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Gilbert Faccarello
Aux origines de l’économie
politique libérale :
Pierre de Boisguilbert
Les pages qui suivent constituent la version remaniée de l’ouvrage
du même titre publié en 1986 – Paris : Anthropos. ISBN : 2-7157-
1135-2.
Cette nouvelle version a fait l’objet d’une publication en langue
anglaise sous le titre : The Foundations of Laissez-faire. The
Economics of Pierre de Boisguilbert – Londres : Routledge, 1999.
ISBN : 0–415–20799–1. Ce texte était donc inédit en français
jusqu’à présent. Les illustrations ont été ajoutées pour cette
édition.
©Gilbert Faccarello 1986/1999
&2009/2023 pour cette édition électronique.
Le présent texte a été composé avec
Portrait supposé de Pierre Le Pesant de Boisguilbert,
par Jean-Baptiste Santerre.
Première page du Détail de la France, 1695.
Le Detail de la France. La cause de la diminution de ses Biens, & la facilité
du Remede. En fournissant en un mois, tout l’argent dont le Roy a besoin, &
enrichissant tout le Monde.
Table des matières
Un Alceste fin de règne ix
1. Un augustinisme social et politique 3
2. Le gouvernement d’un État policé 35
3. De l’état d’innocence à l’état poli et magnifique 73
4. L’équilibre et la liberté du commerce 99
5. Langage de cour et vérité marchande 143
6. Jeux et enjeux des stratégies de marché 173
Envoi 199
Annexe. Boisguilbert à travers les âges 201
Références bibliographiques 229
Index des noms de personnes 251
vii
viii Aux origines de l’économie politique libérale
De façon que l’auteur de ces mémoires se constituant aujourd’hui un
nouvel interprète et un ambassadeur extraordinaire de ce pays inconnu
du peuple, nouvellement arrivé en la contrée polie, qui n’en avait eu
jusqu’ici connaissance que par des impostures engendrées par l’intérêt,
souffertes et non démenties par les mêmes causes, il n’est pas étonnant
qu’il parle un langage si nouveau.
Boisguilbert
. . . Je ne me moque point,
Et je vais n’épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Molière,Le Misanthrope, I, 1
Un Alceste fin de règne
Enfin [Vauban] [. . .] se mit à travailler à un nouveau système. Il était
bien avancé, lorsqu’il parut divers petits livres du sieur de Boisguilbert,
lieutenant général au siège de Rouen, homme de beaucoup d’esprit de
détail et de travail [. . .] qui, de longue main touché des mêmes vues
que Vauban, y travaillait aussi depuis longtemps. Il y avait déjà fait du
progrès avant que le Chancelier [Pontchartrain] eût quitté les finances. Il
vint exprès le trouver, et, comme son esprit vif avait du singulier, il lui
demanda de l’écouter avec patience, et, tout de suite, lui dit que d’abord
il le prendrait pour un fou, qu’ensuite il verrait qu’il méritait attention, et
qu’à la fin, il demeurerait content de son système. Pontchartrain, rebuté
par tant de donneurs d’avis qui lui avaient passé par les mains, et qui
était tout salpètre, se mit à rire, lui répondit brusquement qu’il s’en
tenait au premier, et lui tourna le dos. Boisguilbert, revenu à Rouen, ne
se rebuta point du mauvais succès de son voyage; il n’en travailla que plus
infatigablement à son projet [. . .]. De ce travail naquit un livre savant et
profond sur la matière.
Cette page tirée des Mémoires de Saint-Simon (tome V : 347–8)
vaut d’être rapportée. Malgré une certaine confusion entre les idées de
Vauban et celles de Boisguilbert, elle trace un portrait extrêmement vivant
et évocateur de la personnalité de ce dernier. Personnage opiniâtre, brutal et
irritant pour les uns, sincère et lucide pour les autres, il était le type même
du « donneur d’avis » obstiné dont les difficultés économiques ont toujours
entouré les trônes. On comprend la désinvolture de Pontchartrain face à une
demande d’audience si maladroitement formulée. Le lieutenant général n’était
sans doute qu’un « visionnaire » de plus promettant, comme les autres, monts
et merveilles. Il n’est qu’à se pencher sur les titres de deux de ses principaux
ouvrages pour s’en convaincre. Le premier : Le Détail de la France : la cause
de la diminution de ses biens, et la facilité du remède, en fournissant en un
mois tout l’argent dont le Roi a besoin, et enrichissant tout le monde. L’un
des derniers : Factum de la France, ou Moyens très facile de faire recevoir
ix
xAux origines de l’économie politique libérale
au Roi quatre vingts millions par-dessus la capitation, praticables par deux
heures de travail de Messieurs les ministres, et un mois d’exécution de la part
des peuples, sans congédier aucun fermier général ni particulier [. . .], et l’on
montre à même temps l’impossibilité de sortir autrement de la conjoncture
présente.
En dépit d’une telle présentation, il est ironique de voir Boisguilbert pro-
tester avec véhémence à la seule idée d’être confondu avec les « faiseurs de
systèmes » et autres donneurs d’avis. Il ne faut pas, conseille-t-il au contrôleur
général des finances Chamillart, « que toutes sortes de visionnaires se donnent
la licence de vous aller importuner de leurs rêveries creuses » (27 octobre 1703 :
294). Pour tenter de se démarquer de ceux-ci – mais ne tiennent-ils pas aussi le
même discours ? –, Boisguilbert insiste particulièrement sur deux points dont
nous aurons à reparler : le premier est que son système, loin d’être une vue de
l’esprit, ou une spéculation pure, est au contraire issu d’une longue expérience
et d’un contact permanent avec la pratique ; le second est que les propositions
qu’il avance n’ont pas pour but de « bouleverser l’État » mais se réfèrent aux
règles observées dans le passé pendant les âges d’or – supposés – de la monar-
chie française : elles n’exigent, par conséquent, aucune législation véritablement
nouvelle.
L’opiniâtreté finit par payer. Continuellement bombardés de lettres,
mémoires et écrits de toutes dimensions, les différents contrôleurs généraux1
finirent par tendre l’oreille et par prendre au sérieux cet éternel importun.
La gravité de la situation, l’épuisement de tous les remèdes connus y contri-
buèrent sans doute. Aux renseignements négatifs fournis par des personnages
comme le marquis de Beuvron 2– le « lieutenant général de ce baillage [. . .]
est regardé de tous ceux qui le connaissent comme le plus extravagant et
incompatible homme du monde, avec beaucoup d’autres défauts que je ne
dis pas » – s’opposèrent finalement ceux de Vaubourg3ou de Vauban. « Je
1. De 1689 à 1715, les contrôleurs généraux des finances (c’est-à-dire les ministres
des finances) furent : Pontchartrain (20 septembre 1689 – 5 novembre 1699). Chamillart
(5 novembre 1699 – 20 février 1708) et Demaretz (20 février 1708 – 15 septembre 1715).
2. Lettre à Pontchartrain, 14 juin 1692 (dans Boisguilbert 1691–1714 : 255).
3. Neveu de Colbert et frère de Desmaretz. Tout comme Saint-Simon, il avait connu
Boisguilbert à Rouen. « Ce n’est pas M. Demaretz, mais M. de Vaubourg, son frère, qui,
après quatorze mois de demeure à Rouen, pendant lesquels je le vis tous les jours, déclara
hautement que, si M. Colbert m’avait connu, il m’aurait acheté à quelque prix que ce fût,
par la grande pratique que j’avais du commerce et du labourage. Renonçant à la spéculation
comme m’accuse M. Demaretz, M. de Vaubourg s’expliqua sur mon esprit d’une manière
Un Alceste fin de règne xi
sais bien » écrit ce dernier à Chamillart4« qu’il est un peu éveillé du côté de
l’entendement; mais cela n’empêche pas qu’il ne puisse être capable d’ouvrir
de bons avis ». Cependant les péripéties et les échecs successifs des entrevues
avec les responsables du royaume (voir J. Hecht 1966a) amenèrent Boisguilbert
à publier clandestinement ses œuvres – ce qu’il lui était facile de faire dans la
mesure où il avait en charge la surveillance de la « librairie » à Rouen – mais
qui mécontenta plusieurs fois le pouvoir et lui valut un bref exil et donc une
certaine popularité.
2. Le style de Boisguilbert rebuta certainement plus d’un lecteur. Son
vocabulaire cru et direct, qui avait déjà fait sursauter lorsque, bien des an-
nées auparavant, il s’était essayé à la littérature et à la traduction d’ouvrages
latins, est peut-être davantage à sa place dans les matières économiques. Mais
ce qui dessert avant tout l’auteur, ce sont ses phrases interminables dont on
perd en cours de lecture le sujet ou les compléments, la syntaxe très souvent
défectueuse, les raisonnements qui s’entremêlent et les répétitions ad nauseam
de certains arguments.
Si le style n’entre donc pas dans les canons esthétiques du temps, la manière
très particulière et bien propre à Boisguilbert de présenter sa cause aux tenants
du pouvoir et au public laisse également rêveur. Dans sa lutte héroïque pour la
vérité et contre l’erreur, l’auteur s’installe en bonne compagnie et se compare
volontiers à Christophe Colomb, Copernic ou même à l’archange Saint-Michel.
J’ai contre moi le sort de tous les porteurs de nouveautés surprenantes; la
qualité de fous et d’insensés a toujours été les préliminaires des audiences que
l’on leur a données, et Copernic, le dernier en date, a eu de surcroît la menace
du feu. (à Chamillart, 25 juin 1705, dans Boisguilbert 1691–1714 : 381)
Le combat mené est sans précédent : le procès que Boisguilbert intente à
l’ignorance et à la mauvaise foi « est le plus grand procès qui ait jamais
été traité avec la plume depuis la création du monde » (Boisguilbert 1705c :
742). Car les adversaires sont nombreux et redoutables. La monnaie, dénatu-
rée par les manœuvres des traitants et autres partisans, par exemple : « C’est
ce monstre qu’il est question de terrasser aujourd’hui, en le battant d’une si
grande force qu’il ne puisse jamais relever de sa chute » (Boisguilbert 1705b :
705). Ou bien encore les aides : « En un mot, la peste, la guerre et la famine ou
que je ne puis avoir l’honneur de vous dire » (Boisguilbert à Chamillart, 27 octobre 1703,
dans Boisguilbert 1691–1714 : 295).
4. 26 août 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 326.
xii Aux origines de l’économie politique libérale
Cornelius Jansen (détail), évêque Ypres,
auteur de l’Augustinus (Paris, 1641).
tous ces fléaux de Dieu, dans la plus grande colère du ciel, et les conquérants
les plus barbares n’ont jamais produit, dans leurs ravages, la vingtième partie
des maux que ce tribut a opérés [. . .] dans le royaume » (Boisguilbert 1704a :
346–7).
La violence du ton, le caractère appuyé de certaines images, le style décisi-
vement « plomb » de ses écrits, s’ils prennent chez Boisguilbert un relief tout
particulier et confèrent à sa prose une tournure presque incantatoire, dénotent,
s’il en était besoin, le courant de pensée dans lequel il s’insère : le jansénisme.
Car Boisguilbert fut élève aux Petites Écoles de Port-Royal5et, manifeste-
5. « M. Sainte-Beuve a consacré le dernier chapitre de son tome III [il s’agit de l’ouvrage
intitulé Port-Royal] aux principaux élèves de Port-Royal (Jérôme et Thierry Bignon, Racine,
Le Nain de Tillemont, etc.). Je suis heureux de compléter une grave lacune en ajoutant à
sa liste le nom de Boisguilbert. Dans l’avertissement au lecteur de l’une de ses traductions,
le précurseur des économistes, que l’histoire a définitivement vengé des dédains de Voltaire,
s’exprime ainsi : ‘Encore qu’il semble que de nos jours on ait porté toutes les sciences au
plus haut point qu’elles pouvaient jamais monter, on peut dire que celle de faire parler
notre langue à des écrivains grecs ou latins a été plus loin; ne se pouvant rien ajouter aux
ouvrages de ces Messieurs de l’Académie, de Monsieur d’Andilly, qui semble s’être surpassé
lui-même dans son Josèphe, et de ces fameux anonymes si célèbres par toute la France ; aussi
Un Alceste fin de règne xiii
ment, le mode d’expression lui en est resté. L’écrivain dont il a pu s’inspirer,
en particulier, est Pierre Nicole, dont le traité De l’éducation d’un prince et
les Essais de Morale connurent un très grand retentissement dans la seconde
moitié du XVIIe siècle. Madame de Sévigné ne déclarait-elle pas, entre autres
éloges, que ces écrits lui semblaient « de la même étoffe que Pascal ? »
Si les œuvres de P. Nicole, encore en vogue au début du XIXe siècle, sont
aujourd’hui tombés dans un injuste oubli, il faut bien reconnaître, cependant,
que l’éloge de Madame de Sévigné est par trop exagéré. « Et si on lui accordait
ce point, ce serait à la condition d’ajouter tout de suite cette [. . .] répartie de
M. V. Fournel : ‘Soit, mais le tailleur est différent’ » (F. Cadet 1887 : 45–6). Le
jugement de Joseph de Maistre est encore moins flatteur. Comparant Nicole
aux autres auteurs de Port-Royal, il le décrit comme « le plus froid, le plus
gris, le plus plomb, le plus insupportable des ennuyeux de cette grande maison
ennuyée ». Le style « Port-Royal » n’est pas non plus épargné par Henry de
Montherlant : Pascal excepté, « les jansénistes sont de très mauvais écrivains.
Or, je me refusais à faire parler sur la scène Arnauld en rhétorique et Saint-
Cyran en charabia, comme ils durent parler, si on en juge par leurs écrits »
(« Note sur Port-Royal »6: 151). Beaucoup de contemporains ne s’y sont pas
trompés. Le père Bouhours – jésuite, il est vrai – raille, dans le « Deuxième
entretien d’Ariste et d’Eugène », les outrances de style coutumières à ces
auteurs.
Il est vrai [. . .] que ces écrivains si fameux ne peuvent être accusés
de laconisme : ils aiment naturellement les discours vastes; les longues
parenthèses leur plaisent beaucoup; les grandes périodes, et surtout celles
qui, par leur grandeur excessive, suffoquent ceux qui les prononcent, sont
tout à fait de leur goût [. . .]. Il n’y a rien de plus commun, dans leurs
premiers livres, que des expressions excessives, comme : la plus grande
et la plus punissable de toutes les hardiesses, la plus sanglante de toutes
les invectives, la plus étrange témérité et la plus grossière ignorance qui
fut jamais. (Cité par Cadet 1887 : 305–6)
Le style de Boisguilbert se situe dans la droite lignée de ses maîtres, et les
dépasse même souvent. Les exemples fourmillent par ailleurs. Des expressions
comme « l’argent criminel », « la spéculation qui ne peut jamais produire que
confesserai-je ingénuement que, si je suis assez heureux pour qu’on ne trouve pas ce petit
ouvrage dans la dernière imperfection, je le dois à quelque éducation que j’ai eue parmi eux
dans ma jeunesse’ (Histoire romaine écrite par Hérodien, 1675). » (Cadet 1887 : 53, souligné
par Cadet).
6. Il s’agit ici de la pièce de théâtre de Henry de Montherlant (1954) et non de l’ouvrage
de Charles-Augustin Sainte-Beuve (1840–59).
xiv Aux origines de l’économie politique libérale
Port-Royal. Agnès Arnauld, abbesse de l’Abbaye de Port-Royal, et Catherine de
Champaigne, religieuse et fille de l’artiste, par Philippe de Champaigne, 1662
(Musée du Louvre).
des monstres », « une corruption de cœur effroyable », « une semence perni-
cieuse », sont chez lui monnaie courante. « L’on ne manquera pas de répartir »,
écrit-il par exemple dans le Mémoire sur l’assiette de la taille (Boiguilbert
1705b : 673), « que cette consommation ne se fait point parce que l’argent
manque, mais on répond sur-le-champ que c’est la plus grossière et risible im-
posture qui ait jamais été proférée ». Si l’on néglige les problèmes de syntaxe,
on peut encore mener une comparaison saisissante entre Nicole et Boisguilbert,
quant à leur manière de construire des métaphores plutôt laborieuses destinées
à frapper l’imagination du lecteur.
Pour ce qui concerne Nicole, Cadet remarque justement (1887 : 38) que
« rarement Nicole enfle sa voix pour se mettre au ton de l’éloquence si poi-
gnante de Pascal; l’autorité, la vraie passion lui manquent pour nous remuer
profondément : il nous laisse froids, et nous ferait plutôt sourire que trembler
quand il nous représente, par exemple, le monde entier, sous l’empire du dé-
mon, comme ‘un lieu de supplice [. . .], plein de tous les instruments de cruauté
des hommes, et rempli, d’une part, de bourreaux, et, de l’autre, d’un nombre
infini de criminels abandonnés à leur rage [. . .] Nous passons nos jours au milieu
Un Alceste fin de règne xv
de ce carnage spirituel, et nous pouvons dire que nous nageons dans le sang des
pêcheurs, que nous en sommes tout couverts, et que ce monde qui nous porte
est un fleuve de sang’ (‘De la crainte de Dieu’). Il ne réussit pas mieux dans
cette peinture de la conscience du pêcheur au moment où il paraîtra devant
son juge : il la compare à ‘une chambre vaste, mais obscure, qu’un homme tra-
vaille sa vie à remplir de vipères, de serpents [.. .]. Lorsqu’il y pense le moins,
les fenêtres de cette chambre venant à s’ouvrir tout d’un coup et à laisser un
grand jour, tous les serpents se réveillent tout d’un coup et se jettent tous
sur le misérable, le déchirent par leurs morsures’ (‘Du jugement’). Pour repré-
senter la corruption primitive de l’homme : ‘Qu’on s’imagine, dit-il, une plaie
universelle ou plutôt un amas de plaies, de pestes, de charbons, dont le corps
d’un homme soit tout couvert, etc.; voilà l’image de l’état où nous sommes
nés’ (‘De la connaissance de soi-même’). C’est toujours la même faiblesse et
la même impuissance dans la même exagération ». Ce jugement pourrait fort
bien s’appliquer à Boisguilbert, dans son domaine propre. Un exemple parmi
tant d’autres que nous rencontrerons au cours de cette étude :
Il en arrive comme si quelque prince abusant de son autorité, ce qui
n’est pas inconnu dans les persécutions de l’Église naissante ; [comme] si,
dis-je, un souverain, pour tourmenter et faire périr divers sujets d’une
façon grotesque, en faisait enchaîner dix ou douze à cent pas les uns
des autres, et que l’un étant tout nu, quoiqu’il fît grand froid, il eût
une quantité effroyable de viande et de pain auprès de lui, et plus dix
fois qu’il n’en pourrait consommer avant que de périr, ce qui ne serait
pas fort éloigné, parce qu’il manquerait de tout le reste, et surtout de
liqueurs, dont il n’aurait pas une goutte à sa portée ; pendant qu’un autre,
enchaîné dans l’éloignement marqué, aurait une vingtaine d’habits autour
de lui, et plus trois fois qu’il n’en pourrait user en plusieurs années, sans
aucuns aliments pour soutenir sa vie, et défense de lui en fournir ; un
autre, à pareille distance, se trouverait environné de plusieurs muids de
liqueurs, mais sans nuls habits ni aliments. Il serait vrai de dire après
leur dépérissement, qui serait immanquable si la violence se continuait
jusqu’au bout, qu’ils seraient tous morts de faim, de froid et de soif,
manque de liqueurs, de pain, de viande et d’habits. Cependant, il serait
très certain que tout pris en général, non seulement ils ne manquaient
ni d’aliments ni d’habits, mais que même ils pouvaient, sans la force
majeure, être bien habillés et faire bonne chère. (1707b : 1010–11)
Le tout pour illustrer, en négatif, les bienfaits de la liberté du commerce.
3. Pour être complet sur le thème des aspects présentés par les écrits de cet
Alceste fin de règne, qui, indépendamment de leur contenu même, ont pu
constituer un obstacle à leur réception bienveillante par les contemporains,
xvi Aux origines de l’économie politique libérale
il convient de noter deux autres traits : la critique permanente de la gestion
de Colbert et de ses successeurs au contrôle général des finances, et le carac-
tère paradoxal avec lequel certains principes fondamentaux du système sont
formulés.
Jean-Baptiste Colbert, par Claude Lefebvre, 1666 (Château de Versailles).
Avec une belle constance, la décadence de la France, nous dit Boisguilbert,
a commencé en 1660. Dès le Détail de la France (1695), « on maintient que le
produit en est aujourd’hui à cinq ou six cents millions [de moins] par an dans
ses revenus [.. .] qu’il n’était il y a trente ans » (Boisguilbert 1695 : 582). La
diminution du revenu, calculée « par une très longue et très exacte recherche »
(ibid. : 585) – c’est-à-dire d’une manière qu’il ne faut sans doute pas trop
Un Alceste fin de règne xvii
chercher à approfondir – « a commencé en 1660 environ, continue tous les
jours avec augmentation » (ibid. : 583). Le coupable est clairement désigné :
Il faut que le fait soit constant, savoir : l’erreur dans le passé. Pour
base donc et pour principe, on peut maintenir, avec autant de certitude
qu’il est constant que la Seine passe à Paris, que feu M. Colbert entre
en 1661 au ministère, que le Roi avait alors 80 millions de revenu, et
même plus [. . .] ; et à présent, 1703, le Roi n’a point, de revenu réglé, 120
millions, la capitation n’étant point un revenu : sur quoi les conquêtes
du Roi en forment au moins 10 millions. Ainsi, en plus de quarante ans,
ce n’est qu’un tiers de hausse. Or, à remonter ou rétrograder en 1660
quarante ans au-dessus, savoir 1620, on ne trouve que 35 millions de
rente. Donc, dans ces quarante ans, les revenus du Roi avaient plus que
doublé. Remontant encore en 1620, on ne rencontre encore que 16 millions
en 1570 : de façon qu’il faut qu’il demeure pour certain que jamais les
revenus du prince n’ont reçu si peu d’augmentation que sous le ministère
de M. Colbert et les suivants. Mais c’est bien pis du côté des peuples, ou
de leur opulence [. . .]. Cependant, Monseigneur, comment accorder cette
manœuvre avec l’héroïsme supposé dans ce ministère, si l’on en croit les
personnes intéressées à se fermer les yeux pour ne pas voir clair en plein
jour ? Et moi, tout au contraire, avec les marchands et les laboureurs, je
vous maintiens que la destruction de ce que ce ministère a fait est de l’or
en lingot. (à Chamillart, 27 octobre 1703, dans Boisguilbert 1691–1714 :
293–4)
Plus tard, Boisguilbert dira en substance la même chose à Desmaretz, même
s’il occulte alors – et pour cause – le nom de Colbert. Tout simplement en
valorisant celui de Sully 7. Ce thème de l’opposition des gestions de Sully et de
Colbert, s’il n’est pas vraiment nouveau, est amplifié et fera les beaux jours
des polémiques de la seconde moitié du siècle suivant. Cet accent va de pair
avec la constante référence aux modèles étrangers constitués par la Hollande
et l’Angleterre, qui devait tout aussi mal sonner aux oreilles des gouvernants
français : « J’appelle à ma garantie la Hollande, l’Angleterre et M. de Sully » 8.
Enfin, pour ce qui est du tour plutôt paradoxal que Boisguilbert conférait
à quelques propositions importantes, sans doute pour mieux frapper le lecteur
et leur donner une allure de maximes, les titres de quelques mémoires peuvent
aisément l’illustrer, comme cet abrégé du Traité [. . .] des grains : « Mémoire
qui fait voir en abrégé que plus les blés sont à vil prix, plus les pauvres sont
misérables [. . .] et que plus il sort de grains du royaume, et plus on se garan-
7. À Desmarets, 21 août 1709, dans Boisguilbert 1691–1714 : 439. Desmarets était un
neveu de Colbert.
8. À Chamillart, 2 décembre 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 344.
xviii Aux origines de l’économie politique libérale
Portrait gravé de Jean-Baptiste Colbert
par Antoine Louis François Sergent, dit Sergent Marceau, vers 1788
(BnF/Gallica).
tit d’une cherté extraordinaire ». On conçoit que de telles prémisses aient pu
déconcerter les lecteurs.
Nous possédons à ce sujet un témoignage significatif : celui du contrôleur
général lui-même, sous la forme d’une note qu’il rédigea en marge d’une lettre
que Boisguilbert lui adressa le 21 septembre 1704. Heurté par les propos de
son correspondant, Chamillart lui conseille de supprimer « deux choses à votre
système, toutes deux également fausses; après cela, je vous entendrai tant que
vous voudrez. Mais comme mon esprit n’est pas si subtil que le vôtre, je suis
obligé de vous dire que nous ne conviendrons jamais tant que vos raisonnements
n’approcheront pas davantage des vérités constantes et que tous les hommes
sont capables d’entendre. Les deux choses que je tiens pour fausses sont : l’une,
que plus l’argent est rare en France, et plus il y en a [.. .]. La seconde, c’est
l’article des financiers » (dans Boisguilbert 1691–1714 : 329).
Un Alceste fin de règne xix
Portrait gravé de Maximilien de Béthune, duc de Sully
par Antoine Louis François Sergent, dit Sergent Marceau, 1788
(BnF/Gallica).
La formule employée par Chamillart pour le premier point est significative,
à la fois de son incompréhension et de la manière de s’exprimer propre à son
correspondant. Quant aux « gens de finance », le commentaire du contrôleur
général ne peut que conforter Boisguilbert sur ses positions : « Ils ne sont
protégés qu’autant qu’ils sont nécessaires; on s’en passera aisément quand on
connaîtra quelque chose de mieux et c’est ce qui fait encore plus contre vous et
vos raisonnements, de m’attaquer par un endroit aussi faible, et qui n’a jamais
fait aucune impression sur moi » (ibid.). Chamillart fera un contresens analogue
sur la signification d’une autre proposition essentielle : le rétablissement des
finances du Roi par celui de ses sujets. En marge d’une lettre de Boisguilbert
en date du 25 juin 1705, Chamillart note en effet :
Il n’a pas tenu à moi, dans les différentes audiences que je lui donnai
l’année dernière, qu’il n’ait trouvé le moyen de me persuader ; j’y étais
fort disposé, et je le désirais encore plus que lui. Je crois que ses idées
xx Aux origines de l’économie politique libérale
sont encore les mêmes, et, s’il veut renouer commerce avec moi, il faut
qu’il me prouve que les 80 millions dont il veut augmenter les revenus du
Roi se prendront en partie dans les pays étrangers, parce que, comme je
connais la France presqu’aussi bien que lui, il aura peine à me persuader
que l’on pût tirer 80 millions des peuples au-delà de ce que le Roi en tire.
(ibid. : 381)
4. Pour terminer cette présentation, il convient enfin de noter quelques difficul-
tés d’approche – nous en rencontrerons d’autres – pour le lecteur contemporain.
Elles sont au nombre de deux : la datation des textes, et l’utilisation parfois
particulière, par l’auteur, du vocabulaire courant.
Bien qu’une partie des textes ait été publiée par Boisguilbert lui-même,
leur datation est difficile à établir. Le Détail de la France a paru en 1695,
mais certaines parties ont été rédigées bien auparavant. Les autres écrits furent
imprimés en 1707 : il semble cependant qu’ils aient été composés aux alentours
de 1704. Enfin, tous les manuscrits et les mémoires de quelque importance
restés inédits sont aussi datés de la même période, voire de la même année,
à l’exception d’une partie du premier Factum (1705c), bien antérieure mais
remaniée à cette date. La datation des textes est donc en partie arbitraire, et
si nous avons choisi, par exemple, de noter respectivement par 1707a et 1707b
le second Factum de la France et la Dissertation de la nature des richesses,
c’est en raison de leur plus grand degré d’achèvement.
Le problème soulevé n’est d’ailleurs pas purement formel : il possède des
incidences sur l’étude de l’œuvre. Car, face à ce tir groupé, les commentateurs
mettent tous l’accent sur l’unité de l’œuvre (voir par exemple Talbot 1903 :
22), et sur l’absence d’évolution dans les principes qui y sont exposés. Nous
traiterons, nous aussi, ces écrits comme un tout. Cependant, les problèmes
liés à une éventuelle évolution de la pensée de l’auteur ne nous seront pas
étrangers – notamment pour ce qui concerne l’état de nature, la monnaie ou
encore les anticipations des agents. Ils dénoteront souvent un simple processus
de précision théorique, mais aussi quelquefois un flottement significatif, indice
d’un problème plus important.
Tout lecteur de Boisguilbert, enfin, doit porter une attention extrême au
vocabulaire utilisé. Outre le fait que certaines définitions sont, bien entendu,
celles de l’époque, quelques emplois semblent propres à l’auteur. Nous verrons
que les mots opulence, équilibre, harmonie, richesse, par exemple, souvent pris
comme synonymes, sont susceptibles de recevoir une double définition : d’état
ou de processus. Une ambiguïté plane de même sur les mots bien, revenu et
Un Alceste fin de règne xxi
L’opposition entre les figures de Sully et celle de Colbert fut largement exploitée
au XVIIIe siècle. Ici, le début de l’Éloge de Sully , par Antoine Léonard Thomas –
ami des physiocrates – qui remporta de prix de l’Académie française en 1763. Dix
ans après Thomas,Necker remporta le prix de l’Académie française, en 1773,
avec son Éloge de Colbert – les physiocrates n’étaient plus à la mode.
besoin. Pour le lecteur moderne, tout se passe comme s’il existait une constante
confusion entre les causes et les effets. Le vocable besoin, par exemple, s’il
est bien utilisé dans son acception moderne, est aussi employé dans le sens
de satisfaction d’un besoin, d’objet répondant à un besoin. C’est ainsi que
nous pouvons lire dans le second Factum (1707a : 888) que « les deux enfants
d’Adam » furent longtemps « les propres constructeurs de leurs besoins ». Les
hommes, d’autre part, n’étant pas en état d’autosuffisance, ne peuvent « être
eux-mêmes les fabricateurs de tous leurs besoins » (1707b : 973). Ou encore :
« La richesse, au commencement du monde, et par la destination de la nature
et l’ordre du créateur, n’était autre chose qu’une ample jouissance des besoins
de la vie » (1707a : 888). Ici se fait jour, également, un sens restrictif du mot
besoin, qui désigne alors les choses essentielles à la conservation de la vie. Ce
sens est quelquefois confirmé par ailleurs : ne lit-on pas que le prix des grains
xxii Aux origines de l’économie politique libérale
doit « fournir au propriétaire de quoi avoir le surplus de ses besoins » (1704b :
858) 9?
Le mot besoin n’est pas seulement employé à la place du mot bien; mais le
mot bien désigne aussi, de son côté, ce que nous appelons revenu. Dans l’une
de ses classifications (1705b), Boisguilbert définit une première catégorie de
biens comme « les revenus en fonds, comme terres, rentes, charges, et même
billets courants » (1705b : 727). Il appelle ces mêmes biens des « biens en
revenu ». Une attention à ce fait permet de comprendre des expressions cu-
rieuses comme : « n’y ayant rien de si pernicieux de prendre le capital du bien
d’un particulier pour les besoins du prince » (Boisguilbert 1695 : 660), et évite
de faire de sérieuses méprises lorsque l’on aborde la question de l’impôt. Car,
d’un côté, il nous est dit que la taille doit être fixée « au dixième du revenu
des fonds » (Boisguilbert 1705b : 724) ; et de l’autre Boisguilbert affirme que
la capitation doit être levée sur la totalité des biens : « Pour l’intérêt donc des
riches, il faut payer la capitation au dixième de tous les biens, tant en fonds
qu’en industrie » (1707a : 944). Il ne s’agit évidemment pas là d’un impôt sur
le capital.
Pour couronner le tout, revenu est lui-même égalé à consommation, télesco-
pant ainsi le revenu et son utilisation ; et le terme consommation est entendu
dans son acception large de dépense. Il s’agit la plupart du temps du revenu de
personnes individuelles, appréhendé, sur une période donnée, par sommation
des flux monétaires. Mais, au niveau individuel comme au niveau global, une
ambiguïté demeure, notamment pour l’imposition.
. . . tous les revenus ou plutôt toutes les richesses du monde, tant d’un
prince que de ses sujets, ne consistent que dans la consommation, tous les
fruits de la terre les plus exquis et les denrées les plus précieuses n’étant
que du fumier d’abord qu’elles ne sont pas consommées. (1707a : 893)
. . . on établit pour principe que consommation et revenu sont une seule
et même chose, et que la ruine de la consommation est la ruine du revenu.
(1695 : 602)
Le lecteur doit donc tenter de lever les ambiguïtés par le contexte, ce qu’il
peut faire dans la plupart des cas 10. La construction théorique de Boisguilbert
9. Il est vrai que Boisguilbert ajoute : « de quelque nature qu’ils soient ». Si le pluriel se
rapporte aux besoins, et non au surplus (à quoi ils pourraient fort bien se rapporter étant
donné les accords plutôt fantaisistes que l’on rencontre très souvent chez l’auteur), cette
remarque fait problème. Mais les autres citations du texte confirment notre opinion.
10. L’emploi du mot besoin dans le sens dégagé dans le texte semble particulier à
Boisguilbert. Celui des mots fruits, revenu et bien paraît, en revanche, correspondre à
Un Alceste fin de règne xxiii
apparaît ainsi sans trop d’arbitraire. L’essentiel reste que les principales notions
sont clairement établies, sinon nominativement, du moins de fait.
5. La présente étude se situe aux confins de deux mouvements d’idées dont
la vogue, les résonances politiques et les écrits parfois superficiels qu’elles en-
gendrent ne doivent pas masquer l’importance.
Ce livre a été écrit, en premier lieu, à une époque où se faisait jour un fort
regain d’intérêt pour tout ce qui touche au libéralisme, tant économique que
politique, pour la mise au jour des conditions pratiques de sa réalisation et
pour l’évaluation théorique des propositions d’efficacité qu’il avance. Au coeur
des idées reçues en la matière se trouvent quelques conclusions tirées du modèle
walrassien d’équilibre général, le plus souvent interprétées de travers, dont la
proposition selon laquelle un équilibre économique optimal s’instaure automa-
tiquement dès lors que chaque agent, en concurrence avec tous les autres, est
laissé libre de poursuivre son intérêt exclusif. Maniée sans précaution à l’appui
d’un libéralisme économique intolérant et brutal, cette assertion constitue un
de ces nombreux exemples de publicité mensongère dont l’action politique –
quelle qu’elle soit – aime à faire usage. Pourtant, les avertissements des théori-
ciens sérieux ne manquent pas qui soulignent le fait que la théorie walrassienne
ne saurait en aucun cas se présenter comme explicative et ne sert bien plutôt
qu’à dresser la liste, rigoureuse, des conditions – extrêmement strictes et fort
éloignées de la réalité – sous lesquelles la principale proposition de l’économie
politique libérale se trouve être vérifiée
Dans cette proposition, on aura reconnu, bien sûr, le thème de la main
invisible popularisé par Adam Smith. C’est ici que nous rencontrons le second
mouvement d’idées dont il a été question précédemment. La référence – et la
révérence – à Adam Smith est devenue rituelle. Mais l’économie politique ne
commence pas en 1776. À l’envi, maints auteurs ont souligné, depuis longtemps,
que beaucoup de thèmes de cet ouvrage prétendument fondateur n’étaient
pas originaux. L’intérêt s’est de nouveau porté sur leurs origines et, peu à
peu, toute la richesse d’une pensée plus ancienne est apparue au grand jour.
Les pages qui suivent participent de ce réexamen systématique et notre seul
souhait est que, par la multiplication d’études partielles toujours perfectibles,
l’on parvienne peu à peu – comme c’est déjà le cas – à un renouvellement de
l’utilisation qu’on en faisait alors. Le Dictionnaire de l’Académie française de l’époque,
par exemple, définit le bien par la richesse, mais aussi par « les fruits que la terre produit »,
lui conférant ainsi le sens de revenu ; cf. en outre l’utilisation qu’en fait Domat, ci-dessous.
xxiv Aux origines de l’économie politique libérale
notre compréhension de cette période et, au delà, de l’histoire de la pensée
économique. L’une des thèses de cet essai est que, au plan économique, la pre-
mière apparition rigoureuse de la principale proposition libérale se trouve chez
Boisguilbert. Nous en montrerons l’origine, l’énoncé et les développements :
car cette idée est en fait insérée dans une théorie novatrice, puissamment char-
pentée, qu’il convient de mettre au jour.
Dans les chapitres qui suivent, nous nous pencherons tout d’abord sur
l’environnement intellectuel de Boisguilbert. L’héritage assumé est complexe.
Une triple influence se dégage, que Boisguilbert accepte, adapte ou transforme
en profondeur selon les besoins de sa construction. Il s’agit des idées de Bodin
– et, dans une certaine mesure, de Richelieu – en matière de théorie politique ;
de la tradition cartésienne pour ce qui est de l’explication en physique ; et,
surtout, en matière philosophique et sociale, des thèmes jansénistes dévelop-
pés par P. Nicole et J. Domat. C’est un Boisguilbert cartésien, absolutiste et
augustinien qui se dégage de ces pages. On montrera que cette triple caracté-
risation possède des incidences profondes avec l’étude des thèmes qui lui sont
liés – ceux de l’impôt, de la conception physique de l’équilibre, etc. –, évite des
contresens et prépare le terrain à l’exposé de la théorie économique proprement
dite.
Fondamentalement, le modèle de Boisguilbert consiste en l’articulation de
deux approches différentes de la réalité économique, sur lesquelles se greffe l’op-
position de deux types de fonctionnement du système : l’un en état d’opulence ;
l’autre en état de déclin et de crise.
La première approche consiste en une analyse en termes de classes sociales
et repose sur une structure désagrégée de marchés. Après la Chute – point de
départ théologique –, une société sans classe subsiste bien : c’est l’état naturel,
au premier sens du terme. Mais la violence des hommes les uns contre les
autres induit l’apparition d’une classe oisive de rentiers, de la monnaie, et une
multiplication des besoins et des professions : l’état poli et magnifique ou encore
état naturel au second sens du terme s’il se trouve en situation d’équilibre
optimal. La structure de la société est caractérisée par une interdépendance
générale au plan économique – classe productive – sur laquelle se greffe le
circuit des revenus de la classe oisive. L’analyse de l’équilibre économique se
fait alors en deux temps.
Les conditions d’existence de l’équilibre d’opulence, tout d’abord, sont au
nombre de trois : la réalisation d’un système de prix de proportion, celle de
Un Alceste fin de règne xxv
la condition tacite des échanges, et enfin celle de la liberté du commerce. Si
ces trois exigences sont remplies, Boisguilbert affirme que le comportement
égoïste et maximisateur des agents conduit automatiquement à l’équilibre et
au bien-être de tous par le seul jeu des forces du marché. L’idée fondamentale
de l’efficacité de la liberté du commerce est issue de l’une des versions les plus
austères de la religion catholique...
Mais les conditions d’équilibre, et c’est là le second point, ne concernent
pas que la classe productive. Pour que cet équilibre se réalise effectivement,
il faut que la classe oisive en respecte la mise en œuvre. Par l’analyse des
phénomènes d’opacité de l’information liés à l’existence de la monnaie et à
la structure sociale, Boisguilbert montre que ces conditions sont, de fait, sans
cesse remises en cause par les rentiers : ceux-ci se trouvent ainsi à l’origine
des chocs déstabilisateurs. Si donc, pour reprendre une formule célèbre, en
régime de liberté du commerce les vices privés font les bénéfices publics, cela
n’est vrai que pour la classe productive. Aucun mécanisme coercitif comme la
concurrence ne règle le comportement de la classe oisive, et son attitude égoïste
(comme d’ailleurs ses éventuels sentiments altruistes) doit être éclairée, au sens
janséniste du terme.
La seconde approche complète la première. Il s’agit d’une analyse agré-
gée en cinq marchés : ceux des produits agricoles, des produits manufacturés,
du travail, des « biens d’investissement » et des fonds prétables. Un certain
nombre de traits la caractérise. Afin qu’elle puisse être articulée à l’analyse en
termes de classes sociales, il faut d’abord dégager deux comportements-types
des agents : des comportements de spéculation et de précaution en termes de
biens et de services d’une part, et en termes de monnaie de l’autre. Il est en-
suite nécessaire de distinguer les marchés à prix flexibles de ceux sur lesquels
les prix sont rigides à la baisse. Enfin, les liens stocks-flux exigent que l’on
prenne en compte le rôle des anticipations des agents sur les différents mar-
chés. Boisguilbert décrit alors les processus de déséquilibre économique et leurs
conséquences. Les stratégies des agents en termes de stocks et de flux de biens
et de services expliquent l’amplification des fluctuations sur un marché donné;
les stratégies en termes de monnaie sont liées à l’analyse de la propagation des
déséquilibres de marché en marché; quant à la rigidité de certains prix, elle
explique l’approfondissement de la crise et l’installation de l’économie dans la
dépression.
xxvi Aux origines de l’économie politique libérale
Il faut enfin souligner que si le rôle joué par les anticipations (et donc par
l’information) est essentiel dans tous ces processus, ces anticipations ne sont
pas à proprement parler la cause de la crise. Celles-ci peuvent être stabili-
satrices comme déstabilisatrices. Tout dépend du contexte dans lequel elles
opèrent : du comportement de la classe oisive, bien sûr, mais aussi et surtout
de la politique économique de l’État, qui peut jouer sur leur formation.
La cohérence et l’originalité de Boisguilbert sont donc fortes. Sa construction
allie les notions d’équilibre général et de circuit, de classe sociale et de marché,
d’approche micro et macroéconomiques, d’information et d’anticipation, de
prix fixes et de prix flexibles, dans l’analyse de la prospérité et de la dépression.
En d’autres termes, elle allie des notions qui, pour la plupart d’entre elles,
apparaissent souvent comme antithétiques mais dont la combinaison produit
pourtant de remarquables résultats.
le contexte
1
UN
Un augustinisme social et politique
Les textes de Boisguilbert présentent de prime abord plusieurs diffi-
cultés que le lecteur doit surmonter pour saisir la portée et la cohérence
de l’œuvre. Quelques-unes tiennent au style « plomb » de l’auteur, ou encore
à ses propos quelquefois contradictoires – en apparence. Mais d’autres sont
plus importantes. Le vocabulaire utilisé, par exemple, peut induire en erreur,
non pas tant à cause de la langue du XVIIe siècle qu’en raison de l’emploi
particulier de certains mots comme « bien », « revenu », etc., dont on verra la
signification. Cet obstacle une fois surmonté, le caractère purement technique,
économique, des divers écrits pris en compte peut s’avérer trompeur, simple
façade d’une fausse simplicité. Les textes de Boisguilbert présentent, c’est in-
déniable, un caractère scientifique, à un degré jusque-là rarement atteint. Mais
l’on s’exposerait à une mécompréhension partielle de la construction théorique,
voire à des contresens, si l’on s’en tenait à cet aspect des choses et si l’on ne
poursuivait pas l’enquête plus loin. Climat intellectuel de l’époque, opinions
politiques et religieuses, racines théoriques, tout ceci est de la plus haute im-
portance, ne serait-ce que pour dégager l’apport particulier de l’auteur, le sens
de son entreprise. Et sur ce point, on doit bien avouer que Boisguilbert ne nous
facilite guère la tâche.
Au moins pourrait-on s’aider des auteurs cités ; malheureusement, l’usage
des références explicites est bien trop récent, et seuls quelques noms appa-
raissent dans les textes – Gerson, Amelot de la Houssaye, Jacques de Sainte-
Beuve.. . –, de peu de secours. C’est donc un véritable travail de décryptage qui
doit être mené, préliminaire indispensable à la restitution du cadre théorique
de l’auteur. Ce travail, sans prétendre à l’exhaustivité, a pour ambition de faire
ressortir quelques aspects saillants du contexte intellectuel dans lequel s’insère
3
4Le contexte
Boisguilbert, dont on verra la transposition au plan économique dans la suite
de cette étude. On a souvent tenté de comparer les principes théoriques qui se
dégagent du Détail de la France ou du second Factum de la France à ceux des
auteurs anglo-saxons de la même période afin de découvrir d’éventuelles in-
fluences : l’une des conclusions auxquelles nous parvenons relativise beaucoup
ce type de démarche. Peut-être Boisguilbert a-t-il lu Petty, Child, Temple ou
Locke 11, mais les correspondances avec les traditions de pensée et les préoc-
cupations purement françaises sont trop importantes pour ne pas mériter, ici,
une attention exclusive.
2. Penchons-nous tout d’abord sur le langage de Boisguilbert. Car un point de
départ utile pour cette enquête consiste dans l’analyse des métaphores utilisées
et de la signification de leur récurrence.
Dans cette perspective, l’utilisation fréquente d’un vocabulaire et d’images
à caractère religieux frappe tout d’abord. L’or et l’argent, par exemple, sont
dépeints sous les traits d’idoles sur l’autel desquelles on sacrifie les véritables
richesses, les denrées : ils sont « le tyran ou plutôt l’idole de ces mêmes denrées,
contraignant les sujets que l’avarice dévore à les lui offrir à tous moments en
sacrifice, et ne recevant presque point d’autre encens que la fumée qui sort de
l’incendie des fruits les plus précieux et les plus beaux présents de la nature »
(Boisguilbert 1704a : 347–8). Autre exemple récurrent : dans la vie publique,
affirme Boisguilbert, il ne faut « canoniser » personne qui n’ait fait de véritables
« miracles », et l’attitude contraire, trop fréquente, n’est que le produit de la
« corruption du cœur » (Boisguilbert 1704b : 806).
Cette utilisation d’un vocabulaire religieux n’est évidemment pas gratuite.
Elle est en fait la manifestation – d’autres aspects en seront étudiés ulté-
rieurement – de l’appartenance de Boisguilbert à un courant de pensée très
caractéristique qui traverse le XVIIe siècle français : le jansénisme12. On peut
le constater par le choix des thèmes, et le vérifier en relevant plusieurs allu-
11. Le contenu de la bibliothèque de Boisguilbert n’est pas connu. Ainsi, toute hypothèse
concernant ses lectures ne peut résulter que de correspondances internes. J. Hecht (1966a)
et J. Wolff (1973) insistent par exemple pour leur part sur ces auteurs anglo-saxons (Hecht :
160–1 ; Wolff : 188), en ajoutant toutefois l’abbé Dubos (Hecht, ibid.) auquel Boisguilbert
fait allusion dans une lettre (22 juin 1704), et surtout Jean Bodin (Hecht : 162; Wolff : 188)
dont on verra l’importance. Pour ce qui concerne Dubos, la parution tardive des Intérêts de
l’Angleterre (1703) minimise son influence.
12. Sur l’histoire du mouvement janséniste au XVIIe siècle, on peut se reporter aux écrits
de R. Taveneaux (1965, 1973 et 1977), à l’ouvrage de L. Cognet (1961), ainsi qu’à celui de
J. Delumeau (1971) et à leurs références bibliographiques. Il convient de se reporter aussi
Un augustinisme social et politique 5
Le XVIIe siècle français fut appelé « le siècle de saint Augustin ». Ici, deux des
innombrables représentations de l’évêque d’Hippone : à gauche par Sandro
Botticelli (vers 1480, église Ognisanti, Florence), à droite par Philippe de
Champaigne (vers 1645/50) (Los Angeles County Museum of Art).
sions claires à des débats forts célèbres de l’époque : la querelle du droit et
du fait 13 autour de cinq propositions tirées – ou prétendument tirées – de
l’Augustinus de Jansénius et condamnées par le pape 14 ; ou encore la ques-
tion, quelquefois liée, de l’infaillibilité pontificale. Il faut, affirme Boisguilbert
en transposant le thème, « purger une idée d’infaillibilité prétendue ou sup-
posée par toutes les personnes qui sont en une place éminente, qui empêche
de concevoir qu’elles aient pu donner lieu à une méprise si effroyable » (ibid. :
790). Un « applaudissement aveugle [.. .] accompagne tous ceux qui occupent
les premières places, se servant de toutes sortes de moyens pour leur persuader
qu’ils sont infaillibles » (ibid. : 792). Cette perspective janséniste – appuyée
par un style qui semble tout droit hérité de P. Nicole – informe de l’intérieur
aux auteurs eux-mêmes, dont les plus importants, pour notre sujet, restent Pascal et Nicole.
Sur Pascal, voir en particulier Mesnard 1976; sur Nicole, James 1972.
13. Tout lecteur un peu familiarisé avec la pensée janséniste ne peut manquer de relever
l’allusion de Boisguilbert. Sur la querelle du droit et du fait, voir L. Cognet (1961, chap. 5)
et R. Taveneaux (1965 : 14–15) pour un exposé succinct.
14. 1705c : 767 : « il n’y a que Dieu qui soit infaillible, surtout en matière de fait ».
6Le contexte
une grande partie de la construction théorique et dicte des thèmes qui feront
une part de son originalité.
Avec la religion, un autre thème récurrent est celui du théâtre. Les agents
sont souvent dépeints sous les traits de « personnages qui jouent tous leurs rôles
dans la république » (Boisguilbert 1704d : 967), de « divers personnages ou re-
présentations qui entrent [. . .] dans la perfection de toutes sortes d’ouvrages
et de commerce » (Boisguilbert 1704b : 874). C’est ainsi que les transactions
doivent se faire « avec une utilité perpétuelle de tous ceux qui jouent un per-
sonnage sur ce théâtre, c’est-à-dire tous les hommes du monde » (Boisguilbert
1707a : 896). Le second Factum fourmille en expressions telles que « voici le
premier acte de la pièce » (ibid. : 887). Tout ce monde d’ « acteurs » (ibid. : 907)
joue une tragédie où l’amour-propre et la concupiscence se mêlent à la flatterie
et aux intérêts particuliers pour tromper les dirigeants de l’État, endormir leur
bonne volonté ou leur clairvoyance sous d’éternels « applaudissements » : il n’y
a que de la « surprise », « et nulle mauvaise volonté dans les maîtres du théâtre
où une pareille scène se peut passer aujourd’hui » (Boisguilbert 1707b : 1011).
Le terme « applaudissement » revient sans cesse sous la plume de Boisguilbert
pour connoter la tromperie flatteuse des courtisans ou bien de ceux qui ont un
intérêt direct à perpétuer un état de chose désastreux. Ce sont souvent eux, les
« héros de la pièce ». « Les habiles financiers [.. .] remontèrent sur le théâtre,
[. . .] voulant faire valoir leur talent » (Boisguilbert 1707c : 823). Et puisque,
d’autre part, toute bonne tragédie comporte quelque mort, les crimes existent
qui sont attestés par les cadavres que l’on présente au public. « Le cadavre
[. . .] est certain, par la désolation de la culture des terres et du commerce »
(Boisguilbert 1707a : 934).
Ici encore, il ne pourrait s’agir que d’une figure de rhétorique baroque fort en
vogue au XVIIe siècle (Descartes lui-même l’utilise) 15 et cadrant parfaitement
avec l’esprit et la lettre de la société de cour16 où réalité et fiction se mêlent
indissolublement, où les notions de spectateur et d’acteur se confondent dans le
15. Cf. par exemple ce passage du Discours de la Méthode : « Et en toutes les neuf années
suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d’y être spectacteur
plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent ». C’est aussi Descartes qui déclare
par ailleurs : « Comme les acteurs, appelés en scène, pour cacher la rougeur de leur front,
revêtent un masque, ainsi moi, prêt à monter sur le théâtre du monde, où je me suis tenu
jusqu’ici en spectacteur, je m’avance masqué ».
16. Cf. l’étude très suggestive de Ph. Beaussant, 1981.
Un augustinisme social et politique 7
déroulement quotidien de la représentation du pouvoir17. Cependant, certaines
allusions ne trompent pas, non plus que la continuelle association de l’acte
théâtral à la corruption, au mensonge et à la décadence. L’image constamment
utilisée dénote deux autres faits culturels plus importants : de nouveau la
conception janséniste de la société, et la vision mécaniste du monde.
Jean Racine, d’après Jean-Baptiste Santerre (Château de Versailles).
3. La conception janséniste de la société, tout d’abord. Nous y revenons en
détail dans ce chapitre. Il suffit de noter ici que ce courant de pensée a repris,
conformément à son éthique, tous les anathèmes jetés depuis longtemps par
l’Église sur la comédie et sur le métier de comédien ; en les étendant même, dans
une certaine mesure, à toutes les disciplines artistiques qui masquent la réalité,
rendent « aimables » les péchés, les travers et les passions les plus condam-
nables 18. « La comédie a été en honneur parmi les païens », écrit Antoine
Singlin, supérieur des maisons de Port-Royal, à la duchesse de Longueville,
« quoique les plus réglés d’entre eux l’aient négligée »,
17. Chez Boisguilbert, la métaphore théâtrale s’étend à celle du ballet et de l’opéra. Ainsi,
certains agents corrompus « chantent le même langage » (Boisguilbert 1705c : 753–4) et
« travaillent également à former nuit et jour ce concours de voix entièrement faux » (ibid.).
18. « L’art est d’abord ‘divertissement’ et mensonge : il surajoute un masque à la réalité
créée par Dieu. Par là s’explique l’hostilité de principe à l’égard de la littérature et de ses
subtilités formelles [. . .]. L’écriture, comme la peinture ou la musique, doit traduire, non les
raffinements du goût, mais le vrai » (Taveneaux 1973 : 169).
8Le contexte
mais elle était en vogue en ce temps-là, et les faux dieux ordonnaient
souvent de donner des spectacles, ce qui fait voir que c’est un reste
d’idolâtrie. On peut même dire que c’est comme l’accomplissement et
la fin de l’idolâtrie, puisque le démon y reçoit le plus grand sacrifice
qu’on lui offre, sacrifice non des bêtes, mais des hommes, non des corps
des hommes, mais des âmes qui ne lui sont immolées que par les vices
et par les crimes. [. . .] On a donc tort de s’imaginer que la comédie soit
devenue aujourd’hui une chose innocente, comme si elle avait changé de
nature. Les comédiens sont toujours infâmes et la comédie est toujours
un mal.
Ce sont aussi ces idées que développe Pierre Nicole dans son « Traité de la
Comédie » 19 , écho d’une polémique célèbre avec un autre janséniste de marque
qui ne pouvait, et pour cause, admettre ce point : Racine 20 . C’est cette opinion
que l’on retrouve chez Boisguilbert, exprimée sous deux formes différentes mais,
elles aussi, récurrentes. Les passages sont innombrables, dans les lettres surtout,
dans lesquels Boisguilbert se défend d’être un « visionnaire » (terme que Nicole
avait utilisé pour désigner l’auteur dramatique Desmarets de Saint-Sorlin) 21 .
« Je me donne l’honneur de vous envoyer mon premier ouvrage corrigé et noté
dans tous les endroits que je crois servir de réponse aux objections que vous
avez pris la peine de me faire [.. .]. Je consens de passer dans votre esprit
pour un visionnaire si, à chaque lecture, vous ne faites point une nouvelle
découverte » 22. D’autre part, comme nous le verrons, il place la profession
de comédien en dernière position dans l’échelle d’utilité et des besoins, et la
présente comme le symbole même du luxe et de la corruption des mœurs : des
deux cents professions existant dans un état de société « poli et magnifique »,
la dernière est celle du comédien, « qui est le dernier ouvrage du luxe et la
plus haute marque d’un excès du superflu, puisqu’il ne consiste qu’à flatter les
oreilles et réjouir l’esprit par un simple récit de fictions que l’on sait bien n’avoir
jamais eu de réalité ; en sorte qu’on est si fort hors de crainte de manquer
19. 1667, repris dans Nicole, Essais de morale, vol. III, 1675 : 201–46.
20. Cf. Racine 1666 : 309 : « Et qu’est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de
commun avec le jansénisme ? Pourquoi voulez-vous que ces ouvrages d’esprit soient une oc-
cupation peu honorable devant les hommes, et horrible devant Dieu? ». Avec cette précision
(ibid.) : « Saint Augustin cite Virgile aussi souvent que vous citez saint Augustin », et cette
remarque ironique, nouvelle allusion à « la » querelle du temps : « À l’égard des faussetés
qu’il m’impute, je demanderais volontiers à ce vénérable théologien en quoi j’ai erré, si c’est
dans le droit ou dans le fait ? ». Racine se réconcilie cependant avec les jansénistes : voir son
Abrégé de l’histoire de Port Royal (1697).
21. Ce terme est également utilisé par Boisguilbert dans ses développements sur la
« spéculation » et la « pratique », ce qui n’est évidemment pas contradictoire.
22. Boisguilbert à N., 4 septembre 1698, dans Boisguilbert 1691–1714 : 263.
Un augustinisme social et politique 9
du nécessaire que l’on achète avec plaisir la représentation du mensonge »
(Boisguilbert 1707b : 988). On note enfin que l’image du théâtre est en accord
avec celle d’un Dieu spectateur, le « Dieu caché » cher à Port-Royal.
Bernard Le Bovier de Fontenelle – un parent éloigné de Boisguilbert –
par Louis Galloche (détail), 1723 (Château de Versailles).
4. Mais cette image connote également une autre idée, complémentaire : celle
de l’explication mécaniste dans les sciences, objet de discussions passionnées
tout au long du siècle. Mécanisme omniprésent, que Descartes pensait ap-
pliquer à la physiologie même et que beaucoup d’auteurs voulaient étendre,
consciemment ou non, à la description du fonctionnement des sociétés. Hobbes,
on le sait, fut l’un de ceux-là ; mais Nicole également, et Boisguilbert le suivit
sur ce terrain. Dans cette optique, la métaphore théâtrale illustre bien le projet
qui consiste à rechercher, derrière une scène sur laquelle se meuvent des objets
ou des acteurs, les coulisses et les machineries qui fourniront l’explication phy-
sique et rationnelle de ces mouvements. C’est ce qu’explique Fontenelle, dans
un passage célèbre, à la marquise des Entretiens sur la pluralité des mondes
habités (1686).
Les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu’ils voient,
et à tâcher de deviner ce qu’ils ne voient pas [. . .] Sur cela je me figure
toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de
l’opéra. Du lieu où vous êtes à l’opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout
à fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines pour
faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces
10 Le contexte
contre-poids qui font tous les mouvements [. . .]. Mais ce qui, à l’égard
des philosophes, augmente la difficulté, c’est que dans les machines que
la nature présente à nos yeux, les cordes sont parfaitement bien cachées,
et elles le sont si bien, qu’on a été longtemps à deviner ce qui causait les
mouvements de l’univers. Car représentez-vous tous les sages à l’opéra,
ces Pythagore, ces Platon, ces Aristote [. . .] ; supposons qu’ils voyaient
le vol de Phaéton que les vents enlèvent, qu’ils ne pouvaient découvrir
les cordes, et qu’ils ne savaient point comment le derrière du théâtre
était disposé. L’un d’eux disait : ‘C’est une certaine vertu secrète qui
enlève Phaéton’. L’autre : ‘Phaéton est composé de certains nombres qui
le font monter’. L’autre : ‘Phaéton n’est pas fait pour voler, mais il aime
mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide’; et cent autres rêveries
[. . .]. À la fin, Descartes et quelques autres modernes sont venus, et ils
ont dit : ‘Phaéton monte, parce qu’il est tiré par des cordes, et qu’un
poids plus pesant que lui descend’ [. . .]. À ce compte, dit la Marquise,
la philosophie est devenue bien mécanique? Si mécanique, répondis-je,
que je crains qu’on en ait bientôt honte. On veut que l’univers ne soit
en grand que ce qu’une montre est en petit, et que tout s’y conduise
par des mouvements réglés, qui dépendent de l’arrangement des parties.
(Fontenelle 1686 : 49–51)
Que cette opinion soit également celle de Boisguilbert, c’est ce que prouve
sa tentative de recherche d’une physique sociale, d’une mécanique économique
fondée sur « ces ressorts dont on vient de parler [les intérêts des agents], qui
font agir cette machine » (Boisguilbert 1705b : 754). Dans une lettre au contrô-
leur général, le destinataire n’est-il pas qualifié de « souverain conducteur de
l’horloge » (20 juillet 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 321), et les sujets ne
sont-ils pas comparés à « autant de pièces d’horloge qui concourent au commun
mouvement de la machine, le dérangement d’une seule suffisant pour l’arrêter
entièrement » (ibid. : 320) ? « Il y a [. . .] une attention à faire », lit-on éga-
lement dans la Dissertation de la nature des richesses, « à laquelle presque
qui que ce soit n’a jamais réfléchi, qui est que l’opulence consistant dans le
maintien de toutes les professions d’un royaume poli et magnifique, qui se sou-
tiennent et se font marcher réciproquement, comme les pièces d’une horloge,
toutes, à beaucoup près, ne sont pas dans la même assurance, et à l’épreuve de
semblables atteintes » (Boisguilbert 1707b : 997). Le problème est également
illustré par l’image d’une balance 23 dont le mouvement des plateaux traduit les
désajustements liés aux phénomènes de spéculation et de processus cumulatif,
23. Dans la langue du XVIIe siècle, le mot « balance » signifie également « équilibre ».
Boisguilbert l’emploie dans les deux sens.
Un augustinisme social et politique 11
Un autre parent éloigné de Boisguilbert : Pierre Corneille
par François Bonneville (BnF/Gallica).
amplifié. « Voilà donc la balance, pour y revenir, qui a perdu son équilibre »
(Boisguilbert 1704b : 862 ; cf. aussi 860).
On devine ce que le concept d’équilibre économique doit à une pareille
approche. Mais, et c’est là un point essentiel, Boisguilbert retire davantage du
mécanisme que ces quelques idées générales. Pour s’en convaincre, il convient de
se pencher sur les autres métaphores utilisées, et en premier lieu sur celles qui
ont trait à l’hydraulique et aux machines qui s’y rapportent. Au-delà des analo-
gies – « les tributs coulent aux mains du prince comme les rivières coulent dans
la mer » (Boisguilbert 1707a : 941) –, le lecteur doit se persuader que seules les
« machines » naturelles sont parfaites. On peut à la rigueur en fabriquer d’en-
tièrement artificielles, mais beaucoup moins élaborées – il y a tout un monde
entre un automate et un être vivant. Tout mélange des deux, toute intrusion
de l’artificiel dans le naturel, ne peut donner que des objets monstrueux. C’est
vrai par exemple de la politique des blés. « Il faut des réservoirs, mais c’est à
la nature de les faire, et non pas à l’autorité et à la violence. Et pour reprendre
l’exemple des sources, les étangs et les lacs qu’elles forment naturellement, et
12 Le contexte
sans aucun ministère étranger, causent une très grande utilité » (Boisguilbert
1704b : 870). Il n’y a « nulle différence entre la situation des peuples d’au-
jourd’hui et l’eau qu’on tire de la Seine au-dessus de Saint-Germain par des
machines et des aqueducs qui lui font monter une colline : on sait le temps et
les peines qu’il a fallu employer pour faire cette violence à la nature, et qu’il les
faut continuer avec la même exactitude. Cependant, pour remettre l’eau dans
son cours, il ne faut qu’une demi-heure de travail d’homme qui ôte la jointure
des canaux, et la nature alors agissant en toute liberté, on reverra les choses
en leur premier état » (Boisguilbert 1705c : 770).
D’autres métaphores délaissent apparemment quelque peu le terrain du mé-
canisme et évoquent, par exemple, la médecine. L’écoulement des blés hors du
royaume ou d’une province excédentaire est comparé à une saignée nécessaire
à la bonne santé du corps de l’État (Boisguilbert 1705b : 708). Ce qui mène
inévitablement à des images organicistes où les différents « états » ou classes
sont assimilés à des parties du corps humain, pour lesquelles tout dérèglement
est une maladie : « comme la France a actuellement la gangrène, ou, si on
veut, la pierre dans les reins, il faut pour sa guérison user d’incisions dans le
vif, et d’opérations très violentes dans les parties les plus nobles, les remèdes
ordinaires n’étant plus de saison, et se trouvant beaucoup au-dessous de la
force du mal » (Boisguilbert 1704a : 882).
. . . le corps de l’État est comme le corps humain, dont toutes les parties
et tous les membres doivent également concourir au commun maintien,
attendu que la désolation de l’un devient aussitôt solidaire et fait périr
tout le sujet. C’est ce qui fait que toutes ces parties n’étant pas d’une
égale force et vigueur, les plus robustes s’exposent et se présentent même
pour recevoir les coups que l’on porterait aux plus faibles et plus délicates
[. . .]. Les pauvres, dans le corps de l’État, sont les yeux et le crâne, et par
conséquent, les parties délicates et faibles; et les riches sont les bras et le
reste du corps : les coups que l’on y porte pour les besoins de l’État sont
presque imperceptibles tombant sur ces parties fortes et robustes, mais
mortels atteignant les endroits faibles, qui sont les misérables, ce qui par
contre-coup désole ceux qui leur avaient refusé leur concours. (ibid. : 943)
5. Ces images ne s’opposent pas entre elles; l’organicisme ne contredit pas
le mécanisme, surtout pour un cartésien. Mais sous la diversité apparente des
formules, il est important de déceler ce que toutes recouvrent : l’idée de mou-
vement – et il n’est pas jusqu’aux métaphores militaires qui ne l’évoquent. Un
mouvement nécessaire, constant, état naturel d’un corps lorsqu’il n’est contra-
rié par aucun autre, par un choc. C’est là, pour y revenir, l’un des postulats
de base du mécanisme pour lequel (du moins chez les cartésiens) tout est mou-
Un augustinisme social et politique 13
vement de la matière, tout s’ordonne par les chocs incessants de ses éléments.
C’est cela qui fonde l’équilibre.
On conçoit donc que toute cause – par définition « violente » – empêchant le
mouvement naturel des éléments, ou modifiant – ralentissant – ce mouvement,
ne peut que perturber l’équilibre initial naturel et provoquer une dégénéres-
cence de cet équilibre en un état sous-optimal.
On conçoit également qu’une telle conception des choses est atemporelle.
L’élément étranger au mécanisme une fois repéré, il suffit de le retirer pour
retourner à l’état initial. Les différents états sont parfaitement et immédiate-
ment réversibles 24. Pour reprendre l’image hydraulique, la perturbation d’un
cours d’eau, induite par un élément non « naturel », peut être immédiatement
supprimée : « un torrent arrêté dans une pente par une forte digue coulera
en bas, sitôt que ce qui le retenait sera levé; ce qui n’exige qu’un moment »
(Boisguilbert 1707b : 1012) :
la seule reconnaissance de la cause du mal fera tout le remède par sa
cessation, ces deux choses étant inséparables dans un art comme est le
gouvernement des peuples, c’est-à-dire que le remède d’un mal n’est ja-
mais que la cessation de sa cause, quoiqu’on ait allégué pitoyablement
que l’auteur du premier ouvrage [le Détail de la France] sur ce sujet avait
trouvé le principe du désordre, mais n’avait pas trouvé le remède, ce qui
est une impertinence achevée, puisque l’un ne va jamais sans l’autre, non
plus qu’il ne peut y avoir de montagne sans vallée. (Boisguilbert 1707a :
907)
La mécanique cartésienne implique l’effacement de toute différence de na-
ture entre les phénomènes physiques et humains. L’application de ses principes
au monde économique et social est donc constamment opérée par Boisguilbert,
ce qui ne va pas, comme nous le verrons, sans difficultés : elles concernent la
définition de l’état naturel – il y en a deux : l’un fondé sur le principe de la
réversibilité, l’autre non –, de l’équilibre économique général, et la prise en
compte des anticipations – pour lesquelles un phénomène d’apprentissage peut
venir troubler la réversibilité des mécanismes qui les sous-tendent.
Mais cette conception est fondamentale. Elle fonde, d’une part, en partie,
le libéralisme économique de Boisguilbert : « il ne faut qu’un moment pour
changer tout à coup cette malheureuse situation [. . .] en un état très heureux.
Il n’est pas question d’agir, il est nécessaire seulement de cesser d’agir avec une
24. Il s’agit bien ici d’un problème atemporel de réversibilité mécanique, et non d’une
application de la notion théologique de « grâce efficace comme le soutient Perrot 1989 ».
14 Le contexte
René Descartes, école de Frans Hals (Musée du Louvre).
très grande violence que l’on fait à la nature, qui tend toujours à la liberté et
à la perfection » (Boisguilbert 1707b : 1005). Les modèles de mécanique hy-
draulique, d’autre part, nous indiquent la direction principale du mouvement,
du « trop plein » vers le « pas assez », de l’abondance à la disette. C’est ainsi
que le commerce, l’échange, sera compris dans son sens le plus général, appli-
cable à tout être et/ou toute chose : un « commerce perpétuel » (Boisguilbert
1695 : 640) entre les hommes – artisanat, commerce proprement dit –, entre
les hommes et la nature – agriculture – ou au sein de la nature elle-même –
échange, i.e. compensation entre les années stériles et les années abondantes.
La justice dans le commerce, i.e. les proportions (ci-dessous, chapitre 4) doit
se faire « non seulement d’homme à homme, mais aussi de pays à pays, de
province en province, de royaume en royaume, et même d’année en année, en
s’aidant et se fournissant réciproquement de ce qu’elles ont de trop, et recevant
en contre-échange les choses dont elles sont en disette » (Boisguilbert 1707a :
891).
Qu’est donc la richesse? un mouvement perpétuel. Elle « consiste dans un
échange continuel de ce que l’un a de trop avec un autre, pour prendre en
contre-échange celles [sic] dont celui avec qui il traite abonde » (ibid : 919).
Un augustinisme social et politique 15
Elle est un « mélange continuel » (Boisguilbert 1707b : 991). Ici, la « richesse »
est assimilée à l’« opulence », l’« harmonie », l’« équilibre »25. On comprend
mieux, dès lors, le raisonnement qui sera mené en termes de chocs déstabi-
lisateurs – produits par des obstacles artificiels – et de vitesse de circulation
de la monnaie. On comprend mieux, également, les qualificatifs appliqués à
la monnaie : « l’argent mort » et « l’argent en vie » 26 . L’obstacle, le repos, le
ralentissement sont la mort et la crise. Le mouvement incessant, la vie, l’opu-
lence et l’équilibre. « Le premier [l’argent mort] est celui qui, étant immobile et
caché, n’est pas plus utile à l’État que si c’était des pierres [.. .] et l’autre, qui
est en vie, est celui qui marche toujours et n’est jamais un moment en repos »
(ibid.) 27.
6. Pour conclure sur ce thème, remarquons que l’inspiration janséniste et
l’inspiration mécaniste ne s’excluent pas, bien au contraire. Comme le notent
les commentateurs 28 , le milieu de Port-Royal, malgré une certaine ambiguïté
sur la validité des sciences et le caractère vain de leur pratique29, fut favo-
rable au développement scientifique du siècle. Beaucoup d’auteurs, à l’époque,
soulignèrent les concordances entre les écrits de Descartes et ceux de saint Au-
gustin. Pierre Nicole, en particulier, dont les Essais de morale furent fort prisés
des lettrés du temps et, selon toute vraisemblance, de Boisguilbert lui-même,
n’hésita pas à utiliser une physique cartésienne de l’homme et à transposer la
théorie des tourbillons à l’étude de la société mue par les passions et par les
intérêts divergents de ses membres. « Toutes les choses du monde se réduisent
d’elles-mêmes à une espèce d’équilibre », affirme-t-il (Nicole 1670 : 146); dans
la société, « les biens et les maux des diverses conditions se balancent, tellement
25. L’équilibre est l’« unique conservateur de l’opulence générale » (Boisguilbert 1707b :
993) ; « l’harmonie d’un État » est définie par « une opulence générale » (ibid. : 985). Dans
le sens précis de richesse matérielle, d’une classification des biens, le mot est aussi assimilé à
« opulence » : cf. ibid. : 974 où Boisguilbert déclare que « ce ne furent point l’or et l’argent
qui reçurent ce titre d’opulence » là où, ailleurs, il parle de « richesse ».
26. Lettre au contrôleur général, 1er juillet 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 302.
27. Souligné par Boisguilbert. Cf. aussi 1707b : 999 : dans les temps d’opulence, l’argent
« n’était pas sitôt admis en un lieu que l’on songeait à l’en déloger, et il était accoutumé,
sans s’étonner, à faire quelquefois plus de cent logis en une même journée » ; en temps de
crise, « il marche à pas de tortue [. . .], devenant paralytique partout où il met le pied, et il
faut des machines épouvantables pour l’en déloger ».
28. R. Mandrou, par exemple, 1973 : chapitre 5.
29. Ambiguïté que l’on aussi peut déceler chez Domat, chez Nicole et même chez
Boisguilbert, qui parle de « l’incertitude des sciences, et par conséquent de la théorie »
(au contrôleur général, 1er novembre 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 331). N’oublions
pas le fameux « Descartes, inutile et incertain » de Pascal. Pour un exemple de débat autour
de ce thème, cf. Rodis-Lewis 1951.
16 Le contexte
qu’on les trouve presque dans toutes en une égale proportion ». Reprenant la
conception cartésienne de l’âme et du corps 30 , il utilise les tourbillons pour
souligner, successivement, le caractère aléatoire de la vie « exposée à mille ac-
cidents » (cf. 1670 : 18–19) et le principe de la cohésion sociale, de l’ordre
engendré par le mouvement incessant d’éléments a priori non concordants : les
pôles de la hiérarchie sociale sont autant de centres autour desquels tournent
quantités d’intérêts particuliers formant ainsi des tourbillons de matière, eux-
mêmes entraînés par d’autres tourbillons plus importants.
Rien n’est plus propre pour représenter ce monde spirituel formé par la
concupiscence, que le monde matériel formé par la nature, c’est-à-dire cet
assemblage de corps qui composent l’univers. Car on y voit même que
chaque partie de la matière tend naturellement à se mouvoir, à s’étendre,
et à sortir de sa place, mais qu’étant pressée par les autres corps, elle
est réduite à une espèce de prison, dont elle s’échappe sitôt qu’elle se
trouve avoir plus de force que la matière qui l’environne. C’est l’image
de la contrainte où l’amour-propre de chaque particulier est réduit par
celui des autres, qui ne lui permet pas de se mettre au large autant qu’il
voudrait. Et l’on va voir tous les autres mouvements représentés dans
la suite de cette comparaison. Car comme ces petits corps emprisonnés
venant à unir leurs forces et leurs mouvements, forment de grands amas
de matière que l’on appelle des tourbillons, qui sont comme les États et les
Royaumes : et que ces tourbillons étant eux-mêmes pressés et emprison-
nés par d’autres tourbillons, comme par des Royaumes voisins, il se forme
de petits tourbillons dans chaque grand tourbillon, qui suivant le mouve-
ment général du grand corps qui les entraîne, ne laissent pas d’avoir un
mouvement particulier, et de forcer encore d’autres petits corps de tour-
ner autour d’eux : de même les Grands d’un État suivant tellement le
mouvement, qu’ils ont leurs intérêts particuliers, et sont comme le centre
de quantités de gens qui s’attachent à leur fortune. Enfin, comme tous
ces petits corps entraînés par les tourbillons tournent encore autant qu’ils
peuvent autour de leur centre, de même les petits qui suivent la fortune
des Grands et celle des États, ne laissent pas dans tous les devoirs et les
services qu’ils rendent aux autres de se regarder eux-mêmes, et d’avoir
toujours en vue leur propre intérêt. (Nicole 1675 : 120–2)
La Logique d’Arnauld et Nicole 31 emprunte à Descartes. Jean Domat, de
son côté, dans sa tentative de classement et de présentation des lois civiles
30. Nicole, 1670 : 8–9 : « ... ce corps est une machine composée d’une infinité de tuyaux
et de ressorts propres à produire une diversité infinie d’actions et de mouvements, soit pour
la conservation même de cette machine, soit pour d’autres usages auxquels on l’emploie, et
[. . .] l’âme est une nature intelligente, capable de bien et de mal, de bonheur et de misère ».
31. La logique ou l’art de penser, par Antoine Arnaud et Pierre Nicole (première édition
en 1662), dite aussi « Logique de Port-Royal ».
Un augustinisme social et politique 17
Antoine Arnauld, par Jean-Baptiste de Champaigne (Château de Versailles).
(Domat 1689–94), écrit qu’il faut remonter aux premiers principes avec l’aide
de la raison, car « c’est par ces sortes de vérités si simples et si évidentes,
qu’on vient à la connaissance de celles qui le sont moins et que pour le détail
d’une science, il faut les recueillir toutes et former le corps entier qui doit être
composé de leur assemblage ». Boisguilbert lui-même nous fournit sa version
de la première page du Discours de la Méthode : « il faut [.. .] prendre parti,
il n’y a pas moyen d’user de subterfuge, ni prétexter de son ignorance sur de
pareilles matières. Tout le monde, pourvu qu’il ait le sens commun, est juge
compétent, et ne peut s’abstenir de prononcer sans mauvaise foi, sous prétexte
de son manque de lumière » (Boisguilbert 1707a : 883).
Cependant, l’apport des auteurs jansénistes à la théorie de la société et,
incidemment, de l’économie politique, ne se résume pas à des emprunts que
d’aucuns pourraient qualifier de superficiels. Ces emprunts sont eux-mêmes
rendus possibles par une problématique qu’il nous faut à présent développer.
La mise au jour de celle-ci est d’autant plus importante que Boisguilbert s’en
inspira fortement.
7. Les nombreuses allusions que nous avons faites au jansénisme laissent en-
tendre que les écrits et les prises de position des auteurs qui s’y rattachent
ne constituèrent pas seulement un élément essentiel autour duquel tournèrent
bien des discussions théologiques sur la grâce dans le climat post-tridentin
18 Le contexte
La logique, ou l’art de penser –Logique dite « de Port-Royal » –
par Antoine Arnauld et Pierre Nicole, 1662.
de la Contre-Réforme catholique. Ces discussions ne furent pas confinées, en
France tout au moins, à des thèmes purement théologiques mais embrassèrent
tous les aspects de la vie sociale. Les nombreuses familles de pensée qui ac-
compagnèrent ce grand renouveau de la spiritualité en France ne pouvaient pas
éviter d’exprimer, plus ou moins clairement, leur attitude face à la vie « mon-
daine », au pouvoir, à la société. Et dans tous ces débats, un nom domine le
siècle plus encore que les précédents : celui de saint Augustin, le « docteur de
la Grâce », dont l’œuvre importante et protéiforme se prêtait à bien des inter-
prétations. Jansen, Saint-Cyran, Pascal, Arnauld, Nicole s’en réclament, tout
comme Bérulle, Bossuet et Fénelon. Mais c’est surtout les écrits dans lesquels
saint Augustin brosse un tableau sévère, pessimiste, de l’homme sans Dieu et
de la Cité terrestre qui retinrent l’attention; c’est cette optique que souligne le
siècle et qui imprègne bien des auteurs laïcs (La Bruyère, La Rochefoucauld,
Boileau par exemple) 32 .
32. L’influence de saint Augustin « s’est étendue au siècle entier. Tous le citent, l’utilisent,
le commentent, même s’ils ne l’ont guère lu [. . .]. On le voit intervenir partout, autorité
souveraine [. . .]. Cela finit par devenir une obsession : on n’ose plus formuler de réserves, de
critiques ; saint Augustin en toutes choses a toujours raison : Rome devra en 1690 condamner,
parmi les erreurs des jansénistes, l’opinion qu’il suffit qu’un point de doctrine ait été professé
par saint Augustin pour qu’on soit autorisé à le soutenir envers et contre tous, le pape y
compris » (Marrou 1955 : 170–1).
Un augustinisme social et politique 19
L’interprétation la plus dure et la plus pessimiste des œuvres d’Augustin
fut acceptée et accentuée par le courant janséniste qui, dans sa controverse
avec le molinisme, s’appuie sur les écrits contre les pélagiens. Un chef-d’œuvre
à succès reste bien entendu les Provinciales, œuvre à bien des égards collective
de Pascal, Nicole et Domat. Mais le succès même des prises de position jan-
sénistes ; la résistance que Saint-Cyran opposa à Richelieu ; les sympathies de
quelques auteurs jansénistes pour la Fronde; la protection que le courant re-
çut, par la suite, de la part d’anciens frondeurs ; ou encore – et peut-être même
surtout – l’allure générale de la doctrine qui faisait penser au calvinisme 33 :
tout ceci suscita la méfiance perpétuelle, voire l’hostilité, de la monarchie en-
vers ce courant de pensée. Pourtant – et ici nous nous séparons