ArticlePDF Available

"L'éventail, lieu de rencontre des cultures : un écran micmac et français... voire rennais", Bulletin et mémoires de la Société archéologique et Historique d'Ille-et-Vilaine, Tome CXX, 2016, p. 151-172.

Authors:

Abstract

Un éventail écran du Musée des Beaux-Arts de Rennes présente des traits à la fois algonquins et européens. Il est loin d’être inconnu mais n’a cependant pas livré tous ses secrets. Pierre-Henri Biger se demande comment cet objet a pu au xviiie siècle arriver – comme on le présume sans preuve absolue – dans la célèbre collection de Christophe de Robien, président du Parlement de Bretagne. L’objet, en écorce de bouleau et épines de porc-épic, présente d’un côté un décor réaliste quoique sommaire, et de l’autre des motifs géométriques sans doute symboliques. Il est réalisé avec une technique typiquement mi’kmaq, retrouvée dans d’autres objets surtout à partir du xixe siècle. Mais sa forme est caractéristique des écrans européens de l’époque. En analysant ces derniers, on peut tenter sinon de préciser une datation exacte, du moins de s’assurer que l’écran de la collection est bien contemporain du Président de Robien. Il faut aussi se demander comment cet objet est parvenu du Canada à Rennes. Enfin, une étude iconographique montre que le sujet représenté (un Indien à la chasse, semble-t-il) pouvait être signifiant aussi bien pour la créatrice indienne que pour les récepteurs européens. Cet écran (un unicum jusqu’à ce jour) constitue donc une véritable rencontre des deux cultures, plus authentique sans doute au milieu du xviiie siècle qu’elle le fut par la suite.
1
N.B. Cet article a paru dans Bulletin et Mémoires de la Société Archéologique &
Historique ‘Ille-et-Vilaine, Tome CXX – 2016, p. 151-172
L’éventail, lieu de rencontre des cultures : un écran
micmac et français… voire rennais
Écrans et éventails
En principe, et étymologiquement, un écran (« à main » : c’est le seul dont nous
parlerons ici) sert à protéger et un éventail à éventer. Un même objet a souvent les deux
usages, et même attise aussi le feu, et chasse les insectes. On appelle souvent « écrans »
les objets possédant manches ou poignées surmontés d’une surface fixe de forme variée.
À certaines époques et dans certaines cultures, ces écrans sont aussi ou surtout éventails.
Dans l’Europe du XVIIIe siècle, la vogue en matière d’éventails était à ceux, venus ou
imités de l’Asie, qui, pliés1 ou brisés, se fermaient. Il leur arrivait de servir d’écrans,
notamment contre le soleil, ou pour cacher une émotion : mais les écrans proprement
dits restaient eux à peu près cantonnés dans les salons, autour du feu des cheminées.
Sous Louis XII ils étaient ronds2, puis changèrent de forme. Pour ceux du XVIIIe siècle,
on se référera aux études de Nathalie Rizzoni3 et à celle, importante, de Georgina
Letourmy et Daniel Crépin dans Le Vieux Papier, intitulée « L’écran à main à Paris au
XVIIIe siècle, son iconographie et ses artisans »4.
Éventails et écrans à main existent dans à peu près toutes les civilisations anciennes,
puisqu’on les trouve dans la tombe de Toutankhamon, sur les statuettes de Tanagra, en
Chine, au Japon mais aussi dans les fresques de Bonampak en pays maya. Et non
seulement ils existent, mais ils sont passés de l’une à l’autre de ces cultures avec une
facilité accrue par leur taille limitée et leur caractère d’objet mobilier par essence.
La Bretagne et les éventails
Puisque la SAHIV a comme objet « l’étude des monuments anciens et l’histoire de la
Bretagne », j’aimerais, avant d’aborder l’objet du Musée des Beaux-Arts de Rennes qui
va nous occuper, dire quelques mots de l’éventail en Bretagne. Ce sera assez vite fait :
1 L’éventail plié est le plus fréquent. Sur des brins rigides (en bois, ivoire, nacre, os…)
tournant autour d’un axe dit rivure est fixée une feuille (souvent avec contrefeuille)
dont les plis réguliers permettent qu’elle se referme entre deux maîtres-brins ou
panaches. Les éventails brisés n’ont pas de feuille, et ne sont reliés entre eux que par
un ruban ou, pour les plus anciens, par un fil.
2 Voir, par exemple, Abraham Bosse, Les Vierges folles somnolent en attendant
l’arrivée de l’époux, v. 1635, Eau-forte, BNF Est., Ed 30, rés.
3 Notamment, pour une première approche, Nathalie RIZZONI, « Des objets d’art en
carton : les écrans à main du XVIIIe siècle », L’Estampille L’Objet d’art, 491,
juin 2013, p. 66-71.
4 Georgina LETOURMY, Daniel CRÉPIN, Le Vieux Papier, publication de la société « Le
Vieux Papier pour l’étude de la vie quotidienne à travers les documents et l’iconographie ».
L’étude a été publiée à partir du n° 403 (janvier 2012, p. 386-397 et s’est poursuivie au-delà
jusqu’en 2014. On peut espérer l’édition, in fine, d’un tiré à part.
2
sans doute le climat ne se prête guère à ce type d’objet, et la rusticité des mœurs de nos
ancêtres, y compris hobereaux, ne s’alliait guère à ces futiles instruments. Il faut dire
surtout qu’en France, la fabrication de ces ustensiles se concentrait presque
exclusivement à Paris (et, pour la fabrication des montures, dans la région de Méru,
dans l’Oise).
Un des éventails les plus anciens et les plus vénérables de l’Occident vient sans
doute pourtant de notre région. C’est le flabellum (nom latin de l’éventail) dit « de
Tournus ». Actuellement à Florence, il se trouvait, à l’origine, assez vraisemblablement,
à l’abbaye Saint-Philbert-de-Grand-Lieu. Car selon les experts il aurait été réalisé entre
830 et 880, alors que les reliques de saint Philibert n’ont été transférées à Tournus qu’en
8585. Longtemps les commentateurs, perplexes devant une iconographie mêlant sujets
religieux et bucoliques, ont privilégié (hormis la lecture du texte écrit) une interprétation
fonctionnelle : chasser les mouches pendant le sacrifice divin, assurer le confort du
célébrant en rafraîchissant l’air et en chassant les odeurs. Mais les études plus récentes
ont corrigé cette vision trop pragmatique. Après que l’on a mieux tenu compte de
l’intervention du flabellum dans le déroulement de la cérémonie, on en vient maintenant
à s’intéresser plus sérieusement au message peint et sculpté. Tant les sculptures d’ivoire
que les peintures de la feuille de vélin constituent un discours qui a son sens, et aussi
son sens de lecture.
Après ce véritable monument, qui n’aurait au mieux séjourné que quelques années
près de Nantes, il est bien difficile de trouver des éventails « bretons ». Signalons quand
même ce qu’écrivait un éminent membre de la SAHIV, Arthur de La Borderie ou
Barthélémy Poquet du Haut Jussé, à propos de la médiocre victoire de Saint Cast en
17586 :
Dans les semaines qui suivent, ces scènes [de liesse] à la fois religieuses et festives se
répètent partout en France, et plus particulièrement en Bretagne. Cartes, gravures, libelles
sont diffusés par des imprimeurs de Rennes, Nantes ou Paris [et] la bataille de Saint-Cast
donna cette année le ton à la mode, et on porta des robes et des éventails à la Saint-Cast.
Ces éventails avaient à coup sûr été fabriqués à Paris. On suppose qu’ils furent portés
par quelques aristocrates bretonnes Mais, hélas, nous ne savons même pas à quoi ils
ressemblaient : peut-être aux éventails montrant des coiffures « à la Belle Poule »
engendrés en 1779 par des circonstances analogues. Mentionnons aussi, un siècle plus
tard, un artiste brestois, professeur à l’École navale, Gilbert Miriel (1841-1917), qui
réalisa plusieurs beaux éventails à la fin du XIXe siècle, obtenant même à Rennes, lors de
l’Exposition nationale et régionale de l’Industrie, du Commerce et des Beaux-Arts de
1887, une troisième médaille pour un éventail « au crayon noir sur satin » montrant un
port italien. Mais il avait aussi représenté la Bretagne sur des éventails, avec par
exemple un paysage de l’Élorn, entre Brest et Landerneau7. Un autre enfant de Brest,
5 Isabelle CARTRON, Les Pérégrinations de Saint-Philibert. Genèse d’un réseau
monastique dans la société carolingienne, Rennes, Presses universitaires de Rennes
[désormais PUR], 2009, ID., « Le flabellum liturgique carolingien de Saint-Philibert :
du don d’un souffle à la geste des moines », Revue belge de philologie et d’histoire,
t. 88, fasc. 2, 2010, p. 153-176. Avouons que le flabellum y semble plus
vraisemblablement postérieur à 860…
6 Arthur DE LA BORDERIE, Barthélemy POCQUET DU HAUT-JUSSÉ, Histoire de Bretagne,
t. VI, 1715-1789, Rennes, J. Plihon/L. Hommay, 1914, p. 273.
7 Collection Christine et Pierre-Henri Biger, désormais CPHB, 106.
3
que nous avons eu la chance de côtoyer, était Pierre ron (1905-1988), remarquable
affichiste avant de devenir illustrateur populaire. On lui doit un amusant écran publicitaire8
animé pour une boisson anisée, réalisé à partir d’une affiche plus connue… et plus statique ! Il
existe bien sûr d’autres éventails en lien avec la Bretagne, ne serait-ce qu’en raison des
nombreux peintres que les beautés de notre région ont attirés, et le Musée Mathurin-
Méheut de Lamballe en cherche d’ailleurs actuellement de son artiste éponyme, auquel
un éventail a été attribué il y a quelques années et dont des feuilles ont été reproduites
dans des revues du début du XXe siècle. Quant au Musée des Beaux-Arts de Rennes, il
semble peu doté en la matière, même si le Bulletin de la SAHIV (t. 57) relate que lors de
la séance du 10 novembre 1931 Paul Banéat signalait le don par Mme Castex d’un
« éventail sur papier peint et inscription d’une romance, époque Louis XVI ». Où est cet
éventail ?
Parmi les éventails « multiculturels » , les éventails amérindiens et européens
Autre préalable avant de mettre l’accent sur les relations entre les cultures
européenne et amérindienne, il n’est pas inutile d’évoquer quelques éventails illustrant
la complexité des relations entre l’Asie, mère des éventails pliés ou brisés, et l’Europe.
Ainsi se développa à la fin du XVIIe siècle (époque Kangxi, deuxième partie du règne de
Louis XIV) l’importation en Europe d’éventails brisés (formé de lamelles reliées par un
fil). Ces éventails étaient à l’origine tout à fait chinois, quoique faits spécifiquement
pour l’exportation ; certains mirent d’ailleurs en scène des Occidentaux. Ce type
d’éventails amena rapidement en Europe le développement d’une mode et d’une
fabrication d’éventails brisés.
Ceux-ci furent souvent plus ou moins en « chinoiserie », en particulier sur la partie
inférieure9. Plus tard dans le XVIIIe siècle ces éventails (désormais surtout « pliés ») de
chinoiserie fabriqués en Europe seront très courants, en particulier en Angleterre, qui
dans le même temps importait des quantités de montures chinoises, y adaptant souvent
des feuilles européennes. Le plus curieux est que l’espace asiatique produira aussi
(toujours pour l’Europe il est vrai) des éventails dans le style européen, dont le mode de
fabrication, ou des détails surprenants, manifestent l’origine. Ainsi l’un d’eux, sans
doute produit des possessions portugaises d’Asie du Sud-Est, doté d’une feuille
reprenant une scène de François Boucher, montre sur ses brins un vaisseau européen
plus ou moins bien compris et surtout le visage d’un Européen (peut-être un officier
breton ?) doté d’un caractéristique « long nez »10 !
Ainsi accoutumés à l’exotisme dans ce domaine, c’est tout naturellement que les
Européens s’intéressèrent aux écrans ou éventails qu’ils découvrirent en Amérique, tel
celui qui se trouve actuellement au Museum für Völkerkunde11, à Vienne. Et très tôt ils
8 Collection CPHB 1397. On y voir, pour la boisson anisée 1 Pote un matelot de la
« Royale » qui, grâce à la mobilité du manche de l’écran, roule des yeux en se
frottant la panse…
9 Appelée, en termes techniques, la « gorge ».
10 Collection CPHB 1497.
11 Catalogue n° 43.281. Cet éventail ou écran composé d’un disque de 65 cm de
diamètre et d’un long manche (hauteur totale 119 cm) est mentionné dans
l’inventaire de 1596 du château d’Ambras (Innsbruck, Autriche). Son dessin montre
une influence européenne, mais il est de fabrication manifestement indienne, et
présumée mexicaine. Il se compose sur une structure en roseau d’un anneau de
4
ont voulu faire contribuer les talentueux artisans locaux à la fabrication d’objets
correspondant mieux au goût de la clientèle, éventuellement en adaptant la production
indigène sur des supports européens. Ainsi le Fitzwilliam Museum de Cambridge
possède-t-il un remarquable écran en plumes, supposé réalisé dans la deuxième moitié
du XVIIe siècle en Amérique centrale, mais monté sur un manche européen12. C’est ce
que l’on voit avec les quelques rares éventails pliés mexicains en marqueterie de plumes
qui ont subsisté. L’un d’eux, que l’auteur a eu la chance d’examiner, appartient au
Peabody Essex Museum de Salem (Massachussetts, USA), et a été présenté au public il y
a quelques années lors d’un symposium13. Il montre sur la face des cavaliers en armure
et au revers des fleurs surdimensionnées. Un autre exemple, créé au XVIIe siècle, se
trouve au Royaume-Uni14. Il est constitué de plumes, notamment de colibri, appliquées
sur de la soie. On y reconnaît sur la face Pyrame et Thisbé à gauche et à droite Persée
délivrant Andromède d’un monstre marin. Le revers est plus bucolique.
La collection de Robien et son écran Micmac
L’arrière-plan étant ainsi brossé à grand traits, nous pouvons aborder l’étude de
l’écran micmac réputé appartenir à la collection de Robien, qui est –en plus petit- pour
Rennes ce qu’est pour le British Museum la collection contemporaine de sir Hans
Sloane (1660-1753), modèle de bien des collectionneurs du XVIIIe siècle.
Christophe-Paul, marquis de Robien (1698-1756) est un aristocrate breton, d’une
ancienne famille de bonne noblesse qui, particularisme breton, semble avoir progressé
dans la société en devenant « de robe ». Président du parlement de Bretagne, il possédait
un hôtel particulier à Rennes, deux châteaux, divers titres et terres et une opulente
fortune renforcée par un beau mariage malouin. Il fut magistrat, mais aussi historien,
naturaliste, collectionneur d'art, et, sur le tard; membre de l'Académie des Sciences et
Belles-Lettres de Berlin. N’ayant pu obtenir la création en Bretagne d’une telle
Académie, il se consacra à sa riche bibliothèque et à sa collection personnelle de
gravures, statues, tableaux, animaux, plantes, minéraux et objets rares ou précieux. Son
cabinet de curiosités était connu. Il en établit lui-même, en 1748, un inventaire
manuscrit en quatre volumes15.
Son fils, également président du parlement, hérita la collection et l’agrandit sans
doute un peu. Lors de la Révolution, il émigra, et ses biens furent saisis. C’est ainsi que
quelques objets canadiens se trouvent au Musée des Beaux-Arts de Rennes. Quand et
comment l’écran est-il entré dans la collection puis au musée ? La « traçabilité » n’est
hélas pas parfaite. Comme l’indique Gauthier Aubert16
plumes probablement teintes, collées sur du papier d’agave. Des plumes de perroquet
sont fixées au pourtour de l’anneau.
12 Fitzwilliam Museum, Cambridge (Royaume-Uni), Messel-Rosse Collection, Inv.
M.358-1985.
13 22 mars 2012, Daniel Finamore (Peabody Essex Museum), « A Mexican featherwork
fan for the Spanish market, early 1600s ».
14 Connu comme Westrow mexican feather mosaic fan (Breamore House, Hampshire,
Royaume-Uni).
15 Le lecteur intéressé par Christophe-Paul de Robien consultera en particulier l’ouvrage
faisant suite à la thèse de Gauthier Aubert, Le président de Robien : gentilhomme et
savant dans la Bretagne des lumières , Rennes, PUR, coll. Art et Société, 2001.
16 Gautier AUBERT, Le président de Robien, op. cit., p. 212.
5
…le président s’intéressait sensiblement moins aux artificialia exotiques qu’aux objets
antiques et notamment romains. Alors que la moindre clé romaine est citée et dessinée, le
président reste le plus souvent imprécis sur la nature et le nombre d’objets exotiques qu’il
possède.
Rien de surprenant donc que, dans l’inventaire dressé en 1748, C.-P. de Robien se
contente d’écrire : « Je pourrais placer à la suite de ces dieux les différents ouvrages de
l’art et de l’industrie de ces différents peuples d’Amériques […] leurs ornements de
plumes, de porc-épic. Et une infinité d’autres ouvrages »17. Ainsi à cette date les objets
indiens ne sont pas répertoriés, mais, et il est important de le noter, ils sont bien
considérés comme « ouvrages de l’art », et non plus comme le faisaient généralement
les collectionneurs précédents ou même contemporains, comme de simples curiosités à
l’instar de certaines créations bizarres de la nature. Le collectionneur envisage-t-il
seulement d’en acquérir ? Figurent-ils déjà dans sa collection ? C’est ce que nous avons
tendance à penser. G. Aubert ne cite-t-il pas un ami du président de Robien, le poète
Paul Desforges-Maillard, qui évoquait « les monuments exquis, tributs des plus
lointains rivages »18. Quoi qu’il en soit, la mention de « porc-épic », typique (entre
autres) de la culture micmac est à noter. Dans la collection vont figurer en finitive
plusieurs objets attribués à cette nation Micmac19 : deux canoës, ainsi que – selon toute
vraisemblance – l’écran qui nous intéresse.
En 1801, l’inventaire du musée mentionne en effet : « éventails et écrans, 6 ». En
1810, six éventails sont décrits, dont un « Éventail en écorce d’arbre brodé ». En 1850,
l’inventaire répertorie un « écran en plaque d’écorce orné de fleurs, animaux,
personnages garni en natte d’un travail lourd »20. Cette succession nous autorise,
quoique sans certitude absolue, à penser que l’écran que nous voyons aujourd’hui
provient bien de la collection de Robien. Mais appartenait-il déjà au marquis lors de la
rédaction de l’inventaire, tout en étant jugé trop ordinaire pour y être nommément
17 C’est exactement le même terme que l’on trouve pour les objets chinois : « une
infinité de leurs autres ouvrages » (Gautier AUBERT, Le président de Robien, op. cit.,
p. 212).
18 Gautier AUBERT, « Un collectionneur provincial vu par ses contemporains : le
Président de Robien (1698-1756) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t.
105/4, 1998, p. 47. G. Aubert nous laisse penser que l’absence de mention de cet
écran par les visiteurs du président de Robien ne signifie en rien qu’il ne faisait pas
partie des collections, car « Les pièces d’art moderne et occidental et celles d’outre-
mer n’étaient alors pas perçues comme les parties les plus notables du cabinet »
(Ibid., p. 53).
19 Les Micmacs occupaient à l’origine un territoire s’étendant sur cinq provinces
canadiennes (la Gaspésie, au Québec, le nord du Nouveau-Brunswick, l’actuel
Prince-Édouard, la Nouvelle-Écosse, et Terre-Neuve) ainsi que sur une partie de
l’État du Maine (États-Unis).
20 Informations communiquées par François Coulon, conservateur au Musée des Beaux-
Arts de Rennes, grâce à qui ce travail a pu être entrepris, d’abord pour une
intervention à Edmonton, Alberta (Canada, colloque Passages. Cultures de
l’échange et espace mondialisé au 18e siècle (Société canadienne d’étude du XVIIIe
siècle, 17-20 octobre 2012 : « L’éventail au croisement des cultures - l’exemple d’un
« écran micmac européen »).
6
Illustration 1 Écran micmac de la collection de Robien, verso (Musée des Beaux-arts de Rennes)
7
désigné ? Est-il entré dans sa collection entre 1748 et son décès en 1756 ? Ou le doit-on
à son fils, Paul-Christophe ?
Tentons d’abord de répondre à cette question en considérant les faits historiques. Les
Anglais, propriétaires de l’Acadie depuis le traité d’Utrecht en 1713, débutèrent
l’expulsion des Acadiens en 1755, prirent Québec en 1759 et Montréal en 1760. On sait
que le traité de Paris mit fin en 1763 à la présence française en Amérique du Nord21.
Mais en fait, de 1749 à 1779, les heurts furent importants entre les indiens Micmacs,
alliés des Français, convertis au catholicisme, et les Anglais. Dans cette période, les
liens entre les Micmacs (ou autres nations voisines) et la France, et en particulier
Bretagne (pourvoyeuse de marins, de militaires, de missionnaires…) n’ont pu que
décroître. On sait que C.-P. de Robien faisait à Paris de fréquents séjours, et en profitait
pour faire des achats auprès du commerce parisien, dont le célèbre Gersaint. Mais il
semble que c’était plutôt pour son cabinet de minéralogie ou d’antiques. Notons quand
même que le naturaliste péruvien Davila, client de Gersaint, possédait de nombreux
objets provenant « des sauvages du Canada, sauvages d’Amérique, Indiens venant du
pays des amazones, Indiens du Pérou, Paraguay, Mexique »22. D’ailleurs, pour acquérir
un tel objet, nul besoin d’aller dans la capitale : le président était par nature lié à divers
titres avec les marins et armateurs de Saint Malo (surtout), Lorient, Brest23 ou Nantes
comme avec des ecclésiastiques séculiers ou missionnaires, présents au Québec comme
en Acadie à l’époque.
Nous avons ainsi pensé aux spiritains, congrégation fondée par le rennais Claude
Poullart des Places 24, comportant de nombreux Bretons et qui fut très présente dans le
Canada alors français, notamment par l’action voire l’activisme de l’abbé Pierre
Maillard. Les récollets aussi étaient actifs. Ils avaient été la première congrégation
installée sur le sol canadien. Leur Province de Bretagne jouait un rôle important dans le
secteur qui nous intéresse et avait des liens tout particuliers avec la Marine Royale25.
Tout ceci n’allait pas sans heurts (et même procès) entre les Récollets eux-mêmes (des
Provinces de Bretagne et de Paris) et avec le reste du clergé (séculier et spiritains)26.
C’est l’évêque de Québec qui arbitrait ces différends, et de 1741 à 1760 c’était un
21 Sous les réserves de la Louisiane – pour peu de temps –, et de Saint-Pierre-et-
Miquelon.
22 Catalogue de sa vente de 1767 (Guillaume GLORIEUX, A l’enseigne de Gersaint,
Champ Vallon, Seyssel, 2002, p. 320-321). Mais le naturaliste n’avait pas acheté ces
objets-là chez Gersaint, semble-t-il.
23 Ainsi, en 1735, avec intervention d’un officier de marine cousin de Robien, la
brestoise marquise de Vienne propose-t-elle des monnaies mais aussi des curiosités
exotiques, dont porc-épic de mer et « casse teste des sauvages de bois d’ébène »
(Gauthier AUBERT, Le président de Robien, op. cit., p. 183).
24 à Rennes en 1679, décédé en 1709. Au Canada, l’action de Pierre Maillard a été
particulièrement remarquée (Maxime MORIN : « L’abbé Pierre Maillard : une figure
missionnaire emblématique du XVIIIe siècle acadien », Études d’histoire religieuse,
vol. 75, 2009, p. 39-54). Notre enquête auprès des spiritains encore présents à
Rennes a été infructueuse.
25 Hervé MARTIN, « Les Franciscains bretons et les gens de mer. De Bretagne en Acadie
(XVe-début XVIIIe siècle) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 87/4, 1980,
p. 641-677.
26 Voir http://www.umoncton.ca/umcm-ceaac/files/umcm-ceaac/wf/wf/pdf/pg53.pdf
8
Rennais, Henri-Marie du Breil de Pontbriand, d’une famille anciennement et récemment
connue dans cette ville. Notre évêque, qui avait renoncé à une carrière de parlementaire,
était bien évidemment connu du président de Robien auquel il était d’ailleurs apparenté
par alliance, d’autant que l’on sait que Robien avait des contacts avec l’abbé de
Pontbriand, autre érudit local.
Reconnaissons que nous ne pouvons déterminer avec certitude quand et par quel
biais l’écran micmac entré en 1793 dans les collections publiques est arrivé à Rennes.
Cependant, d’autant que l’essentiel de la collection semble avoir été constitué par
Christophe-Paul avant son décès, et guère par son fils Paul-Christophe, nous nous
sentons fondé à faire l’hypothèse que le président de Robien a pu acquérir l’écran
micmac à la fin des années 1740 ou au début des années 1750, peut-être par des
intermédiaires bretons en lien avec le Canada.
Illustration 2 Écran micmac de la collection de Robien recto (Musée des beaux-arts de Rennes)
9
Peut-on confirmer la datation de cet objet ?
Par l’étude de l’objet lui-même, longtemps sans numéro d’inventaire, mais rattaché à
la collection de Robien sous le n° 1794.1.898, nous allons tenter de confirmer – ou
d’infirmer- la vraisemblance de cette hypothèse. Que dit la fiche descriptive du Musée ?
Écran de forme occidentale en écorce de bouleau brodée représentant sur une face un
Indien sous un arbre est perché un oiseau plus grand que nature, un chien avec une
balle à ses pattes, et des motifs géométriques de part et d’autre du manche. Le revers
présente des motifs d’arcs et de flèches.
Dimensions : L. 36 x l. 24 x ép. 1,3 cm. (dont 26 x 24 cm pour l’écran proprement dit).
Techniques : écorce doublée et découpée montée sur manche de bois taillé en U, brodée
de racines de conifères teintes et d’épines27 de porc-épic teintées, et ornée de rosaces en
perles de porc-épic teintées aux 7 angles. Manche revêtu d’une spirale végétale (racine ?).
Illusrations 2 et 1 : Écran micmac de la collection de Robien (Musée des Beaux-Arts de Rennes) – Recto verso et
L’avis des spécialistes qui ont étudié l’objet de Rennes permet d’affirmer qu’il s’agit
bien d’une production de l’artisanat de la région située entre le lac Champlain, le Saint-
Laurent et l’Atlantique, micmac le plus vraisemblablement, ou abnaki. De tels objets
ont été amenés en Europe dès le XVIIe siècle. Ainsi le père Le Clercq, dans sa Nouvelle
Relation de la Gaspésie mentionne en 1695 : « […] le poil de porc-épi [sic] avec lequel
elles enjolivent les canots, les raquettes, et les autres ouvrages qu’on envoie en France
par curiosité »28. Comme l’indiquait Christian Feest29, conservateur au Musée
d’Ethnologie de Vienne, et spécialiste des cultures amérindiennes et notamment
algonquines30 :
Dès le XVIIIe siècle et en particulier chez les Micmacs, la décoration au moyen de piquants
de porc-épic fut étendue à divers types de surfaces, et de nouveaux types de contenants
furent introduits, les deux phénomènes étant, tout au moins pour partie, inspirés par les
pratiques et les modèles européens.
L’art de la broderie en piquants de porc-épic est endogène au continent américain, et
essentiellement à l’Amérique du Nord, même si l’on en trouve de rares exemples en
27 On dit aussi « piquants », comme le Rapport de traitement de conservation-
restauration par Mme Claire Faye, en date du 13 août 1997, communiqué par le
Musée.
28 Chestien LE CLERCQ, Nouvelle Relation de la Gaspésie […], Paris, A. Auroy, 1695,
p. 60.
29 Auteur de nombreux ouvrages, dont en français L’art des indiens d’Amérique du
Nord; traduit de l’anglais par Wendy Tramier, Thames, Londres, 1994. Il a dirigé
l’ouvrage Les civilisations des Indiens d’Amérique du Nord, Könemann, Cologne.
30 Christian FEEST (dir.) Premières Nations, collections royales : les Indiens des forêts
et des prairies d’Amérique du Nord, Paris, Réunion des Musées nationaux/musée du
quai Branly, 2007, p. 7. C’est le catalogue publié à l’occasion d’une exposition au
musée du quai Branly, dont C. Feest était commissaire.
10
Amérique du Sud, chez les Bororos du Brésil par exemple31. On pense que c’était avant
1840 un des principaux modes de décoration des indiens d’Amérique du Nord, même si
ceux-ci utilisaient aussi également de l’écorce (comme dans le cas que nous étudions),
des plumes, des petits cailloux ou des coquillages, des cheveux ou du crin de cheval.
Mais le seul mode de décoration pouvant s’adapter à tout support et à toute surface ou
dimension était la broderie en piquants. Malheureusement, il n’existe que peu de
sources concernant cet artisanat. Aussi les origines et l’ancienneté de cette technique
restent incertaines. Les plus vieux travaux brodés retrouvés datent du XVIIIe siècle, au
mieux de la fin du XVIIe. Toutefois des outils datant du Ve siècle ont été découverts et
l’on peut penser que cette technique remonte à la période préhistorique. À partir du
XVIIe siècle, le beadwork, broderie avec des perles, a été introduit par les Européens.
Ces perles en verre, brillantes, solides, colorées et beaucoup plus faciles à utiliser, ont
très tôt remplacé les piquants de porc-épic, fragiles et difficiles à broder, même si
souvent les deux techniques ont coexisté sur un même objet. Mais, surtout dans le but
de vendre aux touristes les objets ainsi créés, certaines tribus ont perpétué la technique
du porc-épic. Aujourd’hui c’est essentiellement dans le Saskatchewan (centre du
Canada) que l’on trouve des brodeuses et brodeurs en piquants.
Ces objets seront produits en masse aux XIXe et XXe siècles. On trouve en particulier
des boîtes, des plateaux, des chaussures et autres accessoires du costume, et même des
manches d’éventails en plumes32, que l’on trouve assez abondamment dans les
collections publiques ou privées. Mais les écrans sont rares, y compris au XIXe. Nous
mentionnerons une paire acquise il y a quelques années par le musée du Nouveau
Brunswick33. Ces écrans sans provenance connue sont constitués de panneaux d’écorce
ornés de broderie en poil d'orignal naturel d’origine inconnue [peut-être wolastoqiyik
(malécite)]. Des peintures d’allure européenne, dues à lady Helen Macdonald Campbell
(1780–1848) ou à sa fille, y mettent en scène des populations locales. Un autre exemple
de ces travaux de technique locale mais d’inspiration toute étrangère est donné par un
autre écran actuellement sur le marché34. Cet écran reste d’allure très européenne
malgré l’utilisation partielle de techniques autochtones ; ici aussi, les piquants de porc-
épic sont remplacés par des poils d’orignal durcis et teintés. Ces objets, comme
d’ailleurs celui de Rennes sont bien différents des éventails des cultures amérindiennes.
En effet l’éventail traditionnel des premières nations est généralement constitué de
31 Nous tirons ces renseignements de la thèse de Marie Goyon, Dynamiques de
transformation et de transmission d’un savoir-faire : le « travail aux piquants » des
Amérindiens des Plaines de la Saskatchewan (Canada), Lyon, Université Lumière
Lyon 2, thèse de sociologie et anthropologie, 2005.
32 On en trouve dans les musées nord-américains et les collections privées. Voir par
exemple S. GOULD, « A North American Bird and Feather Fan », Fan Association of
North America Journal, été 2012, p. 32-35.
33 Inventaire 2011.8.1. Cette paire d’éventails, ou écrans, est associée à la famille de sir
Archibald Campbell (1769-1843), lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick de
1831 à 1837. Ces objets sont très révélateurs de l’histoire sociale et culturelle du
Nouveau-Brunswick et des toutes premières représentations réalistes des
Autochtones, presque assurément la communauté wolastoqiyik (malécite), de leurs
types d’habitations, leurs vêtements et leurs moyens de transport au Nouveau-
Brunswick (note transmise par le Musée).
34 Trinity Antiques, Victoria Clark, Royaume-Uni.
11
plumes assemblées irrégulièrement, et de même les écrans n’ont pas la forme de leurs
homologues européens.
D’autres objets étaient peut-être plus proches de l’écran du Musée des Beaux-Arts de
Rennes. Ainsi, lors de la Great Exhibition de Londres en 1851, dans l’« Examen des
éventails et des écrans exposés » nous pouvons lire35 :
AMÉRIQUE. Il n'était venu des États-Unis que des chasse-mouches en plumes de paon,
et du Canada qu'un écran d'écorce et des éventails des Indiens iroquois qui résident à
Gaughnawaya, près de Montréal. Les Indiens du Cap Breton, dans la Nouvelle-Ecosse,
font, avec les piquants d'une espèce de porc-épic, des écrans qu'ils doublent d'une écorce
légère, et qui se distinguent par l’originalité des dessins et l'éclat des couleurs.
La présentation anglaise de la même exposition nous dit seulement qu’une
demoiselle Helen Rocheleau, de Three Rivers, a contribué par un éventail fait en écorce
d’arbre (made of the bark of a tree), et que les Natives de Nouvelle-Écosse ont produit,
entre autres objets, un éventail apparemment fixe et orné de piquants de porc-épic.
Hélas, nous ne disposons pas d’illustrations. Quoi qu’il en soit, s’il est assurément
indien par sa technique, l’écran du Musée des Beaux-Arts de Rennes est également
européen car, on va le voir, très vraisemblablement inspiré par les modèles français36.
La forme est typiquement européenne : c’est celle de nombreux écrans utilisés surtout
autour des cheminées.
Quand nous avons pour la première fois découvert cet écran, nous avons espéré
pouvoir, par la comparaison avec les écrans européens, lui donner sinon une date
certaine, du moins un annus a quo situé ou non pendant l’existence du président de
Robien. Christian F. Feest37, a en 1998 suggéré les années 1770 environ. Dans ce cas
l’écran serait entré dans la collection après le décès de C.-P. de Robien et la fin de la
domination française. Pour les comparer avec l’écran micmac, nous avons examiné un
grand nombre d’écrans, datés (ou plus souvent, datables) de différentes périodes du
xviie siècle, voire antérieurs. Nous en passerons certains en revue.
Un écran en carton (sur manche en bois tourné) possède des côtés rectilignes mais
peut rappeler, par ses courbes en haut et en bas, l’objet étudié. Présentant des vignettes
imprimées et peintes montrant au recto un combat naval (entourage de feuillages) et au
verso la fable de La Fontaine Le Geai paré des plumes du Paon, il est donné comme
datant de 1800 environ38. Du dernier quart du siècle, un écran italien approche par sa
forme de l’objet de Rennes39. D’autres, aux formes encore plus proches de l’écran
micmac, sont répertoriés jusque dans les années 1780. Ainsi une série de six écrans
imprimés fut éditée en 1781 à la naissance du fils du roi, Louis-Joseph-Xavier dit le
Premier Dauphin –, par Petit, le principal créateur d’écrans de l’époque. L’un d’eux,
appartenant à la collection du Musée des Arts décoratifs de Bordeaux, fut montré en
35 Exposition universelle de 1851. Travaux de la Commission française sur l’industrie
des nations (Charles Dupin), Paris, 1855, p. 92-93.
36 C’est surtout la France qui produit ces objets, mais on les trouve aussi en Italie, en
Allemagne, etc.
37 Voir note 14 ci-dessus.
38 CPHB 540. Pour ce qui est de sa collection, l’auteur est à la disposition des chercheurs
qui souhaiteraient obtenir des images.
39 Alberto MILANO, Elena VILLANI, Museo d’Arti Applicate, Racolta Bertarelli. Ventole
e ventagli, Milano, Electa, 1996 (n° 64 de ce catalogue).
12
exposition il y a quelques années40. Un autre exemple peut être donné à partir d’une
série qui accompagnait en 1768 la sortie des Moissonneurs de Favart41. La datation est
ici facilitée par l’existence de textes, notamment au verso, et par les dates connues des
représentations. Nous avons vu dans une collection privée42 trois de ces écrans avec un
manche recouvert de soie, caractéristique qui correspondait à un produit de luxe, mais
qui trouve un écho affaibli dans l’entourage végétal de l’objet micmac.
Une datation de notre objet vers 1770 voire après ne serait donc pas impossible. Pour
autant, une date antérieure peut tout aussi bien être proposée. En effet il existe en bon
nombre des écrans plus anciens et des mêmes formes et dimensions que l’écran de la
collection de Robien. Ainsi en 1763 le même fabricant évoqué supra a-t-il édité, comme
en atteste la mention « A Paris chez Petit rue du petit pont A l'image N. Dame », une
série accompagnant l’érection sur la place Louis XV de la statue du monarque
éponyme43. Ces écrans44 représentent, avec force explications laudatives, la dite place et
des épisodes victorieux de la vie du roi. On notera qu’ils ont à peu de chose près la
même forme que ceux qui seront repris (cf. supra) lors de la naissance du premier fils
de Louis XVI et Marie-Antoinette : mais, d’évidence, ce sont ceux de 1781 qui, avec
leurs contours rococo, sont anachroniques en pleine période néoclassique. Même en
1763, ils commençaient à dater ! Peut-être le commerçant devait-il utiliser des restes ?
Toujours proche par la forme, un écran avec feuille en eau-forte aquarellée est daté
de 1750 et présenté comme italien, mais à notre sens pourrait plutôt être français45. On
en trouvera d’autres exemples dans l’étude de Georgina Letourmy et Daniel Crépin
évoquée en introduction46. Ainsi, avec une forme assez proche de l’écran du Musée de
Rennes, une Bergère et ses moutons, écran dessiné par François Boucher, gravé par Le
Prince, imprimé à Paris par Gabriel Huquier (d’une série de douze) entre 1749 et 176147
40 Inv. 69.3.518, n° 71 de l’exposition (Bernadette DE BOYSSON (éd.), Éventails Histoire
de goût - Autant en porte le vent, Paris, Musée des Arts décoratifs de
Bordeaux/Somogy éd. d’art, 2004, p. 62.
41 Charles-Simon FAVART, Les Moissonneurs, « comédie en trois actes et en vers,
meslée d’ariettes, représentée pour la première fois par les Comédiens Italiens
Ordinaires du Roi, le 27 Janvier 1768 ».
42 Paris, France.
43 La place deviendra place de la Concorde, et la statue, mise à mal par la Révolution,
sera remplacée par l’obélisque de Louxor.
44 Par exemple CPHB 497 et 498.
45 Elena VILLANI, Sulle Ali del Tempo – On the Wings of Time, Milano, Linda Bennati
de Dominicis, Litograf Editor, 1999.
46 Georgina LETOURMY, Daniel CRÉPIN, Le Vieux Papier : divers numéros de 2012 à
2014.
47 Georgina LETOURMY, Daniel CRÉPIN, Le Vieux Papier, n° 404, p 452, Ill. 5 (coll. D.
Crépin).
13
Illustration 3 : Écran de Gabriel Huquier d’après François Boucher, Bergère et ses moutons (dans Livre
d’écrans) (coll. Crépin)
Mais le même Huquier avait publié bien avant 1750 nombre d’autres feuilles pour
écrans de forme voisine, par exemple en 1738 ou en 1737 dans un recueil de Différentes
pensées d'Ornements arabesques48. Il est vrai que les estampes ne sont pas toujours
datées, ou que la date imprimée a disparu lors de la découpe pour confection de l’écran.
De plus, le montage de l’estampe sur l’écran peut bien sûr être postérieur à la gravure.
Ainsi un écran français porte d’un côté une gravure d’après Watteau et de l’autre une
carte de l’Afrique datée de 174149. L’écran peut donc dater de 1741, ou être postérieur.
En général cependant, les écrans sont contemporain des estampes qu’ils portent, car ces
objets sont souvent liés à la mode ou à l’actualité. Des estampes pour écrans de Martin
Engelbrecht, d’après Watteau, peuvent ainsi être datées de 1734 ou 173550. On trouve
vers 1730 d’autres objets de même allure51. La date de l’estampe est heureusement
48 Par exemple École Nationale des Beaux-Arts, Paris, estampe Inv. Est 1445.
49 Coll. L de Dominicis (G. NAPOLI, Fan Association of North America Journal,
Automne 2010, p. 26.
50 Ibid., p. 44, Estampes pour écrans, ca. 1735, Martin Engelbrecht (1684-1756),
Augsbourg.
51 Par exemple, Monika KOPPLIN, Kompositionen im Halbrund. Fächerblätter aus vier
Jahrhunderten, Staatsgalerie Stuttgart, 1983.
14
parfois certaine, comme avec une série d’après Watteau due (encore) à Huquier en
172952. Pour les objets non imprimés il faut encore plus souvent se contenter de l’avis
des connaisseurs, comme pour un écran appartenant à une collection américaine et daté
des années 173053. Au Rijksmuseum d’Amsterdam, on peut voir un écran54 à feuille en
tapisserie, contournée de manière assez semblable à celle de l’écran que nous étudions,
et qui est daté entre 1688 et 1720. On trouve aussi, avec une forme similaire, des objets
annoncés du XVIIe siècle en 199955… mais de 1760 en 200456 ! (nous y reviendrons). On
peut même rapprocher de l’écran micmac, un « écran royal » de la fin du règne de Louis
XIV57, et même, en particulier en raison des franges qui entourent partiellement notre
objet, un écran lui entièrement frangé- et (en ce qui concerne la feuille datée de
1639) à Stefano della Bella (aussi dit Étienne de La Belle)58. Il n’empêche que dater les
écrans et les éventails n’est pas toujours aisé. Ainsi un groupe de quatre feuilles présent
dans un musée berlinois59 est maintenant daté « environ 1760 » alors qu’il y a trois
décennies il était donné pour 1730 environ60.
En définitive, notre seule quasi-certitude est donc que l’objet reprend un modèle
européen, vraisemblablement français et datant des années 1730 à 1780. Toutefois les
circonstances historiques et biographiques rendent plus plausible une création vers
1750, du vivant de Christophe-Paul de Robien. Il s’agit de toute façon à notre
connaissance du seul objet de ce type et du plus ancien écran mêlant les cultures
européenne et des Premières Nations de l’Amérique du Nord-Est.
Une vraie rencontre des cultures
Car ce qui dans cet objet doit retenir le plus l’attention ce n’est pas qu’il utilise,
comme on l’a vu, des techniques amérindiennes, sans doute micmac ; ce n’est pas non
plus qu’il s’adapte à une forme européenne – sans doute française. Ce qui doit nous
frapper, c’est qu’il réalise une rencontre plus intime : il est en effet fondamentalement
indien et européen. Plusieurs éléments manifestent à nos yeux cette interaction des
cultures. Déjà signalée sur d’autres objets, elle nous paraît ici précoce et
particulièrement significative.
52 Les Cinq Sens et l’Alliance, d’après Antoine Watteau, Gabriel Huquier, chez Huquier
(série de six écrans), 1729, Paris, Bibliothèque des Arts Décoratifs, cote Maciet
ORN/15/11-16.
53 Collection Ellen Dennis, Texas, avis d’Aldo Dente, collectionneur et chercheur
italien.
54 Inv. BK-NM-3152.
55 B. HODGKINSON, « Straw Work », Fans, n° 69, été 1999, Fan Circle International, p.
18-23 et I-IV.
56 « Rara coppia di ventole in marqueterie di paglia. Francia, anno 1760 ca », Poesie
d’aria, arie di poesia, ventagli dalla Collezione di Martina Erica Spica, Lugano,
Edizioni Comunicazione e PR, 2004, p. 18.
57 L’ Écran Royal, BnF, coll. Michel Hennin, Estampes relatives à l’Histoire de France,
t. 65, pièces 5687-5764, période : 1689.
58 Screen with Rebus of Fortune etched by Stefano della Bella (1610–1664), ca. 1639,
The Metropolitan Museum of Art, DP818143.
59 Berlin, Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Kunstbibliothek,
Sammlungskontext: Ornamentstichsammlung, Inv. OS 94.280.
60 Monika KÖPPLIN, Kompositionen im Halbrund, op. cit., p. 74-75.
15
La technique elle-même, malgré son caractère local avéré, a pu être aisément
appropriée par le commanditaire européen. En effet, elle présente une parenté manifeste
avec les ouvrages européens de broderie mais surtout de marqueterie de paille : or des
écrans utilisant cette technique sont connus dès le XVIIe siècle (peut-être ? voir les
notes 55 et 56 supra) cette61
paire d’écrans rigides en marqueterie de paille, probablement français. Travail de la paille
avec bordure baroque et jeté central de fleurs sur fond de motifs en damier. Les manches
en bois tourné, orné de fleurs, les extrémités recouvertes d’un galon de soie rose et
d’argent.
Au siècle suivant, nous en trouvons assez souvent, dont plusieurs, en paille brodée
sur soie, sont représentés dans un ouvrage consacré à cette technique62. On trouve aussi
des éventails pliés avec marqueterie de paille en application sur la feuille, voire sur
certains brins ou sur le panache. Ainsi la marqueterie que Micmacs et autres premières
nations pratiquaient sur écorce en épines de porc-épic et racines n’a pu paraître
totalement étrangère aux Européens. Ces derniers ont certes pu l’adopter aisément, et
savoir la faire adapter à leurs goûts. Les ouvrages parlant de marqueterie de paille
rappellent souvent que beaucoup de ces travaux étaient réalisés dans les couvents
masculins ou féminins, tant par les religieux que par leurs assujettis (pauvres, malades,
élèves…). Voilà qui, à nouveau, nous rapproche, peut-être, des congrégations
religieuses, cette fois féminines, présentes au Canada au XVIIIe siècle, et qui, on le sait,
faisaient faire aux femmes indiennes des travaux pouvant mélanger des éléments des
deux cultures63.
Les sujets nous paraissent aussi témoigner de ce mélange culturel. L’habillement de
l’indien montré sur l’écran lui-même, très stylisé mais plausible, mélange les modes
locale et européenne, et sa ressemblance avec un « guerrier micmac, vers 1740 » montré
sur le site officiel « Passerelle pour l'histoire militaire canadienne » est frappante64.
Nous ne pouvons ici nous étendre sur la question du Middle Ground65 ou du
61 B. HODGKINSON, « Straw Work », op.cit., p. 21 : « pair of rigid fans of straw
marquetry, probably French. The straw work with a baroque border and central
spray of flowers against a background of checkboard patterns. The wooden sticks
shaped, painted with flowers, the ends covered with pink silk and silver braid ». La
photo nous incite cependant à penser que ces écrans sont plutôt du XVIIIe siècle.
62 Lison DE CAUNES, Serge GOLDSZAL, Catherine BAUMGARTNER, La marqueterie de
paille, Paris, éd. de l’Amateur, 1996, p. 83.
63 L’utilisation du poil d’orignal, attestée à la « période pré-contact » débouche sur la
broderie en poil d’orignal par fusion des connaissances des autochtones et du savoir-
faire des Ursulines. En 1714, mère Saint-Joseph, ursuline de Trois-Rivières, enseigne
l’art de la broderie sur l’écorce. Mère Sainte-Marie-Madeleine (Anne Du Bos), née à
Sillery en 1678, d’un père français et d’une mère huronne-wendate, consacra, selon
sa nécrologie (1734) les dernières années de sa vie à l’enseignement de la broderie,
notamment en poil d’orignal. Dès 1720, celle-ci est reconnue comme une forme de
travail d’aiguille très raffinée et élégante » (Notice du Musée Mc Cord, Montréal).
64 http://www.cmhg.gc.ca/cmh/image-111-fra.asp?page_id=114
65 Richard WHITE, Le Middle Ground, Toulouse, Anacharsis, coll. Essais, 2009
(l’édition originale, The Middle Ground: Indians, Empires, and Republics in the
Great Lakes Region, 1650-1815, Cambridge, Cambridge University Press, a connu
de notables répercussions). Pour l’auteur, pendant un temps Indiens et Européens
16
mimétisme66 dont pourrait témoigner notre écran. Il n’y a sans doute pas eu un ordre
détaillé du commanditaire. Un tel ordre va souvent de pair avec une incompréhension
du copiste dont les éventails (comme d’autres objets) réalisés en Chine donnent maints
exemples. Rien de tel ici : il n’y a pas de copie, et donc pas de faute ! Pour autant, le
sujet du recto (surtout) a pu être suggéré par un donneur d’ordre européen, à moins bien
sûr que l’artisan (une femme, peut-on supposer) n’ait spontanément adopté ce qui était
le plus « vendeur ». Signalons ici que ce que l’écran nous montre (avec un oiseau et un
chien) correspond bien au président de Robien. En effet, nous dit Gauthier Aubert67,
Le président semble avoir eu une attirance particulière pour les oiseaux. […] Une
affection toute particulière semble l’avoir lié à un ‘oiseau singulier des Indes’,
compagnon de son enfance. […] Le catalogue des collections révèle l’existence d’une
authentique petite ménagerie [dont] des ’chiens de Bengale.
Et C.-P. de Robien possédait, en pleine ville de Rennes, une meute de quinze chiens
qui lui avait valu l’inimitié empoisonneuse de certains voisins68. Plus généralement, les
motifs principaux représentés sur le recto n’ont rien d’étonnant pour un européen. La
présence même d’un Indien n’est pas si surprenante : on trouve, dès le XVIIe siècle, dans
la lignée sans doute des Indes Galantes de Rameau, des Indiens – il est vrai de fantaisie
– sur des éventails ou des écrans. Ainsi, sur un éventail montrant Vénus implorant
Vulcain de forger des armes pour Énée69, voit-on un dieu fleuve à apparence
amérindienne. Il y en avait sur bien des tableaux, comme un Poussin du
Metropolitan Museum de New York. Indianité à part, les éventails ou écrans européens
nous montrent si fréquemment des scènes non pas identiques mais comparables ou
équivalentes qu’il n’est guère utile de citer ici des références. La base de données que
l’auteur a élaborée70, ou même seule collection qu’il a constituée avec sa femme en
fournissent déjà de nombreux exemples. On voit des oiseaux dans des arbres, ou dans
des bouquets71, ainsi que des hommes souvent surdimensionnés marchant devant des
arbres, parfois avec un chien et poursuivant un animal. Au milieu d’autres emprunts à la
mythologie on trouve assez souvent aux XVIIe et XVIIIe siècles des scènes de chasse,
notamment avec la déesse Diane, avec ou sans le malheureux Actéon. Quand l’éventail
ou l’écran se tournent vers la scène de genre ou l’anecdote d’actualité, ils montrent
« ont édifié un monde commun compréhensible par tous les habitants de la région
des Grands Lacs ».
66 Étudié par exemple dans Gilles HAVARD, « Le rire des jésuites. Une archéologie du
mimétisme dans la rencontre franco-amérindienne (XVIIe-XVIIIe siècle) », Annales
Histoire, Sciences sociales, vol. 62, 2007/3, Amériques coloniales. La construction
de la société, p. 539-574.
67 Gautier AUBERT, Le président de Robien, op. cit., p. 151.
68 Gautier AUBERT, Le président de Robien, op. cit., p. 156.
69 Éventail vers 1730, (Angleterre ? France ?), Musée des Arts décoratifs de Bordeaux,
Inv. 1710.
70 Dans le cadre de ses travaux de recherche, à partir de ventes aux enchères spécialisées
et de quelques collections publiques ou privées. Voir sa thèse Sens et sujets de
l’éventail européen de Louis XIV à Louis-Philippe, sous la direction de Guillaume
Glorieux, Université Rennes 2, 2015 (thèse accessible en ligne :
http://www.theses.fr/2015REN20026/document).
71 Voir, Figure 4, un écran qui n’est pas sans similitudes avec celui de Rennes (coll.
privée, Paris).
17
fréquemment des contemporains chassant au fusil ou à courre, voire au faucon. Nous
pouvons même citer, il est vrai au-delà de la période ici étudiée, des éventails brisés de
1820 environ où une gouache naïve fait marcher un chasseur, comme l’indien de l’écran
micmac, derrière son chien et à côté de fleurs surdimensionnées. Il n’est d’ailleurs pas
besoin de regarder des éventails, des écrans ou d’autres objets d’art pour savoir la place
que la chasse occupait dans la société d’Ancien Régime. Il y a là une communauté
d’intérêts transculturelle, puisque ces intérêts tiennent à la nécessité vitale de se nourrir
mais aussi, dans toutes les sociétés préindustrielles, au rôle social assigné aux
hommes… même si quelques femmes se l’arrogent à l’occasion, telle Diane, souvent
utilisée d’ailleurs comme modèle dans les portraits mythologiques en vogue alors dans
la bonne société.
Illustration 4 : Écran (Coll. privée, Paris)
18
Illustration 4 : Éventail vers 1820, détail (Coll. de l’auteur)
La hache figurant au recto de l’écran n’est, il est vrai, guère présente sur écrans et
éventails européens, alors que nous pouvons mentionner une curieuse médaille
supposée française et de la première moitié du XVIIIe siècle, qui représente une tête
d’indien coiffé de plumes et une hache72. Mais les flèches, visibles surtout au verso de
l’écran micmac, n’ont pas, sur les écrans ou éventails français, cette discrétion. Elles
sont couramment associées non seulement au vocabulaire de la chasse mais aussi à celui
de l’amour. Les tourterelles ne sont pas apeurées par le carquois : ce n’est pas à elles
que les flèches sont destinées ! On ne saurait compter les flèches que darde Cupidon sur
tous ces objets galants dont les femmes du monde étaient alors friandes. Des éventails
ont même adopté cette forme. Les flèches qui ornent l’écran de la collection de Robien
ne pouvaient donc surprendre son commanditaire ou son utilisatrice.
Nous devons maintenant aborder une question essentielle, hélas sans véritable espoir
de la résoudre73 : de quoi parle cet écran micmac ET européen ? Au XVIIIe siècle encore,
la plupart des images européennes respectent la règle de l’ut pictura poesis. Nous avons
montré ci-dessus qu’à la vue de cet objet, l’imaginaire français était sans doute moins
dépaysé qu’on pourrait le croire. Quant aux Micmacs (comme d’autres), ils utilisaient
l’écorce de bouleau comme carte ou comme éphéméride, ce qui donna idée aux
missionnaires (notamment le jésuite Leclercq puis le spiritain Maillard, qui s’en attribua
72 Nova Scotia Museum, Halifax, Inv. P113/ 27.68 (6055)/ N-12,703.
73 L’auteur accueillerait avec gratitude avis et remarques, en particulier de spécialistes
des cultures des « Premières Nations ».
19
frauduleusement le mérite) d’inventer des « logographies »74. Et, comme l’indiquait
Claude Lévi-Strauss à propos d’autres broderies en épines de porc-épic : « Purement
décoratives en apparence, ces broderies de style géométrique étaient chargées de sens.
La brodeuse avait longuement médité leur contenu et leur forme »75. La brodeuse
présumée de l’écran de la collection de Robien était sans doute proche de ses voisines
étudiées au XXIe siècle par Marie Goyon, qui indique76 :
La broderie en piquants, les motifs, références et codes qu’elle emploie, apparaît en effet
comme un système symbolique de production et de mise en scène du sens, à l’instar d’un
langage. Cependant, elle ne l’est pas totalement puisqu’elle demeure formes, matières,
couleurs et non pas parole au sens strict. Ce qui rapproche cet art d’une langue est peut-
être essentiellement son aspect “communicationnel” : des messages sont émis, les motifs
forment dans une certaine mesure un code, qui peut être « lu » par ceux qui connaissent
ce code.
C’est ce que suggère, pour le plus ancien objet du Musée Mc Cord (Montréal,
Canada) qui soit décoré en porc épic (un fragment d’étui de couteau supposé dater de
1740 à 1780), le rédacteur de la présentation internet77 :
Au 18e siècle, la plupart des guerriers autochtones possédaient un couteau de fabrication
européenne, qu'ils transportaient dans une gaine décorée suspendue à une courroie portée
autour du cou. Ce panneau avant provenant d'une gaine de couteau ancienne est décoré
d'une broderie en piquants de porc-épic et il a été cousu avec du fil de tendon. Il est
possible que les motifs en forme de losange et de cercle aient été créés pour conférer à
l'arme une puissance spéciale.
Les femmes fabriquaient la majorité des vêtements et des accessoires, peignant,
tissant et cousant sur ces derniers des motifs cosmologiques puissants. Le choix des
matières et la manière dont l'objet était construit avaient parfois une profonde
signification : on pouvait ainsi chercher à plaire à certains esprits et à protéger la
personne à qui l'objet appartenait.
En même temps, il est clair que très tôt des motifs européens furent introduits dans
l’iconographie autochtone. Ainsi, sur une boîte du musée du Quai Branly, datée de la fin
du XVIIIe siècle, nous nous demandons s’il ne faut pas voir des fleurs de lys78 ! Alors
que l’écran de Rennes fut manifestement créé pour l’Européen, pouvons-nous
l’assimiler à un blason, comme le baron de Lahontan (1666-1715?) l’aurait sans doute
fait ? Celui-ci écrivait par exemple : « Les Nadouessis, ou Scioux, portent à l’escureuil
de Gueule mordant une citrouille d’Or »79. Ou doit-on y trouver une légende ou une
74 Voir, par exemple, Pierre DÉLÉAGE La Croix et les Hiéroglyphes. Écriture et objets
rituels chez les Amérindiens de Nouvelle-France (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, éd. Rue
d’Ulm/musée du quai Branly, coll. Æsthetica, 2009.
75 Claude LÉVI-STRAUSS, Mythologiques III, L’origine des manières de table, Paris,
Plon, 1968, p. 204.
76 Marie GOYON, Dynamiques de transformation…, op. cit.
77 Panneau pour gaine de couteau, Anonyme, Forêts de l’Est, Autochtone :
Menominee ?, 1740-1780, 5.7 x 23.1 cm, don de la Natural History Society of
Montreal, M11114.
78 Inv. 71.1878.32.54, fin 18e siècle, écorce de bouleau, piquants de porc-épic, 19 x 48 x
31,5 cm, 1526 g.
79 LAHONTAN (Louis-Armand de Lom, baron de), Nouveaux voyages de Mr. le baron de
Lahontan dans l’Amérique septentrionale, La Haye, Frères L’Honoré, 1703, p.190.
20
relation historique indienne ? L’oiseau est-il le mythique oiseau Kulloo des Micmacs,
dont la capture devait valoir au chasseur des pouvoirs magiques ? Il ne ressemble pas
aux images que nous avons pu en voir, et déjà sans doute on pouvait dire : « The Kulloo
no longer spread his wings between people and the sun80 ». Les anneaux, la balle, la
hache, les flèches, les arcs de cercle peuvent-ils être décodés ? Ou s’agit-il seulement
d’une accumulation hétéroclite ? On ne peut qu’être frappé de la parenté iconographique
avec des éléments symboliques présents jadis sur les pétroglyphes micmacs (visibles par
exemple au « Parc national et lieu historique national du Canada Kejimkujik »). Ces
ensembles d’arcs de cercle, de cercles, de flèches figurent sur nombre d’objets, comme
sur une boîte du Musée du Quai Branly à Paris81. Ils représenteraient les « sept
districts » traditionnels des Micmacs et sont même repris de nos jours sur certains
drapeaux de premières nations de l’est canadien ou du nord-est des États-Unis, comme
celui dessiné par Philip Young, artiste Metepnákiaq (Red Bank, Nouveau-Brunswick)
adopté par les Natuaqanek (de la première nation Eel Ground, Nouveau-Brunswick)
dans les années 1980. D’après Mark Dedam82 :
Le cercle représente l'unité et la force du peuple Micmac. Les quatre directions
représentent les quatre saisons et les quatre étapes de la vie. La couleur rouge représente
la force et la puissance, le jaune le soleil, le bleu l'eau et le ciel, et le vert les couleurs
naturelles de la nature.
Figure 5 : Boîte micmac, écorce de bouleau, piquants de porc-épic, 11,4 x 20,7 x 20,7 cm.
(Paris, Musée du quai Branly, n° inv. 71.1934.33.2444D)
La créatrice de l’écran partageait-elle ce système de représentations ? Quelle pouvait
être l’analyse d’un érudit du XVIIIe siècle comme le président de Robien ? Peut-être n’y
voyaient-ils, les uns et les autres, pas plus que le visiteur du Musée des Beaux-Arts de
Rennes qui, dans le Cabinet de Robien restitué, découvre cet objet d’un œil distrait.
Lahontan, très célèbre et lu à son époque, fut l’un des précurseurs du concept du «
bon sauvage ». Il y a débat sur la part d’invention dans ses écrits.
80 Robert .E. NICHOLS, Birds of Algonquin Legend, Ann Harbor, University of Michigan
Press, 1995, p 139 (le Kulloo ne déploie plus ses ailes entre le peuple et le soleil).
81 Boîte micmac, écorce de bouleau, piquants de porc-épic, 11,4x20, 7 x 20,7 cm,
inv. 71.1934.33.244).
82 Conseiller municipal et photographe à Mirimachi, sur www.crwflags.com/ (août
2012) (notre traduction).
21
Nous ne pouvons conclure de manière définitive, d’autant que cette étude en partant
de la recherche en histoire de l’art sur les éventails et écrans européens du XVIIIe siècle
nous a mené non seulement sur un autre continent, mais aussi à la rencontre de cultures
inconnues de nous, et que nous ne pouvons approcher qu’en empiétant sur le champ de
disciplines qui nous sont largement étrangères elles aussi. Nous oserons toutefois livrer
un sentiment tout personnel, né à l’occasion de cette réflexion alors que nous songions à
la triste histoire des Indiens Osages attirés en France en 1827 par un exploiteur, narrée
sur un écran et un éventail brisé83. L’écran micmac désormais à Rennes n’est certes
qu’un simple jalon dans la rencontre des cultures européenne et amérindienne. Sans
doute, comme l’indiquait Christian Feest en présentation de l’exposition du Quai
Branly84 :
Dès le XVIe siècle, ces objets étaient conservés dans les cabinets de curiosités
d’aristocrates et de savants d’où sont nés nos musées actuels à partir de la fin du XVIIIe
siècle. Quand bien même acquis en premier lieu (et souvent même fabriqués) pour
répondre au goût des collectionneurs, ces objets constituent pour nous le plus direct des
accès au passé indigène ; ils racontent à leur manière comment ces peuples vivaient et
comment leurs vies ont été bouleversées par les affrontements imprévus avec ces visiteurs
européens bien décidés à s’installer chez eux.
Mais il nous paraît qu’au moment où cet écran micmac et européen a été créé, l’écart
entre ces cultures si dissemblables en apparence n’était pas tel qu’il le devint vers la fin
du XVIIIe siècle, à l’acmé du mythe du « bon sauvage » et surtout, dans un contraste
désenchanté, au XIXe siècle. Nous croyons avoir montré que cet écran pouvait être
parlant tant pour ses auteurs que pour ses « regardeurs ». Assurément, les interprétations
devaient diverger. Mais elles coïncidaient sans doute pour partie, et nous nous plaisons
à penser qu’elles n’empêchaient pas un respect mutuel qui reste trop souvent à
reconquérir mais sans lequel il n’y a pas de vraie rencontre des cultures.
L’écran de la collection de Robien, que nous pouvons sans anachronisme ni de ce
côté de l’Atlantique ni de l’autre – dater des années 1740, a donc bien pu faire partie de
la collection amassée de son vivant par le président de Robien. De plus, et sauf
apparition – toujours possible – d’un autre objet, c’est le seul écran de ce type et de cette
époque figurant dans les collections tant européennes que d’Amérique du Nord. Avec
d’autres, il permettait sans doute à C.-P. de Robien, selon la formule de G. Aubert, de
montrer « qu’il participait à sa façon à l’ouverture du Vieux continent sur le Monde85 ».
Sans doute, comme d’autres pièces de la collection de Robien86 il a très certainement été
83 France, vers 1827, coll. David Ranftl (Munich) et collection de l’auteur (CPHB 1829).
Venus du Missouri attirés par un exploiteur qui les abandonna, quatre guerriers
osages et deux femmes débarquaient au Havre le 27 juillet 1827. Trois vinrent
chercher secours à Montauban auprès d’un ancien évêque de Louisiane; trois
s’adressèrent à Paris à Lafayette, mais une seule aurait revu saine et sauve le sol
natal.
84 Voir note 30 ci-dessus.
85 Gautier AUBERT, Le président de Robien, op. cit., p. 56.
86 Comme l’ « américanerie » montrée par G. Aubert (Le président de Robien, op. cit.,
p. 183) que Robien croyait mexicaine et qui était inca, mais faite pour les amateurs
européens (MBAR, inv. 794.1.784).
22
réalisé à l’usage des Européens87 ; mais c’était à une époque où la production indienne à
caractère proprement touristique ne s’était pas encore développée C’est donc, selon
nous, par le mélange harmonieux des cultures que nous y discernons, un objet
particulièrement notable de la collection Robien du Musée des Beaux-Arts de Rennes.
Cet écran peut être, à notre époque de débats sur la mondialisation et sur les sociétés
multiculturelles, un motif de réflexion et même – pourquoi pas ? – d’espoir.
Pierre-Henri BIGER
87 François Coulon, conservateur au Musée des Beaux-Arts de Rennes, chargé des
Objets extra-européens, parlait non sans raison, « d’objets ‘pour touristes’ avant
l’heure » (« La figure du pourvoyeur d’objets extra-européens », Outre-mers, vol. 88,
n° 332, 2001, p. 37-53).
ResearchGate has not been able to resolve any citations for this publication.
Amériques coloniales. La construction de la société
  • Exemple Étudié
  • Havard Dans Gilles
Étudié par exemple dans Gilles HAVARD, « Le rire des jésuites. Une archéologie du mimétisme dans la rencontre franco-amérindienne (XVII e -XVIII e siècle) », Annales Histoire, Sciences sociales, vol. 62, 2007/3, Amériques coloniales. La construction de la société, p. 539-574.
Voir sa thèse Sens et sujets de l'éventail européen de Louis XIV à Louis-Philippe, sous la direction de Guillaume Glorieux
Dans le cadre de ses travaux de recherche, à partir de ventes aux enchères spécialisées et de quelques collections publiques ou privées. Voir sa thèse Sens et sujets de l'éventail européen de Louis XIV à Louis-Philippe, sous la direction de Guillaume Glorieux, Université Rennes 2, 2015 (thèse accessible en ligne : http://www.theses.fr/2015REN20026/document).
Figure 4, un écran qui n'est pas sans similitudes avec celui de Rennes
  • Voir
Voir, Figure 4, un écran qui n'est pas sans similitudes avec celui de Rennes (coll. privée, Paris).
Rue d'Ulm/musée du quai Branly
  • Pierre Déléage La Voir
  • Les Croix
  • Hiéroglyphes
Voir, par exemple, Pierre DÉLÉAGE La Croix et les Hiéroglyphes. Écriture et objets rituels chez les Amérindiens de Nouvelle-France (XVII e -XVIII e siècles), Paris, éd. Rue d'Ulm/musée du quai Branly, coll. AEsthetica, 2009.
Pour l'auteur, pendant un temps Indiens et Européens « ont édifié un monde commun compréhensible par tous les habitants de la région des Grands Lacs
  • White Richard
  • Le Middle Ground
  • Toulouse
  • Anacharsis
  • Essais
Richard WHITE, Le Middle Ground, Toulouse, Anacharsis, coll. Essais, 2009 (l'édition originale, The Middle Ground: Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, Cambridge, Cambridge University Press, a connu de notables répercussions). Pour l'auteur, pendant un temps Indiens et Européens « ont édifié un monde commun compréhensible par tous les habitants de la région des Grands Lacs ».
pour le plus ancien objet du Musée Mc Cord (Montréal, Canada) qui soit décoré en porc épic (un fragment d'étui de couteau supposé dater de 1740 à 1780), le rédacteur de la présentation
  • C'est Ce Que Suggère
C'est ce que suggère, pour le plus ancien objet du Musée Mc Cord (Montréal, Canada) qui soit décoré en porc épic (un fragment d'étui de couteau supposé dater de 1740 à 1780), le rédacteur de la présentation internet 77 :
L'origine des manières de table
  • Lévi-Strauss Claude
  • Iii Mythologiques
Claude LÉVI-STRAUSS, Mythologiques III, L'origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 204.
Venus du Missouri attirés par un exploiteur qui les abandonna, quatre guerriers osages et deux femmes débarquaient au Havre le 27 juillet 1827. Trois vinrent chercher secours à Montauban auprès d'un ancien évêque de Louisiane; trois s'adressèrent à Paris à Lafayette
  • David France
  • Ranftl
France, vers 1827, coll. David Ranftl (Munich) et collection de l'auteur (CPHB 1829). Venus du Missouri attirés par un exploiteur qui les abandonna, quatre guerriers osages et deux femmes débarquaient au Havre le 27 juillet 1827. Trois vinrent chercher secours à Montauban auprès d'un ancien évêque de Louisiane; trois s'adressèrent à Paris à Lafayette, mais une seule aurait revu saine et sauve le sol natal.
Musée des Beaux-Arts de Rennes, chargé des Objets extra-européens, parlait non sans raison, « d'objets 'pour touristes' avant l'heure » (« La figure du pourvoyeur d'objets extra-européens
  • François Coulon
François Coulon, conservateur au Musée des Beaux-Arts de Rennes, chargé des Objets extra-européens, parlait non sans raison, « d'objets 'pour touristes' avant l'heure » (« La figure du pourvoyeur d'objets extra-européens », Outre-mers, vol. 88, n° 332, 2001, p. 37-53).