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Prélude. Une génération perdue ?

Authors:
  • Université Panthéon-Assas, Paris, France
Prélude. Une génération perdue ?
Gilbert Faccarello &Philippe Steiner
Le thème de l’évolution de la pensée économique pendant la Révolution
française est l’un de ceux qui stimulent aujourd’hui les chercheurs qui se
penchent sur l’histoire de la pensée économique dans notre hexagone. Cette
situation est nouvelle, et la découverte, ou la redécouverte, de l’intérêt propre
à ce domaine résulte en partie d’un mouvement autonome de la recherche
aiguillonné, ces dernières années, par la perspectives des célébrations du
bicentenaire de la Révolution. Mais elle constitue aussi la résultante d’autres
forces et se trouve, en quelque sorte, au confluent de plusieurs mouvements qui
Essai publié dans G. Faccarello et Ph. Steiner (sous la direction de), La pensée écono-
mique pendant la Révolution française, Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 1990,
pp. 9-56. Les quelques modifications introduites sont purement formelles.
1
Une génération perdue ? 2
marquèrent les investigations et les publications de ces deux dernières décen-
nies.
Des disciplines autres qu’économiques, comme l’histoire, bien sûr, mais aussi
la science politique, n’ont pas cessé d’étudier la période révolutionnaire, et de
nombreux résultats nouveaux ont vu le jour. La teneur des débats s’en est
trouvé modifiée, l’apaisement relatif des traditionnelles “passions partisanes”
en la matière n’y ayant sans doute pas peu contribué. Les domaines abordés
se sont considérablement élargis et l’on s’aperçut que, engoncés dans des que-
relles réductrices, les spécialistes du domaine avaient souvent négligé des pans
entiers de leur sujet : que l’on songe, par exemple, à l’histoire de l’art, ou, plus
directement, à celle de l’économie politique ou de l’histoire économique.
En histoire de la pensée économique, le renouveau des études sur le XVIIIe
siècle français avait épargné jusqu’à présent la dernière décennie. Le regain
d’intérêt pour le XIXe siècle, lui, a d’autre part un peu négligé la période
antérieure à la Restauration. Il était donc naturel que l’on en vînt finalement
à compléter la recherche et à opérer, en quelque sorte, une jonction entre les
époques.
Si le thème abordé se trouvait incontestablement et, pour ainsi dire, logi-
quement dans le vent de l’histoire, il était en revanche moins évident a priori
qu’il fournît des résultats intéressants en analyse économique. On pouvait pen-
ser que cette période n’avait pas été négligée sans bonnes raisons. L’opinion
ambiante, dont il faudra repérer l’origine, consistait en effet à affirmer qu’il
ne s’était rien passé de bien remarquable au plan scientifique pendant cette
époque ; que les bouleversements et les débats politiques et militaires avaient
absorbé toutes les énergies ; et, enfin, que cet état de choses ne devait pas
étonner dans la mesure ce type de période éminemment troublée ne serait
en rien favorable aux investigations fondamentales. En somme, les chercheurs
abordaient un domaine resté encore grandement inexploré. Ils souhaitaient en
discerner les contours, et en tracer la carte.
I
Au niveau scientifique, la période révolutionnaire1n’a pas bonne réputation.
D’où provient cet état de fait? C’est la question que nous devons nous poser
1. Elle est d’ailleurs absente des histoires de la pensée économique (dont les auteurs
mentionnent parfois, en passant, l’expérience factuelle des assignats). Pour ce qui concerne
Une génération perdue ? 3
tout d’abord, et un certain nombre d’éléments d’explication peuvent d’emblée
être retenus. La focalisation des débats sur les problèmes politiques, la violence
des passions, une volonté d’oubli manifestée à l’époque même dès avant le
retour au calme, tout cela a pu jouer un rôle d’occultation. Une mauvaise
diffusion de l’information pendant cette période troublée, une surabondance
de sources de toutes sortes, difficiles à manier, au caractère souvent éphémère
et dont la prise en compte eût exigé un long travail de recherche et d’érudition
hors de propos à l’époque, constituent des facteurs qui ont encore pu agir dans
le même sens.
Mais si ces raisons peuvent être considérées comme valables pour expliquer,
à la limite, le sentiment de quelques contemporains (on verra que l’opinion am-
biante était souvent tout autre), elles ne peuvent rendre compte de l’attitude
des chercheurs ultérieurs. Celle-ci a certainement été influencée par les juge-
ments plutôt péremptoires portés par les premiers écrivains qui se sont occu-
pés d’histoire de la pensée proprement dite, au début du dix-neuvième siècle,
conçue comme discipline distincte des traditionnels “discours préliminaires”.
C’est sur ce point que nous insisterons ici, afin de noter les termes d’un plai-
doyer et les attendus d’une condamnation qui s’imposèrent immédiatement, et
pour des décennies, à la faveur de motivations que nous ne pouvons malheureu-
sement pas aborder dans le cadre de cette introduction. Dans ce but, nous nous
pencherons essentiellement sur deux œuvres rédigées à la même époque, très
voisines, à bien des égards, par leur contenu : l’Histoire de l’économie politique
d’Adolphe-Jérôme Blanqui (1837), et celle d’Alban de Villeneuve-Bargemont
l’élaboration théorique, elle est généralement appréhendée par ce qui l’a précédée ou par
ce qui l’a suivie. C’est ainsi qu’elle est définie comme une sorte d’apothéose posthume de
Quesnay (“La Révolution française, dont les mesures économiques ont été inspirées surtout
par les Physiocrates, a donné une impulsion puissante à tous les principes de liberté”, Gide
et Rist, 1947, I, 114), ou qu’elle est n’est saisie, au mieux, que par les répercussions qu’elle
a eues en Grande-Bretagne, au travers notamment du Bank Restriction Act de 1797 et des
débats monétaires qui ont suivi quelques années plus tard; au travers également de l’Essai
sur le principe de population de Malthus (1798) (voir par exemple Spiegel, 1983, 266 & sq.),
et enfin de l’animation de la vie intellectuelle et politique britannique avec la création de
l’Edinburgh Review (1802) et de la Quarterly Review (1809) (ibid., 286 & sq. ; voir aussi
Fontana, 1985). Autre influence directe qu’on veut bien lui reconnaître, pour la France
particulièrement : son rôle dans les idées sociales et socialistes au XIXe siècle (Spiegel, 1983,
437 & sq.). Mais, pour la période elle-même : pas grand chose, voire rien de notable.
Notons toutefois quelques publications récentes, effectuées à l’occasion du Bicentenaire :
AA. VV. (1989), J.-Ch. Asselain (1989), P. Crépel et Ch. Gilain (1989), G. Gayot et J.-P.
Hirsch (1989), F. Hincker (1989) et J.-M. Servet (1989).
Une génération perdue ? 4
(1841) 2. Suffisamment proches des événements, ces ouvrages en sont cepen-
dant aussi assez éloignés pour posséder le recul nécessaire, sinon suffisant, à un
jugement qui se veut serein. L’opposition politique et philosophique des deux
auteurs, Blanqui se rangeant dans le camp libéral des défenseurs des principes
de 89, Villeneuve-Bargemont dans celui de ses critiques, est aussi intéressante :
les éventuelles convergences n’en seront que plus significatives.
Mais les jugements que nous aurons à rapporter et qui informent encore
l’opinion ambiante sont battus en brèche par les études récentes. Le présent
recueil témoigne de la vitalité théorique de la période et de la vivacité des
débats en cette fin du XVIIIe siècle. À l’évidence, cette époque est loin d’être
“vide”, et c’est presque d’un trop-plein qu’il faudrait parler. Il est donc inutile
de réfuter, point par point et dans le détail, les affirmations péremptoires qui
furent imprudemment avancées au siècle dernier : dans le cadre de ce prélude, il
est préférable de centrer notre attention sur quelques grands thèmes seulement,
qui conditionnent les interprétations. C’est donc ce que nous ferons ensuite.
Et, pour cela, un bon point de départ réside dans une mise en perspective des
principales affirmations précédentes. Trois axes peuvent être retenus.
Il convient tout d’abord de se pencher sur ce que l’on pourrait appeler la
“conscience économique de l’époque”, c’est-à-dire sur la perception qu’avaient
les contemporains des événements révolutionnaires de l’état de la pensée écono-
mique en France. Un premier point à noter sera que ces auteurs, au contraire de
leurs successeurs, avaient dans l’ensemble l’impression d’une forte activité qui
(second point) tendait à rattraper un retard théorique et pratique accumulé,
avant la Révolution, sur un pays comme la Grande-Bretagne en particulier.
C’est d’ailleurs de cette époque au moins que date l’idée d’un “retard” de la
France par rapport à l’étranger, idée qui sera reprise plus tard et modifiée :
ce décalage supposé sera imputé, au XIXe siècle, à la période révolutionnaire
elle-même.
2. L’une au moins (celle de Blanqui) aura de nombreuses éditions et son contenu passera
dans bien d’autres œuvres, dictionnaires ou manuels. L’ouvrage de Villeneuve-Bargemont
a été composé, dans sa substance, au même moment que celui de Blanqui. “L’ouvrage que
l’on donne aujourd’hui au public est la reproduction, sous un autre titre et avec des notions
plus étendues et plus complètes, d’un cours sur l’histoire de l’économie politique, qui a été
inséré [en 1835, 1836 et 1837] dans l’Université Catholique, Recueil religieux, philosophique
et littéraire, fondé en 1834, par MM. les directeurs du collège de Juilly. Dès cette époque,
l’auteur avait annoncé qu’il travaillait à une Histoire de l’économie politique dont ce cours
était le résumé et l’abrégé” (Villeneuve-Bargemont, 1841, I, 5).
Une génération perdue ? 5
Il faudra donc nous pencher ensuite sur la question de la comparaison avec
l’élaboration théorique à l’étranger. La période est jugée globalement stérile
en raison de l’application d’un double critère qui établit, tout d’abord, ce qui
aurait “normalement” se passer (ou ce qu’il eût été souhaitable de voir
se réaliser) pendant ce temps en l’absence des événements, la référence (im-
plicite) étant constituée, ensuite, par les pays étrangers, et particulièrement
ceux où, comme la Grande-Bretagne, ces événements n’eurent pas lieu. Le
jugement peut-il être maintenu si l’on compare vraiment ce qui est compa-
rable, c’est-à-dire les différents pays à la même époque ? Car l’on verra que la
comparaison négative avec l’activité théorique à l’extérieur des frontières relève
d’une illusion d’optique. En définitive, elle n’est que la combinaison implicite de
l’opinion que portèrent les économistes de la première moitié du XIXe siècle
sur la période, et de la translation illégitime de l’idée de “retard théorique”
mentionnée plus haut.
Un autre thème s’imposera enfin. L’idée d’un vide théorique est également
liée à celle que l’on se fait de la nature, de l’objet et des enjeux de l’économie
politique. Les vocables utilisés par les auteurs ultérieurs sont à peu près les
mêmes que ceux de l’époque, lorsqu’ils parlent de science économique, d’éco-
nomie politique, ou encore (mais ici les significations des termes ont davantage
évolué de manière sensible) d’économie publique ou d’économie sociale. Mais
désigne-t-on par des choses identiques au XVIIIe siècle, au XIXe et au-
jourd’hui? L’attention que l’on peut prêter au vocabulaire utilisé et la double
définition que l’on pourra donner de l’économie politique en cette fin de XVIIIe
siècle permettent de relativiser bien des critiques et de rendre compte du fait,
autrement curieux, que l’économie politique fut, pour les contemporains, om-
niprésente, alors qu’elle a pu passer pour inexistante aux yeux des auteurs
ultérieurs.
II
Quelles sont les affirmations des premiers historiens de la pensée économique ?
Le point de départ est simple : au plan économique, la Révolution française,
période agitée s’il en fut, est tout d’abord caractérisée par une intense activité
législative et réglementaire. Les nouveautés, s’il s’en trouve, doivent être repé-
rées dans les discours, les rapports et les codes. “C’est dans les Rapports des
principaux membres de nos grandes assemblées délibérantes que les hommes
sérieux de nos jours trouveront un ample sujet d’études sur ces matières im-
portantes. Mirabeau, Necker, Rœderer, Dallarde, Cambon, nous ont laissé des
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travaux auxquels la postérité commence à rendre justice, et qui méritent de
figurer parmi les monuments intéressants de l’économie politique” (Blanqui,
1837, 380). Mais, à bien y regarder, nos historiens ne parlent pas de nouveau-
tés théoriques : Blanqui, par exemple, s’intéresse à la seule mise en œuvre de la
théorie libérale, lorsque celle-ci a pu être appliquée. “Quoi de plus favorable à
l’industrie que la législation des brevets d’invention et que les belles discussions
qui eurent lieu à ce sujet dans le sein de l’Assemblée Constituante ? Plus tard,
la Convention assurait par un décret la propriété littéraire ; elle consolidait
l’unité des poids et mesures dans toute la France [.. .]. Il y eut un moment
elle osa décréter les conquêtes industrielles comme les conquêtes militaires ; le
télégraphe, la chimie, la physique, étaient aux ordres de ses comités, comme
la victoire aux ordres de ses généraux” (ibid.). A. de Villeneuve-Bargemont
n’est pas d’un avis différent, bien qu’il inclue dans cet ensemble les projets
anti-libéraux que Blanqui classe à part dans les aberrations permises par la
démagogie et l’ivresse d’un pouvoir absolu 3.
À défaut d’élaboration théorique clairement individualisée, les prises de dé-
cision ont donc dépendu, en grande partie, des corps de doctrine antérieurs :
“quelle que fût la hardiesse et l’originalité des réformateurs de 1789, ils étaient
encore trop imbus des principes qui dominaient à cette époque dans le monde
philosophique et économique, pour ne pas céder à leur influence quand l’occa-
sion se présenta d’en faire l’application” (Blanqui, 1837, 379). Une distinction
s’impose cependant en fonction des différentes phases de la Révolution : selon
qu’il s’agit des périodes calmes, pour ainsi dire “normales”, jusqu’en 1792 par
exemple, ou des périodes plus agitées comme celle des années 1793–1794.
Pour ce qui concerne le premier type de période, ce sont les idées de la
physiocratie qui auraient prévalu. Si les physiocrates ne sont plus représentés
en tant qu’école proprement dite, des individus (et de fortes individualités) s’en
réclament. Dès lors, les décisions prises par les Assemblées sont jugées bonnes
3. “Les théories d’économie politique de cette époque se trouvent résumées dans les codes
législatifs et dans les discours des orateurs et des ministres de la convention et du direc-
toire, parmi lesquels on distingue [. . .] : Saint-Just, Babeuf (qui prêcha ouvertement la loi
agraire, l’abolition de la propriété et l’insurrection permanente des pauvres contre les riches),
Barrère, Cambon, Arnould, Robert Lindet et Ramel, et dans les rapports et les instructions
des ministres du Consulat et de l’Empire [. . .]. Les noms de Benézech, Lucien Bonaparte,
François de Neufchâteau, Cretet, Champagny, Montalivet, Gaudin, Mollien, Portalis, de
Cessac, Fontanes, et ceux de plusieurs autres ministres et hommes d’État de cette époque,
s’associèrent honorablement à tout ce qui s’opéra d’utile et de réparateur dans le règne
mémorable de Napoléon” (Villeneuve-Bargemont, 1841, II, 256–57).
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lorsque les préceptes physiocratiques sont ceux du libéralisme en général 4, mais
elles sont qualifiées de mauvaises, voire de funestes, lorsqu’elles ont reproduit
les “erreurs” de la secte, au premier rang desquelles figure l’impôt unique sur
le produit net des terres. “Cette erreur fondamentale [. ..] devint plus tard la
base des doctrines financières de l’Assemblée constituante, malgré les efforts
de Rœderer et de quelques-uns de ses collègues” (ibid., 325).
Pour les périodes plus agitées, les corpus théoriques de référence sont autres.
Les systèmes sont plus “forcenés”, et tiennent encore moins compte de la réalité;
ils n’ont cependant, à la différence de celui des physiocrates, pas la moindre
valeur scientifique. Les réformateurs de la Convention, peut-on lire, proposèrent
des “systèmes absurdes, anarchiques et destructeurs de toute société. Marat,
Saint-Just, Babeuf nous ont laissé des monuments curieux de cette monomanie
qui troublait les esprits, avides de nouveautés et disposés à mettre en pratique
les rêveries sociales les plus extravagantes, comme on essaye dans un laboratoire
des procédés chimiques et des combinaisons de substances. Il n’y eut bientôt
qu’un seul mot dans le vocabulaire économique de la langue française ; ce fut le
mot célèbre de Danton : de l’audace, encore de l’audace et toujours de l’audace”
(ibid., 385).
Malgré tout cela, cependant, et presque inévitablement, les prises de décision
ont aussi été faites sous l’emprise de la nécessité. Les mesures se sont imposées
pour des raisons politiques et/ou militaires. . . Et l’on eut alors recours aux
vieilles méthodes éprouvées, par manque de temps, sans doute, et d’imagina-
tion. Blanqui illustre cet aspect des choses lorsqu’il aborde l’Empire. Pendant
la Révolution, dit-il, la liberté du commerce en France n’a pu être réalisée :
“les embarras croissants de notre commerce sont le résultat incontestable de la
vie artificielle que les tarifs ont faite à notre industrie. Napoléon, qui la jeta
définitivement dans cette voie par l’établissement du blocus continental, n’en
dissimulait pas les graves conséquences : “Il nous a coûté, disait-il, de revenir,
après tant d’années de civilisation, aux principes qui caractérisent la barba-
rie des premiers âges des nations ; mais nous avons été contraints à opposer
à l’ennemi commun les mêmes armes dont il se servait contre nous”. Le blo-
cus continental peut être considéré comme la dernière expression du système
4. “[L]’école économiste n’a pas moins contribué que l’école philosophique à la réforme de
l’ordre social européen [. ..]. C’est de [son] sein qu’est parti le signal de toutes les réformes
sociales exécutées ou tentées en Europe depuis quatre-vingts ans, et l’on pourrait dire qu’à
quelques maximes près, la révolution française n’a été que leur théorie en action” (ibid.,
326).
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économique adopté par la France depuis le commencement de la révolution”
(ibid., 382–83).
Villeneuve-Bargemont, quant à lui, est moins nuancé : à son avis, l’impro-
visation fut quasiment permanente. “Le régime politique de la France sous la
Convention, le Directoire, le Consulat et l’Empire, avait été presque constam-
ment celui de la guerre, de l’action et de la nécessité. La science économique,
réduite à la loi du moment et immolée à ce que l’on nommait le salut du peuple
ou de l’armée, disparut en quelque sorte dans les temps d’orage et fit place à
cette sorte d’instinct énergique de conservation qui inspira aux hommes d’État
de la république les diverses mesures administratives et financières” (1841, II,
256).
Ce point permet également d’illustrer un autre aspect de l’interprétation
générale qui a prévalu. Dans l’ensemble, affirment les auteurs, un grand nombre
de décisions a été pris au mépris des réalités, des faits, chacun souhaitant tour à
tour réaliser ses utopies. Et cela n’était pas une attitude nouvelle car Turgot lui-
même, déjà, l’avait, selon eux, adoptée 5. Les “essais hardis” de la Convention se
situeraient dans cette lignée. “La seule différence qui les distingue, c’est que les
réformateurs de la Convention, plus puissants que le ministre de Louis XVI,
ne tinrent aucun compte des faits et des résistances devant lesquels Turgot
avait été obligé de reculer. On eût dit qu’à leurs yeux l’espèce humaine était
une matière inerte capable de supporter toutes les expériences” (Blanqui, 1837,
385).
Les faits, cependant, sont têtus. Et si le papier se laisse aisément couvrir
de chiffres, ou de projets les plus divers, l’art du gouvernement, et la réflexion
en économie politique qui doit l’appuyer, ne sauraient éviter une adaptation
mesurée à la réalité empirique du moment ou de l’époque. “Tout ce que la phi-
lanthropie des législateurs pouvait décréter de richesse et de félicité publique a
été décrété, et il a été reconnu que la richesse publique suivait d’autres lois que
celles de la force et de la tyrannie. N’eût-on fait que ce pas, c’est un progrès
5. Pourtant, “son expérience administrative lui avait fait sentir plus d’une fois combien il
fallait apporter de ménagements, même dans l’exécution des améliorations les plus indispen-
sables. Mais les résistances acharnées qu’il rencontra irritèrent sa probité et ne lui permirent
pas toujours de garder la mesure convenable au milieu du conflit des opinions [.. .]. Aussi, à
peine arrivé au pouvoir, il se mit à l’œuvre avec la précipitation d’un homme qui craint de
ne pas durer et qui veut, du moins, faire tout le bien possible en passant” (Blanqui, 1837,
329–30). Abandonnant “la prudence d’un législateur”, il adopta “la vivacité d’un sectaire”
(ibid., 336).
Une génération perdue ? 9
immense, car il a forcé les gouvernements et les individus à chercher ailleurs
que dans les programmes législatifs les éléments de leur grandeur et de leur
avenir” (ibid., 386). C’est là, en définitive, la “leçon sérieuse” des événements
révolutionnaires : “on ne réforme pas aussi facilement les mœurs que les ins-
titutions, et [. ..] les plus belles lois ne suffisent point pour assurer à chaque
citoyen une condition prospère, s’il n’y concourt par son travail et sa moralité”
(ibid.).
III
On le constate donc aisément : cet ensemble de circonstances n’est favorable
ni à l’avancement de la théorie économique, ni à son enseignement. L’idée
d’un retard pris pendant la Révolution, et à cause d’elle, dans ces domaines,
s’imposa alors naturellement. Plusieurs causes implicites ou explicites en sont
avancées.
Face à la folie des systèmes et aux violences des applications, tout d’abord,
le public lettré s’éloigne de la discipline, de peur d’être confondu avec les
“monomaniaques” fauteurs de troubles. Les outrances, les excès commis, furent
responsables de la désaffection pour toute réflexion pertinente et expliquent
donc aussi le retard pris par l’économie politique en France6.
Ce mouvement de désaffection, cependant, avait déjà été amorcé dans la
décennie précédant la Révolution. Le heurt entre les systèmes de Smith et celui
des physiocrates en est une cause probable selon Blanqui. Le public, affirme-t-
il, en fut désorienté et perdit confiance dans une discipline qui semblait abou-
tir à des conclusions si opposées et manquer à ce point de certitude : “ce fut
le premier discord mémorable qui éclata parmi les fondateurs de l’économie
politique, et il n’a pas peu contribué à faire naître l’indécision générale du
public sur les matières économiques. Lequel croire, de Quesnay ou de Smith,
soutenant avec une égale assurance des doctrines contraires, et tous deux in-
voquant de concert l’autorité des faits?” (1837, 348).
Le mouvement se poursuivit aussi sous l’Empire. Mais, cette fois, la cause en
fut directement politique, et plus précisément le pouvoir absolu et ombrageux
de l’Empereur. Car “il ne pouvait guère être question de la liberté du commerce
6. “Ces témérités n’ont eu d’autre résultat que d’éloigner pour longtemps les meilleurs es-
prits de toute spéculation sociale, tant ils ont craint de se voir confondus avec les démagogues
forcenés de l’école anarchique” (Blanqui, 1837, 386).
Une génération perdue ? 10
extérieur avec le blocus continental, ni de théories métaphysiques sur les di-
verses questions de paix et de commerce, avec un souverain absolu qui s’était
donné la mission d’arrêter l’essor des idées philosophiques et économiques du
dernier siècle. Aussi la plupart des hommes qui cultivaient l’économie politique
avaient-ils grand soin de se renfermer dans le silence du cabinet” (Villeneuve-
Bargemont, 1841, II, 257). Quelques publications ont vu le jour pendant cette
période, bien sûr, et Villeneuve-Bargemont cite Garnier, Ganilh, Dutens, Mol-
lien, Monthyon ou encore Ferrier et Peuchet. Mais elles cherchent “à concilier
la doctrine de Smith, tantôt avec le système mercantile, tantôt avec les théories
des premiers économistes” et se bornent “à des applications pratiques et plus
conformes aux principes de Napoléon et à la situation politique de la France”
(ibid., 266).
Mais, pour en revenir aux causes propres à la période révolutionnaire, les
débats et enjeux politiques jouèrent probablement aussi un rôle décisif dans le
retard pris par l’économie politique par rapport aux développements que l’on
est supposé constater ailleurs ou bien que l’on eût souhaité voir en France. Car,
dans les controverses, les philosophes du dix-huitième siècle furent souvent à
l’honneur ; et l’on eut un peu trop tendance à rechercher chez eux des solutions
à tous les problèmes, y compris économiques. Or, pour le malheur de la disci-
pline, ces auteurs ont abordé le sujet, et le plus souvent de manière incohérente
car ce n’était pas vraiment leur problème ni l’objet de leurs recherches. C’est
ainsi que l’on a pu trouver, chez eux, les opinions les plus diverses, et utiliser
leurs écrits à l’appui de toute mesure. La confusion n’en a été que plus grande,
chez les esprits avertis et parmi le public 7.
“Il est juste de rapporter aux philosophes du dix-huitième siècle une partie
de l’honneur qui revient aux économistes pour toutes les réformes exécutées
ou tentées à la fin de ce siècle.” Mais il règne dans leurs écrits “une incertitude
vague sur la plupart des questions sociales, si hardiment abordées par l’école
de Quesnay, par celle d’Adam Smith et par Malthus lui-même” (Blanqui, 1837,
368). “C’est ainsi qu’entraîné tour à tour par des idées contraires, Montesquieu
a défendu la liberté et les prohibitions, et que ses œuvres ont servi d’arsenal à
tous les partis philosophiques, économiques et politiques, parce qu’on y trouve
des arguments pour toutes les causes, comme dans le moment de la fermenta-
7. Montesquieu et Voltaire, par exemple, qui “ont voulu raisonner tous deux sur les effets
de la richesse, avant d’en connaître la nature, les sources et la direction [. . .] ne nous ont
laissé que d’ingénieuses hypothèses. Rousseau a porté sa brillante imagination dans un sujet
purement matériel, et il s’est égaré” (Blanqui, 1826, 10).
Une génération perdue ? 11
tion, on voit la lie bouillonner avec une foule de produits impurs, mêlés aux
liquides les plus généreux [. ..]. Les philosophes du XVIIIe siècle n’ont entrevu
la solution du problème social qu’au travers du prisme de leur imagination
et comme en poètes ; les économistes seuls y ont appliqué la méthode expéri-
mentale, et ce n’est réellement qu’entre leurs mains que l’économie politique
est devenue une science d’observation” (ibid., 372). Et encore, cela ne se fit
véritablement que plus tard : au début du XIXe siècle.
C’est pourquoi, pour finir, la Révolution demeure inachevée. Distinguant,
comme beaucoup d’autres auteurs à l’époque, une révolution politique d’une
révolution économique, Blanqui ne peut que noter, dans son optique, le dé-
calage qui existe entre les deux. La première serait largement effectuée, voire
achevée, la seconde encore à faire. “Quand les fondateurs de la science mirent
la main sur les matériaux épars dans les livres des philosophes, ils trouvèrent
l’opinion publique préparée aux discussions d’intérêt social, et ils n’eurent plus
qu’à prendre la parole pour se faire écouter. Mercier de la Rivière était, assu-
rément, moins éloquent que J.-J. Rousseau, et certes Adam Smith n’est pas
un aussi grand écrivain que Montesquieu”. Mais les encyclopédistes, “hardis
frondeurs”, “semblaient plus occupés de détruire que de réformer. Aussi leur
triomphe a-t-il précédé de longtemps celui des économistes, et la révolution
politique dont ils furent les premiers apôtres a-t-elle eu le temps de faire le
tour du monde, avant que la révolution économique ait seulement choisi ses
premiers champs de bataille. La liberté civile et religieuse est assurée dans
presque toute l’Europe ; la liberté commerciale y est encore à naître. Il y a un
droit des gens politique ; il n’y a pas de droit des gens industriel” (ibid., 376 ;
voir aussi ibid., 382). “En émancipant les hommes, on leur laissait les fers aux
pieds ; la liberté allait leur devenir plus funeste que la servitude” (ibid., 487).
IV
Dans le domaine des faits, la révolution reste donc encore à réaliser en écono-
mie. En revanche, au plan de la théorie, ce que l’on appellerait aujourd’hui une
révolution scientifique s’est bel et bien produite à l’issue de la période. Car,
toujours selon ces mêmes commentateurs, les erreurs dont il a été question plus
haut étaient aussi dues à une mauvaise méthode d’élaboration théorique. Le
jugement de Blanqui sur Rousseau est symptomatique à cet égard8: il n’est pas
8. “Que conclure donc de cet amalgame incohérent de doctrines libérales jusqu’à l’anar-
chie et, comme on dit de nos jours, gouvernementales jusqu’à l’arbitraire ? Que les véritables
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isolé, et se répète pour les économistes. “Le principal mérite des économistes fut
de soulever les plus hautes questions de l’économie politique, et celui de Turgot
d’en essayer la solution pratique [.. .] mais ce n’est pas à eux qu’était réservé
l’honneur d’en poser les bases d’une manière solide et durable. Ils n’en avaient
aperçu que sous un faux jour les faces principales [. . .]. Au lieu de procéder par
la méthode expérimentale et par l’observation des faits, ils avaient proclamé
comme des dogmes infaillibles certaines formules [. . .]. Lorsqu’ils rencontraient
sur leur chemin un argument capable de modifier leur croyance en ces dogmes,
ils s’efforçaient de le rattacher à leur système par des hypothèses ingénieuses
ou hardies, et ils tombaient, sans s’en apercevoir, dans le gouffre des utopies”
(ibid., 341–42).
La période révolutionnaire permit de sortir de l’impasse. Comment ? Par
l’accumulation de faits nouveaux dans tous les domaines de la vie économique
et sociale. “Il était impossible que les grandes expériences exécutées en France
et en Angleterre, pendant la longue lutte que ces deux nations ont soutenue
l’une contre l’autre, ne fournissent pas à l’économie politique de nouveaux
éléments d’observations et ne contribuassent point à son avancement” (ibid.,
399). “Que conclure donc de cet amalgame incohérent de doctrines libérales
jusqu’à l’anarchie et, comme on dit de nos jours, gouvernementales jusqu’à
l’arbitraire ? Que les véritables principes de la physiologie sociale étaient encore
peu connus, parce que les expériences décisives n’étaient pas encore faites, et
que l’économie politique était encore pour les plus beaux génies une science
d’imagination” (ibid., 374–75) 9. “De ce jour, on comprit qu’il n’y avait rien
d’absolu dans la physiologie sociale ; elle passait naturellement au rang des
sciences d’observation, et ses jugements devaient être fondés sur l’expérience
et la comparaison des faits accomplis, plutôt que sur des théories primitives.
Je ne crains pas d’affirmer que c’est de cette vaste encyclopédie, qui date de
1789 [. ..], que l’économie politique a tiré ses matériaux les plus précieux et les
bases les plus solides de ses doctrines” (ibid., 397–98).
principes de la physiologie sociale étaient encore peu connus, parce que les expériences
décisives n’étaient pas encore faites, et que l’économie politique était encore pour les plus
beaux génies une science d’imagination” (ibid., 374–75).
9. “Quel magnifique sujet d’étude pour les économistes ! Que de faits présentaient à
leur observation cette longue série d’événements nouveaux dans l’histoire de la science, la
division de la propriété, l’abolition des jurandes, des impôts indirects, les emprunts publics,
l’amortissement, le papier-monnaie, la suspension et la reprise des payements de la Banque,
et par dessus tout, ce contraste étonnant de résultats opposés pour des causes semblables,
et de conséquences semblables pour des causes opposées !” (ibid., 397).
Une génération perdue ? 13
Le premier auteur véritablement scientifique, tirant les leçons, post factum,
de la période, est Jean-Baptiste Say (ibid., 398). “Le moment était venu de
conclure, et de résumer en un corps de doctrine les théories qui ressortaient
naturellement de cette masse de faits nouveaux et inouïs [.. .]. C’est ce que fit
J.-B. Say, en publiant la première édition de son Traité d’économie politique,
sous le consulat de Bonaparte. De ce livre date réellement en Europe la création
d’une méthode simple, sévère et savante pour étudier l’économie politique”
(ibid., 400).
Mais cette révolution scientifique n’est pas seulement en rapport avec la
“méthode expérimentale”. Elle concerne aussi les bornes posées à la discipline,
et donc à la portée de la réflexion théorique en la matière. C’est ainsi qu’un
double mouvement d’achèvement se serait effectué, à la fois restrictif et expan-
sif. Ici encore, et sur les deux plans, Say est censé innover.
Une première délimitation, restrictive, concerne la frontière tracée entre
l’économie politique et la politique, contestant, en apparence tout au moins, le
projet antérieur de “science sociale”. Le principal mérite du Traité de Say “fut
d’avoir défini nettement les bases de la science. J.-B. Say en sépara la politique
avec laquelle les économistes du XVIIIe siècle l’avaient sans cesse confondue,
et l’administration dont les Allemands la croyaient inséparable. Ainsi réduite
à des limites plus précises, l’économie politique ne risquait plus de se perdre
dans les abstractions de la métaphysique et dans les détails de la bureaucratie.
J.-B. Say la rendait indépendante en l’isolant, et il prouvait que son étude
convenait aux monarchies aussi bien qu’aux républiques” (ibid., 400).
Villeneuve-Bargemont, s’il considère ce mouvement de manière très critique,
ne le constate pas moins. “M. Say annonçait son intention de séparer entière-
ment l’économie politique [. . .] de la politique proprement dite et des consi-
dérations sociales, religieuses et morales [. . .]. Du reste, la majeure partie des
questions morales qui se rattachent à l’économie politique, ne sont à ses yeux
que secondaires et souvent même étrangères à la science. Il ne les envisage que
dans leur seul rapport avec la production des valeurs utiles. Il avance même,
à cet égard, des propositions hardies et paradoxales, faites pour alarmer les
gouvernements, la religion, le droit de propriété même; car uniquement pré-
occupé de l’augmentation des produits, il semble souvent signaler ces institu-
tions comme plus nuisibles qu’utiles à l’accroissement de la richesse publique.
Toute sa doctrine industrielle repose sur la nécessité d’exciter et de multiplier
Une génération perdue ? 14
indéfiniment les besoins et les jouissances physiques des classes ouvrières, et,
cependant, de produire au plus bas prix possible” (1841, II, 264–65).
Deuxième aspect de la question : un mouvement expansif, en sens contraire,
consiste simultanément en un élargissement de la réflexion théorique en
économie afin de prendre en compte les problèmes de la “distribution” et de la
“consommation”, et non plus seulement les phénomènes de la production ou de
la création des richesses. On a reproché à Say de réduire l’économie politique
“aux proportions étroites de la chrématistique ou de la science des richesses;
il a très bien prouvé que l’économie politique n’avait commencé à être une
science qu’à dater du jour ses limites avaient pu être exactement tracées,
et il a protesté dans ses derniers écrits contre le projet qu’on lui avait supposé
de la vouloir restreindre à l’analyse abstraite des lois de la production” (Blan-
qui, 1837, 404). “L’économie politique n’était que la science de la production
des richesses. Il était réservé à un français de compléter l’œuvre et de nous
initier aux mystères de la distribution des profits du travail, en même temps
qu’il nous faisait connaître les phénomènes si variés de la consommation des
produits. La situation de la France était très favorable à cette étude, après les
orage de notre révolution. N’avait-on pas essayé de tous les systèmes et poussé
jusqu’à leurs dernières conséquences les principes les plus hasardés ?” (ibid.,
399–400).
Ces propos mis à part, l’ensemble des considérations qui précèdent explique
donc, finalement, le jugement négatif porté sur la période 10 . “Aussi n’y a-t-il
rien de nouveau dans la science, de 1789 à 1814”, affirme Blanqui de manière
abrupte, “si ce n’est l’expérience des faits accomplis et la facilité d’en tirer les
conséquences pour marcher en avant et pour achever l’œuvre de nos pères”
(1837, 386–87). Villeneuve-Bargemont n’est pas d’un avis très différent, pour
qui le Traité de 1803 constitue “l’écrit le plus important qu’ait produit alors
10. Les positions et les développements analytiques de Say sont étroitement tributaires des
débats de la période révolutionnaire. Mais Say n’en fait pas mention. Le succès de son Traité,
en 1803 mais surtout à partir de la seconde édition de 1814, consacre cet effacement des
sources : et à cet effacement volontaire s’ajoute un effacement involontaire à la postérité
qui se réfère à cette œuvre. On s’explique par là, également, l’attention portée plutôt à
l’histoire économique de la Révolution, soit comme application incomplète et/ou avortée
du programme libéral, soit comme accumulation de faits nouveaux à expliquer. Enfin, les
historiens de la pensée économique ayant souvent considéré Say comme un auteur mineur,
un simple divulgateur des doctrines d’Adam Smith, leur dédain (ou leur négligence) a été
répercuté, nécessairement, sur ses sources, même implicites, et donc sur la période précédant
la publication du Traité et postérieure à 1776.
Une génération perdue ? 15
la France sur cette science à peu près oubliée depuis quinze ans” (1841, II,
263) 11.
V
Les décennies suivantes ne furent pas plus clémentes. En schématisant, les
rectifications de jugement furent, dans l’ensemble, timides et tardives. L’angle
d’attaque se fit aussi plus analytique, et en même temps plus rétrospectif,
renouant ainsi en quelque sorte avec les “discours préliminaires”.
Dans un premier temps, cependant, le contenu des œuvres de la période
n’est toujours pas vraiment abordé. En 1848, par exemple, la Société d’écono-
mie politique proteste énergiquement contre la suppression, par le Gouverne-
ment provisoire, de la chaire d’économie au Collègue de France, occupée par
Michel Chevalier. Elle rappelle à cette occasion le lien indissoluble qui est censé
11. Dernier thème traité par Blanqui, et autre écho des controverses révolutionnaires et
post-révolutionnaires : la comparaison avec la Grande-Bretagne, déjà esquissée, on l’a vu,
au niveau théorique, est poursuivie au niveau empirique de l’histoire économique et de ses
incidences. “Les longues guerres entre la France et l’Angleterre, en jetant les deux pays
dans la nécessité des mesures extrêmes et des essais hasardeux, n’ont pas moins contribué
que les écrivains économistes à la solution de plusieurs problèmes importants” (Blanqui,
1837, 392–93). De ce point de vue, les innovations décisives qui virent le jour en Angleterre
(le “crédit public moderne” notamment) ne sont pas (nécessairement) dues à la réflexion
théorique qui, de l’autre côté de la Manche aussi, battait quelquefois la campagne : “Les
théories de finances les plus extravagantes furent proclamées comme des maximes positives
du gouvernement” (ibid., 393). La réalité joue en quelque sorte un bon tour à la théorie : voilà
qui semble valider le jugement de Rœderer, selon lequel “en matière de finance, les exemples
sont plus concluants que les livres, et l’expérience plus imposante que les plus grandes
autorités. . .” (Journal d’économie publique, de morale et de politique, vol. II, 20 nivôse an 5,
227), ou encore celui, lapidaire, de G. Pecchio : “au siècle dernier [.. .] l’Angleterre parut se
gouverner en dépit de ses économistes” (1832, 27).
La meilleure illustration de ce défi à la théorie est sans doute ce qui advint lors de la
suspension de la convertibilité de la livre en 1797. “Certes, si quelque doctrine était judicieuse
et solide, c’était celle d’Adam Smith sur la constitution des banques, et sur la nécessité pour
elles de limiter leurs émissions de billets [. . .]; un jour, pourtant, la banque d’Angleterre [. . .]
se trouva forcée de suspendre ses payements en numéraire. C’était une véritable banqueroute
[. . .] [qui] dans les circonstances se trouvait l’Angleterre, semblait devoir entraîner les
plus affreuses catastrophes. Il n’en fut point ainsi [. . .]. A peine on s’aperçut d’une différence
légère entre le taux de l’or et celui du papier, et l’exportation des espèces sembla n’avoir eu
d’autre conséquence que de donner une destination plus productive aux richesses monétaires.
Quand, plus tard, les émissions dépassèrent les limites dans lesquelles la fabrication du
papier-monnaie avait été contenue, il n’en résulta qu’une hausse générale des salaires et
des prix. La nation semblait être devenue plus riche parce que le chiffre des salaires était
plus élevé, et cette élévation produisit une surexitation générale dans le travail national”
(Blanqui, 1837, 394–95). Le paradoxe est encore accentué par les effets négatifs du retour à
la convertibilité, après la chute de l’Empire (ibid., 396).
Une génération perdue ? 16
exister entre l’enseignement de l’économie politique et la liberté, et rappelle
l’œuvre des conventionnels en la matière. Léon Faucher déclare à Lamartine
que la mesure du Gouvernement provisoire supprime “un enseignement qui
était la conquête de la Révolution, et cela à un moment il se répand dans
toute l’Europe” (Société d’économie politique 1848, 117). Avant la “première
Révolution”, affirme Victor de Tracy de son côté, “la science de l’économie po-
litique fut fondée en France par des hommes éminents [. . .]. Les principes de
ces hommes de bien dominèrent dans les conseils de l’illustre Assemblée natio-
nale constituante” (ibid., 118). Si “le règne de la force” et les “épouvantables
convulsions” interrompirent momentanément cet état de faits, tout rentra dans
l’ordre après Thermidor et la Constitution de l’an III, et l’économie trouva une
place de choix dans le programme des écoles centrales12 et au sein de l’Institut.
Mais l’Empire détruisit tout. . . La Restauration tint également l’économie po-
litique à l’écart des enseignements, et seul le gouvernement de Juillet rétablit la
classe des Sciences morales et politiques à l’Institut et créa même la chaire du
Collège de France. “Ainsi on le voit, la science économique et la liberté ont eu
la même destinée ; elles ont été protégées ou proscrites, estimées ou dédaignées,
dans les mêmes temps et dans des circonstances pareilles” (ibid., 119).
Quant aux controverses autour de la Révolution, qui occupent quelques
économistes libéraux au cours des années qui encadrent 1848 13, elles n’ap-
portent pas de réévaluation des écrits de l’époque. Chacun campe sur ses po-
sitions.
Mais après le second Empire, une rectification théorique vint. Elle est celle,
timide au demeurant, de Henri Baudrillart (1873) qui entend explorer “ce
chapitre oublié et presque inédit de l’histoire de l’économie politique” (1873,
396). Il consacre son article à la première chaire publique d’économie, créée en
1795 à l’École normale, dont le titulaire fut Alexandre Vandermonde, et qui
fut curieusement oubliée en 1848 dans la protestation solennelle de la Société
d’économie politique. “Le nom de Vandermonde n’est pas prononcé par les his-
toriens de l’économie politique en France. C’est un oubli doublement injuste.
Oubli pour un homme de mérite [. . .]. Oubli pour un moment historique bien
mêlé et bien troublé assurément, mais qui fut fécond en grandes pensées, en
fondations ou en projets pleins d’avenir, destinés à représenter d’une manière
12. Victor de Tracy rappelle ici le rôle de son père à ce propos.
13. Voir par exemple Joseph Garnier (1847) et H. Baudrillart (1850).
Une génération perdue ? 17
permanente, à propager avec efficacité les sciences qui touchent à l’avancement
de l’esprit humain et au progrès de la société. C’est cette même inspiration de
haute culture intellectuelle, d’où devait sortir l’Institut, qui créait l’enseigne-
ment de l’école normale supérieure et les diverses écoles normales et centrales
répandues sur le territoire [. . .]. On peut conclure de là, et cette preuve n’est
pas la seule qui s’offrirait, que la Convention elle-même ne méconnaissait pas
la valeur théorique d’une science dont elle avait plus d’une fois sacrifié les
principes en alléguant la nécessité des circonstances” (ibid., 378–79).
Autre timide réhabilitation : celle d’Alphonse Courtois, en 1892. À l’occa-
sion du cinquantième anniversaire de la fondation de la Société d’économie
politique, Courtois, secrétaire perpétuel de la Société, entend dresser un ta-
bleau de l’évolution de la pensée économique en France pendant les 50 années
qui précédèrent cette fondation, et dire un mot sur les économistes qui for-
mèrent cette sorte de société informelle qu’il appelle “Société des économistes”.
Après avoir rappelé le rôle éminent joué par Quesnay, Turgot et Smith, il
déclare : “Après eux la science économique, comme une science qu’elle est,
a progressé. Des esprits éminents, tant en Angleterre qu’en France [. . .], ont
préservé les débuts dans la vie de cette jeune science des dangers du pre-
mier âge, favorisé le développement de sa forte constitution, assuré son avenir.
Sans détourner les yeux de la glorieuse auréole à travers laquelle nous appa-
raissent les illustres fondateurs de la science économique, il nous sera permis,
c’est même pour nous un devoir, de rendre justice aux travaux de diverses
natures de ceux qui les ont suivis, non seulement des généraux en chef de
cette armée intellectuelle, mais aussi des simples officiers qui ont contribué à
vulgariser la science, s’inspirant respectueusement, mais avec une libre et
parfois judicieuse critique, des œuvres de leurs chefs de file. Ces citoyens de
la République économique voient trop souvent, non seulement leurs travaux,
mais même leurs noms ignorés de la génération actuelle. Les progrès auxquels
ils ont contribué, quelque modeste que soit la part de certains, sont acquis; on
ne cherche plus à qui on les doit” (1892, 261–62). Quant aux noms cités pour la
période 1789–1803, ce sont, sans surprise, ceux de Vandermonde, de Rœderer,
des collaborateurs de ce dernier au Journal d’économie publique, de morale et
de politique, de Garnier, de Say (dont Courtois surévalue grandement le rôle
de chroniqueur économique à la cade Philosophique), de Destutt de Tracy,
de Canard, ou bien encore de Droz, Dutens, Mollien, Ganilh, Monthyon et
Sismondi.
Une génération perdue ? 18
Il faudra cependant attendre les écrits d’Edgard Allix, au début de ce siècle,
pour qu’un véritable effort, bien qu’isolé, soit accompli dans la prise en compte
de la période révolutionnaire en matière d’histoire de la pensée économique
proprement dite.
VI
Pour ce qui concerne la mise en perspective des jugements précédents, il
convient, bien sûr, de se pencher sur les opinions exprimées par les contempo-
rains, tout en évitant de les prendre au pied de la lettre. aussi, des erreurs
de perspective sont possibles, et si les écrits de l’époque nous renseignent sur
l’état d’esprit de leurs auteurs, celui-ci reste à apprécier à sa juste mesure : ce
serait là, cependant, l’objet d’une autre étude.
Ce qui frappe tout d’abord, dans la majorité des ouvrages, discours ou
pamphlets, et quelle que soit l’année de publication dans la décennie exami-
née, c’est le grand discrédit, apparent tout au moins, dans lequel sont tombés
les physiocrates. Ce discrédit ne date pas de la Révolution : mais il persiste,
comme si l’on n’avait pas fini de régler les comptes et comme s’il était plus
difficile qu’on ne le pensait a priori de se défaire de l’emprise de la secte. Un
exemple parmi d’autres, et des plus modérés : celui de Roucher, traducteur
de Smith, qui, dans son Avertissement à la Richesse des nations, note que
“la France a produit sans doute des ouvrages qui ont jeté des lumières par-
tielles sur les différents points de l’économie politique. Ce serait trop d’ingrati-
tude que d’oublier les services rendus à la patrie par les travaux des Écrivains
Économistes. Les jours de la détraction et du ridicule sont passés; ils ont fait
place à ceux de la justice : et quels que soient les écarts, les conséquences
forcées l’esprit de système ait pu entraîner une association de citoyens
honnêtes et philosophes, il n’en est pas moins reconnu aujourd’hui qu’ils ont
donné le signal à la recherche des vérités pratiques, sur lesquelles doit s’élever
et s’asseoir la richesse des Nations” (1790, vii–viii). En 1800, encore, Rœderer
ouvre son cours au Lycée en déclarant (renvoyant ainsi les physiocrates et les
“financiers” dos à dos) : “Je voudrais voir s’il serait possible de sauver la science
économique du ridicule qu’ont attiré sur elle et la secte économiste et la secte
financière. L’assemblée constituante semble avoir tenu un juste milieu entre les
deux partis” (1800-1801, 4–5).
Mais que reproche-t-on au juste à Quesnay et à ses amis? En schémati-
sant fortement, cinq grands types de griefs leur sont adressés. On les accuse,
Une génération perdue ? 19
en premier lieu, d’avoir élaboré et diffusé une doctrine au mieux incomplète,
et, au pire, totalement erronée, aux incidences néfastes de politique écono-
mique. Le problème de l’impôt unique est, bien entendu, soulevé. Mais d’autres
aspects sont aussi visés, et notamment la signature du Traité de Commerce en
1786. “Ces imprudents sectaires qui ont tant jeté de fausses idées parmi nous
sur le commerce, et qui s’arrogeaient le nom d’économistes qu’ils ont rendu
ridicule, ignoraient qu’ils n’étaient que des mannequins” et qu’ils faisaient le
jeu de l’Angleterre, déclare Vandermonde dans son Rapport de 1794 (1795a,
6). Et l’on peut lire, dans le Dictionnaire universel de Peuchet, que le Tableau
Économique n’est qu’une “espèce de hiéroglyphe qui n’apprend rien, et semble
établi sur de fausses bases”.
En second lieu, les critiques stigmatisent le dogmatisme des physiocrates,
et, précisément, leur sectarisme. Il était devenu presque rituel, dans beaucoup
d’écrits ou de discours, de brocarder la “manie sectaire” et le “jargon mystique”
de Quesnay et de ses disciples, qui attirèrent sur l’école “tant de ridicule” dès
avant 1789 (J. A. Creuzé-Latouche, 1795, 2). Ce jugement est évidemment
partagé par ceux que la Révolution avait traumatisés. La Harpe constitue, à
ce sujet, un bon exemple. Dans son cours, professé après Thermidor, Lycée
ou cours de littérature ancienne et moderne, il insère des “Fragments sur les
Économistes” (1813–14, XI, 239–46) et se penche sur la question de la phy-
siocratie dans la mesure la secte “a contribué à ce penchant des esprits au
changement et à l’innovation, qui se fit sentir vers le milieu de ce siècle, et qui
est toujours un grand mal quand on n’est pas sûr des moyens et de la mesure
d’un bien” (ibid., 246). Il rappelle alors que “tout le monde leur a reproché
les vices de leur manière d’écrire, qui non-seulement n’était pas celle du sujet,
mais qui en était l’opposé ; une emphase prophétique quand il s’agissait des
objets les plus familiers ; un enthousiasme d’illuminé quand il ne s’agissait que
de raison ; un ton d’oracle même quand ils n’en avaient que l’obscurité ; la ré-
pétition solennelle du mot d’évidence, sorte de puissance que l’on compromet
en la prodiguant hors de son domaine, qui est la philosophie” (ibid., 241–42).
En troisième lieu, les physiocrates se voient reprocher tort, sans doute,
mais les apparences jouent contre eux) leur alliance avec le despotisme et
une doctrine profondément anti-démocratique. aussi, les critiques sont plus
ou moins nuancées, selon leur provenance : elles vont de la condamnation
péremptoire de l’attitude politique de Quesnay et de ses amis, au simple refus
d’un régime d’assemblée dans lequel les propriétaires fonciers possèderaient,
seuls, le droit de vote. Peu importent, d’ailleurs, les véritables intentions des
Une génération perdue ? 20
physiocrates ; comme aux philosophes en général, on leur fait grief de l’auditoire
qu’ils ont eu. Après Thermidor, Lakanal, par exemple, se fait l’interprète de
cette opinion : “les philosophes ont proposé quelquefois leurs vues [. . .] à des
rois. . . C’était leur proposer de mettre à bas leur trône [. . .]. D’Alembert a été
auprès de Frédéric, et Diderot a été auprès de Catherine. Et la Russie est restée
peuplée de barbares, et la Prusse est restée peuplée d’esclaves” (1794a, 347).
Mais il plaide cependant pour les circonstances atténuantes et met tout sur le
compte de “cette simplicité de caractère qu’on nourrit dans la retraite et dans
les profondes méditations”. Il leur reproche simplement leur naïveté : comment
ont-ils pu méconnaître le fait que “les tyrans ont leur instinct, comme les bêtes
féroces” (ibid.) ?
Des trois premiers types de griefs découle, en conséquence, un quatrième
reproche : celui d’avoir gelé la réflexion théorique, d’avoir provoqué, au cours
des décennies qui précèdent la Révolution, le retard de l’économie politique en
France. La comparaison avec la Grande-Bretagne s’impose ici naturellement,
qui voit, en une décennie, publiés les ouvrages de James Steuart et d’Adam
Smith. L’Angleterre, écrit Roucher en 1790 dans son Avertissement du tra-
ducteur à la deuxième traduction française, par ses soins, de la Richesse des
Nations, “a sur nous l’avantage d’avoir au monde un système complet de l’éco-
nomie sociale. Cette partie, la plus belle et la plus utile de toutes celles qui
composent l’ensemble des connaissances humaines, se trouve dans l’Ouvrage
de M. Smith, approfondie et développée avec une sagacité qui tient du prodige”
(1790, viii–ix). La première année de la Révolution voit aussi, par ailleurs, le
début de la publication de la traduction française de la Recherche de Steuart,
provoquée par Vandermonde, et accueillie en ces termes par Le Moniteur (24
juin 90) : “Il est certainement très fâcheux que cet ouvrage n’ait pas pu pa-
raître plus tôt, l’Assemblée nationale ayant successivement saisi presque toutes
les matières traitées dans cet ouvrage, qui doit faire le code d’économie des
nations modernes. Il faut observer, à ce sujet, que les principes de cette science
sont bien plus facilement connus en Angleterre qu’en France; plusieurs siècles
d’observations et surtout de liberté donnent à cette nation un grand avantage
sur nous, et les Anglais marchent d’un pas plus ferme dans une carrière qui
est encore, pour les autres, semée d’erreurs et de systèmes, fruits nécessaires
de l’ignorance des faits, ou même d’une imagination plus ou moins déréglée.”
Il est juste de noter, cependant, que les physiocrates ne sont pas tenus pour
les seuls responsables de cet état de fait : le despotisme en constitua une autre
cause puissante. Mais la “secte” ne s’en démarqua pas. J. A. Creuzé-Latouche,
Une génération perdue ? 21
par exemple, note que les causes du retard pris par l’économie politique en
France sont anciennes. Elles sont liées au régime monarchique, et non pas à
la Révolution qui, au contraire, devrait constituer un facteur favorable à une
reprise théorique. Le dogmatisme des physiocrates est simplement venu s’ajou-
ter au sentiment de l’inutilité de toute recherche en la matière en raison d’un
régime politique qui, de toute façon, n’en aurait tenu aucun compte. “Mais la
juste défaveur qu’eurent l’affectation dogmatique et les erreurs de quelques éco-
nomistes, parurent refroidir les Français pour cette science qui ne semblait pas
leur présenter alors un pressant intérêt. En effet, sous un régime les arts les
plus utiles étaient flétris, les lois n’étaient que les volontés d’un aveugle des-
pote, et l’administration, le patrimoine exclusif d’un très petit nombre de pri-
vilégiés ; quel goût pouvait avoir le public pour d’abstraites spéculations, dont
aucune probabilité ne pouvait promettre une heureuse application?” (1795, 2).
En cinquième lieu, enfin, vient un autre corollaire, souvent implicite, des
griefs précédents : aux erreurs théoriques, au dogmatisme et au gel de la
pensée économique, à l’alliance avec le despotisme, s’ajoute le retard de l’ensei-
gnement de l’économie politique, toujours eu égard à la situation qui prévalait à
l’étranger, en Grande-Bretagne et en Italie tout particulièrement. Ce reproche
n’est, à notre connaissance, pas formulé directement : mais le contexte et les
allusions contenues dans les propos montrent que le retard de l’enseignement
et celui de l’élaboration conceptuelle sont liés, et que les physiocrates ne sont,
encore, pas épargnés. Accusation injuste, assurément : mais les apparences
ont joué, une fois encore, contre Quesnay et ses disciples.
Dans son rapport prônant l’instauration des Écoles centrales, 26 frimaire an
III (16 décembre 1794), Lakanal avait proposé un enseignement d’agriculture et
de commerce : “pourquoi l’agriculture, le commerce, les arts et métiers, n’ont-
ils jamais eu leurs écoles ? Pourquoi les a-t-on livrés à la routine de l’instinct
ou à l’intérêt de la cupidité ? Croyait-on à l’impossibilité de les réduire en
principes ? ou pensait-on qu’en ce genre les méprises fussent sans conséquence,
et la perfection sans valeur? Vous vengerez les arts et métiers, l’agriculture et
le commerce, de cet oubli des nations : non en allant, comme les rois, poser sur
le soc, en un jour solennel, une main protectrice ; cette vaine cérémonie avilit ce
qu’elle a l’air d’élever; mais vous lui assignerez des instituteurs qui abrègent,
qui assurent la marche de l’industrie. L’expérience démontre l’utilité de ces
sortes d’établissements. Le célèbre Smith a donné à Édimbourg des leçons sur
le commerce, dont la réunion et l’ensemble ont formé [. . .] l’ouvrage peut-être
le plus utile aux peuples de l’Europe” (1794b, 494).
Une génération perdue ? 22
Creuzé-Latouche constate le retard pris par l’enseignement de la discipline
en France, tout comme il avait fortement souligné celui pris par la théorie.
Dangereuse pour le trône comme la diffusion de toute autre lumière, et inutile
quant aux chances de mise en œuvre effective des principes divulgués, cette
instruction de l’économie politique fut négligée en France alors qu’elle ne le
fut pas “par plusieurs nations étrangères, pour laquelle elle nous ont donné
l’exemple, que nous n’avons pas suivi, d’instituer des professeurs, et sur laquelle
elles ont eu l’avantage de nous fournir les meilleurs livres élémentaires” (Creuzé-
Latouche, 1795, 2). Vandermonde, enfin, n’hésite pas à déclarer que, “parmi
les événements remarquables de la révolution, on pourra compter un jour la
création d’une chaire d’économie politique [. . .]. Rien ne prouvera mieux que
le calme de la philosophie n’a pas cessé de régner au milieu de la tourmente”
(1795b, II, 233). Sur ce point, on l’a vu, l’opinion des libéraux du XIXe siècle
n’est pas différente.
Pour être complet, cependant, il faut noter que deux autres obstacles au
moins se dressaient, à l’époque, sur la voie de l’instauration d’un enseignement
théorique en la matière. Le premier découle de la théorie libérale elle-même :
l’idée selon laquelle il suffit de tout laisser aller librement pour que tout aille
pour le mieux a pu faire croire à certains que, le “laissez-faire” et le “laissez-
passer” une fois réalisés, il n’y avait plus rien à dire sur la question, et qu’un
enseignement était, par conséquent, inutile 14 . Le second obstacle, lui, pouvait
découler d’attaques de certains publicistes comme Mercier 15.
14. Voir G. Faccarello, 1989a, 85–6. L’idée persiste, et on la retrouve encore, d’une certaine
manière, sous une forme atténuée, chez G. Pecchio (1830, Introduction). L’opinion contraire,
cependant, est largement majoritaire. Voir les écrits de Condorcet, par exemple, dont les
idées sont reprises par Rœderer : “De tous les cours professés en ce Lycée, celui qui exigerait
du professeur le plus de talent serait un cours d’économie publique. Le moindre malheur de
la science économique est d’être embarrassée de préjugés, entourée de préventions, dénuée
d’expériences notoires et concluantes : elle est de plus une science abstraite et compliquée ; on
ne peut y attaquer l’erreur que par de longues analyses ; les vérités ne s’y laissent approcher
que par l’étude la plus obstinée. L’amour du bien public peut seul aujourd’hui amener ici
des auditeurs” (Rœderer, 1800–1801, 3).
15. Dans le Journal d’économie publique, de morale et de politique (vol. I, 20 vendémiaire
an 5), l’auteur (qui signe J. M.) d’un compte-rendu de l’Abrégé élémentaire des principes
de l’économie politique de Germain Garnier s’insurge en ces termes contre les idées de L.S.
Mercier : “Le citoyen Mercier se récriait dernièrement sur le professorat, et dans le nombre
de sciences qu’il voudrait soustraire à des professeurs, il comprend nommément la science de
l’économie publique. Il y a des livres, dit-il. L’objection serait recevable s’il n’y avait qu’un
livre et qu’il fût bon [. . .]. Courrez-vous le risque que les citoyens, appelés par la constitution
à la direction des affaires publiques, arrivent aux législatives avec des principes discors, et
que ceux qui seront imbus d’une doctrine fausse y composent la majorité, qu’ils fassent des
Une génération perdue ? 23
VII
Pourtant, à l’évidence, les catégories physiocratiques imprègnent bien des
discours et bien des écrits : il n’est qu’à se référer au concept d’avance, ou
de produit net (même interprété différemment) pour s’en convaincre. Mais, et
ceci doit être souligné, ce n’est pas aux seuls membres de la secte que l’on fait
référence (le plus souvent de manière implicite) en les utilisant : c’est surtout
à Turgot que l’on se rapporte constamment, et c’est autour de son nom que se
forme une certaine unanimité.
Cependant, Turgot mis à part, les références concernent aussi d’autres au-
teurs récents. Fait marquant de la période, et comme il ressort de ce qui
vient d’être souligné dans les paragraphes précédents, ceux-ci sont étrangers :
Steuart, et Smith surtout, sont extrêmement sollicités. À l’appui du cours qu’il
professe à l’École normale en 1795, Vandermonde conseille vivement la lecture
des ouvrages de Steuart et de Smith. Il qualifie la Richesse des nations de “livre
excellent” et il souhaite le voir “entre les mains de tout le monde”. Quant à la
Recherche de Steuart, ouvrage “moins connu” mais “plus étendu”, il en recom-
mande la lecture “d’une manière particulière”. “Je ne connais point de traité
complet sur l’économie politique”, ajoute-t-il ; “aucun ne rassemble toutes les
connaissances qu’on a acquises jusqu’à ce moment-ci sur cette matière : mais
le plus complet que je connaisse, celui qui me paraît le plus digne d’être étudié,
lois qui [. . .] diminuent au lieu d’accroître la richesse nationale ? Non, il faut un enseignement
sain et uniforme. Sain, parce qu’une doctrine fausse, pire que l’ignorance absolue, mène à la
destruction ; uniforme, parce que la discordance dans l’instruction mène à la diversité dans
les opinions, celle-ci aux débats, aux animosités, aux passions, aux écarts de l’amour-propre
offensé, à l’accaparement des voix dont le nombre fait les lois. S’ensuit-il qu’il faudra un
professorat perpétuel pour la science économique ? Cette science a un objet trop important,
la richesse nationale, pour entrer en calcul avec l’épargne mesquine des frais du professorat.
L’épargne fera gagner un au trésor public et fera perdre cent à la richesse nationale. Il faut des
professeurs de la science de l’économie publique tant et si longtemps que l’économie publique
sera une science, et ce sera jusqu’à ce que tous les citoyens, ou du moins, tous ceux qui seront
susceptibles d’éligibilité, sachent et sachent bien ce qu’il faut faire, pour que la masse des
choses consommables [. . .] fasse annuellement des progrès et prenne tout l’accroissement que
permet le territoire national ; ce qui constitue essentiellement la prospérité et la puissance
de la nation. Ne parlons donc pas encore de retrancher de la liste des professeurs nécessaires,
ceux de la science de l’économie publique. “Cette science, dit Lavoisier, comme presque toutes
les autres, a commencé par des discussions et des raisonnements métaphysiques. La théorie
en est avancée ; mais la science pratique est dans l’enfance ; et l’homme d’Etat manque à
tout instant de faits sur lesquels il puisse reposer ses spéculations.” Ajournez donc jusqu’à la
virilité de la science la suppression de son enseignement [. . .]. Quant à présent, estimez-vous
heureux de voir encore des hommes tels que Garnier, s’occuper d’en recueillir les principes
avoués et de les soumettre à une méthode lumineuse; et tâchez surtout d’obtenir d’eux qu’ils
se consacrent à les développer dans vos écoles publiques” (ibid., 214–15).
Une génération perdue ? 24
c’est le livre intitulé, Essais sur les principes de l’économie politique [sic], par
James Steuart ; ce livre est écrit il y a longtemps. Je crois qu’il a paru en 1767,
peut-être vingt ans [sic] avant le livre de Smith ; il a été traduit en 1789, à ma
sollicitation [. . .]. Steuart paraît rebutant à celui qui y jette les yeux pour la
première fois ; il est difficile à lire : peut-être est-ce une cause du peu de succès
qu’il a eu en Angleterre. J’invite ceux qui veulent approfondir l’économie po-
litique, à se procurer ce livre, et à ne point se rebuter” (Vandermonde, 1795b,
II, 447–48).
Mais le phénomène, encore, ne date pas de 1789. Dès 1787, Rœderer
parle de “l’excellent ouvrage de M. Schmitt [sic] sur les richesses, ouvrage qui
est à la science de l’économie publique, ce que l’Esprit des lois est à la science
du gouvernement politique et civil” (1787, 26), et bien des auteurs ultérieurs
affirmeront en substance la même chose. Certains s’en offusquent d’ailleurs,
et jugent quelquefois trompeuses les références constantes à la Richesse des
nations : ainsi Saint-Just, dans son discours sur les subsistances, le 29 novembre
1792. “Féraud vous a parlé d’après Smith et Montesquieu. Smith, Montesquieu
n’eurent jamais l’expérience de ce qui se passe chez nous” (Saint-Just, 383).
Mais de telles voix sont, semble-t-il, minoritaires, même si les références ne
sont pas, loin de là, toujours inconditionnelles.
De longs extraits de l’ouvrage de Smith sont publiés, en 1790, dans la
Bibilothèque de l’homme public16 . Quant à la principale publication quoti-
dienne, Le Moniteur, il ne tarit pas d’éloges envers les publications presque
simultanées de la traduction de Steuart et de la seconde traduction française
de Smith. Le 24 juin 1790, un article signé M. Desmond parle du premier auteur
en ces termes : “L’ouvrage le plus profond, nous ne craignons pas de le dire, et
en même temps le plus lumineux qui ait paru en Angleterre sur cette matière,
est celui du chevalier Steuart, dont nous annonçons ici la traduction ; et nous
ne doutons pas que le public ne partage et notre étonnement et nos regrets de
ce qu’un ouvrage de cette importance ait été connu si tard en France. Il y a
déjà plus de vingt ans qu’il a été imprimé à Londres”. Peu de temps après, le 24
août 1790, le même quotidien annonce la parution des deux premiers volumes
16. Série co-éditée par Condorcet. Parallèlement, à la suite de la traduction de Roucher,
Condorcet devait publier un volume supplémentaire de notes sur l’ouvrage de Smith. Le
volume n’a jamais paru : voir G. Faccarello, 1989b, 123 & sq.
Une génération perdue ? 25
de la traduction de Smith par Roucher17 : il y reviendra encore, de manière
élogieuse, le 25 octobre 1790 et le 26 mai 1791. Entretemps, le 23 novembre
1790, il souligne la parution des huit premiers volumes de la Bibliothèque de
l’homme public, et signale les longs extraits de Smith contenus dans les tomes
III et IV de cette série.
VIII
Les qualités reconnues aux ouvrages de Steuart et de Smith sont nombreuses,
et il convient d’en noter ici les principales, afin de pouvoir juger, même de
manière grossière, du caractère de leur réception et du climat théorique de
l’époque.
La première qualité reconnue, de manière assez surprenante (mais, ici, le
contraste avec les écrits physiocratiques a être patent) est la clarté de l’ex-
posé. Ceci est surtout valable pour ce qui concerne Smith, même si l’unanimité
qui semble se faire sur ce point au début de la Révolution s’effritera progres-
sivement et si l’opinion finira par s’inverser par la suite. “C’est surtout par
les développements que M. Smith a donné à ses idées, c’est par la manière
claire et simple dont il les a présentées, après les avoir approfondies, qu’il a
réussi dans sa patrie et parmi nous”, peut-on lire dans Le Moniteur du 24
août 1790. Le compliment est renouvelé quelques mois après18 . L’auteur de
la Richesse des Nations n’en a cependant pas le monopole : il avait aussi été
17. “La fortune de cet ouvrage infiniment estimé en Angleterre est faite, même en France,
depuis longtemps. Nous en avons une première traduction [.. .]. Toute imparfaite qu’elle
est, elle a suffi auprès des savants en économie politique, et de ceux qui s’intéressent à ces
matières, pour faire connaître le mérite de l’original. Lorsque la science économique s’est
un peu plus répandue [. . .], on a senti la nécessité d’une traduction nouvelle. Un homme de
lettres, que ses talents et ses connaissances désignaient, pour ainsi dire, comme le seul à qui
ce travail convînt, M. l’Abbé Morellet, l’avait entrepris, mais ce qu’on aura peine à croire, il
n’a trouvé aucun libraire qui ait osé s’en charger. Aujourd’hui ce n’est plus une hardiesse.
Ces matières sont devenues à la portée de tout le monde, et depuis que chaque citoyen peut
avoir part au gouvernement et doit y prendre un intérêt direct, tous se croient obligés d’en
étudier les mouvements et les ressorts, d’en bien connaître toutes les parties.”
18. Le 26 mai 1791, après une analyse du contenu des tomes III et IV de la traduction de
Roucher, on peut lire : “On sent facilement combien ces importantes questions le deviennent
encore plus pour nous dans la circonstance forte nous sommes. L’auteur y a mis sa
méthode, sa clarté, sa sagacité ordinaires, et le ton de la traduction est, comme dans les
volumes précédents, parfaitement assorti à celui de l’original.”
Une génération perdue ? 26
adressé à Steuart 19 , reprenant en cela les propos du traducteur des Principes,
Sénovert : “Mais ceux qui les liront avec l’attention qu’elles méritent, seront,
sans doute, étonnés que la clarté réunie à la profondeur, la méthode à l’abon-
dance, l’impartialité la plus absolue à la plus sévère discussion, n’aient pas, au
bout d’un certain temps, fait naître, en faveur d’un pareil ouvrage, cette espèce
d’enthousiasme que peuvent exciter même les sciences exactes, quand, sur un
sujet important, on trouve des connaissances profondes réunies à l’invention”
(Sénovert, 1789, v–vi).
Deuxième mérite, et de taille, reconnu à ces auteurs étrangers : le fait d’avoir
prévu, en quelque sorte, les événements français, ou du moins certains d’entre
eux. “Nous nous contenterons d’observer ici qu’il y a une règle sûre pour juger
de la sagacité d’un auteur déjà ancien, de la bonté de sa méthode, et de la
certitude de ses connaissances : c’est de voir jusqu’à quel point il a rencontré
juste sur les événements qu’il a, pour ainsi dire, prophétisés. Sur cet article,
nous nous flattons que les lecteurs partageront notre étonnement, en voyant
que les conjectures faites il y a près de trente ans se vérifient aujourd’hui de
la manière la plus frappante” (Sénovert, 1789, VIII). Parmi les avantages ac-
tuels qu’offre la traduction de l’ouvrage figure notamment, et en tout premier
lieu, celui “de convaincre [. . .] que la révolution qui s’opère sous nos yeux était
dans l’ordre des choses nécessaires : nous devons donc en être d’autant moins
alarmés sur les inconvénients inséparables d’un pareil changement, et conve-
nir que si une administration tout à fait insensée n’eût pas pu l’accélérer de
dix ans, la plus éclairée et la plus sage n’eût pas été capable non plus de la
retarder d’autant” (ibid., X). “Le cinquième livre traite en entier de la science
des impôts ; on y trouvera les véritables principes qui justifient en politique
l’abolition des dîmes, et, par une finesse de l’art vraiment singulière, l’auteur
prévoyait et annonce positivement que le clergé de France serait pensionné, et
que ses biens serviraient à payer les dettes de l’État.” (Le Moniteur, 24 juin
1790).
Il est évidemment hors de propos, dans cette introduction, de se pencher sur
le contenu de l’accueil de Smith et de Steuart en France, et particulièrement
à cette époque : les thèmes retenus, ceux mis à l’écart ou oubliés, les enjeux
perçus ou non, tout cela doit faire l’objet d’études à venir. Bornons nous ici
19. “Tel est l’ordre et la division générale des matières qu’on trouvera traitées dans ce
livre, suivant leurs différentes ramifications, avec une méthode, une clarté, et surtout une
impartialité dont on les croirait à peine susceptibles” (Le Moniteur, 24 juin 1790).
Une génération perdue ? 27
à retenir deux autres aspects présentés par les références à ces auteurs : elles
suffiront à notre propos. Le premier d’entre eux : Smith ne fait que reprendre
Steuart en le complétant. “Nous nous contenterons de remarquer qu’aucun
livre ne contient de système plus complet d’économie sociale et qu’aucun par
conséquent n’offre plus de moyens d’instruction et d’utilité. M. Smith avait
puisé en grande partie ses principes dans l’ouvrage du chevalier Steuart [.. .]
dont il vient de paraître une traduction [.. .]. Il devait aussi plusieurs idées
à ce fameux Law, si mal jugé en son temps et même dans le nôtre, dont les
opérations, toujours contrariées par l’autorité, ont été si peu d’accord avec son
véritable système, qui mériterait peut-être d’être mieux connu dans ce moment,
et qui l’était bien des Anglais” (Le Moniteur, 24 août 1790). Sénovert, de son
côté, affirme que l’on a souvent copié Steuart sans le citer. “M. Smith lui-même,
dans son ouvrage, [. . .] a fondu, dans les trois premiers livres, tout ce que notre
auteur a dit sur les mêmes sujets, mais sans les approfondir autant, parce qu’ils
ne sont que des accessoires à son plan, et qu’il suppose, en quelque sorte, que
les développements sont connus de ses lecteurs” (Sénovert, 1789, vii).
Cependant, et c’est le deuxième aspect notable des références, les
étrangers (Steuart, Smith, Bentham) sont aussi, et peut-être surtout, perçus
comme les continuateurs d’auteurs français ou assimilés : Law, par exemple
(on vient de le voir), ou encore Turgot. “Nous doutons qu’on puisse trouver
ailleurs [que dans le 4e livre de Steuart] [. . .] une explication intelligible du
fameux système de Law; le lecteur verra, non sans quelque surprise, que ni les
écrivains, ni même les orateurs de nos jours qui en ont parlé, ne l’ont jamais
étudié, ou, ce qui est pire encore, ne l’ont pas entendu” (Le Moniteur, 24 juin
1790). Rœderer, de son côté, “invite les personnes qui aiment la science à lire
[un] petit traité peu connu” : les Réflexions sur la formation et la distribution
des richesses de Turgot. “Ils auront [.. .] la satisfaction d’y reconnaître qu’un
des meilleurs chapitres du livre de Smith, un de ceux qui a le plus contribué à
son succès, est entièrement à l’ouvrage de M. Turgot, dont il s’est répandu
plusieurs manuscrits peu de temps après sa composition” (1800–1801, 78). Ce
n’est pas Smith, mais Turgot, “le véritable auteur de la théorie des capitaux”
(ibid., 98). Quant à Bentham, dont Rœderer apprécie les écrits sur l’usure, il
“prend le sujet à peu près au point Turgot l’a laissé”20 .
20. “Du taux d’intérêt de l’argent”, Journal de Paris, 22 nivôse an 5 [11 janvier 1797],
dans : 1853–59, vol. V, 583.
Une génération perdue ? 28
Cet ensemble de remarques doit, bien sûr, être relativisé21 . Mais il suffit ce-
pendant à montrer que le tableau de cette période, peint par les contemporains,
contraste plutôt avec celui qui en est tracé par les auteurs ultérieurs. Quant à
la réalité, à l’intérêt et à la vivacité des débats, les contributions réunies dans
ce recueil en fourniront de nombreux exemples.
IX
Les références aux auteurs étrangers ne sont donc pas véritablement déter-
minantes, tout comme les attaques portées contre les physiocrates. De toute
façon, les uns comme les autres ont écrit avant la période en question : et,
ici, nous rencontrons une question sur laquelle il règne, implicitement, beau-
coup de confusion. Lorsque l’on affirme que la période révolutionnaire, au sens
large, est théoriquement absente de l’histoire de la pensée économique, quel
critère d’appréciation utilise-t-on ? Compare-t-on bien ce qui est comparable ?
Inconsciemment ou non, prendre, comme référence pour ce qui aurait être
fait, des auteurs comme Smith, comme Turgot et Say, ou encore Lauderdale,
Thornton, Malthus, Torrens et même Ricardo, fausse le jugement : on accuse
en quelque sorte la période de ne pas avoir produit des œuvres semblables à
celles qui l’ont été, en France ou à l’étranger, pendant des périodes antérieures
ou postérieures. Une mise en perspective sereine devrait prendre en compte
ce qui s’est passé à l’étranger pendant la décennie, par exemple, qui sépare
la réunion des États Généraux de l’instauration du Consulat, c’est-à-dire la
période même sur laquelle portent les jugements pour la France. Si cela est
effectué, toute affirmation d’une atonie particulière ou d’un retard de l’écono-
mie politique française, déjà extrêmement contestable au regard des œuvres
21. Il faut, bien entendu, ne pas prendre pour argent comptant les affirmations des
contemporains. Smith, par exemple, était peut-être connu et apprécié par nombre de ceux
qui écrivaient en économie politique, mais il est cité un peu à tort et à travers, en fonction
des besoins du moment ou de la cause servie ; ses enseignements sont loin d’être acquis,
même chez ceux qui y font référence (“Smith, dont le nom est aujourd’hui dans toutes les
bouches, et dont la doctrine est dans si peu de têtes. . .” écrit Saint-Aubin dans les Mémoires
d’économie publique, de morale et de politique, I, n°VII, 325). A-t-on, d’autre part, exagéré
la célébrité de Smith aux dépens de celle de Steuart ? “La fortune de cet ouvrage infiniment
estimé en Angleterre est faite, même en France, depuis longtemps”, peut-t-on lire dans Le
Moniteur à propos de la Richesse des nations : “Nous n’essaierons pas de donner une analyse
de cet ouvrage déjà trop connu, et qui par sa nature en est peu susceptible” (Le Moniteur, 24
août 1790). “Si la célébrité d’un livre eût déterminé notre choix”, écrit de son côté Sénovert,
“nous n’aurions peut-être pas entrepris de donner une traduction des recherches du cheva-
lier Jacques Steuart sur les différentes branches de l’économie politique” (Sénovert, 1789,
v). Voir, à ce sujet, dans ce Prélude, les paragraphes consacrés à l’élaboration théorique à
l’étranger.
Une génération perdue ? 29
publiées avant 1789 ou après 1799, perd, à l’évidence, tout fondement. Cette
décennie vit la réflexion économique évoluer de manière approximativement
parallèle dans les différents pays : il reste seulement, comme nous tentons de
le faire pour la France avec ce recueil, à en mieux juger les contours et la
teneur, tant cette période parait mal étudiée pour les autres nations égale-
ment. À titre d’exemple, portons notre regard sur l’Allemagne, l’Autriche, et
la Grande-Bretagne.
Dans les pays de langue allemande, l’évolution de l’économie politique pen-
dant la période qui nous retient ici est assez troublée. Le déclin de l’Univer-
sité et de l’orthodoxie caméraliste, conjugué à l’émergence de l’œuvre d’Adam
Smith, constitue un mouvement de fond. Grâce aux études de Pierangelo
Schiera (1968) et surtout de Keith Tribe (1988), on sait comment la pensée éco-
nomique allemande, la science camérale, s’organise autour de l’enseignement
universitaire, et dans le but de former les administrateurs de l’État. Dans les
années 1760, à Vienne, les ouvrages et les enseignements de Johann Heinrich
Gottlieb von Justi et Joseph von Sonnenfels fournissent à cet enseignement
les manuels de base jusqu’à la fin du siècle, et sans doute au-delà : l’édition
de 1800 du manuel de Sonnenfels reste le manuel officiel dans l’empire au-
trichien jusqu’en 1848 (Palyi, 1928, 195). Toutefois, si l’on compte, en 1798,
32 professeurs de sciences camérales et 36 universités accueillant cet enseigne-
ment (Tribe, 1988, 116), l’université et le caméralisme sont en état d’atonie.
La physiocratie leur est largement restée extérieure et peu d’enseignants s’y
sont intéressés. De surcroît, la période pendant laquelle la pensée économique
allemande se penche sur la doctrine de Quesnay, autour des expériences faites
par le Margrave de Bade notamment, s’est achevée au milieu des années 1780.
Entre la première traduction de la Richesse des nations en 1777–1779 et la
seconde en 1794, l’œuvre de Smith reste reléguée au second plan et est souvent
présentée comme une forme de physiocratie (Hasek, 1925, 64–5; Tribe, 1988,
chap. 7); elle est d’ailleurs moins appréciée que l’œuvre de James Steuart (plus
proche des préoccupations des caméralistes), et sans doute moins diffusée que
la pensée économique française ou italienne. Ce n’est qu’avec la fin du siècle
que les premiers économistes smithiens allemands apparaissent avec, en pre-
mier lieu, les cours et les manuels de G. Sartorius et de Christian Jacob Kraus
(Tribe, 1988, 146–47). On ne manquera d’ailleurs pas d’observer certaines
similitudes entre les réceptions allemande et française (après Thermidor tout
au moins) de Smith, notamment au travers de la quasi unanimité (on y trouve
aussi bien Garnier, Say, Sismondi, que de Lueder, Sartorius, etc.) qui s’opère
Une génération perdue ? 30
pour critiquer le caractère confus de la Richesse des nations, son manque de
méthode et de clarté.
Force est donc de constater que l’économie politique allemande évolue lente-
ment et sans doute en fonction de l’impact de la Révolution française22 . On no-
tera la formation progressive d’un nouveau registre du savoir économique avec
l’introduction par Ludwig Heinrich von Jakob (le traducteur de la première
édition du Traité d’économie politique de J.-B. Say), en 1805, d’une nouvelle
catégorie : la “Nationalökonomie” qui, associée à la “Staatswirtschaft”, forme
un ensemble proche de l’économie politique anglaise ou française du XIXe
siècle (Tribe, 1988, 175). Ce n’est qu’à partir de cette période que la réception
critique de l’œuvre de Smith, et plus généralement, sans doute, de l’économie
politique classique, commence en Allemagne. L’œuvre de Karl Heinrich Rau,
à partir de 1826, mettra en place la nouvelle orthodoxie d’enseignement. Mais
l’originalité de la pensée économique allemande ne prend véritablement son
essor qu’après 1840.
X
Les événements d’Outre-Manche peuvent avoir plus d’importance pour notre
propos. Il n’est malheureusement pas possible de donner ici un traitement
complet de la question dans la mesure où, à notre connaissance, il n’existe pas
d’étude faisant le point sur l’économie politique anglaise au cours des années
1789–1800. Nous nous contenterons donc de fournir quelques indications sus-
ceptibles d’éclairer l’essentiel du mouvement des idées et des publications. Pour
cela, nous centrerons notre propos sur deux ensembles de faits : la réception
de l’œuvre de Smith et les dates et publications marquantes de la période.
Commençons par la réception de l’œuvre de Smith afin de dissiper l’idée
diffuse selon laquelle l’Europe continentale se trouve, également dans ce do-
maine, en retard sur la Grande-Bretagne. Des travaux récents 23 montrent qu’il
n’en a rien été et que Smith, dans sa patrie comme ailleurs, ne prend la place
qu’on lui reconnait aujourd’hui qu’après un délai assez long. Considérons le
problème sous trois aspects : l’influence de l’œuvre de Smith sur les débats
22. L’hypothèse d’une diffusion de Smith en Allemagne par l’intermédiaire de l’œuvre de
Say (Palyi, 1828, 213) mériterait un examen approfondi.
23. Nous pensons notamment aux articles de S. Rashid (1982), R. F. Teichgraeber (1987)
et de K. Willis (1979).
Une génération perdue ? 31
parlementaires; son impact sur certaines mesures de politique économique ; et
enfin le problème de la place de Smith par rapport aux autres économistes.
Kirk Willis, tout d’abord, a réouvert récemment le dossier de l’utilisation
de l’œuvre de Smith dans les débats parlementaires. Sa conclusion est nette :
“Même vingt-cinq ans après la publication de la Richesse des nations, les
Chambres étaient largement indifférentes à ses principes, et doutaient de leur
vérité et de leur applicabilité” (Willis, 1979, 544). Cette conclusion est reprise
par Salim Rashid (1982, 84) lorsqu’il souligne qu’il ne faut pas vouloir attri-
buer au seul Smith les idées qui étaient communes à nombre d’économistes et
d’hommes politiques de l’époque ; et R. F. Teichgraeber (1987) ne la remet pas
en cause dans son étude minutieuse de la période 1776–1790.
À titre d’illustration, quelques résultats de K. Willis doivent être retenus.
En premier lieu, si Smith n’est, comme on peut s’en douter, que l’un des
économistes que l’on invoque lors des débats parlementaires, il n’est pas, loin
s’en faut, le plus cité 24. En second lieu, Willis souligne avec insistance le fait
que si Smith est cité, et quelquefois lu, aucun effort n’est véritablement déplo
pour tirer les leçons des principes développés dans la Richesse des nations
(1979, 519). En troisième lieu, il semble que l’on ait exagéré l’importance de
l’impact de la pensée de Smith par le truchement de Lord Shelburne et de
W. Pitt. L’influence de Smith sur le premier est incontestable : mais Shelburne
ne joue un rôle politique prééminent qu’au cours d’une trop brève période
(il est premier ministre de juillet 1782 à février 1783) pour influencer réellement
le cours des choses. Quant à l’impact sur W. Pitt, il est plus fluctuant et moins
décisif.
Qu’en est-il alors du deuxième aspect de la question, la politique écono-
mique ? R. F. Teichgraeber relève deux rendez-vous importants entre 1777 et
1790 : l’agitation des années 1778–1779 autour des relations commerciales avec
l’Irlande, et le traité de commerce de 1786 entre la France et l’Angleterre. Dans
les deux cas, il constate que l’influence exercée par l’œuvre de Smith est faible
(1987, 361 ; voir aussi Willis, 1979, 537 et 539 ) ; il propose même de renverser
la relation traditionnellement admise : ce serait le succès de ces négociations
24. Les autres auteurs cités sont : J. Locke, D. Hume, G. King, C. Davenant, J. Child,
W. Petty, J. Tucker et A. Young. K. Willis (1979, 510) a rencontré une quarantaine de
citations de Smith alors qu’il trouve des centaines de références à A. Young. Les recherches
de S. Rashid (1982, 68) aboutissent à un résultat analogue.
Une génération perdue ? 32
qui aurait contribué à promouvoir Smith comme une autorité en matière éco-
nomique (1987, 362).
Dernier élément du problème, enfin : la réputation des autres économistes
anglo-saxons. Pendant la période retenue, Smith était considéré comme un
auteur parmi d’autres ; il est moins estimé, en particulier, que Josiah Tucker et
Arthur Young. Cela tient, sans doute, au fait que la Richesse des nations est
lue de manière sélective et que l’on ne s’intéresse qu’à ses arguments en faveur
du libre-échange pour combattre, notamment, les monopoles de commerce et
les Corn Laws (Teichgraeber, 1987, 340). Smith n’était d’ailleurs pas le seul
auteur à prendre position sur ces thèmes, et nombre d’entre les intervenants
étaient favorables à une telle politique tout en n’allant pas aussi loin que lui25 .
Enfin, S. Rashid indique combien l’importance de J. Steuart a été sous-estimée.
Très souvent cité par A. Young, Steuart est en effet, en 1771, puis encore en
1796, la principale référence de l’Encyclopaedia Britannica. La situation ne
change qu’au début du XIXe siècle : “Même s’il n’y a aucune preuve tangible
pour établir la supériorité de Smith sur Steuart dans l’opinion commune avant
1790, il ne fait aucun doute que, en 1815, la situation s’était radicalement
modifiée en faveur du premier” (Rashid, 1982, 79–80).
Cette conclusion nous ramène donc à la question initiale : qu’en est-il de
l’évolution de l’économie politique britannique entre 1789 et 1800 ? L’appré-
ciation sommaire que nous venons de tirer de la réception de l’œuvre de Smith
montre que la Grande-Bretagne ne se différencie pas alors fondamentalement
de la France ou de l’Allemagne, et que le courant ne s’inverse véritablement
qu’après 1800. Quelques points de repère permettront d’en prendre la mesure.
Le débat théorique concernant l’œuvre de Smith ne débute véritablement
qu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle avec les résumés de J. Joyce (1793) et,
surtout, de Gray (The Essential Principles of the Wealth of Nations, 1797),
puis avec les cours de Dugald Stewart à l’Université d’Édimbourg en 1799. La
position développée par Gray se trouve alors à l’origine de l’important débat
25. R. F. Teichgraeber (1987, 364–65) insiste sur ce point en soulignant que ce qui diffé-
rencie Smith de nombreux autres partisans du libéralisme tient au fait qu’il montrait que
l’intervention du gouvernement devait complètement cesser. Or cette proposition était jus-
tement de celles que peu étaient prêts à recevoir : pour la majorité, la liberté du commerce
devait être accompagnée de nombreuses exceptions (R.F. Teichgraeber, 1987, 365). De nom-
breuses remarques de K. Willis vont dans ce sens; de même, S. Rashid (1982, 68–69) indique
que J. Tucker et A. Young étaient favorables à un commerce plus libre sans aller jusqu’à
admettre la position de Smith.
Une génération perdue ? 33
sur la place respective de l’agriculture et du commerce, c’est-à-dire, plus géné-
ralement, sur la nature de la commercial society vers laquelle l’Angleterre doit
se diriger. Les publications de D. Wakefield (1799, puis 1804), William Spence
(1807), Robert Torrens (1808), Thomas Chalmers (1808) et James Mill (1808)
en témoignent (R. L. Meek, 1951 et B. Semmel, 1970). Mais l’ouvrage de
Lauderdale (An Enquiry into the Nature and Origin of Public Wealth, 1804),
extérieur à ce débat, doit aussi être mentionné. Pour ce qui concerne la pé-
riode immédiatement antérieure, on ne retient habituellement que les critiques
de Governor Pownall (1776) auxquelles Smith ne répond pas et l’ouvrage
de Bentham : Defence of Usury (1787 puis 1790). Dans l’intervalle, les pu-
blications semblent bien moins nombreuses : entre la période 1776–1789 et
la période qui débute, au plus tôt, en 1797 ou en 1802, l’économie politique
anglaise n’apparait pas particulièrement florissante26 .
Dans son étude sur l’Edinburgh Review, Bianca Fontana (1985) suggère
que les penseurs qui influencent les fondateurs de la revue, et ces derniers
eux-mêmes, sont largement préoccupés par les questions que la Révolution
française pose à la conception de l’histoire et de la politique issue des œuvres
de Hume, de Hutcheson et de Smith27 . Le déroulement de la Révolution re-
26. Une telle conclusion peut être consolidée si on considère aussi bien les débats moné-
taires que ceux concernant l’agriculture. En matière monétaire, c’est l’établissement du cours
forcé en 1797 qui inaugure le débat qui aboutira au Bullion Report de 1810 (pour plus de
développements, voir C. Rist, 1938, et J. de Boyer des Roches, 1987). De ce débat ressortent
surtout les idées de Thornton : celui-ci est entendu par le Parlement en mars-avril 1797, et
publie en 1802 un ouvrage intitulé An enquiry into the nature and effects of the paper credit
of Great Britain. Par la suite, comme on le sait, Ricardo interviendra sur ces questions avec
ses publications monétaires de 1809 à 1816. Pour ce qui concerne le débat sur l’agriculture
(et sur la rente), P. Vidonne (1986) relève deux moments forts avec, d’une part, les années
1760–1770 autour de la reprise des enclosures et la loi de 1773 qui ouvre le marché anglais
au commerce mondial et, d’autre part, le grand débat qui commence en 1814–1815 et dont
les thèmes et les protagonistes sont bien connus des historiens de la pensée économique.
Bien sûr, il ne faut pas trop accentuer le clivage : et puisque nous avons déjà eu l’occasion
d’attirer l’attention sur l’importance d’A. Young, il faut rappeler (K. Tribe, 1978, 177) que
les Voyages de 1787, 1788 et 1789 paraissent en 1792, et que d’autres publications sur ces
questions ont lieu tout au long de la période révolutionnaire.
27. W. H. Spiegel note par ailleurs que la Révolution française, qui survint treize ans après
la parution de la Richesse des nations, eut des conséquences sur la diffusion de cette œuvre.
“On considéra partout les idées nouvelles d’un œil soupçonneux, comme sources possibles de
soulèvements politiques. Beaucoup d’anglais découvrirent dans la doctrine libérale de Smith,
et dans son attitude critique vis-à-vis des institutions et des politiques publiques du passé,
un esprit subversif semblable à celui qui avait alimenté l’incendie de la Révolution française.
Tout le domaine de l’économie politique fut suspecté d’abriter des pensées dangereuses pour
la préservation de l’ordre ancien. Peu de choses furent donc publiées pendant la dernière
décennie du XVIIIe siècle, et la première œuvre notable à voir le jour en Angleterre, celle
Une génération perdue ? 34
met en question cette conception de l’histoire des sociétés et pose notamment
la question de savoir pourquoi le processus de changement n’a pas pu être
contrôlé en France (Fontana, 1985, 22–3). Dans l’acception large de l’expres-
sion “économie politique” qui existe de ce côté de la Manche comme de l’autre
(voir ci-après), la Révolution constitue donc un phénomène qui fixe l’attention
des économistes français comme anglais. Si l’on considère maintenant l’écono-
mie politique au sens strict, B. Fontana invite à considérer un argument qui
explique, pour partie, la lenteur avec laquelle l’œuvre de Smith émerge dans
l’opinion publique éclairée. Pour les fondateurs de la revue, en effet, l’éco-
nomie politique française est loin d’être négligeable et, à la suite de Dugald
Stewart, ils la confrontent avec les enseignements de Smith. Horner est ainsi
amené à évaluer d’une manière critique les thèses de Smith et des physiocrates
en matière de définition du travail productif ; mais il ne souhaite pas donner
trop d’écho à ses réflexions (critiques envers Smith) afin, affirme-t-il, de ne pas
gêner la diffusion des idées de l’auteur de la Richesse des nations et limiter
ainsi leur influence sur l’opinion publique 28.
En fin de compte, un ensemble d’indicateurs converge pour souligner un pas-
sage à vide que connaitrait l’économie politique anglaise entre 1789 et 1814,
passage traditionnellement attribué à la pensée française. Ainsi, lorsque Bu-
chanan réédite la Richesse des Nations en 1814, il peut considérer que, à cette
date, le seul ajoût à la science est le fait de Malthus pour ses théories de la
population et de la rent 29.
de Malthus, ne pouvait certainement pas prêter le flanc à une quelconque accusation de
radicalisme.” (Spiegel, 1983, 257)
28. “Je ne souhaite pas exposer les erreurs de Smith avant que son œuvre n’ait produit
tout son effet. Nous devons aujourd’hui beaucoup au culte superstitieux que suscite le nom
de Smith et nous ne devons pas porter atteinte à ce sentiment jusqu’à ce que la victoire soit
complète. Il y a peu d’erreurs pratiques dans la Richesse des nations, ou tout au moins de
grande conséquence ; et, jusqu’à ce que nous puissions donner une théorie correcte et précise
de la nature et de l’origine de la richesse, son hypothèse [.. .] est, pour le vulgaire, tout aussi
bonne qu’une autre” (F. Horner à T. Thompson, 15 août 1803, cité par B. Fontana, 1985,
47).
29. Le cas italien serait également très intéressant à prendre en compte, du fait, notam-
ment, de la vivacité de la réflexion théorique, avant la Révolution, au nord comme au sud de
la péninsule. Mais il est par ailleurs bien documenté dans ce volume, et les contributions qui
en traitent n’infirment en rien ce qui vient d’être dit pour la Grande-Bretagne, l’Allemagne
ou l’Autriche. Il faut simplement remarquer un fait exceptionnel qui se produit au tout début
du XIXe siècle : l’économie politique est utilisée comme arme par les nationalistes italiens du
Risorgimento. Elle est revendiquée par les nationalistes comme connaissance indispensable
à tout gouvernement futur qui souhaiterait hisser un pays réunifié au niveau des principales
puissances économiques. Elle est également revendiquée par eux comme une discipline dans
Une génération perdue ? 35
XI
Il est un dernier point sur lequel il convient d’attirer l’attention, faute de quoi le
lecteur risque de s’exposer à une incompréhension des textes de l’époque. Pour
importante qu’elle soit en elle-même, l’économie politique est aussi un aspect
d’un ensemble plus vaste : elle constitue un moment de la science sociale, pour
reprendre une expression qui émergea sous la Révolution. À l’origine de cette
situation se trouvent des réflexions formulées au sein de l’école physiocratique :
c’est, aussi, une sorte d’héritage, mais durable car la configuration perdure
jusque dans les premières décennies du dix-neuvième siècle au moins. La durée
presque séculaire de cette problématique invite à la considérer sous un angle
soulignant les éléments qui lui confèrent sa stabilité. Dans les paragraphes
qui suivent, il s’agira donc plus de décrire la structure de cette représentation
de l’économie, d’un point de vue proche de l’histoire des mentalités, que de
marquer les différences entre les auteurs.
Commençons par dégager quatre éléments qui structurent la pensée phy-
siocratique. Du point de vue de la théorie économique, tout d’abord, la phy-
siocratie se construit au travers de quelques principes (productivité exclusive
de l’agriculture, ébauche d’analyse de la formation des prix, importance des
avances, représentation de la circulation économique d’ensemble. . .) et de leurs
conséquences (incidence de l’impôt, libéralisme économique. . .). Cet ensemble
laquelle les auteurs nationaux ont brillé depuis fort longtemps. D’où une vaste entreprise de
réédition. A partir de 1803, et avec une rapidité remarquable (48 volumes publiés de la fin de
l’année 1803 au début de 1805), Pietro Custodi publie les cinquante volumes de la collection
des Scrittori Classici Italiani di Economia Politica qui inclut tous les auteurs italiens ayant
écrit dans la matière, avec quelque succès, depuis le seizième siècle : “la véritable science des
gouvernements, l’Économie politique, est indigène et fut florissante en Italie”, écrit le maître
d’œuvre à Bonaparte le 30 novembre 1803 (voir Custodi, 1803a et b). Cette collection, peut-
on lire deux ans plus tard, assure à l’Italie, “même pour les sciences économiques, le primat
sur toutes les nations étrangères” (1805, 6).
Le flambeau est repris. Quelques vingt ans plus tard, Giuseppe Pecchio résume les
volumes de Custodi dans un petit ouvrage qui porte en exergue cet extrait du Discours
préliminaire de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : “Nous serions injustes, si nous ne
reconnaissions point ce que nous devons à l’Italie ; c’est d’elle que nous avons reçu les sciences
qui depuis ont fructifié si abondamment dans toute l’Europe” (Pecchio, 2e éd., 1832, 11). En
résumant le contenu des volumes édités par Custodi et en complétant la revue des troupes
pour ce qui concerne les auteurs récents, Pecchio “espère avoir fait un travail non seulement
utile à [ses] concitoyens, mais beaucoup plus encore aux étrangers, lesquels ne pourront plus
prétendre d’ignorer tout ce qui a été écrit en Italie sur la science de l’économie publique”
(1830, vii). Notons que, à cette même époque, une tentative d’évaluation des œuvres d’un
passé plus ou moins récent est aussi le fait de C. Bosellini (qui connut personnellement cer-
tains événements révolutionnaires à Paris) : elle est cependant effectuée dans une optique
universaliste (Bosellini, 1825).
Une génération perdue ? 36
constitue ce que l’on peut appeler l’économie politique au sens strict, ou en-
core l’étude (même si elle en constitue une forme particulière) des relations
de marché. Cette économie politique, ensuite, n’est, dans la pensée physiocra-
tique, qu’une partie d’un ensemble que l’on peut désigner comme l’économie
politique au sens large, mais le plus souvent appelé science économique bien
que les dénominations de science de l’homme et d’art social, qui auront cours
plus tard, soient aussi utilisées. Cet ensemble plus vaste se donne pour but de
penser scientifiquement la politique, c’est-à-dire le fonctionnement d’ensemble
du corps social. Cette tentative, en troisième lieu, s’organise autour de certains
axes méthodologiques, et notamment autour de la promotion du calcul comme
moyen adapté au débat en science économique. Enfin, pour saisir d’une manière
satisfaisante ce que signifie l’économie politique à l’époque (sous ses diverses
délimitations), il faut se souvenir que celle-ci quitte la pénombre des rapports
établis par les administrateurs et l’obscurité des mémoires prometteurs de mi-
racles que les “faiseurs de projets” adressent aux ministres. Avec la physiocratie,
l’économie politique prend pied dans l’espace public. On s’adresse désormais
avant tout à un public éclairé faisant usage de sa raison 30. Cette promotion de
l’économie politique n’est certainement pas l’œuvre propre des physiocrates,
mais ils ont su bénéficier de la situation et en tirer les conséquences.
Les pages introductives du grand ouvrage de l’École, la Philosophie rurale,
illustrent bien la démarche. “Un homme a imaginé et expliqué le tableau qui
peint aux yeux la source, la marche et les effets de la circulation, et en a fait
le précis et la base de la science économique, et la boussole du gouvernement
des États” (Mirabeau, 1763, i). Ces idées sont reprises quelques lignes plus
loin, et Mirabeau précise : “ces vues embrassent tout le régime économique
et toute la science politique” (ibid., ii). Plus généralement encore, l’art du
gouvernement n’est pas celui de conduire les hommes : “c’est l’art de pourvoir
30. L’apparition d’un espace public en France est datée des années 1750 par J. Habermas
dans son ouvrage fondamental sur la question ; il attribue d’ailleurs la première théorisation
de cet espace public aux physiocrates (Habermas, 1962, 78). Les études de K.M. Baker (1987)
et de M. Ozouf (1987), qui n’examinent que le cas français, ne modifient pas notablement
la périodisation de J. Habermas : elles mettent l’accent, cependant, sur la multiplicité de
penseurs chez qui cette conception du politique se met en place dans la période allant des
années 1750 à 1789. Cette transformation peut être illustrée par un épisode concernant un
adversaire de la physiocratie, Forbonnais, qui avait dédié ses Considérations sur les finances
d’Espagne au ministre Machault d’Arnouville. Ce dernier lui ayant fait répondre qu’il ne
ferait rien pour lui, Forbonnais répliqua : “Vous ne me bercez pas, du moins, de vaines
espérances ; je pensais que votre ministère vous enjoignait de faire le bien et que je pouvais
y coopérer ; je me suis trompé, il me suffit ; le public du moins lira mon ouvrage et nous
jugera” (cité par S. Meyssonnier, 1989, 213).
Une génération perdue ? 37
à leur sûreté et à leur subsistance par l’observation de l’ordre naturel des lois
physiques qui constituent le droit naturel et l’ordre économique par lesquels
l’existence et la subsistance doivent être assurées aux nations et à chaque
homme en particulier ; cet objet rempli, la conduite des hommes est fixée, et
chaque homme se conduit lui-même” (ibid., xviii).
Ce texte ne traduit cependant pas une simple réduction de la politique à
l’économie politique : il marque tout autant le mouvement inverse qui fait de
l’économie politique une composante de la politique ainsi que de la morale.
Moment constitutif, donc, dont l’importance tient aussi à la méthode. Le
Tableau économique, lit-on, “est la première règle d’arithmétique que l’on
ait inventée pour réduire au calcul exact, précis, la science élémentaire et
l’exécution perpétuelle de ce décret de l’éternel : vous mangerez votre pain
à la sueur de votre front [.. .]. La politique économique est donc désormais
assujettie au calcul ; car on ne saurait appeler trop de témoins à l’épreuve
de la vérité, trop d’adeptes à l’instruction, aux sciences de démonstrations.
Les calculs sont à la science économique ce que les os sont au corps humain
[. . .]. La science économique est approfondie et développée par l’examen et
le raisonnement; mais sans les calculs elle serait toujours une science indé-
terminée, confuse et livrée partout à l’erreur et au préjugé. Plus les calculs
sont inébranlables dans leur base, leur série et leur terme, plus ceux qui se
croient intéressés à empêcher l’explosion de la lumière se hâtent d’affirmer
que les calculs sont faux. Les calculs ne peuvent être attaqués que par des
calculs” (ibid, xix–xx ; voir aussi 19 et 27) 31 . Plus tard, alors que l’École a
passé non seulement de mode mais périclite, le volcanique marquis continue
son apostolat : “tous donc n’ont qu’un seul et même intérêt et cet intérêt est
le calcul exact du produit net, fondé sur le calcul exact des avances de la
culture et sur la connaissance entière de l’influence générale et politique de
ce calcul sur l’intérêt commun de l’humanité [. . .]. C’est cette connaissance
bien calculée et bien suivie qu’on appelle la Science économique, science de
l’homme qui embrasse et saisit l’embranchement universel de tous les rap-
31. Le thème du calcul est fréquent sous la plume de Quesnay et doit être lié à une volonté
de rigueur de démonstration et de force de persuasion : “Tout est assujetti ici à des règles
rigoureuses, les raisonnements doivent céder au calcul ; calculez donc” (Quesnay, 1766,
911 ; 1767a, 945 ; voir aussi Baudeau, par exemple, 1771, 656). Dupont élargit ce thème pour
faire du calcul la base d’une science de l’action humaine : “L’usage de faire ce qui nous est
avantageux suppose nécessairement la connaissance de ce qui nous est avantageux. Il est
de l’essence de ce droit d’être éclairé par la réflexion, par le jugement, par l’arithmétique
physique et morale, par le calcul évident de notre véritable intérêt” (1767, 424).
Une génération perdue ? 38
ports physiques et moraux qui composent la masse des choses humaines”
(Mirabeau, 1775, I, vi–vii). Est ici clairement établi un lien entre la science
économique physiocratique et la science de l’homme en général : science fondée
sur le calcul, elle donne accès à la connaissance de l’homme dans les différentes
sphères de son action sociale (morale, politique, économique). Cet ensemble
d’idées peut, bien sûr, être retrouvé dans les textes de Quesnay lui-même, à
condition toutefois d’associer aux textes économiques (au sens strict) ceux qui
concernent la morale (Droit naturel), la politique (Despotisme de la Chine),
la politique économique (“Maximes générales”) et la théorie de la connaissance
(“Évidence”).
Cette science générale de l’homme, en outre, a toujours été associée à sa
diffusion nécessaire dans la société. C’est un thème sur lequel Quesnay insiste
avec vigueur 32, que Le Mercier de la Rivière (1767) rappelle en permanence
et que Mirabeau, dans sa correspondance avec le Margrave de Bade, présente
comme une condition nécessaire à toute réforme économique : “l’instruction
populaire” est, selon lui, le “point décisif”. Vainement, affirme-t-il, “ferez-vous
instruire Votre auguste famille ; vainement Vos mesures à cet égard seraient-
elles appuyées du consentement actuel de Vos courtisans et de Vos officiers
[. . .]. C’est le peuple seul, c’est l’universalité des opinions et des volontés qui
peut veiller à la garde de Vos institutions paternelles, et la première de toutes
doit être le soin d’initier dès son enfance le moindre d’entre Vos sujets à la
connaissance de l’intérêt personnel qu’il a à l’inauguration et à la conservation
de Vos principes” (Mirabeau, lettre du 14 juin 1772, dans K. Knies, 1892, I,
59–60) 33.
32. C’est l’objet de la deuxième Maxime du gouvernement économique (Quesnay, 1767b,
950). Cette démarche est fondamentalement assise sur l’importance que l’auteur accorde au
savoir pour la conduite humaine, et à la distinction soigneusement établie entre l’intérêt et
l’intérêt bien entendu, c’est-à-dire conforme à l’ordre naturel (Quesnay, 1756, 421–26).
33. Ces différents éléments sont enfin résumés de manière suggestive par N. Baudeau, en
1771, sous le registre de l’art social : notons que l’auteur modifie le vocabulaire antérieur
et utilise pour la première fois cette dernière expression (voir Baker, 1964, et Head, 1982).
“Pour que l’industrie productive et l’industrie façonnante fleurissent dans un État, il faut
que les hommes sachent, ils faut qu’il veulent, il faut qu’ils puissent se livrer aux travaux
de l’art fécond, à ceux de l’art stérile. Savoir, suppose l’instruction, l’exemple ou le loisir
de réfléchir et d’inventer. Vouloir, suppose la liberté d’opérer et la certitude de profiter
de son travail. Pouvoir, suppose des moyens de dépenser par avance, des instruments, des
préparations, des secours” (N. Baudeau, 1771, 663). Il existe donc des conditions à l’art
productif et à l’art stérile : “Ces conditions les voici en trois mots : instruction, protection,
administration. C’est ce qui fait la première essence des Etats policés [. . .]. L’instruction
opère que les hommes savent pratiquer ces arts utiles et agréables; la protection opère qu’ils
Une génération perdue ? 39
À l’évidence, cependant, cet ensemble d’idées ne passe pas sans transfor-
mations les deux décennies qui mènent du déclin de l’école physiocratique
au début de la Révolution : la normativité du discours physiocratique, sa
référence à un ordre naturel évident, sont discréditées. Mais le cadre général
des réflexions qui allaient être celles de la période 1789–1799 (et au-delà) était
mis en place. Illustrons ce propos en insistant sur le deuxième point considéré
plus haut.
(i) Explicitement ou non, comme nous l’avons rappelé, certains éléments des
théories physiocratiques sont souvent présents au cœur des débats théoriques
(au sens strict) qui ont cours pendant la période 1789–1799. Cela vaut aussi
bien pour la France (comme de nombreuses contributions rassemblées ici le
montrent) que pour la Grande-Bretagne (Meek, 1951)34 . D’une certaine façon,
il est possible de considérer que cette période, tout comme celle qui la suit
immédiatement jusque vers les années 1820, est celle de la liquidation théorique
effective de l’école de Quesnay.
(ii) La question de l’extension accordée au terme d’économie politique
demande, elle, un examen plus approfondi. Deux traits majeurs ressortent,
semble-t-il, qui vont fixer le champ de la réflexion en la matière. La science
sociale, en premier lieu, forme toujours un triptyque avec la politique, la
morale et l’économie. Cette science sociale, En second lieu, est non seulement
une manière d’organiser la réflexion sur la vie sociale mais aussi une volonté
d’en penser scientifiquement l’organisation, de rendre scientifique la politique.
Ces lignes directrices ne doivent pas être perdues de vue pour comprendre les
débats de la période et la place qu’y occupe l’économie politique : l’écono-
mie est à la fois un domaine scientifique à part et un élément de la science
sociale. En ce sens, on peut prétendre, suivant l’acception que l’on retiendra,
le veulent; la bonne administration opère qu’ils le peuvent. Tous les trois sont proprement
l’exercice de l’autorité. L’art d’exercer l’autorité, de la perfectionner de plus en plus, est
celui que j’appelle l’art social, le premier de tous, le principe et la cause de tous les autres”
(ibid., 664 ; voir aussi 666).
34. Les études déjà anciennes de B. Semmel (1970) et de R. L. Meek (1951) ont mon-
tré combien les débats théoriques anglais de la première décennie du XIXe siècle étaient
concernés par les thèses physiocratiques sur la nature du surplus et donc sur la politique
de développement à suivre. L’étude plus récente de B. Fontana (1985) sur les fondateurs
de l’Edinburgh Review corrobore cette interprétation, notamment en ce qui concerne les
réflexions de Horner sur la productivité du travail.
Une génération perdue ? 40
que l’économie politique est omniprésente ou presqu’absente en cette fin de
siècle 35.
Puisons quelques exemples dans deux cercles de pensée qui, en quelque sorte,
encadrent la période et qui ne sont pas, d’ailleurs, sans points de rencontre :
l’éphémère Société de 1789, et le groupe des Idéologues 36. L’activité déployée
par la Société nous intéresse au premier chef puisqu’elle constitue l’un des creu-
sets de la science sociale à cette époque. Depuis l’étude de Keith Michael Baker
(1964, 214 & sq.), nous savons que c’est à l’occasion de la formulation du projet
de la Société que Sieyès et Condorcet, notamment, développèrent leurs idées
sur la science sociale et l’art social. Dans le règlement de la Société 37, l’art
social est introduit de la manière suivante : “Il est pour les individus, un art
d’assurer et d’augmenter leur bonheur : il a consisté jusqu’ici dans la philoso-
phie morale, que les anciens portèrent à une sorte de perfection. Il doit exister
aussi, pour les nations, un art de maintenir et d’étendre leur félicité : c’est
ce qu’on a nommé l’art social. Cette science, pour laquelle travaillent toutes
les autres, ne parait pas avoir été encore étudiée dans son ensemble. L’art de
cultiver, l’art de commercer, l’art de gouverner, l’art de raisonner même, ne
sont que des parties de cette science; elles ont pris chacune à part une sorte
d’accroissement; mais, sans doute, ces membres isolés ne parviendront à leur
développement complet que lorsqu’ils auront été rapprochés, et qu’ils forme-
35. Prenons le cas tout à fait remarquable de Barnave dont on sait qu’il a lu attentivement
la Richesse des nations. Il est fort probable qu’en s’intéressant à l’économie politique au
sens strict on ne trouve guère d’intérêt à la lecture de ses discours politiques et à son
manuscrit intitulé De la Révolution et de la constitution (1793). Ses notes (Barnave, 1960,
74–8) sur la théorie de la valeur et des prix de Smith sont sibyllines et ne traduisent pas un
grand intérêt pour la question. En revanche, ces mêmes écrits, considérés sous l’optique de
l’économie politique au sens large, illustrent la prégnance de la pensée économique sur cet
acteur important de la première phase de la Révolution, tout comme l’intérêt de sa tentative
de penser la Révolution au regard de la théorie écossaise du développement économique et
social.
36. Fondée en mai 1790, la Société de 1789 voit son élan se briser dès la fin de l’été, et ce
qu’il en reste se dissout au printemps 1791 dans le Club des Feuillants. Pour plus de détails
sur l’histoire de cette société voir les documents réunis par J.-B. Challamel (1895) et l’étude
de K.M. Baker (1973). Notons dès à présent que la filiation avec la physiocratie est assurée,
ne serait-ce que par la présence de Dupont parmi les fondateurs. Notons aussi que Mirabeau,
au cours du débat sur les droits de l’homme à l’Assemblée (discours du 18 août 1789), fait
le lien entre les propositions de Sieyès et celles de son père. La filiation avec l’idéologie est
encore plus nette puisque Rœderer, Cabanis, Chamfort, Chénier, Garat et Destutt de Tracy
firent partie de la Société.
37. Ce réglement a été publié en 1790. Nous le citons d’après l’édition proposée par J.- B.
Challamel (1895, 391–400).
Une génération perdue ? 41
ront un corps bien organisé. Réunir tant de matériaux épars et inconsistants,
rechercher dans les sciences économiques leurs rapports mutuels, et surtout la
liaison commune qu’elles peuvent avoir avec la science générale de la civilisa-
tion, tel est l’objet de l’art social”. Dans le Cours d’organisation sociale qu’il
professe au Lycée en 1793, Rœderer ne dira pas autre chose : “Vous voyez que
nous réunissons en un seul cours, que nous unissons en une seule science les
principales notions de trois sciences jusqu’ici distinctes, et qui se sont plutôt
emprunté que communiqué quelques notions. Je veux parler de la morale, de
la politique et de la science économique ; il faut enfin joindre, dans un seul
système régulier et complet ce que les méthodes de l’école ont séparé malgré
leur indivisibilité naturelle. Il faut [. . .] en un mot réunir dans une même famille
et sous l’autorité d’un même principe trois sciences qui, pour me servir d’une
expression aujourd’hui très familière, à peine unies jusqu’à présent par un lien
fédératif, sont restées à peu près inutiles les unes aux autres en demeurant
dans une indépendance mutuelle” (Rœderer, 1793, 131) 38.
Nous trouvons une configuration autour de laquelle vont pivoter les
réflexions des années suivantes. Les différents intervenants insisteront sur tel
ou tel aspect, mais conserveront tous la nécessité de combiner les principaux
éléments mentionnés, l’objectif de bonheur social visé par leur réunion, et la
nécessité de la diffusion de ce savoir.
38. A la même époque, Condorcet (avec Sieyès) précise son optique dans le prospectus du
Journal d’instruction sociale (nous négligeons ici les glissements de vocabulaire). “Les indi-
vidus, comme hommes, comme membres d’une société politique, ont entre eux des rapports,
d’où naissent leurs droits et leurs devoirs. Il existe d’autres rapports entre les individus
et la société dont ils font partie. Enfin, les besoins des hommes et leur industrie ont fait
naître de nouveaux rapports entre eux et les choses qu’ils peuvent produire, perfectionner,
consommer ou employer. De naissent trois branches d’une même science, qui a pour objet
général la connaissance des droits, des devoirs et des intérêts de l’homme dans l’état de
société. Nous adopterons, pour les distinguer, les dénominations de Droit naturel, de Droit
politique, d’Économie publique.”
“Toutes les sciences ont une partie pratique. De chacune d’elles découle un art, dont les
règles sont la conséquence des principes de la science. Cet art a pour but de combiner et de
choisir les moyens d’exécuter sûrement ce que les principes ont fait reconnaître pour vrai,
pour juste, pour utile. Ainsi, la morale ou l’art de se bien conduire dérive du droit naturel ;
l’art social, du droit politique, et l’art d’administrer a pour base la science de l’économie
publique.”
“Tels sont les objets sur lesquels il est utile que tous les citoyens aient des notions précises,
qu’ils n’en aient que de justes, qu’ils n’adoptent que des théories saines et vraies; et le but de
ce journal est de fixer ces notions, de déterminer ces théories” (1793, 1–2). Après Thermidor,
Rœderer reprend le flambeau avec le Journal d’économie publique, de morale et de politique,
au titre fort explicite, et les Mémoires qui en prennent la suite.
Une génération perdue ? 42
Cambacérès, par exemple, ordonne ses réflexions autour d’un schéma que
l’on peut considérer comme standard. La science sociale est d’abord rattachée
à son but : la recherche du bonheur et de la félicité publique (Cambacérès, an
VI, 1), c’est-à-dire “la jouissance des droits et [. . .] la propriété” (ibid., 10). Puis
vient sa définition : “Les arts [l’agriculture, l’industrie et le commerce], les lois,
la morale, voilà donc les principaux moyens de civilisation, et les véritables
éléments de la science sociale” (ibid., 3). Quant à ces trois domaines, chacun
possède une spécificité et une efficace dans l’organisation sociale. “L’économie
politique forme, par les arts, les liens de la société ; la législation les maintient
par les pouvoirs ; la morale les confirme par les devoirs [. . .]. L’économie poli-
tique cherche les moyens de prospérité ; la législation en donne la jouissance; la
morale la garantit”. Les trois composantes de la science sociale “tendent donc
au même but, celui de perfectionner les relations sociales”, par des moyens dif-
férents : “l’une lie les hommes par l’intérêt, l’autre par l’autorité, la troisième
par le sentiment. L’économie politique considère l’homme avec ses facultés
physiques; la législation, avec ses droits ; la morale, avec ses passions : d’où
l’on peut déduire que la science sociale n’est véritablement que la science de
l’homme. Déterminer le meilleur usage des facultés de l’individu, de ses droits,
de ses passions, voilà donc le grand problème de la science sociale” (ibid.,
10–11).
L’économie politique reste donc essentiellement un savoir niché au sein d’une
constellation la rejoignent la morale et la politique. Et si les inflexions que
chaque penseur donne à cet ensemble sont, bien sûr, loin d’être négligeables39,
on peut pourtant retenir ce point de vue général comme unificateur et le mettre
dans la continuité des penseurs qui précèdent et qui succèdent à la Révolution.
Nous avons déjà considéré le cas des physiocrates. On peut leur adjoindre A.
Smith (1790, 3) : ce dernier n’indique-t-il pas, dans la préface à la sixième
édition de la Théorie des sentiments moraux, qu’il s’était fixé un programme
tournant autour de ces trois domaines40 ? Au sortir de la période considérée,
39. Pour ne prendre qu’un exemple, on peut souligner le fait que si Rœderer et Condorcet
appellent à réunir les trois domaines du savoir pour développer pleinement leur sens, J.-B.
Say, lui, est enclin à séparer les domaines pour des raisons de division du travail intellectuel.
40. “Dans le dernier paragraphe de la première édition, j’avais promis au public une expo-
sition des principes généraux des lois et du gouvernement, et en quelque sorte l’histoire des
changements que ces principes ont essuyés dans les différents âges et les diverses périodes
de la société, soit par rapport aux finances et aux armées, soit par rapport à la police et à
tout ce qui est l’objet de la législation proprement dite. J’ai exécuté cette promesse dans les
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, du moins relativement à ce
Une génération perdue ? 43
on sait que Destutt de Tracy et J.-B. Say se placeront eux aussi très nettement
dans cette perspective. À la suite de l’idéologie proprement dite (la science
des idées), Destutt de Tracy place un deuxième volet la connaissance doit
informer notre volonté (Destutt deTracy, 1805, 369 & sq), elle-même décompo-
sée en trois éléments : les actions, ou Économie; les sentiments, ou Morale ; la
direction donnée aux unes et aux autres ou Législation (ibid., 430–31). Quant
à J.-B. Say, le lien entre la morale et l’économie politique est établi par les
correspondances entre la problématique d’Olbie et celle du Traité ; on sait par
ailleurs que Say rédigeait, à la fin de sa vie, un Essai de politique pratique,
retrouvant ainsi, lui aussi, le triptyque classique de la science sociale.
(iii) Pour ce qui concerne la méthode on peut, encore, marquer la
continuité entre la Révolution et ce qui la précède, tout en relevant un clivage
de plus en plus net entre deux sens possibles du terme “calcul”. On trouve,
d’une part, l’œuvre de Condorcet la mathématique sociale doit rationaliser
les motifs de croire à telle ou telle opinion, ou permettre d’adopter telle ou
telle mesure. “Lorsqu’une révolution se termine, cette méthode de traiter les
sciences politiques acquiert un nouveau genre, comme un nouveau degré d’uti-
lité. En effet, pour réparer promptement les désordres inséparables de tout
grand mouvement, pour rappeler la prospérité publique, dont le retour peut
seul consolider un ordre de choses contre lequel s’élèvent tant d’intérêts et de
préjugés divers, il faut des combinaisons plus fortes, des moyens calculés avec
plus de précision, et on ne peut les faire adopter que sur des preuves qui,
comme les résultats des calculs, imposent le silence à la mauvaise foi, comme
aux préventions. Alors il devient nécessaire de détruire cet empire usurpé par
la parole sur le raisonnement, par les passions sur la vérité, par l’ignorance ac-
tive sur les lumières” (Condorcet, 1789–90, 599–600). Mais, d’autre part, dans
la lignée de la philosophie de Condillac, les Idéologues, et surtout Destutt de
Tracy, cherchent à construire une science des idées où, par le moyen d’une
connaissance de nos moyens de connaître, les liens entre le savoir rigoureux
ainsi acquis et la volonté pourront être déduits (Destutt de Tracy, 1805, 369) :
le calcul est alors assimilé à l’art de raisonner et se détache de l’utilisation des
techniques de calcul au sens mathématique du terme.
qui concerne la police, les finances et les armées. Quant à la théorie de la jurisprudence, il
ne m’a pas été possible jusqu’à présent de la donner au public [. . .]. Quoique mon âge ne me
laisse plus qu’un faible espoir d’exécuter cet important ouvrage, comme je le conçois, n’en
ayant pas abandonné le projet (et désirant faire à cet égard tout ce que je puis), j’ai laissé le
paragraphe, je l’annonçais il y a trente ans, tel qu’il était lorsque je n’avais aucun doute
de tenir toutes les promesses que je faisais au public.” (Smith, 1790, xviii–xix)
Une génération perdue ? 44
(iv) Il n’est guère besoin d’insister sur l’importance de la relation entre
l’économie politique et le public 41 au cours de la période étudiée ici, notam-
ment si on la met en relation avec le thème de l’instruction et de la diffusion
du savoir. On connaît l’insistance avec laquelle Condorcet souligne la nécessité
de diffuser les connaissances, et la place qu’il accorde à l’économie politique.
L’Abbé Grégoire, quant à lui, dans ses Réflexions lues à l’Institut en germinal
an IV, se plaint du manque d’avancement de la science sociale : le déploiement
des grands principes de la science politique (séparation des pouvoirs et repré-
sentation) est bien timide, et la statistique, sans laquelle on ne peut assoir
la théorie de l’économie politique, bien faible. Et l’auteur insiste particulière-
ment sur la question de la vulgarisation “de la science et des procédés des arts
[pour] disséminer les notions qui s’appliquent immédiatement au bonheur des
hommes” (Grégoire, an IV, 557). Avec Destutt de Tracy, Say et bien d’autres,
cette orientation de l’économie politique vers l’espace public et l’instruction ne
faiblira pas.
&
De nombreuses autres remarques pourraient être faites, bien sûr, sur cette
période finalement si riche en débats et en publications comme en événements.
Mais continuer sur cette voie serait bien téméraire à l’heure la recherche
débute véritablement. Aussi les pages précédentes ne possèdent-elles, à l’évi-
dence, aucun caractère définitif : elles ne forment qu’une manière de prélude
aux textes qui suivent et, au-delà, aux investigations futures. Le but aura été
atteint, cependant, si ces quelques lignes et, surtout, les contributions rassem-
blées dans ce volume, montrent que les hommes de 89 ne furent en aucun cas,
en économie politique pas plus qu’ailleurs, une génération perdue.
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41. Même si l’économie politique n’est pas explicitement mentionnée (mais compte tenu
du point de vue adopté par l’auteur, il n’y a pas de difficulté à considérer qu’elle y a sa
place) on lira avec intérêt la Théorie de l’opinion publique de Rœderer (1799).
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