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rivista on-line del Seminario Permanente di Estetica
anno IX, numero 1
Benjamin, Desnos et la place d'Atget dans
l'histoire de la photographie
Ricardo Ibarlucía
À la mémoire de Jean-Pierre Cometti
Dans « Petite histoire de la photographie » (1931), Walter Benjamin fait la description,
qui deviendra fameuse, du photographe français Eugène Atget comme précurseur de la
photographie surréaliste, et souligne que ses prises de vue d'un Paris vide de présences
humaines ont été comparées à juste titre à celles d'une scène de crime. Plusieurs
recherches ont mis en évidence les liens d'Atget avec Man Ray, qui avait découvert son
œuvre peu de temps après son arrivée en France en 1921 ; d'autres ont souligné son
influence sur les auteurs de la « Nouvelle photographie » pendant l'entre-deux-guerres.
Dans ce qui suit, je me propose de montrer comment les réflexions de Benjamin sur
Atget renvoient à grands traits à l'interprétation inaugurale donnée par l'écrivain
surréaliste Robert Desnos dans deux textes parus en 1928 et 1929.
Mon travail est divisé en trois parties. Dans la section initiale, j'aborde la réception
d'Atget parmi les surréalistes, en particulier sa relation avec Man Ray et la publication
pour la première fois de certaines de ses photos dans les revues du mouvement. La
deuxième section se concentre sur la discussion des paragraphes que Benjamin a
consacrés à Atget dans l'essai mentionné, ainsi que dans « L'œuvre d'art à l'époque de sa
reproductibilité technique » (1935-1939). Finalement, j'examine les sources de cette
lecture et m'occupe de présenter, établir et commenter les deux textes de Desnos afin de
mettre en évidence son idée d'une histoire de la photographie, la place qu'il y
attribue à Atget et la présence de topiques et de figures d'une signification
fondamentale pour Benjamin.
(1) La découverte, par Thomas Michael Gunther, d'un album de photographies
d'Eugène Atget ayant appartenu à Man Ray (Gunther [1986] [2011]) constitue un
document de première importance pour comprendre la filiation que Walter Benjamin
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Ricardo Ibarlucía, Benjamin, Desnos et la place d'Atget dans l'histoire de la photographie
établit entre le photographe français et le surréalisme dans sa « Petite histoire de la
photographie ». L'album, acquis par Beaumont Newhall, curateur de la George Eastman
House, en 1952, porte l'inscription manuscrite « Photo Album - E. Atget, coll. Man Ray
1926 » et contient 43 épreuves que l'artiste nord-américain a achetées à son voisin de la
rue Campagne-Première, dans le quartier de Montparnasse: comme l'a expliqué Man
Ray, ces photographies « sont celles qui ont été reproduites en raison de leur tonalité
dadaïste ou surréaliste » (Hill, Cooper [1975] : 39).
L'intérêt de Man Ray pour la production d'Atget remonte à son arrivée à Paris en
1921 et à sa fréquentation - en pleine révolte dadaïste - des membres de la revue
Littérature, fondée par Louis Aragon, André Breton et Philippe Soupault. En octobre
1922, alors que le groupe est à la recherche de nouveaux horizons après avoir rompu
avec Tristan Tzara, la revue publie la photographie de la devanture d'une boucherie
parisienne décorée de lanternes chinoises qui pourrait bien être d'Atget (Fig.1) en
contrepoint de « Vue prise en aéroplane », un tirage du Grand verre de Marcel
Duchamp, réalisé par Man Ray, avec la légende : « Voici le domaine de Rrose Sélavy /
Comme il est aride - comme il est fertile / Comme il est joyeux - comme il est triste »
(Breton et al. [1919-24] n.s. 2 : h.t.). En 1926, chargé de l'édition graphique de La
révolution surréaliste, Ray sélectionne quatre photos d'Atget qui seront publiées sans
nom d'auteur. Cinquante ans plus tard, Ray dira qu'Atget -« un homme simple,
quasiment ingénu, comme un
peintre du dimanche »- a demandé
que son nom n'apparaisse pas,
s'agissant de « simples documents »
(Hill, Cooper [1975] : 40).
Certainement, l'explication rejoint
l'inscription figurant sur la
porte du studio d'Atget -
« Documents pour artistes »
(Morris Hambourg [1981] : 14),
mais contraste à la fois avec la
manière dont sa collection est
caractérisée dans une lettre à Paul Léon, directeur des Beaux-arts, datée le 12
novembre 1920 :
J'ai recueilli, pendant plus de vingt ans, par mon travail et mon initiative individuelle, dans
toutes les vieilles rues du vieux Paris, des clichés photographiques, format 18/24, documents
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artistiques sur la belle architecture civile du XVIe au XIXe siècle : Les vieux hôtels, maisons
historiques ou curieuses, les belles façades, belles portes, belles boiseries, les heurtoirs, les
vieilles fontaines, les escaliers de
style (bois et fer forgé) ; les
intérieurs de toutes les églises de
Paris (Ensembles et détails artistiques :
Notre-Dame, Saint- Gervais et
Protais, Saint-Séverin, Saint-Julien-
le-Pauvre, Saint- Etienne-du-Mont,
Saint-Roch, Saint- Nicolas-du-
Chardonnet, etc., etc.).
Cette énorme collection, artistique et
documentaire est aujourd'hui
terminée. Je puis dire que je
possède tout le vieux Paris. (Le Gall
[2007] : 40)
John Taddeus Szarkowsky a mis en doute, à cet égard, la déclaration de Ray en affirmant
que si Atget a exceptionnellement désavoué ce type d'utilisation de ses photos par l'un de
ses clients, la raison doit en être son « peu de sympathie pour une conception
artistique fondée sur l'idée d'offenser la bourgeoisie » (Szarkowsky [2003] : 212). Quoi qu'il
en soit, Atget a consenti à ce que ses photos soient publiées dans le numéro de juin 1926
de La Révolution surréaliste, entraînant la première réappropriation avant-gardiste de son
œuvre photographique : « L'Éclipse, avril 1912 », sous le titre allégorique « Les dernières
conversions », figure en première page de la revue ; « Corsets. Boulevard de
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Strasbourg » (1912) accompagne
un rêve de Marcel Noll et « Versailles.
Maison close. Petit place, mars 1921 »
remplit la même fonction avec un récit
de René Crevel intitulé : « Le pont
de la mort » (Fig. 2-4) (Breton et al.
[1924-29] 7 : couv., 6 et 28 ; voir
aussi Atget [2011] : 291, 287 et 280).
Dans le numéro de décembre de la
même année, « Rampe d'escalier en
fer forgé, 91 rue de Turenne » (1911) -
pas incluse dans l'album de Ray –
illustre la page d'ouverture de « Le
dessous d'une vie ou la pyramide
humaine », qui comprend trois
poèmes en prose d'Eluard : « Les
cendres vivantes », « L'aube impossible »
et « En société « (Fig. 5) (Breton [1924-
29] 8 : 20)1.
En 1925, la jeune photographe nord-américaine Berenice Abbott, assistante de Man
Ray, commence également à acheter des plaques d'Atget (Reynaud [2011] : 342). En 1926, elle
ouvre son propre studio au numéro 44 de la rue du Bac et réussit à convaincre le vieux
photographe de se laisser faire un portrait, le seul que nous connaissons de lui (Atget
[2011] : 320). Deux ans plus tard, après la mort d'Atget, Abbott acquiert, pour mille
dollars, auprès d'André Calmette, ami et exécuteur testamentaire du photographe, un
ensemble de négatifs et d'albums, et un répertoire dans lequel Atget consignait les
1
John Fuller a attribué à Atget le cliché d'un colosse qui lutte avec un crocodile dans un bassin et
met sa tête chauve dans les mâchoires de l'animal illustrant, au numéro de La Révolution
surréaliste de janvier 1925, la section « Chroniques » signée par Robert Desnos (Fuller [1976-77] : 130,
et Breton et al. [1924-29] 2, 15 : 20). Pour sa part, Édouard Jaguer a attiré l'attention sur la photo des
deux travailleurs regardant un égout parue sur la couverture du numéro de mars 1928 avec la légende:
« La prochaine chambre » (Jaguer [1982] : 20, et Breton et al. [1924-29] 11: couv.). Sur les
problèmes d'attribution, voir Walker (2002) : 88 et 109 n.
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références de ses clients. Avec l'aide du marchand américain Julien Levy, elle parvient à
réunir une ample collection de photos qu'elle emporte à New York. Abbott a donné de
nombreuses conférences sur Atget aux Etats-Unis et en Europe, et elle a publié Atget,
photographe de Paris (1930), recueil de 96 images préfacé par Pierre Mac Orlan,
réédité en allemand sous le titre Lichtbilder (1930) avec une introduction de Camille Recht.
En mai 1928, au premier Salon Indépendant de la photographie, baptisé « Salon de
l'escalier », une rétrospective est consacrée à Atget. Ses travaux sont exposés avec ceux de
Nadar et des auteurs de la « Nouvelle Photographie », au milieu des paysages
industriels de Germaine Krull, des photographies de mode de George Hoyningen-Huene et
Dora Kallmus (Madame d'Ora), des portraits de Berenice Abbot et de Laure Albin-
Guillot, des images d'objets d'André Kertész et des photomontages surréalistes de Man Ray
(Leenaerts [2010] : 97). Déclarant que « le nom d' Adjet » (sic) était peu connu du grand
public, Florent Fels, l'un des commissaires de l'exposition et rédacteur en chef de la revue
L'Art vivant, a justifié sa réhabilitation comme pionnier de la photographie
documentaire et expliqué qu' « on a voulu éviter surtout : la photographie "artistique", la
photographie qui s'inspire de la peinture, de la gravure, du dessin », c'est-à-dire, « tout
une esthétique qui trouve ses fins dans la peinture, mais qui échappe aux strictes lois de
la photographie » (Fels [1928] : 445 ; voir aussi Le Gall [2000] : 91-92).
Vers novembre 1928, à la galerie « L'époque » de Bruxelles, des photographies
d'Atget sont montrées à nouveau accompagnées d'autres représentants de l'avant-
garde: László Moholy-Nagy, E.L.T. Mesens, Eli Lotar, E. Gobert, Robert de Smet et Anne
Biermann. Au début de l'année suivante, Abbott envoie à Gustav Stotz, curateur de la
grande exposition internationale « Film et photo » (FIFO) à Suttgart, une sélection de ses
propres œuvres et cinq négatifs d'Atget. Stotz lui demande si Atget était américain ou
français, et avoue son impression immédiate d'avoir affaire à un « pionnier de la
photographie moderne » (Günther [2011] : 375). Après quelques mois, vingt «
documents » d'Atget figureront aussi dans l'exposition « Fotografie der Gegenwart »,
organisée par l'historien et critique d'art allemand Kurt Wilhem-Kästner au Folkwang
Museum à Essen. Dans les deux cas, il apparaît comme précurseur d'Albert Renger
Patzschm, illustrant les thèmes de la répétition et de la fragmentation tellement prisés
par la « Nouvelle objectivité » (Neue Sachlichkeit).
(2) « Petite histoire de la photographie », publiée en trois parties dans Die literarische
Welt, entre la mi-septembre et le début d'octobre 1931, présente Atget comme « un
Busoni de la photographie », un virtuose doué d'une « capacité extraordinaire de se
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fondre dans les choses, associée à la plus haute précision » (Benjamin [1931] : 377)2.
Atget fut un acteur qui, rappelle Benjamin, «rebuté par son métier, effaça son masque,
puis se mit en devoir de démaquiller aussi le réel » ; il vécut à Paris « pauvre et ignoré,
bradant ses photographies à des amateurs qui ne devaient guère être moins
excentriques que lui-même, et il est mort récemment en laissant une œuvre riche de
plus de quatre mille clichés» (Benjamin [1931] : 377). Benjamin mentionne ensuite les
deux éditions du recueil d'Abbott et cite abondamment l'introduction allemande de
Recht, où Atget est dépeint comme un pionnier de la nouvelle photographie, inconnu
des critiques de son temps, qui « ne surent rien de cet homme qui passait le plus clair de
son temps à faire le tour des ateliers, sacrifiant ses clichés pour quelques sous, le prix
souvent de l'une de ces cartes postales qui, vers 1900, montraient de beaux paysages
urbains plongés dans une nuit bleutée, avec une lune retouchée » (Benjamin [1931]:
378 ; Atget [1930] : 8).
Atget, ajoute Recht, « atteint le pôle de la suprême maîtrise ; mais avec la modestie
opiniâtre d'un grand expert qui vit toujours dans l'ombre, il négligea d'y planter son
drapeau. Ainsi, beaucoup peuvent s'imaginer avoir découvert le pôle là où, avant eux, il
était déjà passé » (Benjamin [1931] : 378 ; Atget [1930a] : 8). Dans ce sens, les images
d'Atget -soutient plus loin Benjamin- préfigurent « la photographie surréaliste : l'avant-
garde de la seule colonne véritablement importante que le surréalisme ait réussi à
mettre en branle » (Benjamin [1931] : 378). L'affirmation vise à souligner à la fois le rôle
joué par Atget dans l'histoire du surréalisme et l'impact du mouvement dans le domaine des
arts visuels. Atget fut « le premier à désinfecter l'atmosphère suffocante qu'avait
répandue le portrait photographique conventionnel de l'époque de la décadence. Il
purifie, mieux il dissipe cette atmosphère : il introduit la libération de l'objet par rapport à
l'aura, qui est le mérite le plus incontestable de la nouvelle école photographique »
(Benjamin [1931]: 378).
Obsédé par l'idée de tenir un registre de toutes les choses condamnées à disparaître -
les façades des édifices, les magasins, les baraques de foire, les passages, les patios, les
églises, les jardins, les banlieues, les intérieurs, les escaliers, les portes, les moulures-,
Atget apprend aux surréalistes à regarder. Sans lui, non seulement la photographie
surréaliste n'aurait pas existé, mais des œuvres comme Le paysan de Paris (1926) ou
Nadja (1928) seraient inconcevables. Lorsque des magazines d'orientation surréaliste,
2
Toutes les traductions de l'allemand nous appartiennent. Pour la lecture intégrale des textes
publiés en français, nous renvoyons à Benjamin (2000).
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comme Bifur, édité par Pierre G. Lévy et Georges Ribemont-Dessaignes - sur lequel
Benjamin a publié dans Die literarische Welt une chronique (voir Benjamin, [1930]: 595-
596) - ou Variétés, organe du surréalisme belge, reproduisent dans leurs pages, sous le
titre de « Westminster », « Lille », « Anvers » ou « Breslau », qui montrent de simples
vues de détail, tantôt un bout de balustrade , tantôt la cime dénudée d'un arbre qui
étend son lacis de branches sur la silhouette d'un réverbère, tantôt encore une muraille ou
un candélabre avec une bouée de sauvetage portant le nom de la ville », il ne s'agit de
rien de moins que d'une recréation des motifs découverts par Atget : « Il recherchait ce qui
avait disparu et sombré, et c'est pourquoi des images de ce genre se tournent aussi
contre la sonorité exotique, brillante, romantique, des noms de ville ; elles sucent l'aura
de la réalité comme l'eau d'un navire en perdition » (Benjamin [1931] : 378).
Comme Ian Walker l'a montré, Benjamin se réfère à une série de photographies
parues dans le numéro de Variétés de décembre 1928, où ont été également publiées
d'autres photographies d'Atget sous le titre « Paysages méconnus » et « Mélancolie des
villes » (Walker [2002] : 101). La plaque de la bouée de sauvetage, près de la Tamise, à
Westminster est anonyme ; celle de la balustrade, à Versailles, a été prise par Herbert
Bayer, tandis que celle de la muraille semble être une photographie signée par
Germaine Krull, amie de Benjamin et auteur de l'un des ses portraits, bien qu'il puisse
encore s'agir de la photo d'un mur en ruine d'Eli Lotar ou d'un mur côtier réalisée par Michel
Seuphor (Hecke [1928-1930] 8 : h.t.). L'arbre dénudé s'enroulant sur le réverbère correspond
à une photo de Maurice Tabard intitulée « Paysage », parue en juin 1930 dans les
pages de Bifur (Lévy [1929-1931] 5 : h.t.), dont les numéros de mai, juillet et septembre
de l'année précédente avaient publié des photographies de Krull (« Marché, Amsterdam
», « Habitation du quartier gitan à Marseille », « Amsterdam », « La Bretagne
pittoresque »), Éli Lotar (« Abandon »), André Kertész (« Garage », « Devanture »,
« Chevaux de bois ») et Sasha Stone (« Anatomie fémenine ») montrant des rues
désertes, des bâtiments anciens, des mannequins et des objets disparates, qui
s'inspiraient fortement du travail d'Atget (Lévy [1929-1931 : 1, 2 et 3 : h.t.).
C'est précisément dans le contexte de ces considérations sur Atget et la
photographie surréaliste que Benjamin introduit pour la première fois une définition de
l'aura. Avec de légères variantes, on la retrouve dans les différentes versions de
« L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique» :
Qu'est-ce vraiment l'aura ? Une singulière trame d'espace et de temps : l'apparition unique
d'un lointain, si proche soit-il. Un jour d'été en plein midi, suivre du regard la ligne d'une
chaîne de montagnes à l'horizon ou une branche qui jette son ombre sur le contemplateur,
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Ricardo Ibarlucía, Benjamin, Desnos et la place d'Atget dans l'histoire de la photographie
jusqu'à ce que l'instant ou l'heure ait
part à leur manifestation - cela
signifie respirer l'aura de ces
montagnes, de cette branche. Or,
« rapprocher » de soi les choses, ou
plutôt des masses, est un penchant
tout aussi passionné de l'aujourd'hui
que le désir de surmonter l'unique
dans chaque situation par sa
reproduction. Chaque jour, la
nécessité de s'approprier de l'objet
de très près dans l'image ou plutôt
dans la copie acquiert de plus en
plus une valeur irréfragable. Et la
différence qu'il y a entre la copie,
telle qu'en disposent le journal illustré et l'hebdomadaire filmée, et l'image, est indéniable.
Dans celle-ci, le caractère unique et la durée sont aussi étroitement liés qu'en celle-là la
fugacité et la répétabilité. Le dégagement de l'objet de son enveloppe, la destruction de l'aura,
est la signature d'une perception, dont le sens du similaire dans le monde a tellement grandi,
qu'elle parvient même à apprécier l'unique au moyen de la reproduction. (Benjamin, [1931]
: 378-379 ; voir aussi Benjamin [1935] : 440, [1936a]: 355,
[1936b] : 712-713 et [1939] : 479)
La destruction de l'aura de la grande ville constitue le legs majeur d'Atget à la
photographie surréaliste. Portant sur le dos son lourd appareil à soufflet, il passait
« presque toujours à côté » des vues célèbres et des emblèmes de Paris, écrit Benjamin, «
mais non point à côté d'une longue série d'embauchoirs ; ni des cours de Paris où, du matin
au soir, s'alignent les charrettes à bras ; ni des tables désertées et encore
jonchées de vaisselle, comme il
s'en trouve, à la même heure, des
centaines de milles ; ni du bordel
de la rue n°5, dont le cinq
apparaît en caractères immenses
en quatre endroits différentes de
la façade » (Benjamin [1931] :
379). Benjamin décrit de cette
manière plusieurs clichés de
l'édition allemande du livre
d'Abbott : « Flickschuster », « Cour
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Ricardo Ibarlucía, Benjamin, Desnos et la place d'Atget dans l'histoire de la photographie
du Dragon » (Fig.6), « Speisezimmer »,
« Arbeiterwohnung » et « Das Haus No. 5 »
(Fig. 7) (Benjamin [1931] : 1142 ; Atget
[1930] : pl. 7, 87, 15 et 63 ; Atget [2011] : 302
et 281. En commentant les plaques « Porte
d'Arcueil », « Treppenhaus », « Café sur
l'Avenue de la Grande Armée » et « Place du
Tertre » (Fig. 8-11) (Atget [1930] : pl. 89, 44,
34 et 65), il observe que ce qu'il y a de plus
remarquable dans presque toutes ces images,
c'est que les espaces se trouvent totalement
vides:
Vide la porte d'Arcueil sur les fortifs, vides les
escaliers somptueux, vides les cours, vides les
terrasses de café, vide, comme il faut, la Place
du Tertre. Non pas solitaires, mais sans
atmosphère ; la ville, sur ces images, est
inhabitée comme un appartement qui n'aurait
pas encore trouvé de nouveau locataire. C'est
dans des réalisations comme celles-ci que la
photographie surréaliste prépare un
détachement salutaire entre le monde
environnant et l'homme. Elle affranchit au
regard politiquement formé le champ où toutes
les intimités favorisent l'élucidation du détail.
(Benjamin [1931] : 379)
(3) Cette représentation d'un Paris désert est
reprise vers la fin de « Petite histoire de la
photographie » pour tracer l'une des
caractérisations les plus fameuses de l'œuvre
d'Atget : «Ce n'est pas pour rien qu'on a
comparé les prises de vue d'Atget avec celles
d'un lieu du crime (Tatort) », écrit Benjamin,
qui se demande aussitôt: « Mais le moindre
recoin de nos villes n'est-il pas un lieu du
crime ? Les passants ne sont-ils pas tous des
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Ricardo Ibarlucía, Benjamin, Desnos et la place d'Atget dans l'histoire de la photographie
criminels ? Le photographe -successeur de l'augure et de l'haruspice- n'est-il pas celui
qui dépiste la culpabilité sur nos images et identifie le coupable ? » (Benjamin [1931] :
385) Dans une des variantes de l'essai, il dit encore : « Avec raison, les prises de vue
d'Atget ont été comparées aux clichés policiers du lieu du crime et c'est ainsi qu'on a
montré comment la photographie créative s'oppose à la photographie destructrice. Car le
monde n'est pas beau et, pour le procès, il appelle à comparaître, avec des lèvres
silencieuses devant la caméra, des millions de témoins anonymes » (Benjamin [1931] :
1139-1140).
Des années plus tard, cette remarque sera reprise dans « L'œuvre d'art à l'époque de sa
reproductibilité technique ». Il s'agit alors d'illustrer, avec Atget, le moment de
l'histoire de la photographie où la « valeur d'exposition » commence à faire reculer la «
valeur de culte ». Aux commencements de la photographie, soutient Benjamin, la «
valeur de culte» de l'image trouve son ultime refuge dans le portrait ; elle prend la
forme d'un « culte du souvenir des êtres aimés et lointains » : « Dans l'expression fugace
d'un visage humain, l'aura fait signe depuis les premières photographies pour la
dernière fois. En cela consiste sa complète mélancolie et sa beauté absolument
incomparable. Mais là où l'homme s'efface de la photographie, pour la première fois la
valeur d'exposition contrecarre et surmonte la valeur de culte ». (Benjamin [1935] :
445, [1936a] : 360-361, [1936b] : 718 et [1939] : 485). L'importance historique d'Atget est
d'avoir donné sa place à ce processus en photographiant les rues de Paris vers 1900
totalement vides de personnes:
C'est à juste titre qu'on a dit qu'il avait photographié ces rues comme on photographie le
lieu du crime. Le lieu du crime est aussi désert. Son registre se produit en raison des indices.
Chez Atget, les clichés photographiques commencent à devenir des pièces à conviction pour
le procès de l'histoire. Ceci renferme leur secrète signification politique. (Benjamin [1935]:
445, [1936a]: 360-361, [1936b]: 718 et [1939]: 485)
Benjamin indique clairement que le rapprochement des images d'Atget avec celles de la
photographie forensique ou judiciaire a été précédemment soulignée, mais il ne précise
pas la source. En commentant le paragraphe final de « Petite histoire de la
photographie », Guillaume Le Gall suggère que cette source non déclarée pourrait être
l'étude de Recht (Le Gall [2000] : 99 n. 40]. En effet, dans la préface de son livre, Recht
disait que les plaques d'Atget « rappellent une photographie policière prise sur le lieu du
crime » (eine Polizeiphotographie am Tatort) (Atget [1930] : 18-19) Cependant, selon Le
Gall, ce rapport avec l'emploi technique et scientifique de la photographie dans le
domaine de la criminalistique était déjà assez répandu. Par exemple, dans un article
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Ricardo Ibarlucía, Benjamin, Desnos et la place d'Atget dans l'histoire de la photographie
publié dans Variétés en décembre 1928, le scénographe et cinéaste Albert Valentin,
collaborateur de La Révolution surréaliste, compare Atget au Douanier Rousseau et
affirme que « ces ruelles de banlieue, ces faubourgs » enregistrés par la caméra
constituent « le théâtre naturel de la mort violente, du mélodrame » (Hecke [1928-
1930] 8: 405 ; Le Gall [2000] : 99). Le Gall constate aussi que la métaphore de l'haruspice -
qui consistait à lire dans les lignes la main - figure dans un autre texte de Valentin : le
premier des dix chapitres du mélange de réflexions sur l'art et des ébauches
intitulé « Aux soleils de minuit », paru dans Variétés en août 1928. Il n'y est pas question
d'Atget, mais on trouve la description d'un détective qui «soulevait les paupières d'un
cadavre pour voir à même la prunelle dilatée et déjà vitreuse, le masque, photographié
en réduction, de l'auteur du crime » (Hecke [1928-1930] 4 : 255 ; Le Gall [2000] : 99).
Il serait difficile d'établir si Benjamin a lu ou non ces travaux de Valentin. La
description particulière que ce dernier offre du détective comme haruspice, tout à fait
absente dans l'étude de Recht, donne à penser qu'il les connaissait. Mais quelle qu'elle ait
été la source de Benjamin, son interprétation de l'œuvre d'Atget dans « Petite
histoire de la photographie », un texte qui, selon lui, devait être considéré à la fois
« prolégomène et paralipomène » du Livre des Passages (Benjamin [1997-2000] 4: 61),
semble devoir beaucoup, en dernière analyse, à deux articles de Robert Desnos.
L'importance de ces textes dans lesquels Desnos, comme l'a bien dit Le Gall, « crée la
filiation entre Atget et le surréalisme » (Le Gall [2000] : 93 et 98-99) est d'autant plus
manifeste que les notes du Journal parisien de Benjamin de janvier 1930 montre qu'il
était resté personnellement en contact avec l'auteur de Deuil pour Deuil (1924) et La
Liberté ou l'Amour (1927) (Benjamin, [1929-30] : 568).
Le plus ancien de ces textes, un hommage à Atget, paraît le 11 septembre 1928, un an
après sa mort, dans la série « Les Spectacles de la rue », que Desnos a écrit à intervalles
irréguliers, en alternance avec des critiques de films et des articles divers, pour le journal
gauchiste Le Soir, édité par Alexis Caille et Robert Lazurick. Dans le petit espace d'une
colonne, il renferme les éléments principaux qui seront ensuite repris par Valentin et
d'autres critiques, y compris Benjamin, tels que la comparaison d'Atget avec le Douanier
Rousseau et la nature spectrale de ses prises de vue de Paris, qui évoquent les scénarios
de Fantômas (1911-13), le feuilleton de Pierre Souvestre et Marcel Alain (Fig. 12):
Eugène Atget
Il est un Olympe moderne où, au milieu d'instruments scientifiques périmés, siègent, graves
dans leur redingote, quelques sorciers modernes comme Ni[é]pce, Daguerre, Nadar, Ader,
Sauvage et d'autres que viendront rejoindre devant un décor à la Jules Verne, Santos-
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Dumont, Voisin, les frères Lumière. Ce
n'est cependant pas là qu' Eugène Atget
figurera un jour dans l'immortalité
relative des encyclopédies.
Eugène Atget est mort au début de
l'année [sic]. Je sais peu de choses de sa
vie, sinon qu'après avoir été acteur, il
était venu, la quarantaine sonnée,
habiter rue Campagne-Première, un
curieux logis où je n'eus l'occasion de le
rencontrer qu'une fois.
C'était un homme âgé, avec la
physionomie d'acteur fatigué.
Il évoluait à travers une quantité
fabuleuse de documents : plaques,
épreuves, album, livres
Mais quels documents! En
une trentaine d'années, Atget a
photographié tout Paris avec l'objectif
merveilleux du rêve et de la surprise. Ce ne
sont pas les albums d'un artiste qu'il laisse
en héritage à des bibliothèques Non,
ce sont les visions d'un poète léguées
aux poètes.
Sans sacrifier jamais au
pittoresque ni à l'anecdote (un mot sur lequel il conviendra un jour d'entamer une
discussion, tant il est employé à tort et á travers), Eugène Atget a fixé la vie.
Son œuvre se répartit en une multitude de séries comprenant plusieurs dizaines de milliers
d'épreuves : intérieur bourgeois, intérieur d'ouvriers, intérieurs riches (y compris celui de
Mlle. Sorel), boutiques de foire, devantures d'épiciers, de coiffeurs, scènes de la rue,
marches d'escaliers, réserves de brocanteurs, etc., il a tout vu avec un œil qui mérite des
épithètes de sensible et de moderne.
Son esprit était de la même race que celui de Rousseau le douanier, et sa vision du monde,
fixée par un moyen en apparence mécanique, et aussi la vision de son âme.
Je voudrais voir paraître une édition de Fant[ô]mas (et il faudra bien qu'un jour on se décide à
republier cette épopée contemporaine) illustrée par des photographies d'Atget.
Qu'on sache seulement que, depuis Nadar et avec plus importance encore, aucune œuvre
n'avait révolutionné la photographie.
Man Ray, à qui la photographie moderne doit la révélation de tant de domaines nouveaux,
Man Ray, mage et poète, et dont l'œuvre est d'une gravité poétique exceptionnelle, avait
découvert Atget qui, par une de ces coïncidences mystérieuses, vivait ignoré dans la même
rue Campagne-Première.
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C'est par lui que je le connus. Maintenant Atget n'est plus. Son fantôme - j'allais dire son négatif
- doit hanter les innombrables lieux poétiques de la capitale et, en ouvrant ses albums
chez Bérénice Abbott qui, elle aussi, est un grand photographe, je m'attendais toujours à le
voir surgir. Mais Atget ne s'est jamais photographié, et Bérénice Abbott seule a fixé ses traits.
La ville meurt. Les tombes se dispersent. Mais la capitale du rêve dressée para Atget dresse
ses remparts inexpugnables sous un ciel de gélatine.
Le dédale des rues poursuit son cours comme un fleuve.
Et les carrefours servent toujours à des pathétiques rendez-vous. (Desnos [1928] : 5)3
À l'occasion de la parution du livre d'Abbott en français, Desnos publie en mai 1929 son
deuxième article sur Atget -avec plusieurs coquilles- dans la section « Caligari » de la
revue littéraire Le Merle. Il y retrace en quelques lignes l'évolution de la photographie
depuis le daguerréotype et les portraits de famille jusqu'à la photographie
documentaire d'Atget. Desnos évoque de nouveau les liens entre le vieux photographe et
Man Ray, confirme que Littérature et La Révolution surréaliste ont été les premières
revues françaises à publier ses prises de vue et, citant un vers de « Contre les bucherons
de la forest de Gastine » de Pierre de Ronsard (Ronsard [1923-24] : 246), soutient que le
jour viendra où les photographies d'Atget non seulement coteront de mieux en mieux sur
le marché de l'art, mais deviendront aussi peut-être le document unique d'un Paris
dont la physionomie aura changé à tout jamais :
Émile Adget [sic]
Il y aurait une histoire entière de la photographie à écrire, non pas d'après les progrès
techniques qu'elle a pu réaliser depuis Daguerre, mais seulement d'après les œuvres qu'elle a
produites. Les albums de famille, ces albums ridicules, caparaçonnés de cuir, verrouillés
d'argent, contiennent pour l'histoire des mœurs et celle de la poésie, des documents
inestimables : belles jeunes filles d'autrefois dans leurs robes primées, mortes depuis
longtemps déjà, grand-mères peut-être et pourrissantes dans ses tombes de marbre,
militaires prestigieux et grotesques, le képi sur l'oreille, la baïonnette au coté, appuyant
négligemment sur quelque rocaille un bras largement galonné, respectables vieillards dont le
nom s'est perdu dans la nuit sans dimensions du temps passé L'œuvre de Nadar, par
exemple, est dans l'histoire du portrait, d'une exceptionnelle importance. Mais il a fallu
attendre les premières années de ce siècle pour qu'un photographe, avec la fraîcheur d'âme d'un
douanier Rousseau, et la minutie d'un flâneur parisien, mette son objectif au service des
paysages. Émile Atget [sic], mort voici quelque dizaine de mois, a laissé derrière lui une
3
Le microfilm de cet article, qui n'a pas été republié en français jusqu'ici, peut être consulté à la
Bibliothèque Nationale de France. À notre connaissance, il n'a été réédité intégralement qu'en anglais
dans Phillips (1989) : 16-17.
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œuvre formidable, patiemment constituée au cours de trente ans de photographie. Ses
albums, dont Bérénice Abbot [sic] a publié un extrait avec préface de Pierre Mac Orlan
constituent le dossier le plus fantastique des merveilles que nos yeux peuvent voir chaque
jour, mais auxquelles trop souvent ils ne prêtent plus d'attention.
Marches d'escaliers, racines tortueuses, baraques de foire, boutiques de brocanteurs,
omnibus, intérieurs parisiens depuis le petit logis ouvrier jusqu'à celui de Cécile Sorel,
uniformes, depuis celui du pompier et du facteur jusqu'à celui du croque-mort, Émile Adget
[sic] a tout vu, tout fixé.
Si Apollinaire a pu dire avec exactitude que l'on rechercherait plus tard dans Fantômas cette
épopée parisienne, l'exacte description du Paris de 1910, on peut dire avec non moins de
certitude que le visage de Paris de la même époque est fixé pour jamais sur les plaques
fragiles de cette extraordinaire collection.
Ce n'était pas un inconnu à Montparnasse, où il habitait au milieu d'un étrange capharnaüm, rue
Campagne-Première. Des artistes en quête de documents venaient pour quelques sous lui
acheter des épreuves. C'était un fournisseur auquel on voulait bien accorder un certain
intérêt de curiosité, et rien de plus.
C'est après la guerre, vers 1922, que la revue Littérature la première publia quelques-unes de
ses photographies. D'autres parurent encore dans la Révolution Surréaliste. Mais il
semble que ceux-là mêmes qui s'intéressaient à cet étrange musée n'y attachaient pas
l'importance qu'il méritait. Il fallut qu'Adget [sic] mourût pour que, sans doute hanté par son
fantôme, le pays fabuleux reconstitué sur la gélatine sensible des plaques, apparaisse à ses
visiteurs dans toute sa splendeur. Déjà des collections s'enrichissent de ses clichés. Un jour
viendra où ceux-ci seront cotés en salle des ventes. Les enchérisseurs se disputeront leur
possession.
Cependant que, sur l'emplacement des paysages disparus dont ses photographies seront le
seul témoignage s'élèveront d'autres paysages, ni moins ni curieux ni moins beaux.
« La matière demeure et la forme se perd ». (Desnos [1929] : 17; voir aussi [1978] 435-
436)
On peut dire que l'histoire de la photographie que Desnos y esquisse a été finalement
développée par Benjamin qui, en 1928, a avoué à Gerschom Scholem son intention de
s'approprier de « l'héritage du surréalisme [] avec toute l'autorité d'un Fortinbras de la
philosophie » (Benjamin [1997-2000] 3: 420). Benjamin rejoint Desnos dans le rôle qu'il
reconnaît à Atget dans cette histoire: après l'apogée du portrait avec Nadar, il a fixé son
objectif sur la physionomie urbaine. Selon Desnos, dans ses plaques, Atget a saisi pour
toujours avec l'œil innocent du Douanier Rousseau et la minutie détective du flâneur,
figure principale des écrits de Benjamin sur Baudelaire, le paysage onirique du Paris de
la fin du XIXe et du début du XXe siècle. D'après Benjamin, il a été le précurseur de la
photographie surréaliste, du fait que ses images rendent témoignage de l'effacement de
l'aura du réel à l'époque de la reproductibilité technique de l'œuvre d'art.
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Légendes
[Fig. 1] Littérature, nouv. série, nº 5, 1 octobre 1922. Photo attribuée à Atget.
[Fig. 2] Atget, L'Éclipse, avril 1912 (Les Dernières Conversions). Couverture de « La Révolu-
tion surréaliste », 7, 15 de juin 1926. Álbum Man Ray.
[Fig. 3] Atget, Corsets. Boulevard de Strasbourg, 1912, « La Révolution surréaliste », 7.
Álbum Man Ray.
[Fig. 4] Atget, Versailles. Maison close. Petit place, 1921, « La Révolution surréaliste », 7.
Álbum Man Ray.
[Fig. 5] Atget, Rampe d'escalier en fer forgé, 91 rue de Turenne", « La Révolution surréa-
liste », 8, 15 décembre 1926.
[Fig. 6] Atget, Cour du Dragon, 1913, in Lichtbilder, 1930. Album Man Ray.
[Fig. 7] Atget, Das Haus No. 5 (Maison close, Versailles), 1921, in Lichtbilder. Album
Man Ray.
[Fig. 8] Atget, Porte d'Arceuil, 1913, in Lichtbilder.
[Fig. 9] Atget, Cage d'escalier (intérieur de l'Ecole Militaire, Place Joffre), 1921, in
Lichtbilder.
[Fig. 10] Atget, Café auf der Avenue de la Grande Armée (Café, Avenue de la Grande-
Armée), 1924-25, in Lichtbilder.
[Fig. 11] Atget, Place du Tertre, 1922, in Lichtbilder.
[Fig. 12] Robert Desnos, "Eugène Atget", Le Soir, 11 septembre 1928. Bibliothèque Na-
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