkpo, .
négocient de à Fcfa/ha ;
autour de Soubré, la pression foncière
fait monter les prix à Fcfa/ha.
Des migrants ayant acquis de gran-
des supercies, grâce à l’ancienneté
de leur installation ou de celle de leurs
parents, protent également de cette
nouvelle manne.
Au bilan, les planteurs tentent
bien de sortir de la « malédiction
cacaoyère » par la diversication de
leurs revenus. Mais l’environnement
économique et politique n’aide pas,
pour le moins… §