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Gilbert Faccarello
Aux origines de l’économie
politique libérale :
Pierre de Boisguilbert
Les pages qui suivent constituent la version remaniée de l’ouvrage
du même titre publié en 1986 – Paris : Anthropos. ISBN : 2-7157-
1135-2.
Cette nouvelle version a fait l’objet d’une publication en langue
anglaise sous le titre : The Foundations of Laissez-faire. The
Economics of Pierre de Boisguilbert – Londres : Routledge, 1999.
ISBN : 0–415–20799–1. Ce texte était donc inédit en français
jusqu’à présent. Les illustrations ont été ajoutées pour cette
édition.
©Gilbert Faccarello 1986/1999
&2009/2023 pour cette édition électronique.
Le présent texte a été composé avec
Portrait supposé de Pierre Le Pesant de Boisguilbert,
par Jean-Baptiste Santerre.
Première page du Détail de la France, 1695.
Le Detail de la France. La cause de la diminution de ses Biens, & la facilité
du Remede. En fournissant en un mois, tout l’argent dont le Roy a besoin, &
enrichissant tout le Monde.
Table des matières
Un Alceste fin de règne ix
1. Un augustinisme social et politique 3
2. Le gouvernement d’un État policé 35
3. De l’état d’innocence à l’état poli et magnifique 73
4. L’équilibre et la liberté du commerce 99
5. Langage de cour et vérité marchande 143
6. Jeux et enjeux des stratégies de marché 173
Envoi 199
Annexe. Boisguilbert à travers les âges 201
Références bibliographiques 229
Index des noms de personnes 251
vii
viii Aux origines de l’économie politique libérale
De façon que l’auteur de ces mémoires se constituant aujourd’hui un
nouvel interprète et un ambassadeur extraordinaire de ce pays inconnu
du peuple, nouvellement arrivé en la contrée polie, qui n’en avait eu
jusqu’ici connaissance que par des impostures engendrées par l’intérêt,
souffertes et non démenties par les mêmes causes, il n’est pas étonnant
qu’il parle un langage si nouveau.
Boisguilbert
. . . Je ne me moque point,
Et je vais n’épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Molière,Le Misanthrope, I, 1
Un Alceste fin de règne
Enfin [Vauban] [. . .] se mit à travailler à un nouveau système. Il était
bien avancé, lorsqu’il parut divers petits livres du sieur de Boisguilbert,
lieutenant général au siège de Rouen, homme de beaucoup d’esprit de
détail et de travail [. . .] qui, de longue main touché des mêmes vues
que Vauban, y travaillait aussi depuis longtemps. Il y avait déjà fait du
progrès avant que le Chancelier [Pontchartrain] eût quitté les finances. Il
vint exprès le trouver, et, comme son esprit vif avait du singulier, il lui
demanda de l’écouter avec patience, et, tout de suite, lui dit que d’abord
il le prendrait pour un fou, qu’ensuite il verrait qu’il méritait attention, et
qu’à la fin, il demeurerait content de son système. Pontchartrain, rebuté
par tant de donneurs d’avis qui lui avaient passé par les mains, et qui
était tout salpètre, se mit à rire, lui répondit brusquement qu’il s’en
tenait au premier, et lui tourna le dos. Boisguilbert, revenu à Rouen, ne
se rebuta point du mauvais succès de son voyage; il n’en travailla que plus
infatigablement à son projet [. . .]. De ce travail naquit un livre savant et
profond sur la matière.
Cette page tirée des Mémoires de Saint-Simon (tome V : 347–8)
vaut d’être rapportée. Malgré une certaine confusion entre les idées de
Vauban et celles de Boisguilbert, elle trace un portrait extrêmement vivant
et évocateur de la personnalité de ce dernier. Personnage opiniâtre, brutal et
irritant pour les uns, sincère et lucide pour les autres, il était le type même
du « donneur d’avis » obstiné dont les difficultés économiques ont toujours
entouré les trônes. On comprend la désinvolture de Pontchartrain face à une
demande d’audience si maladroitement formulée. Le lieutenant général n’était
sans doute qu’un « visionnaire » de plus promettant, comme les autres, monts
et merveilles. Il n’est qu’à se pencher sur les titres de deux de ses principaux
ouvrages pour s’en convaincre. Le premier : Le Détail de la France : la cause
de la diminution de ses biens, et la facilité du remède, en fournissant en un
mois tout l’argent dont le Roi a besoin, et enrichissant tout le monde. L’un
des derniers : Factum de la France, ou Moyens très facile de faire recevoir
ix
xAux origines de l’économie politique libérale
au Roi quatre vingts millions par-dessus la capitation, praticables par deux
heures de travail de Messieurs les ministres, et un mois d’exécution de la part
des peuples, sans congédier aucun fermier général ni particulier [. . .], et l’on
montre à même temps l’impossibilité de sortir autrement de la conjoncture
présente.
En dépit d’une telle présentation, il est ironique de voir Boisguilbert pro-
tester avec véhémence à la seule idée d’être confondu avec les « faiseurs de
systèmes » et autres donneurs d’avis. Il ne faut pas, conseille-t-il au contrôleur
général des finances Chamillart, « que toutes sortes de visionnaires se donnent
la licence de vous aller importuner de leurs rêveries creuses » (27 octobre 1703 :
294). Pour tenter de se démarquer de ceux-ci – mais ne tiennent-ils pas aussi le
même discours ? –, Boisguilbert insiste particulièrement sur deux points dont
nous aurons à reparler : le premier est que son système, loin d’être une vue de
l’esprit, ou une spéculation pure, est au contraire issu d’une longue expérience
et d’un contact permanent avec la pratique ; le second est que les propositions
qu’il avance n’ont pas pour but de « bouleverser l’État » mais se réfèrent aux
règles observées dans le passé pendant les âges d’or – supposés – de la monar-
chie française : elles n’exigent, par conséquent, aucune législation véritablement
nouvelle.
L’opiniâtreté finit par payer. Continuellement bombardés de lettres,
mémoires et écrits de toutes dimensions, les différents contrôleurs généraux1
finirent par tendre l’oreille et par prendre au sérieux cet éternel importun.
La gravité de la situation, l’épuisement de tous les remèdes connus y contri-
buèrent sans doute. Aux renseignements négatifs fournis par des personnages
comme le marquis de Beuvron 2– le « lieutenant général de ce baillage [. . .]
est regardé de tous ceux qui le connaissent comme le plus extravagant et
incompatible homme du monde, avec beaucoup d’autres défauts que je ne
dis pas » – s’opposèrent finalement ceux de Vaubourg3ou de Vauban. « Je
1. De 1689 à 1715, les contrôleurs généraux des finances (c’est-à-dire les ministres
des finances) furent : Pontchartrain (20 septembre 1689 – 5 novembre 1699). Chamillart
(5 novembre 1699 – 20 février 1708) et Demaretz (20 février 1708 – 15 septembre 1715).
2. Lettre à Pontchartrain, 14 juin 1692 (dans Boisguilbert 1691–1714 : 255).
3. Neveu de Colbert et frère de Desmaretz. Tout comme Saint-Simon, il avait connu
Boisguilbert à Rouen. « Ce n’est pas M. Demaretz, mais M. de Vaubourg, son frère, qui,
après quatorze mois de demeure à Rouen, pendant lesquels je le vis tous les jours, déclara
hautement que, si M. Colbert m’avait connu, il m’aurait acheté à quelque prix que ce fût,
par la grande pratique que j’avais du commerce et du labourage. Renonçant à la spéculation
comme m’accuse M. Demaretz, M. de Vaubourg s’expliqua sur mon esprit d’une manière
Un Alceste fin de règne xi
sais bien » écrit ce dernier à Chamillart4« qu’il est un peu éveillé du côté de
l’entendement; mais cela n’empêche pas qu’il ne puisse être capable d’ouvrir
de bons avis ». Cependant les péripéties et les échecs successifs des entrevues
avec les responsables du royaume (voir J. Hecht 1966a) amenèrent Boisguilbert
à publier clandestinement ses œuvres – ce qu’il lui était facile de faire dans la
mesure où il avait en charge la surveillance de la « librairie » à Rouen – mais
qui mécontenta plusieurs fois le pouvoir et lui valut un bref exil et donc une
certaine popularité.
2. Le style de Boisguilbert rebuta certainement plus d’un lecteur. Son
vocabulaire cru et direct, qui avait déjà fait sursauter lorsque, bien des an-
nées auparavant, il s’était essayé à la littérature et à la traduction d’ouvrages
latins, est peut-être davantage à sa place dans les matières économiques. Mais
ce qui dessert avant tout l’auteur, ce sont ses phrases interminables dont on
perd en cours de lecture le sujet ou les compléments, la syntaxe très souvent
défectueuse, les raisonnements qui s’entremêlent et les répétitions ad nauseam
de certains arguments.
Si le style n’entre donc pas dans les canons esthétiques du temps, la manière
très particulière et bien propre à Boisguilbert de présenter sa cause aux tenants
du pouvoir et au public laisse également rêveur. Dans sa lutte héroïque pour la
vérité et contre l’erreur, l’auteur s’installe en bonne compagnie et se compare
volontiers à Christophe Colomb, Copernic ou même à l’archange Saint-Michel.
J’ai contre moi le sort de tous les porteurs de nouveautés surprenantes; la
qualité de fous et d’insensés a toujours été les préliminaires des audiences que
l’on leur a données, et Copernic, le dernier en date, a eu de surcroît la menace
du feu. (à Chamillart, 25 juin 1705, dans Boisguilbert 1691–1714 : 381)
Le combat mené est sans précédent : le procès que Boisguilbert intente à
l’ignorance et à la mauvaise foi « est le plus grand procès qui ait jamais
été traité avec la plume depuis la création du monde » (Boisguilbert 1705c :
742). Car les adversaires sont nombreux et redoutables. La monnaie, dénatu-
rée par les manœuvres des traitants et autres partisans, par exemple : « C’est
ce monstre qu’il est question de terrasser aujourd’hui, en le battant d’une si
grande force qu’il ne puisse jamais relever de sa chute » (Boisguilbert 1705b :
705). Ou bien encore les aides : « En un mot, la peste, la guerre et la famine ou
que je ne puis avoir l’honneur de vous dire » (Boisguilbert à Chamillart, 27 octobre 1703,
dans Boisguilbert 1691–1714 : 295).
4. 26 août 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 326.
xii Aux origines de l’économie politique libérale
Cornelius Jansen (détail), évêque Ypres,
auteur de l’Augustinus (Paris, 1641).
tous ces fléaux de Dieu, dans la plus grande colère du ciel, et les conquérants
les plus barbares n’ont jamais produit, dans leurs ravages, la vingtième partie
des maux que ce tribut a opérés [. . .] dans le royaume » (Boisguilbert 1704a :
346–7).
La violence du ton, le caractère appuyé de certaines images, le style décisi-
vement « plomb » de ses écrits, s’ils prennent chez Boisguilbert un relief tout
particulier et confèrent à sa prose une tournure presque incantatoire, dénotent,
s’il en était besoin, le courant de pensée dans lequel il s’insère : le jansénisme.
Car Boisguilbert fut élève aux Petites Écoles de Port-Royal5et, manifeste-
5. « M. Sainte-Beuve a consacré le dernier chapitre de son tome III [il s’agit de l’ouvrage
intitulé Port-Royal] aux principaux élèves de Port-Royal (Jérôme et Thierry Bignon, Racine,
Le Nain de Tillemont, etc.). Je suis heureux de compléter une grave lacune en ajoutant à
sa liste le nom de Boisguilbert. Dans l’avertissement au lecteur de l’une de ses traductions,
le précurseur des économistes, que l’histoire a définitivement vengé des dédains de Voltaire,
s’exprime ainsi : ‘Encore qu’il semble que de nos jours on ait porté toutes les sciences au
plus haut point qu’elles pouvaient jamais monter, on peut dire que celle de faire parler
notre langue à des écrivains grecs ou latins a été plus loin; ne se pouvant rien ajouter aux
ouvrages de ces Messieurs de l’Académie, de Monsieur d’Andilly, qui semble s’être surpassé
lui-même dans son Josèphe, et de ces fameux anonymes si célèbres par toute la France ; aussi
Un Alceste fin de règne xiii
ment, le mode d’expression lui en est resté. L’écrivain dont il a pu s’inspirer,
en particulier, est Pierre Nicole, dont le traité De l’éducation d’un prince et
les Essais de Morale connurent un très grand retentissement dans la seconde
moitié du XVIIe siècle. Madame de Sévigné ne déclarait-elle pas, entre autres
éloges, que ces écrits lui semblaient « de la même étoffe que Pascal ? »
Si les œuvres de P. Nicole, encore en vogue au début du XIXe siècle, sont
aujourd’hui tombés dans un injuste oubli, il faut bien reconnaître, cependant,
que l’éloge de Madame de Sévigné est par trop exagéré. « Et si on lui accordait
ce point, ce serait à la condition d’ajouter tout de suite cette [. . .] répartie de
M. V. Fournel : ‘Soit, mais le tailleur est différent’ » (F. Cadet 1887 : 45–6). Le
jugement de Joseph de Maistre est encore moins flatteur. Comparant Nicole
aux autres auteurs de Port-Royal, il le décrit comme « le plus froid, le plus
gris, le plus plomb, le plus insupportable des ennuyeux de cette grande maison
ennuyée ». Le style « Port-Royal » n’est pas non plus épargné par Henry de
Montherlant : Pascal excepté, « les jansénistes sont de très mauvais écrivains.
Or, je me refusais à faire parler sur la scène Arnauld en rhétorique et Saint-
Cyran en charabia, comme ils durent parler, si on en juge par leurs écrits »
(« Note sur Port-Royal »6: 151). Beaucoup de contemporains ne s’y sont pas
trompés. Le père Bouhours – jésuite, il est vrai – raille, dans le « Deuxième
entretien d’Ariste et d’Eugène », les outrances de style coutumières à ces
auteurs.
Il est vrai [. . .] que ces écrivains si fameux ne peuvent être accusés
de laconisme : ils aiment naturellement les discours vastes; les longues
parenthèses leur plaisent beaucoup; les grandes périodes, et surtout celles
qui, par leur grandeur excessive, suffoquent ceux qui les prononcent, sont
tout à fait de leur goût [. . .]. Il n’y a rien de plus commun, dans leurs
premiers livres, que des expressions excessives, comme : la plus grande
et la plus punissable de toutes les hardiesses, la plus sanglante de toutes
les invectives, la plus étrange témérité et la plus grossière ignorance qui
fut jamais. (Cité par Cadet 1887 : 305–6)
Le style de Boisguilbert se situe dans la droite lignée de ses maîtres, et les
dépasse même souvent. Les exemples fourmillent par ailleurs. Des expressions
comme « l’argent criminel », « la spéculation qui ne peut jamais produire que
confesserai-je ingénuement que, si je suis assez heureux pour qu’on ne trouve pas ce petit
ouvrage dans la dernière imperfection, je le dois à quelque éducation que j’ai eue parmi eux
dans ma jeunesse’ (Histoire romaine écrite par Hérodien, 1675). » (Cadet 1887 : 53, souligné
par Cadet).
6. Il s’agit ici de la pièce de théâtre de Henry de Montherlant (1954) et non de l’ouvrage
de Charles-Augustin Sainte-Beuve (1840–59).
xiv Aux origines de l’économie politique libérale
Port-Royal. Agnès Arnauld, abbesse de l’Abbaye de Port-Royal, et Catherine de
Champaigne, religieuse et fille de l’artiste, par Philippe de Champaigne, 1662
(Musée du Louvre).
des monstres », « une corruption de cœur effroyable », « une semence perni-
cieuse », sont chez lui monnaie courante. « L’on ne manquera pas de répartir »,
écrit-il par exemple dans le Mémoire sur l’assiette de la taille (Boiguilbert
1705b : 673), « que cette consommation ne se fait point parce que l’argent
manque, mais on répond sur-le-champ que c’est la plus grossière et risible im-
posture qui ait jamais été proférée ». Si l’on néglige les problèmes de syntaxe,
on peut encore mener une comparaison saisissante entre Nicole et Boisguilbert,
quant à leur manière de construire des métaphores plutôt laborieuses destinées
à frapper l’imagination du lecteur.
Pour ce qui concerne Nicole, Cadet remarque justement (1887 : 38) que
« rarement Nicole enfle sa voix pour se mettre au ton de l’éloquence si poi-
gnante de Pascal; l’autorité, la vraie passion lui manquent pour nous remuer
profondément : il nous laisse froids, et nous ferait plutôt sourire que trembler
quand il nous représente, par exemple, le monde entier, sous l’empire du dé-
mon, comme ‘un lieu de supplice [. . .], plein de tous les instruments de cruauté
des hommes, et rempli, d’une part, de bourreaux, et, de l’autre, d’un nombre
infini de criminels abandonnés à leur rage [. . .] Nous passons nos jours au milieu
Un Alceste fin de règne xv
de ce carnage spirituel, et nous pouvons dire que nous nageons dans le sang des
pêcheurs, que nous en sommes tout couverts, et que ce monde qui nous porte
est un fleuve de sang’ (‘De la crainte de Dieu’). Il ne réussit pas mieux dans
cette peinture de la conscience du pêcheur au moment où il paraîtra devant
son juge : il la compare à ‘une chambre vaste, mais obscure, qu’un homme tra-
vaille sa vie à remplir de vipères, de serpents [.. .]. Lorsqu’il y pense le moins,
les fenêtres de cette chambre venant à s’ouvrir tout d’un coup et à laisser un
grand jour, tous les serpents se réveillent tout d’un coup et se jettent tous
sur le misérable, le déchirent par leurs morsures’ (‘Du jugement’). Pour repré-
senter la corruption primitive de l’homme : ‘Qu’on s’imagine, dit-il, une plaie
universelle ou plutôt un amas de plaies, de pestes, de charbons, dont le corps
d’un homme soit tout couvert, etc.; voilà l’image de l’état où nous sommes
nés’ (‘De la connaissance de soi-même’). C’est toujours la même faiblesse et
la même impuissance dans la même exagération ». Ce jugement pourrait fort
bien s’appliquer à Boisguilbert, dans son domaine propre. Un exemple parmi
tant d’autres que nous rencontrerons au cours de cette étude :
Il en arrive comme si quelque prince abusant de son autorité, ce qui
n’est pas inconnu dans les persécutions de l’Église naissante ; [comme] si,
dis-je, un souverain, pour tourmenter et faire périr divers sujets d’une
façon grotesque, en faisait enchaîner dix ou douze à cent pas les uns
des autres, et que l’un étant tout nu, quoiqu’il fît grand froid, il eût
une quantité effroyable de viande et de pain auprès de lui, et plus dix
fois qu’il n’en pourrait consommer avant que de périr, ce qui ne serait
pas fort éloigné, parce qu’il manquerait de tout le reste, et surtout de
liqueurs, dont il n’aurait pas une goutte à sa portée ; pendant qu’un autre,
enchaîné dans l’éloignement marqué, aurait une vingtaine d’habits autour
de lui, et plus trois fois qu’il n’en pourrait user en plusieurs années, sans
aucuns aliments pour soutenir sa vie, et défense de lui en fournir ; un
autre, à pareille distance, se trouverait environné de plusieurs muids de
liqueurs, mais sans nuls habits ni aliments. Il serait vrai de dire après
leur dépérissement, qui serait immanquable si la violence se continuait
jusqu’au bout, qu’ils seraient tous morts de faim, de froid et de soif,
manque de liqueurs, de pain, de viande et d’habits. Cependant, il serait
très certain que tout pris en général, non seulement ils ne manquaient
ni d’aliments ni d’habits, mais que même ils pouvaient, sans la force
majeure, être bien habillés et faire bonne chère. (1707b : 1010–11)
Le tout pour illustrer, en négatif, les bienfaits de la liberté du commerce.
3. Pour être complet sur le thème des aspects présentés par les écrits de cet
Alceste fin de règne, qui, indépendamment de leur contenu même, ont pu
constituer un obstacle à leur réception bienveillante par les contemporains,
xvi Aux origines de l’économie politique libérale
il convient de noter deux autres traits : la critique permanente de la gestion
de Colbert et de ses successeurs au contrôle général des finances, et le carac-
tère paradoxal avec lequel certains principes fondamentaux du système sont
formulés.
Jean-Baptiste Colbert, par Claude Lefebvre, 1666 (Château de Versailles).
Avec une belle constance, la décadence de la France, nous dit Boisguilbert,
a commencé en 1660. Dès le Détail de la France (1695), « on maintient que le
produit en est aujourd’hui à cinq ou six cents millions [de moins] par an dans
ses revenus [.. .] qu’il n’était il y a trente ans » (Boisguilbert 1695 : 582). La
diminution du revenu, calculée « par une très longue et très exacte recherche »
(ibid. : 585) – c’est-à-dire d’une manière qu’il ne faut sans doute pas trop
Un Alceste fin de règne xvii
chercher à approfondir – « a commencé en 1660 environ, continue tous les
jours avec augmentation » (ibid. : 583). Le coupable est clairement désigné :
Il faut que le fait soit constant, savoir : l’erreur dans le passé. Pour
base donc et pour principe, on peut maintenir, avec autant de certitude
qu’il est constant que la Seine passe à Paris, que feu M. Colbert entre
en 1661 au ministère, que le Roi avait alors 80 millions de revenu, et
même plus [. . .] ; et à présent, 1703, le Roi n’a point, de revenu réglé, 120
millions, la capitation n’étant point un revenu : sur quoi les conquêtes
du Roi en forment au moins 10 millions. Ainsi, en plus de quarante ans,
ce n’est qu’un tiers de hausse. Or, à remonter ou rétrograder en 1660
quarante ans au-dessus, savoir 1620, on ne trouve que 35 millions de
rente. Donc, dans ces quarante ans, les revenus du Roi avaient plus que
doublé. Remontant encore en 1620, on ne rencontre encore que 16 millions
en 1570 : de façon qu’il faut qu’il demeure pour certain que jamais les
revenus du prince n’ont reçu si peu d’augmentation que sous le ministère
de M. Colbert et les suivants. Mais c’est bien pis du côté des peuples, ou
de leur opulence [. . .]. Cependant, Monseigneur, comment accorder cette
manœuvre avec l’héroïsme supposé dans ce ministère, si l’on en croit les
personnes intéressées à se fermer les yeux pour ne pas voir clair en plein
jour ? Et moi, tout au contraire, avec les marchands et les laboureurs, je
vous maintiens que la destruction de ce que ce ministère a fait est de l’or
en lingot. (à Chamillart, 27 octobre 1703, dans Boisguilbert 1691–1714 :
293–4)
Plus tard, Boisguilbert dira en substance la même chose à Desmaretz, même
s’il occulte alors – et pour cause – le nom de Colbert. Tout simplement en
valorisant celui de Sully 7. Ce thème de l’opposition des gestions de Sully et de
Colbert, s’il n’est pas vraiment nouveau, est amplifié et fera les beaux jours
des polémiques de la seconde moitié du siècle suivant. Cet accent va de pair
avec la constante référence aux modèles étrangers constitués par la Hollande
et l’Angleterre, qui devait tout aussi mal sonner aux oreilles des gouvernants
français : « J’appelle à ma garantie la Hollande, l’Angleterre et M. de Sully » 8.
Enfin, pour ce qui est du tour plutôt paradoxal que Boisguilbert conférait
à quelques propositions importantes, sans doute pour mieux frapper le lecteur
et leur donner une allure de maximes, les titres de quelques mémoires peuvent
aisément l’illustrer, comme cet abrégé du Traité [. . .] des grains : « Mémoire
qui fait voir en abrégé que plus les blés sont à vil prix, plus les pauvres sont
misérables [. . .] et que plus il sort de grains du royaume, et plus on se garan-
7. À Desmarets, 21 août 1709, dans Boisguilbert 1691–1714 : 439. Desmarets était un
neveu de Colbert.
8. À Chamillart, 2 décembre 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 344.
xviii Aux origines de l’économie politique libérale
Portrait gravé de Jean-Baptiste Colbert
par Antoine Louis François Sergent, dit Sergent Marceau, vers 1788
(BnF/Gallica).
tit d’une cherté extraordinaire ». On conçoit que de telles prémisses aient pu
déconcerter les lecteurs.
Nous possédons à ce sujet un témoignage significatif : celui du contrôleur
général lui-même, sous la forme d’une note qu’il rédigea en marge d’une lettre
que Boisguilbert lui adressa le 21 septembre 1704. Heurté par les propos de
son correspondant, Chamillart lui conseille de supprimer « deux choses à votre
système, toutes deux également fausses; après cela, je vous entendrai tant que
vous voudrez. Mais comme mon esprit n’est pas si subtil que le vôtre, je suis
obligé de vous dire que nous ne conviendrons jamais tant que vos raisonnements
n’approcheront pas davantage des vérités constantes et que tous les hommes
sont capables d’entendre. Les deux choses que je tiens pour fausses sont : l’une,
que plus l’argent est rare en France, et plus il y en a [.. .]. La seconde, c’est
l’article des financiers » (dans Boisguilbert 1691–1714 : 329).
Un Alceste fin de règne xix
Portrait gravé de Maximilien de Béthune, duc de Sully
par Antoine Louis François Sergent, dit Sergent Marceau, 1788
(BnF/Gallica).
La formule employée par Chamillart pour le premier point est significative,
à la fois de son incompréhension et de la manière de s’exprimer propre à son
correspondant. Quant aux « gens de finance », le commentaire du contrôleur
général ne peut que conforter Boisguilbert sur ses positions : « Ils ne sont
protégés qu’autant qu’ils sont nécessaires; on s’en passera aisément quand on
connaîtra quelque chose de mieux et c’est ce qui fait encore plus contre vous et
vos raisonnements, de m’attaquer par un endroit aussi faible, et qui n’a jamais
fait aucune impression sur moi » (ibid.). Chamillart fera un contresens analogue
sur la signification d’une autre proposition essentielle : le rétablissement des
finances du Roi par celui de ses sujets. En marge d’une lettre de Boisguilbert
en date du 25 juin 1705, Chamillart note en effet :
Il n’a pas tenu à moi, dans les différentes audiences que je lui donnai
l’année dernière, qu’il n’ait trouvé le moyen de me persuader ; j’y étais
fort disposé, et je le désirais encore plus que lui. Je crois que ses idées
xx Aux origines de l’économie politique libérale
sont encore les mêmes, et, s’il veut renouer commerce avec moi, il faut
qu’il me prouve que les 80 millions dont il veut augmenter les revenus du
Roi se prendront en partie dans les pays étrangers, parce que, comme je
connais la France presqu’aussi bien que lui, il aura peine à me persuader
que l’on pût tirer 80 millions des peuples au-delà de ce que le Roi en tire.
(ibid. : 381)
4. Pour terminer cette présentation, il convient enfin de noter quelques difficul-
tés d’approche – nous en rencontrerons d’autres – pour le lecteur contemporain.
Elles sont au nombre de deux : la datation des textes, et l’utilisation parfois
particulière, par l’auteur, du vocabulaire courant.
Bien qu’une partie des textes ait été publiée par Boisguilbert lui-même,
leur datation est difficile à établir. Le Détail de la France a paru en 1695,
mais certaines parties ont été rédigées bien auparavant. Les autres écrits furent
imprimés en 1707 : il semble cependant qu’ils aient été composés aux alentours
de 1704. Enfin, tous les manuscrits et les mémoires de quelque importance
restés inédits sont aussi datés de la même période, voire de la même année,
à l’exception d’une partie du premier Factum (1705c), bien antérieure mais
remaniée à cette date. La datation des textes est donc en partie arbitraire, et
si nous avons choisi, par exemple, de noter respectivement par 1707a et 1707b
le second Factum de la France et la Dissertation de la nature des richesses,
c’est en raison de leur plus grand degré d’achèvement.
Le problème soulevé n’est d’ailleurs pas purement formel : il possède des
incidences sur l’étude de l’œuvre. Car, face à ce tir groupé, les commentateurs
mettent tous l’accent sur l’unité de l’œuvre (voir par exemple Talbot 1903 :
22), et sur l’absence d’évolution dans les principes qui y sont exposés. Nous
traiterons, nous aussi, ces écrits comme un tout. Cependant, les problèmes
liés à une éventuelle évolution de la pensée de l’auteur ne nous seront pas
étrangers – notamment pour ce qui concerne l’état de nature, la monnaie ou
encore les anticipations des agents. Ils dénoteront souvent un simple processus
de précision théorique, mais aussi quelquefois un flottement significatif, indice
d’un problème plus important.
Tout lecteur de Boisguilbert, enfin, doit porter une attention extrême au
vocabulaire utilisé. Outre le fait que certaines définitions sont, bien entendu,
celles de l’époque, quelques emplois semblent propres à l’auteur. Nous verrons
que les mots opulence, équilibre, harmonie, richesse, par exemple, souvent pris
comme synonymes, sont susceptibles de recevoir une double définition : d’état
ou de processus. Une ambiguïté plane de même sur les mots bien, revenu et
Un Alceste fin de règne xxi
L’opposition entre les figures de Sully et celle de Colbert fut largement exploitée
au XVIIIe siècle. Ici, le début de l’Éloge de Sully , par Antoine Léonard Thomas –
ami des physiocrates – qui remporta de prix de l’Académie française en 1763. Dix
ans après Thomas,Necker remporta le prix de l’Académie française, en 1773,
avec son Éloge de Colbert – les physiocrates n’étaient plus à la mode.
besoin. Pour le lecteur moderne, tout se passe comme s’il existait une constante
confusion entre les causes et les effets. Le vocable besoin, par exemple, s’il
est bien utilisé dans son acception moderne, est aussi employé dans le sens
de satisfaction d’un besoin, d’objet répondant à un besoin. C’est ainsi que
nous pouvons lire dans le second Factum (1707a : 888) que « les deux enfants
d’Adam » furent longtemps « les propres constructeurs de leurs besoins ». Les
hommes, d’autre part, n’étant pas en état d’autosuffisance, ne peuvent « être
eux-mêmes les fabricateurs de tous leurs besoins » (1707b : 973). Ou encore :
« La richesse, au commencement du monde, et par la destination de la nature
et l’ordre du créateur, n’était autre chose qu’une ample jouissance des besoins
de la vie » (1707a : 888). Ici se fait jour, également, un sens restrictif du mot
besoin, qui désigne alors les choses essentielles à la conservation de la vie. Ce
sens est quelquefois confirmé par ailleurs : ne lit-on pas que le prix des grains
xxii Aux origines de l’économie politique libérale
doit « fournir au propriétaire de quoi avoir le surplus de ses besoins » (1704b :
858) 9?
Le mot besoin n’est pas seulement employé à la place du mot bien; mais le
mot bien désigne aussi, de son côté, ce que nous appelons revenu. Dans l’une
de ses classifications (1705b), Boisguilbert définit une première catégorie de
biens comme « les revenus en fonds, comme terres, rentes, charges, et même
billets courants » (1705b : 727). Il appelle ces mêmes biens des « biens en
revenu ». Une attention à ce fait permet de comprendre des expressions cu-
rieuses comme : « n’y ayant rien de si pernicieux de prendre le capital du bien
d’un particulier pour les besoins du prince » (Boisguilbert 1695 : 660), et évite
de faire de sérieuses méprises lorsque l’on aborde la question de l’impôt. Car,
d’un côté, il nous est dit que la taille doit être fixée « au dixième du revenu
des fonds » (Boisguilbert 1705b : 724) ; et de l’autre Boisguilbert affirme que
la capitation doit être levée sur la totalité des biens : « Pour l’intérêt donc des
riches, il faut payer la capitation au dixième de tous les biens, tant en fonds
qu’en industrie » (1707a : 944). Il ne s’agit évidemment pas là d’un impôt sur
le capital.
Pour couronner le tout, revenu est lui-même égalé à consommation, télesco-
pant ainsi le revenu et son utilisation ; et le terme consommation est entendu
dans son acception large de dépense. Il s’agit la plupart du temps du revenu de
personnes individuelles, appréhendé, sur une période donnée, par sommation
des flux monétaires. Mais, au niveau individuel comme au niveau global, une
ambiguïté demeure, notamment pour l’imposition.
. . . tous les revenus ou plutôt toutes les richesses du monde, tant d’un
prince que de ses sujets, ne consistent que dans la consommation, tous les
fruits de la terre les plus exquis et les denrées les plus précieuses n’étant
que du fumier d’abord qu’elles ne sont pas consommées. (1707a : 893)
. . . on établit pour principe que consommation et revenu sont une seule
et même chose, et que la ruine de la consommation est la ruine du revenu.
(1695 : 602)
Le lecteur doit donc tenter de lever les ambiguïtés par le contexte, ce qu’il
peut faire dans la plupart des cas 10. La construction théorique de Boisguilbert
9. Il est vrai que Boisguilbert ajoute : « de quelque nature qu’ils soient ». Si le pluriel se
rapporte aux besoins, et non au surplus (à quoi ils pourraient fort bien se rapporter étant
donné les accords plutôt fantaisistes que l’on rencontre très souvent chez l’auteur), cette
remarque fait problème. Mais les autres citations du texte confirment notre opinion.
10. L’emploi du mot besoin dans le sens dégagé dans le texte semble particulier à
Boisguilbert. Celui des mots fruits, revenu et bien paraît, en revanche, correspondre à
Un Alceste fin de règne xxiii
apparaît ainsi sans trop d’arbitraire. L’essentiel reste que les principales notions
sont clairement établies, sinon nominativement, du moins de fait.
5. La présente étude se situe aux confins de deux mouvements d’idées dont
la vogue, les résonances politiques et les écrits parfois superficiels qu’elles en-
gendrent ne doivent pas masquer l’importance.
Ce livre a été écrit, en premier lieu, à une époque où se faisait jour un fort
regain d’intérêt pour tout ce qui touche au libéralisme, tant économique que
politique, pour la mise au jour des conditions pratiques de sa réalisation et
pour l’évaluation théorique des propositions d’efficacité qu’il avance. Au coeur
des idées reçues en la matière se trouvent quelques conclusions tirées du modèle
walrassien d’équilibre général, le plus souvent interprétées de travers, dont la
proposition selon laquelle un équilibre économique optimal s’instaure automa-
tiquement dès lors que chaque agent, en concurrence avec tous les autres, est
laissé libre de poursuivre son intérêt exclusif. Maniée sans précaution à l’appui
d’un libéralisme économique intolérant et brutal, cette assertion constitue un
de ces nombreux exemples de publicité mensongère dont l’action politique –
quelle qu’elle soit – aime à faire usage. Pourtant, les avertissements des théori-
ciens sérieux ne manquent pas qui soulignent le fait que la théorie walrassienne
ne saurait en aucun cas se présenter comme explicative et ne sert bien plutôt
qu’à dresser la liste, rigoureuse, des conditions – extrêmement strictes et fort
éloignées de la réalité – sous lesquelles la principale proposition de l’économie
politique libérale se trouve être vérifiée
Dans cette proposition, on aura reconnu, bien sûr, le thème de la main
invisible popularisé par Adam Smith. C’est ici que nous rencontrons le second
mouvement d’idées dont il a été question précédemment. La référence – et la
révérence – à Adam Smith est devenue rituelle. Mais l’économie politique ne
commence pas en 1776. À l’envi, maints auteurs ont souligné, depuis longtemps,
que beaucoup de thèmes de cet ouvrage prétendument fondateur n’étaient
pas originaux. L’intérêt s’est de nouveau porté sur leurs origines et, peu à
peu, toute la richesse d’une pensée plus ancienne est apparue au grand jour.
Les pages qui suivent participent de ce réexamen systématique et notre seul
souhait est que, par la multiplication d’études partielles toujours perfectibles,
l’on parvienne peu à peu – comme c’est déjà le cas – à un renouvellement de
l’utilisation qu’on en faisait alors. Le Dictionnaire de l’Académie française de l’époque,
par exemple, définit le bien par la richesse, mais aussi par « les fruits que la terre produit »,
lui conférant ainsi le sens de revenu ; cf. en outre l’utilisation qu’en fait Domat, ci-dessous.
xxiv Aux origines de l’économie politique libérale
notre compréhension de cette période et, au delà, de l’histoire de la pensée
économique. L’une des thèses de cet essai est que, au plan économique, la pre-
mière apparition rigoureuse de la principale proposition libérale se trouve chez
Boisguilbert. Nous en montrerons l’origine, l’énoncé et les développements :
car cette idée est en fait insérée dans une théorie novatrice, puissamment char-
pentée, qu’il convient de mettre au jour.
Dans les chapitres qui suivent, nous nous pencherons tout d’abord sur
l’environnement intellectuel de Boisguilbert. L’héritage assumé est complexe.
Une triple influence se dégage, que Boisguilbert accepte, adapte ou transforme
en profondeur selon les besoins de sa construction. Il s’agit des idées de Bodin
– et, dans une certaine mesure, de Richelieu – en matière de théorie politique ;
de la tradition cartésienne pour ce qui est de l’explication en physique ; et,
surtout, en matière philosophique et sociale, des thèmes jansénistes dévelop-
pés par P. Nicole et J. Domat. C’est un Boisguilbert cartésien, absolutiste et
augustinien qui se dégage de ces pages. On montrera que cette triple caracté-
risation possède des incidences profondes avec l’étude des thèmes qui lui sont
liés – ceux de l’impôt, de la conception physique de l’équilibre, etc. –, évite des
contresens et prépare le terrain à l’exposé de la théorie économique proprement
dite.
Fondamentalement, le modèle de Boisguilbert consiste en l’articulation de
deux approches différentes de la réalité économique, sur lesquelles se greffe l’op-
position de deux types de fonctionnement du système : l’un en état d’opulence ;
l’autre en état de déclin et de crise.
La première approche consiste en une analyse en termes de classes sociales
et repose sur une structure désagrégée de marchés. Après la Chute – point de
départ théologique –, une société sans classe subsiste bien : c’est l’état naturel,
au premier sens du terme. Mais la violence des hommes les uns contre les
autres induit l’apparition d’une classe oisive de rentiers, de la monnaie, et une
multiplication des besoins et des professions : l’état poli et magnifique ou encore
état naturel au second sens du terme s’il se trouve en situation d’équilibre
optimal. La structure de la société est caractérisée par une interdépendance
générale au plan économique – classe productive – sur laquelle se greffe le
circuit des revenus de la classe oisive. L’analyse de l’équilibre économique se
fait alors en deux temps.
Les conditions d’existence de l’équilibre d’opulence, tout d’abord, sont au
nombre de trois : la réalisation d’un système de prix de proportion, celle de
Un Alceste fin de règne xxv
la condition tacite des échanges, et enfin celle de la liberté du commerce. Si
ces trois exigences sont remplies, Boisguilbert affirme que le comportement
égoïste et maximisateur des agents conduit automatiquement à l’équilibre et
au bien-être de tous par le seul jeu des forces du marché. L’idée fondamentale
de l’efficacité de la liberté du commerce est issue de l’une des versions les plus
austères de la religion catholique...
Mais les conditions d’équilibre, et c’est là le second point, ne concernent
pas que la classe productive. Pour que cet équilibre se réalise effectivement,
il faut que la classe oisive en respecte la mise en œuvre. Par l’analyse des
phénomènes d’opacité de l’information liés à l’existence de la monnaie et à
la structure sociale, Boisguilbert montre que ces conditions sont, de fait, sans
cesse remises en cause par les rentiers : ceux-ci se trouvent ainsi à l’origine
des chocs déstabilisateurs. Si donc, pour reprendre une formule célèbre, en
régime de liberté du commerce les vices privés font les bénéfices publics, cela
n’est vrai que pour la classe productive. Aucun mécanisme coercitif comme la
concurrence ne règle le comportement de la classe oisive, et son attitude égoïste
(comme d’ailleurs ses éventuels sentiments altruistes) doit être éclairée, au sens
janséniste du terme.
La seconde approche complète la première. Il s’agit d’une analyse agré-
gée en cinq marchés : ceux des produits agricoles, des produits manufacturés,
du travail, des « biens d’investissement » et des fonds prétables. Un certain
nombre de traits la caractérise. Afin qu’elle puisse être articulée à l’analyse en
termes de classes sociales, il faut d’abord dégager deux comportements-types
des agents : des comportements de spéculation et de précaution en termes de
biens et de services d’une part, et en termes de monnaie de l’autre. Il est en-
suite nécessaire de distinguer les marchés à prix flexibles de ceux sur lesquels
les prix sont rigides à la baisse. Enfin, les liens stocks-flux exigent que l’on
prenne en compte le rôle des anticipations des agents sur les différents mar-
chés. Boisguilbert décrit alors les processus de déséquilibre économique et leurs
conséquences. Les stratégies des agents en termes de stocks et de flux de biens
et de services expliquent l’amplification des fluctuations sur un marché donné;
les stratégies en termes de monnaie sont liées à l’analyse de la propagation des
déséquilibres de marché en marché; quant à la rigidité de certains prix, elle
explique l’approfondissement de la crise et l’installation de l’économie dans la
dépression.
xxvi Aux origines de l’économie politique libérale
Il faut enfin souligner que si le rôle joué par les anticipations (et donc par
l’information) est essentiel dans tous ces processus, ces anticipations ne sont
pas à proprement parler la cause de la crise. Celles-ci peuvent être stabili-
satrices comme déstabilisatrices. Tout dépend du contexte dans lequel elles
opèrent : du comportement de la classe oisive, bien sûr, mais aussi et surtout
de la politique économique de l’État, qui peut jouer sur leur formation.
La cohérence et l’originalité de Boisguilbert sont donc fortes. Sa construction
allie les notions d’équilibre général et de circuit, de classe sociale et de marché,
d’approche micro et macroéconomiques, d’information et d’anticipation, de
prix fixes et de prix flexibles, dans l’analyse de la prospérité et de la dépression.
En d’autres termes, elle allie des notions qui, pour la plupart d’entre elles,
apparaissent souvent comme antithétiques mais dont la combinaison produit
pourtant de remarquables résultats.
le contexte
1
UN
Un augustinisme social et politique
Les textes de Boisguilbert présentent de prime abord plusieurs diffi-
cultés que le lecteur doit surmonter pour saisir la portée et la cohérence
de l’œuvre. Quelques-unes tiennent au style « plomb » de l’auteur, ou encore
à ses propos quelquefois contradictoires – en apparence. Mais d’autres sont
plus importantes. Le vocabulaire utilisé, par exemple, peut induire en erreur,
non pas tant à cause de la langue du XVIIe siècle qu’en raison de l’emploi
particulier de certains mots comme « bien », « revenu », etc., dont on verra la
signification. Cet obstacle une fois surmonté, le caractère purement technique,
économique, des divers écrits pris en compte peut s’avérer trompeur, simple
façade d’une fausse simplicité. Les textes de Boisguilbert présentent, c’est in-
déniable, un caractère scientifique, à un degré jusque-là rarement atteint. Mais
l’on s’exposerait à une mécompréhension partielle de la construction théorique,
voire à des contresens, si l’on s’en tenait à cet aspect des choses et si l’on ne
poursuivait pas l’enquête plus loin. Climat intellectuel de l’époque, opinions
politiques et religieuses, racines théoriques, tout ceci est de la plus haute im-
portance, ne serait-ce que pour dégager l’apport particulier de l’auteur, le sens
de son entreprise. Et sur ce point, on doit bien avouer que Boisguilbert ne nous
facilite guère la tâche.
Au moins pourrait-on s’aider des auteurs cités ; malheureusement, l’usage
des références explicites est bien trop récent, et seuls quelques noms appa-
raissent dans les textes – Gerson, Amelot de la Houssaye, Jacques de Sainte-
Beuve.. . –, de peu de secours. C’est donc un véritable travail de décryptage qui
doit être mené, préliminaire indispensable à la restitution du cadre théorique
de l’auteur. Ce travail, sans prétendre à l’exhaustivité, a pour ambition de faire
ressortir quelques aspects saillants du contexte intellectuel dans lequel s’insère
3
4Le contexte
Boisguilbert, dont on verra la transposition au plan économique dans la suite
de cette étude. On a souvent tenté de comparer les principes théoriques qui se
dégagent du Détail de la France ou du second Factum de la France à ceux des
auteurs anglo-saxons de la même période afin de découvrir d’éventuelles in-
fluences : l’une des conclusions auxquelles nous parvenons relativise beaucoup
ce type de démarche. Peut-être Boisguilbert a-t-il lu Petty, Child, Temple ou
Locke 11, mais les correspondances avec les traditions de pensée et les préoc-
cupations purement françaises sont trop importantes pour ne pas mériter, ici,
une attention exclusive.
2. Penchons-nous tout d’abord sur le langage de Boisguilbert. Car un point de
départ utile pour cette enquête consiste dans l’analyse des métaphores utilisées
et de la signification de leur récurrence.
Dans cette perspective, l’utilisation fréquente d’un vocabulaire et d’images
à caractère religieux frappe tout d’abord. L’or et l’argent, par exemple, sont
dépeints sous les traits d’idoles sur l’autel desquelles on sacrifie les véritables
richesses, les denrées : ils sont « le tyran ou plutôt l’idole de ces mêmes denrées,
contraignant les sujets que l’avarice dévore à les lui offrir à tous moments en
sacrifice, et ne recevant presque point d’autre encens que la fumée qui sort de
l’incendie des fruits les plus précieux et les plus beaux présents de la nature »
(Boisguilbert 1704a : 347–8). Autre exemple récurrent : dans la vie publique,
affirme Boisguilbert, il ne faut « canoniser » personne qui n’ait fait de véritables
« miracles », et l’attitude contraire, trop fréquente, n’est que le produit de la
« corruption du cœur » (Boisguilbert 1704b : 806).
Cette utilisation d’un vocabulaire religieux n’est évidemment pas gratuite.
Elle est en fait la manifestation – d’autres aspects en seront étudiés ulté-
rieurement – de l’appartenance de Boisguilbert à un courant de pensée très
caractéristique qui traverse le XVIIe siècle français : le jansénisme12. On peut
le constater par le choix des thèmes, et le vérifier en relevant plusieurs allu-
11. Le contenu de la bibliothèque de Boisguilbert n’est pas connu. Ainsi, toute hypothèse
concernant ses lectures ne peut résulter que de correspondances internes. J. Hecht (1966a)
et J. Wolff (1973) insistent par exemple pour leur part sur ces auteurs anglo-saxons (Hecht :
160–1 ; Wolff : 188), en ajoutant toutefois l’abbé Dubos (Hecht, ibid.) auquel Boisguilbert
fait allusion dans une lettre (22 juin 1704), et surtout Jean Bodin (Hecht : 162; Wolff : 188)
dont on verra l’importance. Pour ce qui concerne Dubos, la parution tardive des Intérêts de
l’Angleterre (1703) minimise son influence.
12. Sur l’histoire du mouvement janséniste au XVIIe siècle, on peut se reporter aux écrits
de R. Taveneaux (1965, 1973 et 1977), à l’ouvrage de L. Cognet (1961), ainsi qu’à celui de
J. Delumeau (1971) et à leurs références bibliographiques. Il convient de se reporter aussi
Un augustinisme social et politique 5
Le XVIIe siècle français fut appelé « le siècle de saint Augustin ». Ici, deux des
innombrables représentations de l’évêque d’Hippone : à gauche par Sandro
Botticelli (vers 1480, église Ognisanti, Florence), à droite par Philippe de
Champaigne (vers 1645/50) (Los Angeles County Museum of Art).
sions claires à des débats forts célèbres de l’époque : la querelle du droit et
du fait 13 autour de cinq propositions tirées – ou prétendument tirées – de
l’Augustinus de Jansénius et condamnées par le pape 14 ; ou encore la ques-
tion, quelquefois liée, de l’infaillibilité pontificale. Il faut, affirme Boisguilbert
en transposant le thème, « purger une idée d’infaillibilité prétendue ou sup-
posée par toutes les personnes qui sont en une place éminente, qui empêche
de concevoir qu’elles aient pu donner lieu à une méprise si effroyable » (ibid. :
790). Un « applaudissement aveugle [.. .] accompagne tous ceux qui occupent
les premières places, se servant de toutes sortes de moyens pour leur persuader
qu’ils sont infaillibles » (ibid. : 792). Cette perspective janséniste – appuyée
par un style qui semble tout droit hérité de P. Nicole – informe de l’intérieur
aux auteurs eux-mêmes, dont les plus importants, pour notre sujet, restent Pascal et Nicole.
Sur Pascal, voir en particulier Mesnard 1976; sur Nicole, James 1972.
13. Tout lecteur un peu familiarisé avec la pensée janséniste ne peut manquer de relever
l’allusion de Boisguilbert. Sur la querelle du droit et du fait, voir L. Cognet (1961, chap. 5)
et R. Taveneaux (1965 : 14–15) pour un exposé succinct.
14. 1705c : 767 : « il n’y a que Dieu qui soit infaillible, surtout en matière de fait ».
6Le contexte
une grande partie de la construction théorique et dicte des thèmes qui feront
une part de son originalité.
Avec la religion, un autre thème récurrent est celui du théâtre. Les agents
sont souvent dépeints sous les traits de « personnages qui jouent tous leurs rôles
dans la république » (Boisguilbert 1704d : 967), de « divers personnages ou re-
présentations qui entrent [. . .] dans la perfection de toutes sortes d’ouvrages
et de commerce » (Boisguilbert 1704b : 874). C’est ainsi que les transactions
doivent se faire « avec une utilité perpétuelle de tous ceux qui jouent un per-
sonnage sur ce théâtre, c’est-à-dire tous les hommes du monde » (Boisguilbert
1707a : 896). Le second Factum fourmille en expressions telles que « voici le
premier acte de la pièce » (ibid. : 887). Tout ce monde d’ « acteurs » (ibid. : 907)
joue une tragédie où l’amour-propre et la concupiscence se mêlent à la flatterie
et aux intérêts particuliers pour tromper les dirigeants de l’État, endormir leur
bonne volonté ou leur clairvoyance sous d’éternels « applaudissements » : il n’y
a que de la « surprise », « et nulle mauvaise volonté dans les maîtres du théâtre
où une pareille scène se peut passer aujourd’hui » (Boisguilbert 1707b : 1011).
Le terme « applaudissement » revient sans cesse sous la plume de Boisguilbert
pour connoter la tromperie flatteuse des courtisans ou bien de ceux qui ont un
intérêt direct à perpétuer un état de chose désastreux. Ce sont souvent eux, les
« héros de la pièce ». « Les habiles financiers [.. .] remontèrent sur le théâtre,
[. . .] voulant faire valoir leur talent » (Boisguilbert 1707c : 823). Et puisque,
d’autre part, toute bonne tragédie comporte quelque mort, les crimes existent
qui sont attestés par les cadavres que l’on présente au public. « Le cadavre
[. . .] est certain, par la désolation de la culture des terres et du commerce »
(Boisguilbert 1707a : 934).
Ici encore, il ne pourrait s’agir que d’une figure de rhétorique baroque fort en
vogue au XVIIe siècle (Descartes lui-même l’utilise) 15 et cadrant parfaitement
avec l’esprit et la lettre de la société de cour16 où réalité et fiction se mêlent
indissolublement, où les notions de spectateur et d’acteur se confondent dans le
15. Cf. par exemple ce passage du Discours de la Méthode : « Et en toutes les neuf années
suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d’y être spectacteur
plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent ». C’est aussi Descartes qui déclare
par ailleurs : « Comme les acteurs, appelés en scène, pour cacher la rougeur de leur front,
revêtent un masque, ainsi moi, prêt à monter sur le théâtre du monde, où je me suis tenu
jusqu’ici en spectacteur, je m’avance masqué ».
16. Cf. l’étude très suggestive de Ph. Beaussant, 1981.
Un augustinisme social et politique 7
déroulement quotidien de la représentation du pouvoir17. Cependant, certaines
allusions ne trompent pas, non plus que la continuelle association de l’acte
théâtral à la corruption, au mensonge et à la décadence. L’image constamment
utilisée dénote deux autres faits culturels plus importants : de nouveau la
conception janséniste de la société, et la vision mécaniste du monde.
Jean Racine, d’après Jean-Baptiste Santerre (Château de Versailles).
3. La conception janséniste de la société, tout d’abord. Nous y revenons en
détail dans ce chapitre. Il suffit de noter ici que ce courant de pensée a repris,
conformément à son éthique, tous les anathèmes jetés depuis longtemps par
l’Église sur la comédie et sur le métier de comédien ; en les étendant même, dans
une certaine mesure, à toutes les disciplines artistiques qui masquent la réalité,
rendent « aimables » les péchés, les travers et les passions les plus condam-
nables 18. « La comédie a été en honneur parmi les païens », écrit Antoine
Singlin, supérieur des maisons de Port-Royal, à la duchesse de Longueville,
« quoique les plus réglés d’entre eux l’aient négligée »,
17. Chez Boisguilbert, la métaphore théâtrale s’étend à celle du ballet et de l’opéra. Ainsi,
certains agents corrompus « chantent le même langage » (Boisguilbert 1705c : 753–4) et
« travaillent également à former nuit et jour ce concours de voix entièrement faux » (ibid.).
18. « L’art est d’abord ‘divertissement’ et mensonge : il surajoute un masque à la réalité
créée par Dieu. Par là s’explique l’hostilité de principe à l’égard de la littérature et de ses
subtilités formelles [. . .]. L’écriture, comme la peinture ou la musique, doit traduire, non les
raffinements du goût, mais le vrai » (Taveneaux 1973 : 169).
8Le contexte
mais elle était en vogue en ce temps-là, et les faux dieux ordonnaient
souvent de donner des spectacles, ce qui fait voir que c’est un reste
d’idolâtrie. On peut même dire que c’est comme l’accomplissement et
la fin de l’idolâtrie, puisque le démon y reçoit le plus grand sacrifice
qu’on lui offre, sacrifice non des bêtes, mais des hommes, non des corps
des hommes, mais des âmes qui ne lui sont immolées que par les vices
et par les crimes. [. . .] On a donc tort de s’imaginer que la comédie soit
devenue aujourd’hui une chose innocente, comme si elle avait changé de
nature. Les comédiens sont toujours infâmes et la comédie est toujours
un mal.
Ce sont aussi ces idées que développe Pierre Nicole dans son « Traité de la
Comédie » 19 , écho d’une polémique célèbre avec un autre janséniste de marque
qui ne pouvait, et pour cause, admettre ce point : Racine 20 . C’est cette opinion
que l’on retrouve chez Boisguilbert, exprimée sous deux formes différentes mais,
elles aussi, récurrentes. Les passages sont innombrables, dans les lettres surtout,
dans lesquels Boisguilbert se défend d’être un « visionnaire » (terme que Nicole
avait utilisé pour désigner l’auteur dramatique Desmarets de Saint-Sorlin) 21 .
« Je me donne l’honneur de vous envoyer mon premier ouvrage corrigé et noté
dans tous les endroits que je crois servir de réponse aux objections que vous
avez pris la peine de me faire [.. .]. Je consens de passer dans votre esprit
pour un visionnaire si, à chaque lecture, vous ne faites point une nouvelle
découverte » 22. D’autre part, comme nous le verrons, il place la profession
de comédien en dernière position dans l’échelle d’utilité et des besoins, et la
présente comme le symbole même du luxe et de la corruption des mœurs : des
deux cents professions existant dans un état de société « poli et magnifique »,
la dernière est celle du comédien, « qui est le dernier ouvrage du luxe et la
plus haute marque d’un excès du superflu, puisqu’il ne consiste qu’à flatter les
oreilles et réjouir l’esprit par un simple récit de fictions que l’on sait bien n’avoir
jamais eu de réalité ; en sorte qu’on est si fort hors de crainte de manquer
19. 1667, repris dans Nicole, Essais de morale, vol. III, 1675 : 201–46.
20. Cf. Racine 1666 : 309 : « Et qu’est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de
commun avec le jansénisme ? Pourquoi voulez-vous que ces ouvrages d’esprit soient une oc-
cupation peu honorable devant les hommes, et horrible devant Dieu? ». Avec cette précision
(ibid.) : « Saint Augustin cite Virgile aussi souvent que vous citez saint Augustin », et cette
remarque ironique, nouvelle allusion à « la » querelle du temps : « À l’égard des faussetés
qu’il m’impute, je demanderais volontiers à ce vénérable théologien en quoi j’ai erré, si c’est
dans le droit ou dans le fait ? ». Racine se réconcilie cependant avec les jansénistes : voir son
Abrégé de l’histoire de Port Royal (1697).
21. Ce terme est également utilisé par Boisguilbert dans ses développements sur la
« spéculation » et la « pratique », ce qui n’est évidemment pas contradictoire.
22. Boisguilbert à N., 4 septembre 1698, dans Boisguilbert 1691–1714 : 263.
Un augustinisme social et politique 9
du nécessaire que l’on achète avec plaisir la représentation du mensonge »
(Boisguilbert 1707b : 988). On note enfin que l’image du théâtre est en accord
avec celle d’un Dieu spectateur, le « Dieu caché » cher à Port-Royal.
Bernard Le Bovier de Fontenelle – un parent éloigné de Boisguilbert –
par Louis Galloche (détail), 1723 (Château de Versailles).
4. Mais cette image connote également une autre idée, complémentaire : celle
de l’explication mécaniste dans les sciences, objet de discussions passionnées
tout au long du siècle. Mécanisme omniprésent, que Descartes pensait ap-
pliquer à la physiologie même et que beaucoup d’auteurs voulaient étendre,
consciemment ou non, à la description du fonctionnement des sociétés. Hobbes,
on le sait, fut l’un de ceux-là ; mais Nicole également, et Boisguilbert le suivit
sur ce terrain. Dans cette optique, la métaphore théâtrale illustre bien le projet
qui consiste à rechercher, derrière une scène sur laquelle se meuvent des objets
ou des acteurs, les coulisses et les machineries qui fourniront l’explication phy-
sique et rationnelle de ces mouvements. C’est ce qu’explique Fontenelle, dans
un passage célèbre, à la marquise des Entretiens sur la pluralité des mondes
habités (1686).
Les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu’ils voient,
et à tâcher de deviner ce qu’ils ne voient pas [. . .] Sur cela je me figure
toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de
l’opéra. Du lieu où vous êtes à l’opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout
à fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines pour
faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces
10 Le contexte
contre-poids qui font tous les mouvements [. . .]. Mais ce qui, à l’égard
des philosophes, augmente la difficulté, c’est que dans les machines que
la nature présente à nos yeux, les cordes sont parfaitement bien cachées,
et elles le sont si bien, qu’on a été longtemps à deviner ce qui causait les
mouvements de l’univers. Car représentez-vous tous les sages à l’opéra,
ces Pythagore, ces Platon, ces Aristote [. . .] ; supposons qu’ils voyaient
le vol de Phaéton que les vents enlèvent, qu’ils ne pouvaient découvrir
les cordes, et qu’ils ne savaient point comment le derrière du théâtre
était disposé. L’un d’eux disait : ‘C’est une certaine vertu secrète qui
enlève Phaéton’. L’autre : ‘Phaéton est composé de certains nombres qui
le font monter’. L’autre : ‘Phaéton n’est pas fait pour voler, mais il aime
mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide’; et cent autres rêveries
[. . .]. À la fin, Descartes et quelques autres modernes sont venus, et ils
ont dit : ‘Phaéton monte, parce qu’il est tiré par des cordes, et qu’un
poids plus pesant que lui descend’ [. . .]. À ce compte, dit la Marquise,
la philosophie est devenue bien mécanique? Si mécanique, répondis-je,
que je crains qu’on en ait bientôt honte. On veut que l’univers ne soit
en grand que ce qu’une montre est en petit, et que tout s’y conduise
par des mouvements réglés, qui dépendent de l’arrangement des parties.
(Fontenelle 1686 : 49–51)
Que cette opinion soit également celle de Boisguilbert, c’est ce que prouve
sa tentative de recherche d’une physique sociale, d’une mécanique économique
fondée sur « ces ressorts dont on vient de parler [les intérêts des agents], qui
font agir cette machine » (Boisguilbert 1705b : 754). Dans une lettre au contrô-
leur général, le destinataire n’est-il pas qualifié de « souverain conducteur de
l’horloge » (20 juillet 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 321), et les sujets ne
sont-ils pas comparés à « autant de pièces d’horloge qui concourent au commun
mouvement de la machine, le dérangement d’une seule suffisant pour l’arrêter
entièrement » (ibid. : 320) ? « Il y a [. . .] une attention à faire », lit-on éga-
lement dans la Dissertation de la nature des richesses, « à laquelle presque
qui que ce soit n’a jamais réfléchi, qui est que l’opulence consistant dans le
maintien de toutes les professions d’un royaume poli et magnifique, qui se sou-
tiennent et se font marcher réciproquement, comme les pièces d’une horloge,
toutes, à beaucoup près, ne sont pas dans la même assurance, et à l’épreuve de
semblables atteintes » (Boisguilbert 1707b : 997). Le problème est également
illustré par l’image d’une balance 23 dont le mouvement des plateaux traduit les
désajustements liés aux phénomènes de spéculation et de processus cumulatif,
23. Dans la langue du XVIIe siècle, le mot « balance » signifie également « équilibre ».
Boisguilbert l’emploie dans les deux sens.
Un augustinisme social et politique 11
Un autre parent éloigné de Boisguilbert : Pierre Corneille
par François Bonneville (BnF/Gallica).
amplifié. « Voilà donc la balance, pour y revenir, qui a perdu son équilibre »
(Boisguilbert 1704b : 862 ; cf. aussi 860).
On devine ce que le concept d’équilibre économique doit à une pareille
approche. Mais, et c’est là un point essentiel, Boisguilbert retire davantage du
mécanisme que ces quelques idées générales. Pour s’en convaincre, il convient de
se pencher sur les autres métaphores utilisées, et en premier lieu sur celles qui
ont trait à l’hydraulique et aux machines qui s’y rapportent. Au-delà des analo-
gies – « les tributs coulent aux mains du prince comme les rivières coulent dans
la mer » (Boisguilbert 1707a : 941) –, le lecteur doit se persuader que seules les
« machines » naturelles sont parfaites. On peut à la rigueur en fabriquer d’en-
tièrement artificielles, mais beaucoup moins élaborées – il y a tout un monde
entre un automate et un être vivant. Tout mélange des deux, toute intrusion
de l’artificiel dans le naturel, ne peut donner que des objets monstrueux. C’est
vrai par exemple de la politique des blés. « Il faut des réservoirs, mais c’est à
la nature de les faire, et non pas à l’autorité et à la violence. Et pour reprendre
l’exemple des sources, les étangs et les lacs qu’elles forment naturellement, et
12 Le contexte
sans aucun ministère étranger, causent une très grande utilité » (Boisguilbert
1704b : 870). Il n’y a « nulle différence entre la situation des peuples d’au-
jourd’hui et l’eau qu’on tire de la Seine au-dessus de Saint-Germain par des
machines et des aqueducs qui lui font monter une colline : on sait le temps et
les peines qu’il a fallu employer pour faire cette violence à la nature, et qu’il les
faut continuer avec la même exactitude. Cependant, pour remettre l’eau dans
son cours, il ne faut qu’une demi-heure de travail d’homme qui ôte la jointure
des canaux, et la nature alors agissant en toute liberté, on reverra les choses
en leur premier état » (Boisguilbert 1705c : 770).
D’autres métaphores délaissent apparemment quelque peu le terrain du mé-
canisme et évoquent, par exemple, la médecine. L’écoulement des blés hors du
royaume ou d’une province excédentaire est comparé à une saignée nécessaire
à la bonne santé du corps de l’État (Boisguilbert 1705b : 708). Ce qui mène
inévitablement à des images organicistes où les différents « états » ou classes
sont assimilés à des parties du corps humain, pour lesquelles tout dérèglement
est une maladie : « comme la France a actuellement la gangrène, ou, si on
veut, la pierre dans les reins, il faut pour sa guérison user d’incisions dans le
vif, et d’opérations très violentes dans les parties les plus nobles, les remèdes
ordinaires n’étant plus de saison, et se trouvant beaucoup au-dessous de la
force du mal » (Boisguilbert 1704a : 882).
. . . le corps de l’État est comme le corps humain, dont toutes les parties
et tous les membres doivent également concourir au commun maintien,
attendu que la désolation de l’un devient aussitôt solidaire et fait périr
tout le sujet. C’est ce qui fait que toutes ces parties n’étant pas d’une
égale force et vigueur, les plus robustes s’exposent et se présentent même
pour recevoir les coups que l’on porterait aux plus faibles et plus délicates
[. . .]. Les pauvres, dans le corps de l’État, sont les yeux et le crâne, et par
conséquent, les parties délicates et faibles; et les riches sont les bras et le
reste du corps : les coups que l’on y porte pour les besoins de l’État sont
presque imperceptibles tombant sur ces parties fortes et robustes, mais
mortels atteignant les endroits faibles, qui sont les misérables, ce qui par
contre-coup désole ceux qui leur avaient refusé leur concours. (ibid. : 943)
5. Ces images ne s’opposent pas entre elles; l’organicisme ne contredit pas
le mécanisme, surtout pour un cartésien. Mais sous la diversité apparente des
formules, il est important de déceler ce que toutes recouvrent : l’idée de mou-
vement – et il n’est pas jusqu’aux métaphores militaires qui ne l’évoquent. Un
mouvement nécessaire, constant, état naturel d’un corps lorsqu’il n’est contra-
rié par aucun autre, par un choc. C’est là, pour y revenir, l’un des postulats
de base du mécanisme pour lequel (du moins chez les cartésiens) tout est mou-
Un augustinisme social et politique 13
vement de la matière, tout s’ordonne par les chocs incessants de ses éléments.
C’est cela qui fonde l’équilibre.
On conçoit donc que toute cause – par définition « violente » – empêchant le
mouvement naturel des éléments, ou modifiant – ralentissant – ce mouvement,
ne peut que perturber l’équilibre initial naturel et provoquer une dégénéres-
cence de cet équilibre en un état sous-optimal.
On conçoit également qu’une telle conception des choses est atemporelle.
L’élément étranger au mécanisme une fois repéré, il suffit de le retirer pour
retourner à l’état initial. Les différents états sont parfaitement et immédiate-
ment réversibles 24. Pour reprendre l’image hydraulique, la perturbation d’un
cours d’eau, induite par un élément non « naturel », peut être immédiatement
supprimée : « un torrent arrêté dans une pente par une forte digue coulera
en bas, sitôt que ce qui le retenait sera levé; ce qui n’exige qu’un moment »
(Boisguilbert 1707b : 1012) :
la seule reconnaissance de la cause du mal fera tout le remède par sa
cessation, ces deux choses étant inséparables dans un art comme est le
gouvernement des peuples, c’est-à-dire que le remède d’un mal n’est ja-
mais que la cessation de sa cause, quoiqu’on ait allégué pitoyablement
que l’auteur du premier ouvrage [le Détail de la France] sur ce sujet avait
trouvé le principe du désordre, mais n’avait pas trouvé le remède, ce qui
est une impertinence achevée, puisque l’un ne va jamais sans l’autre, non
plus qu’il ne peut y avoir de montagne sans vallée. (Boisguilbert 1707a :
907)
La mécanique cartésienne implique l’effacement de toute différence de na-
ture entre les phénomènes physiques et humains. L’application de ses principes
au monde économique et social est donc constamment opérée par Boisguilbert,
ce qui ne va pas, comme nous le verrons, sans difficultés : elles concernent la
définition de l’état naturel – il y en a deux : l’un fondé sur le principe de la
réversibilité, l’autre non –, de l’équilibre économique général, et la prise en
compte des anticipations – pour lesquelles un phénomène d’apprentissage peut
venir troubler la réversibilité des mécanismes qui les sous-tendent.
Mais cette conception est fondamentale. Elle fonde, d’une part, en partie,
le libéralisme économique de Boisguilbert : « il ne faut qu’un moment pour
changer tout à coup cette malheureuse situation [. . .] en un état très heureux.
Il n’est pas question d’agir, il est nécessaire seulement de cesser d’agir avec une
24. Il s’agit bien ici d’un problème atemporel de réversibilité mécanique, et non d’une
application de la notion théologique de « grâce efficace comme le soutient Perrot 1989 ».
14 Le contexte
René Descartes, école de Frans Hals (Musée du Louvre).
très grande violence que l’on fait à la nature, qui tend toujours à la liberté et
à la perfection » (Boisguilbert 1707b : 1005). Les modèles de mécanique hy-
draulique, d’autre part, nous indiquent la direction principale du mouvement,
du « trop plein » vers le « pas assez », de l’abondance à la disette. C’est ainsi
que le commerce, l’échange, sera compris dans son sens le plus général, appli-
cable à tout être et/ou toute chose : un « commerce perpétuel » (Boisguilbert
1695 : 640) entre les hommes – artisanat, commerce proprement dit –, entre
les hommes et la nature – agriculture – ou au sein de la nature elle-même –
échange, i.e. compensation entre les années stériles et les années abondantes.
La justice dans le commerce, i.e. les proportions (ci-dessous, chapitre 4) doit
se faire « non seulement d’homme à homme, mais aussi de pays à pays, de
province en province, de royaume en royaume, et même d’année en année, en
s’aidant et se fournissant réciproquement de ce qu’elles ont de trop, et recevant
en contre-échange les choses dont elles sont en disette » (Boisguilbert 1707a :
891).
Qu’est donc la richesse? un mouvement perpétuel. Elle « consiste dans un
échange continuel de ce que l’un a de trop avec un autre, pour prendre en
contre-échange celles [sic] dont celui avec qui il traite abonde » (ibid : 919).
Un augustinisme social et politique 15
Elle est un « mélange continuel » (Boisguilbert 1707b : 991). Ici, la « richesse »
est assimilée à l’« opulence », l’« harmonie », l’« équilibre »25. On comprend
mieux, dès lors, le raisonnement qui sera mené en termes de chocs déstabi-
lisateurs – produits par des obstacles artificiels – et de vitesse de circulation
de la monnaie. On comprend mieux, également, les qualificatifs appliqués à
la monnaie : « l’argent mort » et « l’argent en vie » 26 . L’obstacle, le repos, le
ralentissement sont la mort et la crise. Le mouvement incessant, la vie, l’opu-
lence et l’équilibre. « Le premier [l’argent mort] est celui qui, étant immobile et
caché, n’est pas plus utile à l’État que si c’était des pierres [.. .] et l’autre, qui
est en vie, est celui qui marche toujours et n’est jamais un moment en repos »
(ibid.) 27.
6. Pour conclure sur ce thème, remarquons que l’inspiration janséniste et
l’inspiration mécaniste ne s’excluent pas, bien au contraire. Comme le notent
les commentateurs 28 , le milieu de Port-Royal, malgré une certaine ambiguïté
sur la validité des sciences et le caractère vain de leur pratique29, fut favo-
rable au développement scientifique du siècle. Beaucoup d’auteurs, à l’époque,
soulignèrent les concordances entre les écrits de Descartes et ceux de saint Au-
gustin. Pierre Nicole, en particulier, dont les Essais de morale furent fort prisés
des lettrés du temps et, selon toute vraisemblance, de Boisguilbert lui-même,
n’hésita pas à utiliser une physique cartésienne de l’homme et à transposer la
théorie des tourbillons à l’étude de la société mue par les passions et par les
intérêts divergents de ses membres. « Toutes les choses du monde se réduisent
d’elles-mêmes à une espèce d’équilibre », affirme-t-il (Nicole 1670 : 146); dans
la société, « les biens et les maux des diverses conditions se balancent, tellement
25. L’équilibre est l’« unique conservateur de l’opulence générale » (Boisguilbert 1707b :
993) ; « l’harmonie d’un État » est définie par « une opulence générale » (ibid. : 985). Dans
le sens précis de richesse matérielle, d’une classification des biens, le mot est aussi assimilé à
« opulence » : cf. ibid. : 974 où Boisguilbert déclare que « ce ne furent point l’or et l’argent
qui reçurent ce titre d’opulence » là où, ailleurs, il parle de « richesse ».
26. Lettre au contrôleur général, 1er juillet 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 302.
27. Souligné par Boisguilbert. Cf. aussi 1707b : 999 : dans les temps d’opulence, l’argent
« n’était pas sitôt admis en un lieu que l’on songeait à l’en déloger, et il était accoutumé,
sans s’étonner, à faire quelquefois plus de cent logis en une même journée » ; en temps de
crise, « il marche à pas de tortue [. . .], devenant paralytique partout où il met le pied, et il
faut des machines épouvantables pour l’en déloger ».
28. R. Mandrou, par exemple, 1973 : chapitre 5.
29. Ambiguïté que l’on aussi peut déceler chez Domat, chez Nicole et même chez
Boisguilbert, qui parle de « l’incertitude des sciences, et par conséquent de la théorie »
(au contrôleur général, 1er novembre 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 331). N’oublions
pas le fameux « Descartes, inutile et incertain » de Pascal. Pour un exemple de débat autour
de ce thème, cf. Rodis-Lewis 1951.
16 Le contexte
qu’on les trouve presque dans toutes en une égale proportion ». Reprenant la
conception cartésienne de l’âme et du corps 30 , il utilise les tourbillons pour
souligner, successivement, le caractère aléatoire de la vie « exposée à mille ac-
cidents » (cf. 1670 : 18–19) et le principe de la cohésion sociale, de l’ordre
engendré par le mouvement incessant d’éléments a priori non concordants : les
pôles de la hiérarchie sociale sont autant de centres autour desquels tournent
quantités d’intérêts particuliers formant ainsi des tourbillons de matière, eux-
mêmes entraînés par d’autres tourbillons plus importants.
Rien n’est plus propre pour représenter ce monde spirituel formé par la
concupiscence, que le monde matériel formé par la nature, c’est-à-dire cet
assemblage de corps qui composent l’univers. Car on y voit même que
chaque partie de la matière tend naturellement à se mouvoir, à s’étendre,
et à sortir de sa place, mais qu’étant pressée par les autres corps, elle
est réduite à une espèce de prison, dont elle s’échappe sitôt qu’elle se
trouve avoir plus de force que la matière qui l’environne. C’est l’image
de la contrainte où l’amour-propre de chaque particulier est réduit par
celui des autres, qui ne lui permet pas de se mettre au large autant qu’il
voudrait. Et l’on va voir tous les autres mouvements représentés dans
la suite de cette comparaison. Car comme ces petits corps emprisonnés
venant à unir leurs forces et leurs mouvements, forment de grands amas
de matière que l’on appelle des tourbillons, qui sont comme les États et les
Royaumes : et que ces tourbillons étant eux-mêmes pressés et emprison-
nés par d’autres tourbillons, comme par des Royaumes voisins, il se forme
de petits tourbillons dans chaque grand tourbillon, qui suivant le mouve-
ment général du grand corps qui les entraîne, ne laissent pas d’avoir un
mouvement particulier, et de forcer encore d’autres petits corps de tour-
ner autour d’eux : de même les Grands d’un État suivant tellement le
mouvement, qu’ils ont leurs intérêts particuliers, et sont comme le centre
de quantités de gens qui s’attachent à leur fortune. Enfin, comme tous
ces petits corps entraînés par les tourbillons tournent encore autant qu’ils
peuvent autour de leur centre, de même les petits qui suivent la fortune
des Grands et celle des États, ne laissent pas dans tous les devoirs et les
services qu’ils rendent aux autres de se regarder eux-mêmes, et d’avoir
toujours en vue leur propre intérêt. (Nicole 1675 : 120–2)
La Logique d’Arnauld et Nicole 31 emprunte à Descartes. Jean Domat, de
son côté, dans sa tentative de classement et de présentation des lois civiles
30. Nicole, 1670 : 8–9 : « ... ce corps est une machine composée d’une infinité de tuyaux
et de ressorts propres à produire une diversité infinie d’actions et de mouvements, soit pour
la conservation même de cette machine, soit pour d’autres usages auxquels on l’emploie, et
[. . .] l’âme est une nature intelligente, capable de bien et de mal, de bonheur et de misère ».
31. La logique ou l’art de penser, par Antoine Arnaud et Pierre Nicole (première édition
en 1662), dite aussi « Logique de Port-Royal ».
Un augustinisme social et politique 17
Antoine Arnauld, par Jean-Baptiste de Champaigne (Château de Versailles).
(Domat 1689–94), écrit qu’il faut remonter aux premiers principes avec l’aide
de la raison, car « c’est par ces sortes de vérités si simples et si évidentes,
qu’on vient à la connaissance de celles qui le sont moins et que pour le détail
d’une science, il faut les recueillir toutes et former le corps entier qui doit être
composé de leur assemblage ». Boisguilbert lui-même nous fournit sa version
de la première page du Discours de la Méthode : « il faut [.. .] prendre parti,
il n’y a pas moyen d’user de subterfuge, ni prétexter de son ignorance sur de
pareilles matières. Tout le monde, pourvu qu’il ait le sens commun, est juge
compétent, et ne peut s’abstenir de prononcer sans mauvaise foi, sous prétexte
de son manque de lumière » (Boisguilbert 1707a : 883).
Cependant, l’apport des auteurs jansénistes à la théorie de la société et,
incidemment, de l’économie politique, ne se résume pas à des emprunts que
d’aucuns pourraient qualifier de superficiels. Ces emprunts sont eux-mêmes
rendus possibles par une problématique qu’il nous faut à présent développer.
La mise au jour de celle-ci est d’autant plus importante que Boisguilbert s’en
inspira fortement.
7. Les nombreuses allusions que nous avons faites au jansénisme laissent en-
tendre que les écrits et les prises de position des auteurs qui s’y rattachent
ne constituèrent pas seulement un élément essentiel autour duquel tournèrent
bien des discussions théologiques sur la grâce dans le climat post-tridentin
18 Le contexte
La logique, ou l’art de penser –Logique dite « de Port-Royal » –
par Antoine Arnauld et Pierre Nicole, 1662.
de la Contre-Réforme catholique. Ces discussions ne furent pas confinées, en
France tout au moins, à des thèmes purement théologiques mais embrassèrent
tous les aspects de la vie sociale. Les nombreuses familles de pensée qui ac-
compagnèrent ce grand renouveau de la spiritualité en France ne pouvaient pas
éviter d’exprimer, plus ou moins clairement, leur attitude face à la vie « mon-
daine », au pouvoir, à la société. Et dans tous ces débats, un nom domine le
siècle plus encore que les précédents : celui de saint Augustin, le « docteur de
la Grâce », dont l’œuvre importante et protéiforme se prêtait à bien des inter-
prétations. Jansen, Saint-Cyran, Pascal, Arnauld, Nicole s’en réclament, tout
comme Bérulle, Bossuet et Fénelon. Mais c’est surtout les écrits dans lesquels
saint Augustin brosse un tableau sévère, pessimiste, de l’homme sans Dieu et
de la Cité terrestre qui retinrent l’attention; c’est cette optique que souligne le
siècle et qui imprègne bien des auteurs laïcs (La Bruyère, La Rochefoucauld,
Boileau par exemple) 32 .
32. L’influence de saint Augustin « s’est étendue au siècle entier. Tous le citent, l’utilisent,
le commentent, même s’ils ne l’ont guère lu [. . .]. On le voit intervenir partout, autorité
souveraine [. . .]. Cela finit par devenir une obsession : on n’ose plus formuler de réserves, de
critiques ; saint Augustin en toutes choses a toujours raison : Rome devra en 1690 condamner,
parmi les erreurs des jansénistes, l’opinion qu’il suffit qu’un point de doctrine ait été professé
par saint Augustin pour qu’on soit autorisé à le soutenir envers et contre tous, le pape y
compris » (Marrou 1955 : 170–1).
Un augustinisme social et politique 19
L’interprétation la plus dure et la plus pessimiste des œuvres d’Augustin
fut acceptée et accentuée par le courant janséniste qui, dans sa controverse
avec le molinisme, s’appuie sur les écrits contre les pélagiens. Un chef-d’œuvre
à succès reste bien entendu les Provinciales, œuvre à bien des égards collective
de Pascal, Nicole et Domat. Mais le succès même des prises de position jan-
sénistes ; la résistance que Saint-Cyran opposa à Richelieu ; les sympathies de
quelques auteurs jansénistes pour la Fronde; la protection que le courant re-
çut, par la suite, de la part d’anciens frondeurs ; ou encore – et peut-être même
surtout – l’allure générale de la doctrine qui faisait penser au calvinisme 33 :
tout ceci suscita la méfiance perpétuelle, voire l’hostilité, de la monarchie en-
vers ce courant de pensée. Pourtant – et ici nous nous séparons de nombre
de commentateurs – il n’y avait peut-être pas meilleurs théoriciens de l’abso-
lutisme et du conservatisme social. Boisguilbert, même en modifiant, sur des
points importants, les idées du courant dans lequel il s’insère, n’échappe pas à
la règle, et ne fut certainement pas le révolutionnaire que la postérité, au XIXe
siècle, se plut à dépeindre. Il ne faut pas confondre le libéralisme économique
et le libéralisme politique : ils furent longtemps séparés et peuvent encore être
disjoints.
Le jansénisme ne forma pas, même au XVIIe siècle, une entité monolithique.
Plusieurs courants le traversèrent, à présent bien étudiés. Martin de Barcos
(1600–1678), Blaise Pascal (1626–1662) après ce qu’il est convenu d’appeler sa
« conversion », représentèrent une position extrémiste prêchant le retrait to-
tal du monde. Antoine Arnauld (1612–1694), Pierre Nicole (1625–1695), Jean
Domat (1625–1696) exprimèrent une ligne de pensée plus modérée, d’un augus-
tinisme mêlé de thomisme, ne repoussant pas systématiquement la vie « mon-
daine ». Nicole, sur la fin de sa vie, collabora même parfois avec Bossuet, et
ne s’attira pas que des sympathies dans le milieu port-royaliste avec sa théorie
de la « grâce générale »34.
C’est la position modérée, également illustrée par l’abbé Jacques-Joseph
Duguet (1649–1733) et par Pasquier Quesnel (1634–1719), qui développa les
thèmes concernant la société, le pouvoir politique, l’organisation de la vie éco-
nomique. Non pas que les vues de ces auteurs soient homogènes, ou même
33. Cf. par exemple la position funambulesque de Pascal qui, dans ses Écrits sur la grâce,
tente de démarquer clairement la position des « disciples de saint Augustin » de celle des
molinistes et des calvinistes. On sait que Mazarin qualifia le jansénisme de « calvinisme
rebouilli ».
34. James 1972, première partie, chapitre 1 en particulier.
20 Le contexte
Blaise Pascal, peinture anonyme (Château de Versailles).
concordantes. Mais elles reflètent un même ensemble de préoccupations, et
furent très largement diffusées comme en témoignent les nombreuses éditions
des Essais de morale de Nicole – dont : De l’Éducation d’un Prince, 1670 –
et de l’Institution d’un Prince de Duguet (1739, rédigé en 1699). Pour notre
sujet, cependant, les Essais de morale seront au centre de notre attention, avec
le Traité des lois (1689), Les Lois civiles dans leur ordre naturel (1689–94) et
le Droit public (1697) de Domat. Les autres auteurs ne seront convoqués que
pour des témoignages complémentaires, ou à titre de comparaison 35 .
8. Afin de caractériser la manière particulière à Nicole et à Domat de poser
le problème de l’étude de la vie en société, il peut être utile de revenir sur
l’image mécaniste de l’homme et sur la fragilité de cet assemblage constitué
d’une infinité de « tuyaux » et de « ressorts ». « Mais qu’est-ce que cette vie
sur laquelle il [l’homme] se fonde, et quelle force a-t-il pour la conserver ? » se
35. Il y a du vrai dans l’affirmation péremptoire de J. Viner (1978 : 131) selon laquelle
« Pierre Nicole et Jean Domat furent les seuls auteurs à appliquer systématiquement la
doctrine rigoriste au domaine économique ». Elle est vraie au sens où l’on verra Nicole et
Domat poser clairement le problème de la coordination des activités, mais alors c’est oublier
leur exécuteur testamentaire : Boisguilbert. Elle est fausse dans la mesure où elle omet,
outre Boisguilbert, des auteurs comme l’abbé Duguet même si le système de ce dernier est
finalement plus proche de celui de Fénelon que de celui de Nicole ou de Boisguilbert.
Un augustinisme social et politique 21
Un chef d’œuvre polémique, et un livre à succès : Les Provinciales de Pascal, 1657,
ouvrage auquel collaborèrent Pierre Nicole et Jean Domat (BnF/Gallica).
demande Nicole. « Elle dépend d’une machine si délicate et composée de tant de
ressorts, qu’au lieu d’admirer comme elle se détruit, il y a bien lieu de s’étonner
comment elle peut seulement subsister un peu de temps » (Nicole 1671 : 14).
Le problème de la cohésion sociale est posé en des termes analogues : étant
donné la nature corrompue des hommes, et leurs intérêts divergents, comment
une société peut-elle se maintenir et perdurer, au lieu d’éclater immédiatement
en mille morceaux, dans l’anarchie la plus totale? La réponse à cette question
exige que l’on prenne en compte les fondements théologiques de la « morale ».
À la base de tout l’édifice : la vision dualiste augustinienne de l’homme et de
la religion – la Cité terrestre et la Cité céleste, ou encore Adam et Jésus-Christ.
« Toute la religion chrétienne tient principalement dans l’état et la personne de
deux hommes [. . .], Adam qui est le principe du péché, et [. . .] Jésus-Christ qui
est le principe du salut » (A. Singlin). On sait quelle amplification ce thème
reçut dans les Pensées de Pascal.
Avant la Chute, l’homme pouvait jouir d’un bonheur parfait. Dieu était
l’objet de son amour ; il faisait le bonheur entier de chacun et il pouvait être
possédé par tous. Le péché originel modifie cette situation. Au lieu d’aimer
Dieu, l’homme se porte à lui-même un intérêt exclusif (amour-propre, concu-
piscence) et son désir se tourne vers tous les biens terrestres qui peuvent servir
22 Le contexte
à sa volupté. Par cet amour immodéré de soi-même et de son intérêt parti-
culier, il fait des biens apparents sa divinité et rencontre, dans sa quête, les
désirs opposés des autres hommes : « l’homme ayant violé la première loi, et
s’étant égaré de la véritable félicité qu’il ne pouvait trouver qu’en Dieu seul,
il l’a recherchée dans les biens sensibles où il a trouvé deux défauts opposés
[. . .] [aux] deux caractères du souverain bien : l’un, que ces biens ne peuvent
être possédés de tous ; et l’autre, qu’ils ne peuvent faire le bonheur d’aucun »
(Domat 1689 : 24). Ce « dérèglement de l’amour », affirme Domat, est la cause
du « dérèglement de la société ». « C’est ainsi que l’homme, ayant mis d’autres
biens à la place de Dieu qui devait être son unique bien, et qui devait faire sa
félicité, a fait de ces biens apparents, son bien souverain où il a placé son amour
et où il établit sa béatitude ; ce qui est en faire sa divinité, et c’est ainsi que par
l’éloignement de ce seul vrai bien qui devait unir les hommes, leur égarement
à la recherche d’autres biens les a divisés » (ibid. : 25). L’amour-propre règne
alors en maître :
on voit régner cet autre amour tout opposé [à l’amour mutuel] dont le
caractère lui a justement donné le nom d’amour-propre, parce que celui
en qui cet amour domine ne recherche que les biens qu’il se rend propres,
et qu’il n’aime dans les autres que ce qu’il en peut rapporter à soi. (ibid.)
Pour décrire cette situation, les mots ne sont pas assez durs, même si le
vocabulaire de Domat, au regard de celui de Nicole et de Boisguilbert, paraît
plus modéré. « C’est le venin de cet amour qui engourdit le cœur de l’homme
[. . .] ; et qui [. . .] est comme une peste universelle » (ibid.)36. La résultante de
la Chute consiste donc en un état de guerre de tous contre tous37 « parce que
l’amour-propre des autres hommes s’oppose à tous les désirs du nôtre. »
Nous voudrions que tous les autres nous aimassent, nous admirassent,
pliassent sous nous, qu’ils ne fussent occupés que du soin de nous
satisfaire. Et non seulement ils n’en ont aucune envie, mais ils nous
trouvent ridicules de le prétendre, et ils sont prêts de tout faire, non
seulement pour nous empêcher de réussir dans nos désirs, mais pour
36. Voir aussi Nicole 1675 : 115–16 par exemple.
37. Nicole (1675 : 117) fait ici référence à Hobbes : « si celui qui a dit qu’ils [les hommes]
naissent dans un état de guerre et que chaque homme est naturellement ennemi de tous les
autres hommes, eût voulu seulement représenter par ces paroles la disposition du coeur des
hommes les uns envers les autres, sans prétendre la faire passer pour légitime et pour juste,
il aurait dit une chose aussi conforme à la vérité et à l’expérience que celle qu’il soutient,
est contraire à la raison et à la justice ». Nicole, cependant, pourrait bien être plus proche
de Selden que de Hobbes (sur ces deux auteurs, voir Tuck 1979). Remarquons d’autre part
qu’il n’y a pas, chez les jansénistes du XVIIe siècle, de théorie du contrat.
Un augustinisme social et politique 23
nous assujettir aux leurs. Voilà donc par là tous les hommes aux mains
les uns avec les autres. (Nicole 1675 : 116)
Les autres caractéristiques de l’état corrompu sont nombreuses et impor-
tantes. Tout d’abord, la nature agit en sorte que l’homme ne saurait vivre
isolément, en autosuffisance. Nicole, par exemple, souligne la nécessité dans
laquelle se trouvent les hommes de vivre, bon gré mal gré, ensemble : ils « sont
liés entre eux par une infinité de besoins, qui les obligent par nécessité de vivre
en société, chacun en particulier ne pouvant se passer des autres; et cette so-
ciété est conforme à l’ordre de Dieu, puisqu’il permet ces besoins pour cette fin.
Tout ce qui est donc nécessaire pour la maintenir est dans cet ordre, et Dieu
le commande en quelque sorte par cette loi naturelle qui oblige chaque partie
à la conservation du tout » (Nicole 1671 : 321). Le problème de l’existence et
du maintien de la cohésion sociale est donc bien fondamental.
Pour satisfaire aux besoins, le travail est considéré comme une pénitence gé-
nérale que Dieu a imposée à tous les hommes (Nicole 1670 : 412) et à laquelle
personne ne devrait pouvoir échapper. Domat, s’il reconnaît par ailleurs que
le travail était déjà commandé à l’homme avant la Chute, dans l’état d’inno-
cence, souligne qu’il constituait alors « une occupation agréable, sans peine,
sans dégoût, sans lassitude », et précise que « les travaux qui exercent mainte-
nant l’homme, lui sont une peine dont Dieu le punit » 38 . En conséquence, est
sévèrement dénoncée « l’énormité du vice de la fainéantise et de la paresse »
puisque Dieu a voulu « qu’aucun n’eût son pain qu’à la sueur de son visage,
et par un exercice à quelque occupation qui rendit juste qu’il fût nourri, et il
déclare indignes de manger, ceux qui ne gagnent, ou ne méritent pas leur sub-
sistance par quelque travail » (Domat 1697 : 236). Ceux-là sont véritablement
« dignes de la mort même [. . .], si la justice qui leur est due n’était réservée à
un autre temps par d’autres supplices » (ibid.). Personne ne saurait échapper à
la règle, déclare Domat, sans rébellion contre « la loi naturelle et la loi divine »
(ibid. : 237). « Il n’y a point de condition sans en excepter les plus élevées, qui
n’ait pour son caractère essentiel, et pour devoir capital et indispensable l’en-
gagement au travail pour lequel elle est établie » (ibid. : 236, nous soulignons).
Boisguilbert porte le même jugement, mais omet la précision soulignée dans la
citation précédente : ne permet-elle pas en fait de « sanctifier » toute activité,
y compris la simple gestion d’un patrimoine, et de considérer les violations
comme exceptionnelles ?
38. Domat 1689 : 7 ; cf. aussi Domat 1697 : 236 et 241.
24 Le contexte
Pierre Nicole, par Jean-Baptiste de Champaigne (Château de Versailles).
Une autre œuvre à succès : De l’éducation d’un prince, de Pierre Nicole, 1670,
ouvrage publié par la suite comme volume 2 des Essais de morale.
Dernière caractéristique de l’état corrompu, enfin : non seulement les be-
soins pressent l’homme, non seulement celui-ci doit exercer une activité pénible
afin d’y pourvoir, mais encore le péché originel multiplie ces besoins comme
pour mieux enferrer l’homme déchu : il a « aussi augmenté la nécessité des tra-
vaux » (Domat 1689 : 25) et donc accru l’interdépendance entre les hommes.
En cherchant à remédier à leur indigence, ceux-ci
ne font qu’augmenter leurs besoins et leurs nécessités, et leur faiblesse
par conséquent [.. .]. Celui qui a besoin de beaucoup de choses [.. .] est
esclave de beaucoup de choses, il est lui-même serviteur de ses serviteurs,
et il en dépend plus qu’ils ne dépendent de lui. De sorte que l’augmen-
tation des besoins et des honneurs de ce monde ne faisant qu’augmenter
les servitudes et les dépendances, nous réduit ainsi à une misère plus
effective. (Nicole 1671 : 56–7)
Les termes de la question de l’existence même de la société, de la cohésion
sociale, sont ainsi clairement énoncés : d’un côté, la guerre de tous contre
tous ; de l’autre, l’interdépendance généralisée. La société, d’un côté, ne peut
être fondée sur une violence et une anarchie perpétuelles. Mais, d’un autre côté,
alors qu’il « est absolument nécessaire afin que la société des hommes subsiste,
qu’ils [les hommes] s’aiment et se respectent les uns les autres » (ibid : 231), cela
Un augustinisme social et politique 25
ne semble pas être le cas dans la mesure où la concupiscence dicte précisément
l’attitude contraire. Ainsi posé, le problème semble ne pas devoir recevoir de
solution :
On ne comprend pas d’abord comment il s’est pu former des sociétés,
des Républiques et des Royaumes de cette multitude de gens pleins de
passions si contraires à l’union, et qui ne tendent qu’à se détruire les uns
les autres. (Nicole 1675 : 117)
9. La solution existe pourtant, qui provient, précise Nicole, de la source même
des maux : « l’amour-propre qui est la cause de cette guerre, saura bien le
moyen de les [les hommes] faire vivre en paix » (ibid.). Dieu n’a laissé pro-
duire le mal, affirme Domat, que parce qu’il sait en tirer le bien ; « d’une aussi
méchante cause que notre amour-propre, et d’un poison si contraire à l’amour
mutuel qui devait être le fondement de la société, Dieu a fait un des remèdes
qui la font subsister; car c’est de ce principe de division qu’il a fait un lien qui
unit les hommes en mille manières, et qui entretient la plus grande partie des
engagements » (Domat 1698 : 25). De quelle manière ? Par la ruse. Voyant qu’il
ne peut faire plier les autres par la force sans en retirer lui-même quelque dom-
mage, l’homme s’astreint à certaines règles de convenance et de civilité pour
parvenir à ses fins : « l’amour-propre s’accommode à tout pour s’accommoder
de tout ; et il sait si bien assortir ses différentes démarches à toutes ses vues,
qu’il se plie à tous les devoirs, jusqu’à contrefaire toutes les vertus » (ibid. :
26).
On reconnaît là une application de la notion d’amour-propre éclairé chère
à Nicole. Après la Chute, il reste néanmoins à l’homme une étincelle divine, la
raison, « toute aveugle et corrompue qu’elle est » (Nicole 1671 : 42). Elle fait
sa force et peut lui servir de guide dans la vie. « Mais combien y en a-t-il peu
qui l’emploient à cet usage? » Car la faiblesse de l’homme consiste précisément
dans cette « impuissance où sa volonté se trouve, de se conduire par la raison »
(ibid.), et la faiblesse l’emporte sur la force. Mais voyant qu’il ne peut satisfaire
aux exigences de son amour-propre par la force, l’homme va utiliser, par une
sorte de ruse de la passion, la lumière divine qui demeure pour atteindre son
but.
Nous flottons dans la mer de ce monde au gré de nos passions [. ..], comme
un vaisseau sans voile et sans pilote : et ce n’est pas la raison qui se sert
des passions, mais les passions qui se servent de la raison pour arriver à
leur fin. (ibid. : 43)
L’amour-propre se transforme donc en « amour-propre éclairé, qui sait
connaître ses vrais intérêts » (Nicole 1675 : 115). Les hommes substituent
26 Le contexte
« l’artifice à la force, et ils n’en trouvent point d’autre que de tâcher de conten-
ter l’amour-propre de ceux dont ils ont besoin, au lieu de le tyranniser. Les
uns tâchent de se rendre utiles à ses intérêts, les autres emploient la flatterie
pour le gagner. On donne pour recevoir. C’est la source et le fondement de
tout commerce qui se pratique entre les hommes, et qui se diversifie en mille
manières » (ibid. : 118–19). L’amour-propre éclairé n’est rien d’autre que ce
que l’on appelle l’ « honnêteté humaine », « un amour-propre intelligent et
plus adroit que celui du commun du monde, qui sait éviter ce qui nuit à ses
desseins, et qui tend à son but qui est l’estime et l’amour des hommes par une
voie plus adroite et plus raisonnable » (ibid. : 126–7).
Il suit de ceci que les effets de la charité et ceux de l’amour-propre éclairé
deviennent indiscernables (ibid. : 114, 119). Dans un passage célèbre, qui sera
repris par la suite par Boisguilbert comme par Adam Smith, Nicole dépeint en
ces termes l’harmonie qui en résulte pour un État :
On trouve par exemple presque partout en allant à la campagne, des gens
qui sont prêts à servir ceux qui passent, et qui ont des logis tout préparés
à les recevoir. On en dispose comme on veut. On leur commande ; et ils
obéissent. [. . .] Ils ne s’excusent jamais de rendre les assistances qu’on
leur demande. Qu’y aurait-il de plus admirable que ces personnes s’ils
[sic] étaient animés de la charité? C’est la cupidité qui les fait agir [. . .].
Quelle charité serait-ce que de bâtir une maison toute entière pour un
autre, de la meubler, de la tapisser, de la lui rendre la clef à la main ? La
cupidité le fera gaiement. Quelle charité d’aller quérir des remèdes aux
Indes, de s’abaisser aux plus vils ministères, et de rendre aux autres les
services les plus bas et les plus pénibles ? La cupidité fait tout cela sans
s’en plaindre 39 . (Nicole 1670 : 204–5)
L’impression qui se dégage ici est donc, en définitive, celle d’une société
parfaitement auto-régulée par la raison de ses membres (Nicole 1675 : 153–5),
intérieurement corrompue, certes, mais extérieurement généreuse, pacifique et
honnête. Mue par l’amour-propre, celui-ci y demeure dissimulé aux regards
39. Cf. Boisguilbert 1705c : 748–9 : « .. . tout le commerce de la terre, tant en gros qu’en
détail, et même l’agriculture, ne se gouverne que par l’intérêt des entrepreneurs, qui n’ont
jamais songé à rendre service ni à obliger ceux avec qui ils contractent par leur commerce ;
et tout cabaretier qui vend du vin aux passants n’a jamais eu l’intention de leur être utile,
ni les passants qui s’arrêtent chez lui à faire voyage de crainte que ses provisions ne fussent
perdues. C’est cette utilité réciproque qui fait l’harmonie du monde et le maintien les États ;
chacun songe à se procurer son intérêt personnel au plus haut degré et avec [le] plus de
facilité qu’il lui est possible, et lorsqu’on va acheter quelque marchandise à quatre lieues
de sa maison, c’est parce qu’on n’y en vend pas à trois lieues, ou qu’elle y est à meilleur
compte, ce qui récompense le plus long chemin ». Les passages de la Richesse des Nations
d’A. Smith, qui reprennent le thème de Nicole, sont bien connus.
Un augustinisme social et politique 27
de tous ; vide de charité, tout semble cependant en provenir. Voilà l’œuvre
de la Providence que Nicole ne se lasse pas d’admirer et dont il nous dépeint
abondamment les effets.
10. Deux questions se posent cependant, qui auront leur importance lors de
la reprise de ce thème par Boisguilbert : tout d’abord celle de l’originalité de
cette conception à l’époque ; ensuite celle du caractère suffisant ou insuffisant
de cet amour-propre éclairé pour maintenir, seul ou non, la cohésion sociale.
On peut répondre assez rapidement à la première interrogation. Le problème
de l’opposition plus ou moins conflictuelle entre la raison 40 et les passions
n’est certainement pas neuf. Mais pendant longtemps les passions avaient été
considérées comme intrinsèquement mauvaises et devant, le plus souvent, être
réprimées par un ordre extérieur à l’individu. Dans le meilleur de ces cas, c’est
la raison qui devait dominer les passions, mais cette situation était reconnue
comme exceptionnelle et hors d’atteinte de l’homme ordinaire. La nouveauté
commença, pour faire bref, avec Machiavel, dans le domaine de l’action pu-
blique. Un acte n’est alors jugé que par rapport à ses effets. On passe des pas-
sions aux intérêts 41. C’est cependant vers le milieu du XVIIe siècle que cette
notion se généralisa à la sphère des intérêts privés. L’idée selon laquelle des ac-
tions très différentes – relevant des passions comme de la raison – puissent être
socialement utiles et manipulables s’imposa progressivement dans une sorte
de préfiguration de l’utilitarisme 42 . Dans la progression de cette idée, des
théologiens, ou encore des auteurs comme Louis de la Forge, Cureau de la
Chambre, Descartes, jouèrent un rôle : les passions deviennent utilisables (Riese
1965).
C’est cependant le livre de Senault, De l’usage des passions (1641), qui
marque, semble-t-il, une étape décisive. Cependant, comme le note N. O.
Keohane (1980 : 197), ce ne fut qu’une étape dans la mesure où demeure
40. Le terme « raison » peut recevoir plusieurs significations, toutes utilisées jusqu’ici. Il
peut s’agir de la faculté qui permet de discerner le souverain bien et les moyens d’y parvenir.
Il peut encore s’agir de la faculté de distinguer le vrai du faux dans les sciences. Enfin, le
mot peut désigner la simple capacité d’établir au mieux la voie pour atteindre une fin, quelle
qu’elle soit.
41. Une littérature abondante s’est récemment développée sur ce thème, ne se limitant
cependant pas à la période qui nous retient ici. Voir en particulier les ouvrages de L. Rothkrug
(1965), A. O. Hirschman (1977), L. Dumont (1977), N. O. Keohane (1980); ou encore les
articles de M. Raymond (1957), A. O. Hirschman (1982), Ph. Mongin (1978), S. C. Kolm
(1981), G. Berger (1981).
42. Voir par exemple Rothkrug 1965, Keohane 1980.
28 Le contexte
chez cet auteur une certaine nécessité de domestication des passions par la
raison et l’amour du bien public. Il ne s’agit donc là que du développement
ultime du thème de l’utilisation des passions par la raison.
L’originalité de Nicole et des auteurs Jansénistes nous semble donc, non
pas d’avoir porté ce thème à son plus haut degré de développement, comme
le voudrait N. O. Keohane, mais bien, comme Nicole43 le souligne lui-même,
d’en avoir inversé les termes : l’utilisation de la raison par les passions. La
forme extrême que l’auteur confère au principe de l’« amour-propre éclairé » est
d’ailleurs loin d’être généralement acceptée à l’époque, même lorsque l’expres-
sion est utilisée. C’est par exemple le cas de Malebranche, qui définit l’amour-
propre éclairé comme l’amour-propre animé par la charité, ce qui est revenir à
Senault et à Descartes.
11. Pour ce qui concerne la seconde interrogation formulée précédemment,
il nous faut revenir aux écrits de Nicole et Domat. L’enjeu est de taille. Car
l’exemple-type d’« amour-propre éclairé » donné par Nicole ne consiste-t-il pas
dans l’activité marchande? Et si l’« amour-propre éclairé » surgit spontané-
ment du chaos et suffit seul à maintenir la société, ne serions-nous pas là en
présence de la première apparition d’une idée fondamentale en économie poli-
tique, sous-tendant la conception libérale et la théorie de l’équilibre économique
général ? Dans le cas contraire, c’est-à-dire si cette idée ne peut finalement être
dégagée des écrits de Nicole et Domat, les modifications apportées par la suite
par Boisguilbert pourraient bien s’avérer décisives.
La lecture des textes tranche en faveur de la seconde hypothèse. Il est vrai
que, pour un lecteur moderne, économiste de surcroît, les passages plutôt ap-
puyés que nous avons cités plus haut tendent à capter, seuls, l’attention. Mais il
ne faut pas oublier qu’ils sont insérés dans un contexte qui ne prête à équivoque
ni chez Nicole, ni chez Domat.
Comment les sociétés se sont-elles formées? Par la force et non par le
contrat, en dépit de certaines expressions ambiguës. La force entraîne la
domination, les lois, la répression. Voici le processus tel que le décrit Nicole
dans le troisième volume des Essais de morale :
il [l’homme] aime la domination, il aime à s’assujettir tout le monde, mais
il aime encore plus la vie et les commodités et les aises de la vie, que la
domination ; et il voit clairement que les autres ne sont nullement disposés
43. Un écho célèbre : « L’intérêt, que l’on accuse de tous nos crimes, mérite souvent d’être
loué de nos bonnes intentions » (La Rochefoucauld 1678, maxime 305).
Un augustinisme social et politique 29
à se laisser dominer et sont plutôt prêts de lui ôter les biens qu’il aime le
mieux. Chacun se voit donc dans l’impuissance de réussir par la force dans
les desseins que son ambition lui suggère, et appréhende même justement
de perdre par la violence les autres biens essentiels qu’il possède. C’est
ce qui oblige d’abord à se réduire au soin de sa propre conservation, et
l’on ne trouve point d’autre moyen pour cela que de s’unir avec d’autres
hommes pour repousser par la force qui entreprendraient de nous ravir
la vie ou les biens. Et pour affermir cette union, on a fait des lois, et on
ordonne des châtiments contre ceux qui les violent. Ainsi par le moyen
des roues et des gibets qu’on établit en commun, on réprime les pensées
et les desseins tyranniques de l’amour-propre de chaque particulier. La
crainte de la mort est donc le premier lien de la société civile, et le premier
frein de l’amour-propre. (Nicole 1675 : 117–18)
Remarquons ici que, pour notre sujet, une référence à Selden ou à Hobbes
n’est pas incontournable. Jean Bodin lui-même avait ouvert la voie en décla-
rant, dans Les Six Livres de la République : « La raison et lumière naturelle
nous conduit à cela, de croire que la force et violence a donné source et ori-
gines aux Républiques. Et quand la raison n’y serait point, il sera montré
ci-après par le témoignage indubitable des plus véritables historiens [.. .] que
les premiers hommes n’avaient point d’honneur, et de vertu plus grande, que
de tuer, massacrer, voler ou asservir les hommes » (Bodin 1576 : 69). Comme
il ressort d’ailleurs de l’examen de la littérature politique, les œuvres de Bodin
dominent encore, jusqu’à Montesquieu, la pensée du temps. Le courant jansé-
niste n’échappe pas à la règle : Nicole définit la souveraineté du prince par le
pouvoir de donner les lois, et Domat fonde son système des lois sur la famille,
la propriété, l’État et l’idée de justice 44 .
44. Il apparaît, de maints indices, que Boisguilbert doit beaucoup à la lecture de Bodin,
et se situe dans son sillage. Outre ce qui est dit dans le prochain chapitre, concernant
la méthode, l’histoire, la nature de l’impôt, remarquons les emprunts probables suivants.
L’image de la charette et des bœufs, utilisée par Boisguilbert, peut provenir de la République,
tout comme les allusions constantes à l’administration des Turcs (écho que l’on retrouve
aussi chez Montchrestien, de la Croix, etc.). La conception de la guerre est semblable :
celle-ci « met toutes choses en mouvement, elle purge les humeurs peccantes, et elle charme
en quelque manière la vivacité d’une nation qui n’aime pas naturellement le repos, et à
qui, même, il est souvent dommageable » (Boisguilbert 1704b : 843 ; cf. Bodin 1568 : 91 ;
mais cf. aussi Richelieu 1632–38 : 381. Contra : É. de la Croix 1623 : 110 : « La guerre
n’est pas un remède aux maladies d’État »). Enfin, Bodin insiste sur le rôle et les capacités
des travailleurs français émigrés en Espagne. Cf. par exemple Bodin 1568 : 92 : « le plus
grand bien d’Espagne, qui d’ailleurs est déserte, vient des colonies françaises, qui vont à
la file en Espagne, et principalement d’Auvergne et du Limousin; si bien qu’en Navarre et
Aragon presque tous les vignerons, laboureurs, charpentiers, maçons, menuisiers, tailleurs
de pierre, tourneurs, boureliers, sont français, car l’Espagnol est paresseux à merveilles,
hors le fait des armes et de la trafique, et pour cette cause il aime le Français actif et
serviable ». Voir Boisguilbert 1705c : 757–8, où ce problème est évoqué. On sait par ailleurs
30 Le contexte
C’est donc en premier lieu l’ordre politique qui contient tout un chacun
dans les limites d’un comportement compatible avec celui des autres. C’est
encore l’ordre politique qui oblige à avoir recours aux ruses de la passion et qui
contraint l’amour-propre à s’éclairer. Il est le principal responsable de l’état de
choses présent : les hommes lui doivent repos, sûreté, protection et donc, tous
les avantages du commerce et de l’industrie. Il est une « invention admirable »,
s’exclame Nicole dans un passage extrêmement caractéristique. Car s’il n’y a
rien « dont on tire de plus grands services que la cupidité même des hommes »,
encore faut-il que cette dernière soit fortement disposée à les rendre. Or,
si on la laisse à elle-même, elle n’a ni bornes ni mesures. Au lieu de
servir à la société humaine, elle la détruit. Il n’y a point d’excès dont
elle ne soit capable lorsqu’elle n’a point de liens ; son inclination et sa
pente allant droit au vol, aux meurtres, aux injustices, et aux plus grands
dérèglements.
Il a donc fallu trouver un art pour régler la cupidité, et cet art consiste
dans l’ordre politique qui la retient par la crainte de la peine, et qui
l’applique aux choses qui sont utiles à la société. C’est cet ordre qui nous
donne des marchands, des médecins, des artisans, et généralement tout
ce qui contribue aux plaisirs, et satisfait aux nécessités de la vie. Ainsi
nous en avons obligation à ceux qui sont les conservateurs de cet ordre.
C’est-à-dire à ceux en qui réside l’autorité qui règle et entretient les États.
On admirerait un homme qui aurait trouvé l’art d’apprivoiser les lions,
les ours, les tigres, et les autres bêtes farouches, et de les faire servir aux
usages de la Vie. L’ordre politique fait cette merveille ; car les hommes
pleins de cupidité sont pires que des tigres, des ours et des lions. Chacun
d’eux voudrait dévorer les autres; et cependant par le moyen des lois et
des polices, on apprivoise tellement ces bêtes féroces, que l’on en tire tous
les services humains que l’on pourrait tirer de la plus grande charité.
L’ordre politique est une invention admirable que les hommes ont trou-
vée, pour procurer à tous les particuliers les commodités dont les plus
grands Rois ne sauraient jouir, quelque nombre d’Officiers qu’ils aient,
et quelques richesses qu’ils possèdent si cet ordre était détruit. (Nicole
1670 : 205–7)
L’ordre politique n’est donc pas tout, mais il est le fondement de tout. Il
restera à préciser davantage sa véritable nature, répressive et inégalitaire, fort
que Bodin fut largement copié : Montchrétien le plagie comme Colbert plagiera plus tard
Richelieu. L’attitude de Boisguilbert est d’un autre ordre : il s’en inspire. Cf. par exemple
le passage de la deuxième édition de la Réponse à Malestroict (Bodin 1578 : 158–9) : Bodin
y fustige la complexité engendrée par les différents types de monnaies, et les opérations de
change, provoquant confusion et tromperie ; Boisguilbert le transposera comme élément de
sa conception des obstacles dus à une information défectueuse (ci-dessous : chapitre 5).
Un augustinisme social et politique 31
éloignée de celle d’un simple État-gendarme : ce qui sera fait dans le chapitre
suivant. Pour l’heure, soulignons l’existence d’autres liens indispensables à la
cohésion sociale : car les liens spirituels de la religion jouent aussi leur rôle, tout
comme ceux des convenances, de la civilité, qui évitent les heurts des personnes
par les bornes qu’elles placent à leurs écarts dans la société. Ces multiples liens
invisibles, mais efficaces, viennent soutenir l’ordre répressif, et l’adoucir. Au-
delà des contraintes ou même des liens d’amitié, la société tient à cette infinité
de « petites cordes toutes humaines » qui font l’union des personnes à leur insu
(cf. ibid. : 308–10 ; cf. aussi 1671 : 231–2) 45.
Jean Domat ne dit pas autre chose. Davantage encore que Nicole, il donne
l’impression, dans les premières pages du Traité des Lois, de tout faire repo-
ser sur l’amour-propre éclairé. Il ajoute cependant quelques propos très clairs
qui montrent bien que ce fondement est insuffisant46. Quatre autres moyens
forment d’après lui les « fondements naturels de l’ordre » : la religion « qui
fait tout ce qu’on peut voir dans le monde, qui soit réglé par l’esprit des pre-
mières lois », « la conduite secrète de Dieu sur la société dans tout l’univers »,
« l’autorité que Dieu donne aux puissances », et enfin « cette lumière restée à
l’homme après sa chute, qui lui fait connaître les règles naturelles de l’équité »
(Domat 1689 : 26). Le premier et le troisième moyens concernent l’Église et
l’État, respectivement destinés à régenter l’intérieur et l’extérieur de l’homme
(ibid. : 29 ; cf. 1697 : 336–45). Le quatrième, l’équité, met l’accent sur une
véritable honnêteté et droiture de conduite qui ne doit rien à l’intérêt (Domat
1689 : 27) 47 .
12. Le deuxième moyen, en revanche, semble plus mystérieux : il est pourtant
déclaré « un fondement plus essentiel et plus solide » (Domat 1689 : 27). Il
45. M. Raymond (1957 : 239) écrit : « Mon propos est de montrer que les sources de la so-
ciologie optimiste des ‘philosophes’ doivent être recherchées, pour une part, dans la sociologie
pessimiste du XVIIe siècle, et qu’une morale chrétienne sombre, préoccupée de pourchas-
ser l’amour propre dans ses derniers retranchements, a contribué à engendrer, par réaction,
une morale fondée sur l’intérêt ». Il ne s’agit pas à proprement parler d’une « réaction »,
mais d’un développement dont Boisguilbert constitue un moment essentiel. Au demeurant,
la vogue de Nicole est grande au XVIIIe siècle. Voltaire lui-même déclare que « ses Essais
de morale qui sont utiles au genre humain ne périront pas. Le chapitre surtout des moyens
de conserver la paix dans la société est un chef-d’œuvre auquel on ne trouve rien d’égal en
ce genre dans l’Antiquité » (cf. Berger 1981).
46. Cf. notamment les amples développements de ce thème dans Le Droit public (1697).
47. Contrairement à ce qu’affirme James, cet accent n’est pas non plus propre à Domat
et peut aussi être décelé, en maints endroits, chez Nicole : celui-ci est simplement d’avis que
cette qualité a peu d’occasions de se manifester dans un contexte hostile (cf. par exemple
Nicole 1671 : 43).
32 Le contexte
convient de préciser ici ce point. Sur le fond, l’analyse n’en sera pas modi-
fiée. Mais c’est pour nous l’occasion de préciser la signification d’un terme :
« Providence », dont Boisguilbert fera usage dans certains passages décisifs de
son œuvre – passages qui risquent fort d’être mal interprétés si l’on ignore la
signification que revêt à l’époque le vocabulaire utilisé.
En quoi consiste donc cette « conduite secrète de Dieu sur la société » dont
parle Domat ? « C’est par sa providence universelle sur le genre humain qu’il
partage la terre aux hommes, et qu’il distingue les nations par cette diver-
sité d’empires, de royaumes, de républiques et d’autres États, qu’il en règle et
l’étendue et la durée par les événements qui leur donnent leur naissance, leur
progrès, leur fin, et que, parmi tous ces changements, il forme et soutient la
société civile dans chaque État, par des distinctions qu’il fait des personnes
pour remplir tous les emplois et toutes les places, et par les autres manières
dont il règle tout » (ibid.). Il s’agit donc de l’omniprésence organisatrice de
Dieu, de l’action de la Providence divine, au travers du cours de l’histoire et
de l’organisation des sociétés – thème qui recoupe en partie les trois autres
moyens, le troisième en particulier. Ce recours à la main de Dieu dans l’his-
toire et dans l’organisation sociale constitue-t-il une échappatoire ? Aurait-il
pu paraître tentant à Domat de couvrir d’un voile de mystère ce qu’il n’aurait
pas su expliquer ?
Il ne faut cependant pas se méprendre. Car si les mots « providence » et
« providentiel » sont aujourd’hui presque des synonymes de miracle et miracu-
leux, il n’en est pas de même pour la langue du XVIIe siècle. Ces mots peuvent,
bien sûr, revêtir cette signification et désigner l’action directe et imprévisible
de Dieu : le passage cité peut le laisser entendre. Mais tout aussi – sinon plus
– fréquemment, ils peuvent signifier tout le contraire. La Providence divine
qui règle la nature, la société, l’histoire, désigne alors les causes secondes par
lesquelles agit la divinité, causes instituées au commencement du monde, lois
immuables que l’on peut découvrir par la raison, par l’activité philosophique
et scientifique. C’est ce qui ressort clairement d’un texte de Nicole, « Des
différentes manières dont on tente Dieu », inclus dans le volume III des Essais
de morale (1675 : 165–200).
Soit qu’il [Dieu] nous fasse vivre de cette manière commune, soit qu’il le
fasse d’une manière extraordinaire et miraculeuse, c’est toujours lui qui
agit, et qui nous soutient. Et ainsi nous sommes obligés de reconnaître
également sa main, et son opération toute puissante, soit qu’il la cache,
soit qu’il la découvre. Mais il y a néanmoins cette différence entre ces deux
Un augustinisme social et politique 33
manières dont il agit sur les corps et sur les âmes, que la première est la
voie commune par laquelle il conduit ses créatures, et l’autre est une voie
extraordinaire, dont il ne se sert que rarement, et qui n’a point de règles
certaines. C’est dans la première que consiste l’ordre de la providence qu’il
permet aux hommes de connaître, et la seconde ne renferme que certains
effets que nous ne pouvons jamais prévoir de nous-mêmes. (Nicole 1675 :
168)
Lorsque référence est faite à la providence dans la société ou dans l’histoire,
par conséquent, c’est aux lois de l’histoire48 et à celles du fonctionnement des
sociétés qu’il faut penser.
C’est aussi pourquoi, il convient de le souligner, l’attitude janséniste des
auteurs cités, tout comme, de toute évidence, celle de Boisguilbert, n’a rien
d’un fatalisme. Malgré sa position ambiguë envers la science et la connaissance
scientifique – Pascal est l’exemple presque caricatural d’un dualisme de pensée
dans ce domaine –, cette attitude considère comme impie de s’attendre à –
et de réclamer – des miracles perpétuels ; pour elle, la seule manière d’agir
est de découvrir les causes secondes 49 . « La sainte doctrine nous enseigne que
quand nous pouvons employer des moyens humains, c’est tenter Dieu que de
les négliger ». La passivité n’est pas de mise. Voyez donc l’ouvrage de saint
Augustin, dit Nicole, contre ces moines qui refusaient de travailler parce qu’il
est écrit que Dieu nourrit les oiseaux. De même, un gouverneur de place forte
se doit de tout mettre en œuvre pour défendre sa ville et ne pas se reposer sur
les paroles de l’Écriture : « si Dieu ne garde une Ville, c’est en vain qu’on veille
pour la garder » (ibid. : 170–1). Ainsi s’explique un certain engagement dans
le monde.
48. La prise en compte de l’évolution historique des sociétés et des rapports entre États
pose cependant certains problèmes chez Domat, tout comme chez Boisguilbert. Il est mal-
heureusement impossible de s’étendre sur ce thème dans le contexte de cette étude.
49. Dieu, en se cachant, nous « oblige à la vigilance et au travail » : cf. ibid. : 173–4.
34 Le contexte
DEUX
Le gouvernement d’un État policé
Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste !
Racine,Phèdre, IV, 4
Quelles sont les caractéristiques de l’ordre politique nécessaire au
maintien de la société ? En quoi la conception proposée par les auteurs
jansénistes étudiés différe-t-elle des théories voisines ou antérieures? Ces ques-
tions sont essentielles. En y répondant, nous posséderons de nouveaux points
de repère qui nous mettront à même de mieux comprendre Boisguilbert.
La vision janséniste du corps politique et du pouvoir des « grands » est celle
d’une société hiérarchisée et absolutiste : la « nation organisée ». Les membres
d’un État ont chacun une fonction propre dont l’importance est dictée par sa
place dans le corps politique. Ici, l’image organiciste doit être prise, semble-t-il,
au pied de la lettre 50 .
L’origine du pouvoir politique est divine. Si le peuple quelquefois paraît
prendre part au choix du gouvernant ou de la forme de l’État, c’est néanmoins
de Dieu que provient l’autorité. « Dieu a bien donné au peuple le pouvoir de
se choisir un gouvernement. Mais comme le choix de ceux qui élisent l’Évêque
n’est pas ce qui le fait Évêque, et qu’il faut que l’autorité pastorale de Jésus-
Christ leur soit communiquée par son ordination; aussi ce n’est point le seul
50. Cf. Domat, 1697 : 2 « Tout le monde sait que la société des hommes forme un corps
dont chacun est membre ; et cette vérité que l’Écriture nous apprend et que la lumière de
la raison nous rend évidente, est le fondement de tous les devoirs qui regardent la conduite
de chacun envers les autres et envers le corps. Car ces sortes de devoirs ne sont autre chose
que les fonctions propres aux engagements où chacun se trouve par le rang qu’il tient dans
ce corps [. . .]. [Dieu] prescrit à chacun en particulier les devoirs propres de sa condition et
de son état. »
35
36 Le contexte
Jacques-Bénigne Bossuet, par Pierre Michel Alix, fin du XVIIIe siècle (Musée
Carnavalet).
consentement des peuples qui fait les Rois : c’est la communication que Dieu
leur a fait de sa royauté et de sa puissance qui les établit Rois légitimes, et
qui leur donne un droit véritable sur leurs sujets » (Nicole 1670 : 185–6). La
légitimité, par conséquent, ne vient pas du peuple, et nous ne sommes pas
là en présence de la théorie du « double contrat » avancée par les « monar-
chomaques » un siècle auparavant. « La Grandeur est une participation de la
puissance de Dieu sur les hommes, qu’il communique aux uns pour le bien des
autres » (ibid. : 184). Domat n’écrit pas autre chose pour introduire à tout son
système de rationalisation des lois et de la jurisprudence 51 .
51. C’est Dieu qui « distingue quelques–uns pour leur donner une autre sorte de puissance,
dont le ministère s’étend [. . .] à tout ce qui regarde la société ; et il donne différemment cette
puissance dans les royaumes, dans les républiques et dans les autres États, aux rois, aux
princes et aux autres personnes qu’il y élève par la naissance, par les élections, et par les
autres manières dont il ordonne ou permet que ceux qu’il destine à ce rang y soient appelés »
(Domat 1689 : 28). Retrouvant les accents de Bossuet apostrophant le roi et la cour (« Vous
êtes des Dieux »), Domat conclut que « c’est Dieu lui-même qu’ils représentent dans le rang
qui les élève au-dessus des autres », et qu’ils y tiennent là la place même de la divinité; « et
Le gouvernement d’un État policé 37
On conçoit que, dans ce contexte, l’autorité politique des « grands » est
juste et ne saurait être contestée. Le choix que peut faire un peuple si Dieu
lui en donne l’occasion, en particulier, est irréversible. L’ordre choisi, une fois
institué, « il n’est pas en la liberté du peuple de le changer. Car l’autorité de
faire les lois ne réside plus dans le peuple qui s’en est dépouillé » (Nicole 1670 :
186) 52. Toute rébellion est donc impie et contraire à la loi naturelle (ibid. :
187 ; voir aussi Domat 1697 : 18–19).
Il est faux de croire, en outre, que la forme de l’État est indifférente aux yeux
de ces auteurs. On s’étonne même qu’ils aient pu paraître pour de dangereux
républicains. Certes, Domat semble placer sur le même plan les royaumes, les
républiques 53 et les « autres États ». Ne déclare-t-il pas aussi, dans son Droit
public, que le gouvernement des républiques ne blesse pas l’ordre naturel? Dieu
n’y est pas opposé « puisque non seulement il n’a jamais fait de loi générale
qui ait ordonné [la] [. . .] seule espèce de gouvernement monarchique sur tous
les États, mais [. . .] il a même approuvé celui des républiques, n’ayant apporté
aucun changement en celles qu’il a éclairées de la lumière de l’Évangile » (Do-
mat 1697 : 14). Mais Nicole n’envisage explicitement que la possibilité d’un
État monarchique héréditaire54 et Domat développe maintes bonnes raisons
prouvant la supériorité incontestable de la monarchie héréditaire sur toutes les
autres formes de l’État (Domat 1697 : 5–14 en particulier). On aurait donc
tort de voir chez ces auteurs les germes d’une contestation de la monarchie
française, ni même de la forme de gouvernement. Là encore, en réalité, ces
considérations ne font que se situer dans la droite ligne de la théorie absolu-
tiste de Bodin 55.
c’est pour cette raison qu’il [Dieu] appelle lui-même des Dieux ceux à qui il communique ce
droit de gouverner les hommes et de les juger » (ibid.).
52. Sur le problème de l’attitude politique des premiers jansénistes, déjà évoqué, voir
J. A. G. Tans (1956).
53. Le mot de « république » est ici pris dans son acceptation particulière de forme d’un
État, et non dans son sens général courant à l’époque qui en fait un synonyme du mot
« État ».
54. Nicole 1670 : 198–9 : si nous devions attribuer la puissance au mérite, « qui choisirons-
nous ? Le plus vertueux, le plus sage, le plus vaillant. Mais nous voilà incontinent aux mains :
chacun dira qu’il est ce plus vertueux, ce plus vaillant, ce plus sage. Attachons donc notre
choix à quelque chose d’extérieur et d’incontestable. Il est le fils aîné du Roi : cela est net :
il n’y a point à douter : la raison ne peut mieux faire ; car la guerre civile est le plus grand
des maux. »
55. Voir l’analyse des Six Livres de la République fournie par Mesnard 1969, livre V,
chapitre 3.
38 Le contexte
Jean Domat, portrait gravé par Jean-Charles François (BnF/Gallica).
On remarquera également que Nicole et Domat prennent ici certaines
distances vis-à-vis du pessimisme et du relativisme radicaux pascaliens, expri-
més en particulier dans ses « Trois discours de feu M. Pascal sur la condition
des grands » 56 . À partir de sa célèbre distinction entre les « grandeurs natu-
relles » 57 et les « grandeurs d’établissement » 58, Pascal affirme une indifférence
marquée envers toute forme du pouvoir. « En un pays on honore les nobles,
en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. La chose
était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste,
parce qu’il est injuste de la troubler » (Pascal 1660 : 367). Pascal poursuit en
affirmant qu’aux grandeurs d’établissement ne sont dus que des respects d’éta-
56. Ces Discours furent publiés pour la première fois dans De l’Éducation d’un Prince de
Nicole (1670).
57. « Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des
hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et affectives de l’âme et du corps,
qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la
vertu, la santé, la force » (Pascal 1660 : 367).
58. « Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec
raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse
sont de ce genre » (Pascal 1660 : 367).
Le gouvernement d’un État policé 39
blissements, « c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent néan-
moins être accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la
justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle
en ceux que nous honorons de la sorte » (ibid.). Aux grandeurs naturelles vont
les respects naturels : l’estime due aux qualités propres à chaque homme (ou
le mépris causé par leur absence) 59 .
Nicole et Domat 60 ne se distinguent pas seulement de Pascal par leur pré-
férence pour une forme particulière d’État : ils émettent aussi des réserves
sur les propos précédents liés au respect dû aux grandeurs d’établissement.
Nicole, par exemple, admet parfaitement l’égalité naturelle des hommes, et
donc le fait qu’on n’honore chez les « grands » aucune qualité intrinsèque
(Nicole 1670 : 362). Mais les respects d’établissement ne sauraient rester pu-
rement extérieurs : ils doivent aussi provenir d’un mouvement intérieur, plus
profond qu’une simple reconnaissance par la raison d’un état de choses né-
cessaire. Dans la mesure où c’est l’ordre créé par Dieu que l’on honore, la
soumission a « pour objet une chose vraiment digne de respect, elle ne doit
pas seulement être extérieure, c’est-à-dire, qu’elle doit enfermer la reconnais-
sance d’une supériorité et d’une grandeur réelle dans ceux qu’elle honore en
cette matière » (ibid. : 191).
Il est important de noter tout ceci : car l’attitude de Boisguilbert n’est pas
dictée par d’autres considérations, du moins on peut le supposer. Que Pascal
ou Nicole l’ait inspiré, Boisguilbert reste fort attaché aux grandeurs d’établis-
sement : son propre comportement à Rouen et les querelles de préséance dans
lesquelles il fut impliqué (Hecht 1966a) en sont un témoignage éloquent. Il
59. Et derechef : « l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs
d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles »
(Pascal 1660 : 367).
60. Domat, comme Nicole, reprend la distinction pascalienne sous une forme plus atténuée
(Domat 1697 : 202). Tout comme Nicole, il pense que les grandeurs d’établissement doivent
être accompagnées d’un faste extérieur (ibid. : 35). Cf. Nicole 1670 : 191–2 : « La pompe
et l’éclat qui accompagne l’état des grands n’est pas ce qui les rend effectivement dignes
d’honneur : mais c’est néanmoins ce qui les fait honorer par la plupart du monde : et parce
qu’il est bon qu’ils soient honorés, il est juste aussi que la grandeur soit jointe à quelque
magnificence extérieure. Car les hommes ne sont nullement assez spirituels pour reconnaître
et pour honorer en eux l’autorité de Dieu, s’ils la voyaient en un état qui fût l’objet ordinaire
de leur mépris et de leur aversion. Ainsi afin que la grandeur fasse l’impression qu’elle doit
faire sur leur esprit, il faut qu’elle en fasse premièrement sur leur sens. C’est ce qui rend
les richesses nécessaires aux Grands à proportion du degré auquel ils sont élevés ». Sur le
problème de la propriété, la pensée de Pascal prend aussi un tour plus radical (voir Pascal
1660 : 366).
40 Le contexte
Blaise Pascal, dessin de Jean Domat, vers 1649. (BnF/Gallica)
faut le croire, et non douter de sa sincérité comme le font les commentateurs
depuis Mirabeau, lorsqu’il parle favorablement des dirigeants et leur témoigne
une déférence qui peut en effet paraître suspecte eu égard à la dénonciation de
leur politique qu’il effectue par ailleurs. « Je ne perds jamais le respect dû aux
personnes en place, ni par mes écrits, ni dans mes discours, de façon que je n’ai
rien à craindre de ce côté-là »61. Il ne s’agit pas là de prudence politique. On
ne compte pas les passages dans lesquels il excuse le roi et les ministres : ils ont
été trompés, et ne pouvaient donc agir autrement qu’ils l’ont fait ; « Messieurs
les ministres » sont toujours « très-intègres », ne possèdent que de « bonnes
intentions », mais sont continuellement « surpris »62. Nous rejoignons ici, au
demeurant, le thème de l’information des gouvernants (ci-dessous, chap. 5). Il
convient cependant de souligner les raisons de formules qui, autrement, eussent
pu passer pour de la compromission ou de la flatterie et se trouver de la sorte
en contradiction avec le système. On comprend mieux alors le début du second
Factum de la France :
61. Lettre à Chamillart, 23 décembre 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 354.
62. Voir par exemple Boisguilbert 1704d : 969–70 ; 1705c : 751, 773; 1707a : 889, 926, 948;
1707b : 1005–6, etc.
Le gouvernement d’un État policé 41
on va entrer en matière, déclarant que l’on a un très grand respect pour
les personnes que l’on va montrer avoir toujours erré au fait – ce qui
ne préjudicie point à leur intégrité, de laquelle on est très persuadé – et
qu’on se serait même servi d’expressions plus douces si on avait pu le
pouvoir faire sans trahir la cause du Roi et des peuples, qu’on a entrepris
de défendre. La justice même oblige de dire que, bien loin que Messieurs
les ministres soient répréhensibles de s’être si fort mépris au fait, ils ne
pouvaient, sans miracles, faire autrement, succédant à des sujets qui leur
avaient montré de très mauvais exemples, et tracé des routes très défec-
tueuses ; et bien loin d’être en état de s’en détourner, on peut dire que
tout le monde conspirait à les y maintenir, y ayant plus de fortune à faire
à tromper un ministre en France, en ruinant le Roi et les peuples, qu’à
conquérir un royaume entier pour le monarque, en quelque pays que ce
soit. (Boisguilbert 1707a : 883–4)
2. Au XVIIe siècle, la position politique du courant janséniste fut donc pro-
fondément conservatrice pour l’essentiel, respectueuse de l’ordre établi. Les
turbulences furent avant tout religieuses : les écrits économiques ou politiques
qui parurent contestataires, quant à eux, ne relèvent que de l’ambiguïté in-
hérente au concept même de « monarchie absolue ». Chez nos auteurs, tout
se résume à l’équation fondamentale suivante : avant la chute, l’état d’inno-
cence est un état d’égalité ; après la Chute, la corruption exige l’inégalité. La
« grandeur », écrit Nicole de manière fort claire
est toujours au moins un effet du désordre de la nature, et une suite
nécessaire du péché. Car comme l’état d’innocence ne pouvait admettre
d’inégalité, l’état du péché ne peut souffrir d’égalité [. . .]. La raison ne
reconnaît pas seulement que cet assujettissement des hommes à d’autres
est inévitable, mais aussi qu’il est nécessaire et utile. (Nicole 1670 : 181–2)
L’idéal de Domat 63 est aussi celui de la « nation organisée ». Les Lois civiles
dans leur ordre naturel, et Le droit public surtout, codifient un état de choses
existant : hiérarchie affirmée des conditions et professions, justification finale de
tous les privilèges, préséances et autres avantages de personnes ou de lieux, au
milieu de quelques propos quelque peu radicaux vite neutralisés. Un empirisme
spéculatif.
63. Comme le constate Matteuci (1959), il est inexact de voir chez cet auteur l’ancêtre
du code civil. Sans aller jusqu’à affirmer que Domat ne fut qu’un petit juriste janséniste
auvergnat (ibid. : 83), il est certain que les auteurs français qui se sont penchés sur son œuvre
(Voeltzel 1936, Baudelot 1938, Nourrisson 1939, ou Maspétiol 1960, par exemple) y ont peut-
être décelé une originalité qui ne s’y trouve pas. L’influence de Domat fut cependant loin
d’être négligeable, comme en témoignent les rééditions de ses œuvres. Il affermit notamment
la distinction entre le droit privé et le droit public, même si sa conception du droit public est
plutôt extensive (Maspétiol 1960 : 710–11). Son traité fut, d’autre part, le premier ouvrage
juridique en langue française (Baudelot 1938 : 46).
42 Le contexte
Des diverses « conditions et professions » qui forment un État dans lequel
les besoins ont été multipliés par la Chute, nous avons tout d’abord une image
fonctionnelle. Chacune d’entre elles est censée être classée selon un ordre dé-
croissant d’utilité sociale : « comme dans le corps chaque membre a sa situation
proportionnée à l’usage de ses fonctions, chaque personne a sa situation et son
ordre dans la société, selon l’usage des fonctions et des devoirs que sa condition
demande envers le public. Ainsi, on appelle ordre de personnes, les différentes
conditions et professions qui, plaçant chacun dans le sien, et donnant à tous
leur rang, composent l’ordre général » (Domat 1697 : 169). Le rang est dicté
par le besoin de conservation de la société comme un tout (ibid. : 181). C’est
ainsi qu’en premier lieu viennent les ecclésiastiques, le spirituel primant le tem-
porel. Au sein du temporel, le classement commence par ceux qui sont chargés
de maintenir la paix (armes) pour finir par les agriculteurs, en passant successi-
vement par les personnes participant aux actes du gouvernement du royaume,
celles qui administrent la justice, celles qui veillent aux biens publics comme
les routes, les canaux et les ports, celles qui manient les deniers publics, puis
qui s’occupent des sciences libérales (droit, théologie, médecine...), qui font
circuler les marchandises (commerce) et enfin qui appartiennent à l’artisanat
(ibid. : 181–4 en particulier).
Mais l’utilité sociale des « conditions et professions » coïncide étrange-
ment avec leur ordre de préséance traditionnel de dignité et d’honneur (ibid. :
184–97), même si chacune d’entre elles comporte plusieurs classes, ce qui com-
plique cet ordre 64 . Et « l’agriculture et les autres travaux sur la terre » peuvent
bien être qualifiés de « fondements des secours les plus nécessaires pour tous
nos besoins » (ibid. : 184), de « premier en nécessité pour la vie de l’homme »
(ibid. : 194), de « professions les plus naturelles, qui, pour cette raison, ont fait
dans les premiers temps l’occupation des personnes, même du premier rang,
entre ceux que Dieu élevait à sa connaissance et à son culte »; on peut bien
préciser que « c’était l’agriculture qui devait être le travail de l’homme, même
avant sa chute » et que personne n’accomplit plus à la lettre le commandement
divin du travail pénible, après le « péché d’Adam », « que les pasteurs et les
64. Cf. Domat 1697 : 190 : « il faut distinguer la préséance d’un ordre à un autre, de celle
des personnes d’un ordre à celles d’un autre. Car comme il y a dans chaque ordre divers
degrés d’honneur, de dignité et d’autorité, l’effet de la dignité d’un ordre au-dessus d’un
autre, est seulement, qu’on doit comparer les personnes de divers ordres selon le rang que
chacun peut avoir dans le sien. » En utilisant lui aussi une image organiciste, on l’a vu,
Boisguilbert avait placé les pauvres dans les parties les plus nobles et les plus fragiles du
corps : les yeux, la tête, lieux où, traditionnellement, on mettait le monarque.
Le gouvernement d’un État policé 43
laboureurs »; il n’en reste pas moins que cette profession vient en dernier lieu
dans l’ordre des dignités comme dans celui de l’utilité sociale : « comme ce
travail est fort pénible, et qu’il occupe la plus grande partie des hommes, et les
éloigne même plus qu’aucun autre de l’usage des rangs et des préséances, on
place ceux qui l’exercent dans le dernier rang » (ibid.). La justification est bien
mince. Le point de vue holiste prime donc encore et il est ironique de constater
combien ces auteurs du premier janséniste, bien qu’en désaccord profond avec
leurs adversaires dans le domaine théologique et quelquefois politique, se ré-
vèlent très proches d’eux par certains aspects non négligeables de leur doctrine.
Ne croirait-on pas lire quelque passage du Télémaque que Fénelon venait de
composer ?
3. Même conservatisme pour ce qui concerne d’autres questions économiques,
souvent abordées dans Le Droit public. C’est le cas pour le commerce des
grains, par exemple (Domat 1697 : 145–9) : la constitution des greniers publics
est justifiée avec les arguments du temps. Les développements consacrés à
deux questions importantes, cependant, sont très symptomatiques de la façon
de procéder de Domat : ceux consacrés à la légitimité du taux d’intérêt (usure)
et à la nature et aux modalités de l’imposition.
Sur la question de l’usure, tout d’abord, Domat affiche d’emblée le plus
grand rigorisme. Pour lui, le taux d’intérêt est absolument illégitime. La tradi-
tion juridique, politique et religieuse avait bien fait des aménagements autour
de ce dogme controversé. Bodin avait bien, de son côté, dans la République,
condamné l’usure et les rentes constituées : mais il avait laissé de côté tous les
motifs traditionnels – stérilité de l’argent, etc. – pour ne juger l’usure et les
rentes constituées que d’après leurs conséquences économiques et sociales, que
chacun pouvait constater : fortunes rapides, appât du gain qui fait négliger à
tout un chacun la gestion prudente d’un patrimoine ou d’une activité « méca-
nique » et provoque sa ruine. Enfin, si, à l’époque de Domat, les jansénistes
français se rangent en général aux côtés des théologiens rigoristes, la position
de beaucoup d’entre eux est originale. Ils reconnaissent qu’aucun argument
de droit naturel, fondé sur la raison, ne vient justifier l’interdiction du prêt
à l’intérêt. Seul le devoir religieux de charité dicte cette attitude, et c’est lui
qu’il faut, en général, observer65. Domat marque donc un retrait sensible par
65. Quelques positions jansénistes sur la question du taux d’intérêt sont exposées dans
Taveneaux (1977 : chapitre 2 en particulier), Viner (1978 : 143 et suivantes) et Berger
(1981 : 279–81, sur un texte de Nicole). La position de Domat ne retient en général pas les
commentateurs.
44 Le contexte
rapport à la position de ses amis de Port-Royal : il fonde son raisonnement, de
manière traditionnelle, sur des arguments religieux et de droit naturel (Domat
1689–94 : 232–9 en particulier).
Le traitement de la nature de l’impôt, et de la justice fiscale, est aussi éga-
lement révélateur. Quelques passages du Droit public insistent sur la nécessité
d’une fiscalité juste, d’un impôt levé sur chaque chef de famille « à proportion
de ses biens et de ceux des autres familles de ce même lieu »66 (Domat 1697 :
84). Mais on chercherait en vain un écho des discussions qui se déroulaient
depuis plus d’un siècle autour de la nature de l’impôt, de son assiette et de
son mode de prélèvement67. Domat se contente d’affirmer, en juriste absolu-
tiste, que le droit de lever l’impôt fait partie des attributs de la souveraineté
du monarque (Domat 1697 : 35, 44, 78, par exemple). Le devoir des sujets est
de contribuer aux dépenses publiques, le souverain devant, de son côté, faire
preuve d’ « une sage modération ». Toutes les exemptions liées à la hiérarchie
sociale et aux privilèges des différentes « conditions et professions » – ou encore
des villes et des provinces – sont constatées et intégrées dans le système du
droit, donc justifiées de facto. Justice fiscale, certes, mais seulement à l’inté-
rieur du groupe des taillables et corvéables. C’est toujours le même leitmotiv :
chacun doit tenir une place, un rang marqué par toutes sortes de signes exté-
rieurs 68 : « il est de l’ordre public de la société, que rien n’y soit en désordre ».
Domat est donc proche, ici, du radicalisme pascalien. Il justifiera de même
l’idée de la dérogeance à la noblesse, de robe comme d’épée, par le commerce.
L’attitude de Boisguilbert, sur le problème de l’usure comme sur celui de
l’impôt, forme un contraste absolu. À notre connaissance, il ne porte aucun
jugement sur la légitimité ou sur l’illégitimité du taux d’intérêt : il constate
son existence et en analyse, en économiste, les effets. La question de l’impôt,
66. Il s’agit de la taille, impôt de répartition et non de quotité.
67. L’immense littérature sur la question est analysée, par exemple, par J.-B. M. Vignes
(1909) auquel le lecteur peut se reporter.
68. Même raisonnement chez Arnauld à propos du luxe : « on ne peut condamner de luxe
tout ce qui passe la simple nécessité : et la raison en est qu’il y a un autre usage légitime de
ces choses, qui paraissent d’abord superflues. C’est la distinction des conditions parmi les
hommes, qui ne se sont introduites que depuis le péché; mais qui, dans l’état où le péché
les a réduites, sont devenues comme nécessaires ; de sorte que la religion chrétienne n’a eu
garde de les abolir [. . .]. Car s’il est utile qu’il y ait différents états, même parmi les fidèles,
il est utile aussi qu’il y ait des marques pour les reconnaître, et pour inspirer, dans l’esprit
du peuple, les sentiments de respect et de révérence qu’ils doivent avoir envers ceux qui sont
d’une condition plus relevée ; et c’est à quoi peut servir tout ce qui est superflu » (cité par
Taveneaux 1965 : 91).
Le gouvernement d’un État policé 45
d’autre part, constitue l’une de ses préoccupations majeures et nous verrons les
principes théoriques qui sous-tendent son opinion sur le sujet ; mais l’examen
du problème de la nature de l’impôt trouve sa place ici et il n’est pas indif-
férent de souligner comment Boisguilbert s’écarte d’une position absolutiste
extrémiste comme celle de Nicole et de Domat pour opérer une sorte de retour
à la conception plus modérée de Jean Bodin.
4. Pour le dire brièvement (Chanteur 1973, Derathé 1973), la question de
l’impôt souffre, dans Les Six Livres de la République, d’une contradiction théo-
rique, sinon pratique (Wolfe 1968). D’un côté, le droit de lever les impôts figure
parmi les attributs de la souveraineté du monarque. De l’autre, la « monarchie
royale » – absolue – se différenciant de la « monarchie seigneuriale » – tyrannie
–, la souveraineté du monarque est limitée par quelques principes très géné-
raux : le respect de la loi de Dieu, celui des lois fondamentales coutumières
du royaume – inaliénabilité du Domaine, loi salique, etc. –, et par celui de la
propriété privée des sujets. Or, lever un impôt constitue une atteinte à cette
dernière, à moins que les sujets, ou leurs représentants réunis en états géné-
raux du royaume, n’y consentent. D’où la contradiction entre le droit de lever
l’impôt, simple aspect de celui de « donner la loi » – attribut fondamental de
la souveraineté, la souveraineté elle-même définissant l’État –, et le principe
sur lequel l’État juste repose sous peine de tomber dans l’anarchie ou de se
transformer en tyrannie : le respect de la propriété privée. D’où également le
thème tant ressassé : le roi doit vivre de son Domaine. Les juristes absolutistes
– Loyseau, Le Bret – ont cependant, par la suite, insisté exclusivement sur le
droit de lever l’impôt, contournant la difficulté.
Boisguilbert insiste à maintes reprises sur le fait que les impôts sont, pour
les sujets, une obligation imposée par Dieu lui-même 69, et, dans cette op-
tique, il se borne à établir une règle de justice que le prince doit respecter.
« Un monarque en doit user envers ses peuples comme Dieu déclare qu’il fera
envers les chrétiens : savoir qu’il demandera beaucoup à qui aura beaucoup, et
peu à qui aura peu » (Boisguilbert 1707a : 941) 70 .
69. « Les tributs sont une redevance aussi légitime, commandée par la bouche de Dieu
même, que peut être le paiement de quelque dette que ce soit, et cela au sol la livre des biens
que l’on possède dans un État » (Boisguilbert 1707a : 942).
70. D’où un certain droit de résistance (passive) reconnu aux sujets en cette matière. Cf.
Boisguilbert 1705b : 671–2 : « Or, qui commande une chose au-dessus de ses forces, ordonne
de ne pas obéir ; personne n’a jamais cru que ce fût un péché, non pas même les casuistes les
plus rigoureux, de frauder les droits d’aide, et qui que ce soit ne s’en est jamais accusé de
ces fautes que l’on commet tous les jours, quoique le paiement des impôts soit de précepte
46 Le contexte
Jean Bodin,Les six livres de la République, 1576.
Mais, d’un autre côté, l’auteur insiste sur deux points importants. En pre-
mier lieu, comme on le verra plus loin, Boisguilbert donne de la monarchie
française l’image d’un âge d’or, certes advenu dans le passé mais qu’il est pos-
sible de réaliser de nouveau, le roi vivant de son domaine et les impôts étant
exceptionnels :
mais pour revenir à la gestion et au gouvernement de la France durant
onze cents ans, on peut assurer qu’elle a été régie, depuis son établisse-
ment jusqu’à la mort de François 1er, arrivée en 1547, comme l’Angleterre
et la Hollande, ou plutôt comme tous les États du monde. Les rois vi-
vaient et subsistaient magnifiquement de leurs seuls domaines, hors les
occasions extraordinaires, comme les guerres, qui pouvaient survenir, que
leurs sujets donnaient tous les secours nécessaires. (Boisguilbert 1707a :
901)
Ce n’est qu’en cas inhabituel de nécessité absolue que les sujets procurent –
« donnent » – les secours dont le roi a besoin. Ce qui vient préciser le sens des
divin [. . .]. Cependant, comme on pratique aujourd’hui sans scrupule le contraire, il faut
bien supposer qu’il soit survenu quelque chose de nouveau, qui est assurément la dérogeance
à la justice. » On remarquera que la première phrase forme un nouvel écho des opinions de
Bodin (« Autrement, si on commandait une chose impossible, ce ne serait pas commander
[. . .]. Pensez-vous qu’il y ait eu Législateur si stupide ou inique qui voulut commander ce
qu’on ne saurait faire ? »).
Le gouvernement d’un État policé 47
passages où il est dit que les tributs sont une redevance légitime : ils le sont en
effet, mais uniquement dans ces situations bien particulières. Le consentement
va de soi, mais il faut tout de même un consentement. Ce fut l’attitude très
souvent adoptée par les députés aux états généraux au XVIe siècle.
C’est précisément le rôle bénéfique des états généraux dans l’hisoire de la
monarchie française qui est souligné en second lieu. Lorsque ceux-ci pouvaient
se réunir, « jamais monarchie, depuis la création du monde, n’a été de si longue
durée ni si florissante, ayant fourni au monarque, dans les besoins, trois fois
plus que [. . .] les partisans n’ont jamais fait dans les nécessités les plus urgentes,
comme peut être celle d’aujourd’hui » (Boisguilbert 1707a : 917).
Dans ces quelques remarques, nous retrouvons comme un écho des concep-
tions de Bodin, passées au travers du prisme de la rigidification ultérieure des
principes. Aucune affirmation péremptoire, mais des indices ; car la référence
aux états généraux ne cadre pas avec la tradition absolutiste dure issue de
Loyseau et Le Bret. Il convient également de ne pas surestimer cette référence
dans la mesure où les propos cités sont issus d’un contexte qui a trait au thème
de l’information des gouvernants. Est seule soulignée la fonction de commu-
nication des états généraux et, après leur « suppression », des parlements : à
notre connaissance, il n’est jamais fait allusion à un quelconque pouvoir de
décision. Boisguilbert semble donc se situer dans une voie tracée par les Six
Livres de la République. Il est certain, par contre, qu’il ne participe en rien de
l’idéologie politique parlementariste qui fleurira après lui au XVIIIe siècle et à
laquelle s’alliera un jansénisme transformé.
Notre analyse est confortée par ce qui est dit ailleurs des biens de l’Église.
Manifestement, Boisguilbert se situe dans le sillage de tous ceux qui, depuis
le XVIe siècle 71 , jugeaient les grandes possessions ecclésiastiques indécentes,
71. Sur les débats autour des biens de l’Eglise et de l’imposition du clergé, cf. Vignes 1909,
troisième partie, chapitre 1er, et en particulier ce qui est dit de deux auteurs importants
dont Boisguilbert a pu apprécier l’œuvre : le juriste Guy Coquille et François Paumier.
Méthivier (1981 : 136–7) rappelle la position des états généraux d’Orléans et de Pontoise
(1560 et 1561) : aux premiers, le tiers état (en fait : ce qu’on appellera plus tard la « robe »)
réclame « la suppression des dons et legs fonciers à l’Église » (ibid. : 136). « À Pontoise,
les députés attaquèrent violemment la fortune du clergé [...] dont les revenus devraient
contribuer à régler la dette de l’État. Le temporel de l’Église serait partiellement vendu (42
millions sur un total estimé à 120 millions) et on effectuerait des placements dont les revenus
seraient répartis entre le roi et l’Église », revendication qui n’est pas propre au Tiers : la
noblesse siégeait également à Pontoise, alors que le clergé se réunissait à part, à Poissy. Par la
déclaration de Saint-Germain, d’autre part, le 19 avril 1639, Richelieu « proclame la précarité
de la propriété ecclésiastique, don gracieux du roi, qu’il peut reprendre par nécessité » (ibid. :
48 Le contexte
contre nature, et considéraient que l’Église pouvait contribuer davantage aux
dépenses de l’État qu’elle ne le faisait alors. Pour Boisguilbert, les biens de
l’Église sont usurpés : ce n’est que par chantage et par tromperie que celle-ci
extorque les terres et les biens des particuliers, et, pire, de la Couronne. Le
processus est décrit dans le Détail de la France et dans le second Factum de la
France. Pour les particuliers, en premier lieu, c’est leur vanité et leur orgueil
davantage encore que leur piété qui se trouvent pris au piège. L’ostentation
est à la base des motivations, et la donation est placée au même niveau que
les fêtes et les spectacles 72. Conséquences : les particuliers s’appauvrissent, les
droits du roi sont négligés, les revenus de l’État en souffrent.
En second lieu, les donations extorquées aux rois eux-mêmes ont réduit
l’étendue de leur Domaine, donc, une nouvelle fois, leurs revenus : « La religion,
par des surprises assez connues, s’est fait donner la plus grande partie de ces
domaines, ce qui l’a entièrement perdue [.. .] parce qu’alors l’ignorance était
si grande qu’on ne connaissait presque point d’autre piété que de donner ses
terres [. . .] à l’Église, jusque-là que l’on voit [celle-ci accorder] l’absolution
aux mourants de les avoir volés et enlevés de force aux légitimes possesseurs,
lorsqu’on en donnait une partie aux ministres de la religion » (Boisguilbert
1707a : 901–2). Le résultat de ces manœuvres est clair : que ce soit par le biais
de l’ostentation privée ou du rétrécissement du domaine public, le fisc voit
ses recettes diminuer, cette diminution étant accentuée par les exemptions
fiscales dont bénéficie le clergé. Pour ce qui nous concerne ici, l’essentiel reste
la spoliation de la Couronne : les rois ne peuvent plus vivre de leur domaine.
L’impôt, par conséquent, cesse d’être extraordinaire.
La taille [. . .] n’a commencé en France à être ordinaire que depuis que
l’Église (sous prétexte de dévotion et de fondations pieuses) a si fort
surpris les Rois et les Princes qu’elle s’est fait donner généralement tous
leurs domaines. (Boisguilbert 1695 : 591)
La position de Boisguilbert, quoi qu’il en soit de son fondement historique,
est donc nette. Elle nous livre du même coup sa conception de la nature de
l’imposition et confirme l’analyse précédente. Le caractère ordinaire de la taille
n’est que l’aboutissement d’une usurpation, d’une violence faite à l’ordre na-
turel. Les choses une fois remises en ordre, l’impôt pourra redevenir extraor-
250) ; et Louis XIV parle, de son côté, de « ces noms mystérieux de franchise et de liberté
de l’Église, dont on prétendra peut-être vous éblouir » (cité ibid. : 283).
72. Boisguilbert 1695 : 627 : « plus ces mêmes gens sont dans l’élévation, plus il se veulent
distinguer dans les rétributions qu’ils font à l’Église, dans les spectacles, et enfin dans toutes
les autres occasions, à l’exception des droits du Roi ».
Le gouvernement d’un État policé 49
dinaire et le roi sera de nouveau à même de vivre de son domaine en temps de
paix.
5. Nous pouvons montrer une nouvelle fois l’enracinement dans la tradition
des idées présentées dans les paragraphes précédents.
Le rôle des états généraux, tout d’abord, repris par Boisguilbert. Bodin,
lui aussi, soulignait l’existence nécessaire des « états du peuple, corps et col-
lèges », et le caractère indispensable de leur réunion. Mais la souveraineté du
roi consistant à donner les lois sans le consentement des sujets, ces états n’ont
de fait aucun pouvoir de décision. « En cela se connaît la grandeur et majesté
d’un vrai Prince souverain, quand les états de tout le peuple sont assemblés,
présentant requête et supplications à leur prince en toute humilité, sans avoir
puissance de rien commander, ni décerner, ni voix délibérative : mais ce qu’il
plaît au Roi consentir ou dissentir, commander ou défendre, est tenu pour
loi, pour édit, pour ordonnance. En quoi ceux qui ont écrit du devoir des
Magistrats, et autres livres semblables, se sont abusés de soutenir que les états
du peuple sont plus grands que le Prince [. . .] : et n’y a raison ni fondement
quelconque en cette opinion là : si le Roi n’est captif ou furieux, ou en enfance :
car si le Prince souverain est sujet aux états, il n’est ni Prince, ni souverain »
(Bodin 1576 : 137–8).
Mais les états et communautés sont le ciment d’une République, qu’ils
organisent de fait. Aussi « la juste royauté n’a point de fondement plus as-
suré que les états du peuple, corps et collèges » :
car s’il est besoin lever deniers, assembler des forces, maintenir l’État
contre les ennemis, cela ne se peut faire, que par les états du peuple
[. . .], lesquels étant unis ensemble, se fortifient pour la tuition et défense
de leurs Princes : et mêmement aux états généraux de tous les sujets,
quand le Prince est présent, là on communique des affaires touchant le
corps universel de la République, et des membres d’icelle : là sont ouïes et
entendues les justes plaintes et doléances des pauvres sujets, qui jamais
autrement ne viennent aux oreilles des Princes : là sont découverts les
larcins, concussions et voleries qu’on fait sous les noms des Princes qui
n’en savent rien. (ibid. : 500)
La théorie de la souveraineté, ensuite, reprise par Nicole, Domat,
Boisguilbert. La souveraineté vient de Dieu, non du peuple, et il y a là une
raison supplémentaire d’opposer, malgré un certain vocabulaire commun, la
tradition janséniste aux théoriciens du contrat et du droit naturel. On a vu,
à ce sujet, les propos très clairs de Nicole, qui ne font en fait que reprendre
50 Le contexte
la position traditionnelle de l’Église catholique. Comme nous l’avons souligné,
cette position peut s’accomoder de différentes formes d’État ; elle doit donc
être distinguée de la théorie, beaucoup plus récente, de la monarchie « de droit
divin » (dans la tradition religieuse comme dans celle, juridique, de Bodin, le
choix du régime monarchique et héréditaire se fonde sur une toute autre sé-
rie de considérations). Là encore, par conséquent, la prudence s’impose dans
l’examen des textes et le recours à l’histoire des idées s’avère indispensable.
La monarchie absolutiste n’est cependant pas la tyrannie : les auteurs de
l’Ancien Régime firent longtemps la différence entre le gouvernement du Grand
Turc – monarchie seigneuriale – et celui des rois de France – monarchie royale.
Mais le statut de la monarchie royale, absolue, n’a jamais été clairement défini
une fois pour toutes tout au long de ses trois siècles d’existence. Les analyses
précédentes, portant sur la nature de l’impôt, l’attestent. Et sans que le régime
lui-même fût contesté, son mode de fonctionnement et ses justifications ont
pu varier. L’ambiguïté de cette position transparaît également dans les écrits
pris en compte. À quelles limites le pouvoir du roi va-t-il se heurter, une fois
mises à part les très générales « lois fondamentales du royaume »? Comment
le monarque prend-il ses décisions ? On sent bien ce que ces questions ont
d’incongru pour un pouvoir « absolu ». Elles furent pourtant sans cesse posées,
plus ou moins clairement.
Le courant janséniste pris en compte ici y répond de la manière la plus
traditionnelle – et l’on peut là encore évoquer Bodin. Si Dieu confère le pou-
voir, il peut bien le retirer si celui qui en bénéficie s’en montre indigne : nous
sommes ramenés au rôle de la Providence dans l’histoire, et à l’idée d’évolu-
tion des empires. Mais il peut également attendre et châtier le coupable dans
l’autre monde : sa vengeance n’en sera que plus terrible. Dieu, on l’a vu, règle
« l’étendue et la durée » des États, « leur donnant leur naissance, leur progrès,
leur fin » (Domat, 1689 : 27). « Et pour les inconvénients qui peuvent arriver
dans les monarchies par les défauts du prince, c’est un effet de la providence
de Dieu qu’on doit souffrir, de même que les mauvais succès des plus justes
guerres, et les autres fléaux qui nous viennent de la main de Dieu. [.. .] Dieu
nous a avertis, qu’on ne doit pas être surpris de voir l’iniquité sur le trône de
la justice. Car, si ceux qui sont au-dessus des autres ne veulent la faire régner,
il s’est réservé de faire éclater sa puissance par la sévérité de la punition qu’il
prépare aux injustices des princes qui n’auront pas pris sa loi pour leur règle,
et qui n’auront pas régné selon son esprit » (Domat 1697 : 13–14).
Le gouvernement d’un État policé 51
Armand Jean du Plessis, cardinal de Richelieu,
par Philippe de Champaigne, 1642 (National Gallery, Londres).
Dans cette perspective, le rôle de conseiller du prince prend tout son relief,
tout comme l’accent placé sur les nombreux obstacles qui empêchent la vérité
de parvenir au pied du trône; obstacles au premier rang desquels se trouvent
les courtisans et, peut-être, implicitement, l’absolutisme lui-même. Le thème
fut amplement débattu sous l’Ancien Régime. Si les jansénistes prêchent en
général l’obéissance passive 73 , beaucoup mettent l’accent sur la nécessité d’in-
former le prince, quoi qu’il en coûte, à condition de demeurer dans l’attitude
respectueuse nécessaire à l’ordre public – Richelieu, lui aussi, reconnaissait
l’absolue nécessité de la franchise des conseillers envers le prince, franchise
cependant réservée aux entretiens privés, et formulée « avec des paroles de
soie ».
Quelque raison qu’on eût de se plaindre, on se rendrait criminel si on le
faisait sans respect pour la personne du Prince; et on le serait aussi si
quelque respectueuses que fussent nos plaintes, elles étaient visiblement
mal fondées. Mais quand le respect et la vérité se trouvent ensemble, non
seulement ce n’est pas manquer à ce que l’on doit à son Roi que de lui
représenter humblement en quoi on l’aurait trompé ; mais c’est lui rendre
73. Pasquier Quesnel en particulier : cf. Taveneaux 1965 : chapitre 7.
52 Le contexte
un très grand service en lui apprenant à se défier de ceux qui le trompent,
et en lui donnant moyen de réparer le mal que leurs surprises lui auraient
fait faire. (Antoine Arnauld, cité par Taveneaux 1965 : 88–9)
Le droit de « remontrances », qui ne lie en rien le prince, est donc parfai-
tement légitime. Seuls ceux dont les intérêts sont lésés par la divulgation de
la vérité professent l’opinion contraire et, comme le dit de nombreuses fois
Boisguilbert, « ne s’obstinent de nier qu’ils voient clair en plein jour que parce
que les ténèbres leur sont extrêmement avantageuses » (Boisguilbert 1705c :
743) : « il n’y a que des flatteurs, qui sont les pestes de toutes les cours, qui
puissent donner le nom de rébellion aux très humbles remontrances d’un sujet
qui expose les raisons qu’il a de ne pouvoir se rendre aux ordres qu’on lui
donne, parce qu’il les trouve contraires à la justice et à l’équité »(Arnauld, cité
par Taveneaux 1965 : 88).
Le thème n’est pas nouveau. Tous ceux qui ont approché le pouvoir avec un
minimum de rectitude ont dénoncé l’obstacle à toute bonne information que
forment la cour et les intérêts particuliers. Bodin parle de « sangsues de cour »
(1568 : 121) et fustige « l’appétit des flatteurs ». Richelieu, qui connaît la ma-
tière, les qualifie de « poison » pour le cœur des princes (Richelieu 1632–38 :
274), de « pestes de cour » (ibid. : 428) ou de « pestes publiques » (ibid. :
367) 74. Boisguilbert reprendra à son compte tous ces qualificatifs, et en ajou-
tera d’autres. Il tonne à longueur de pages contre les « applaudissements »
trompeurs des « sujets intéressés, flatteurs, ignorants » et reconnaît fièrement
que son langage à lui « n’est guère un langage de courtisan » (Boisguilbert
1707a : 948). Aussi doit-il sans cesse se défendre de vouloir « renverser l’État »
par des propos séditieux 75. C’est d’ailleurs dans ce contexte que se placent
ses propos soulignant le rôle des états généraux ou, à défaut, des parlements :
leur fonction est uniquement, par le moyen des remontrances, d’éclairer les
décisions du souverain, et non d’y prendre part. Les remontrances ne blessent
pas l’autorité du roi : elles sont, en réalité, la sauvegarde de sa richesse et de
sa puissance. « Ce sera sous son autorité que les provinces feront des remon-
trances aux surprises de Messieurs les ministres, lorsqu’il paraîtra des édits
ruineux pour le monarque et ses sujets » (Boisguilbert 1706 : 815).
74. Cf. Richelieu 1632–38 : 365–6 : « Il n’y a pas de peste si capable de ruiner un État
que les flatteurs, les médisants et certains esprits, qui n’ont d’autre dessein que de former
des cabales et des intrigues dans les Cours. Ils sont si industrieux à répandre leur venin par
diverses façons incorruptibles, qu’il est difficile de s’en garantir, si l’on n’y prend garde de
près », etc.
75. Boisguilbert : 1705b : 709, 717 ; 1705c : 747, 762, 775 ; 1707b : 1005, 1009 par exemple.
Le gouvernement d’un État policé 53
L’une des cibles préférées de Boisguilbert est le courtisan dont l’attitude avait
été célébrée, à un siècle de distance et avec succès, par les deux ‘Balthazar’ :
Castiglione et Gracián. Ici, le portrait de Baldassare Castiglione (Le
Courtisan, 1528) par Raphaël (Musée du Louvre).
Mais enfin, quelque forte vocation qu’eussent ces Messieurs [les traitants,
financiers, etc.] de faire leurs affaires aux dépens du Roi et des peuples, il
s’en fallait de beaucoup qu’ils taillassent en plein drap ; la volonté y était
toujours entière, mais le pouvoir souvent y manquait. Les parlements
et les compagnies s’étaient conservé l’autorité de faire des remontrances
lors des établissements qui, ayant pour principes ceux qu’on vient de
marquer, eussent fait un trop notable préjudice au Roi et aux peuples.
Voilà le palladium ou dieu tutélaire qui avait conservé la France depuis
la suppression des États Généraux. (Boisguilbert 1707a : 917)
La décadence provient de ce que les Parlements, qui avaient pris le relais
des états généraux, se sont vu supprimer leur droit de remontrances. Il faut
donc annuler « les deux articles des ordonnances de 1667 et 1673, qui portent
que tout édit sera reçu et exécuté sans que les peuples soient écoutés à faire
54 Le contexte
des remontrances, comme il avait été pratiqué durant douze cents ans, ce qui
avait maintenu, fait fleurir et augmenter considérablement la monarchie »76.
Baltasar Gracián, jésuite, auteur de L’homme de Cour (1646)
(Église de San Miguel de Graus, Espagne).
6. On voit aisément comment le thème précédent se rattache au corps de
doctrine janséniste. Non seulement de par le devoir du sujet responsable de
veiller à ce que la Providence puisse accomplir son œuvre au mieux dans la
Cité terrestre, mais aussi à cause de ce « commerce d’amour-propre » qui forme
la société.
Puisque tout est fondé ici-bas sur le masque et la dissimulation; puisque la
cupidité y revêt la marque de la charité; puisque la charité, pour être efficace et
se faire entendre, doit elle aussi se plier aux apparences et aux usages communs
et sacrifier sur l’autel de la civilité : un problème général de communication
n’en résulte-t-il pas immanquablement? Dans la recherche de la vérité, tout
devient obstacle, y compris et surtout le langage puisque tout transite par son
intermédiaire. « Nos chutes viennent ordinairement de nos faux jugements :
nos faux jugements de nos fausses impressions, et ces fausses impressions du
76. Boisguilbert 1706 : 814 ; cf. aussi, par exemple, la lettre à Chamillart daté du 6 janvier
1704, dans Boisguilbert 1691–1714 : 300.
Le gouvernement d’un État policé 55
commerce que nous avons les uns avec les autres par le langage » (Nicole 1670 :
331). Les pièges à éviter se multiplient en conséquence.
Il faut donc faire connaître à celui qu’on instruit, non seulement l’intérêt
qu’il a de se garantir de la tromperie artificieuse, maligne ou intéressée de
ceux qui tâcheront de le surprendre; mais aussi de cette autre tromperie
que l’on peut appeler de bonne foi qui se communique par les discours
de presque tous ceux avec qui il sera obligé de vivre, qui étant pleins
eux-mêmes de faussetés qu’ils ne connaissent pas, les font passer sans le
savoir dans l’esprit des autres par leurs entretiens. (Nicole 1670 : 24–5)
Les discours des hommes sont pleins d’illusion, et de tromperie. On y
loue ce qu’il faut mépriser, on y méprise ce qu’il faut louer [. . .]. Et ce
qui est étrange est que les discours des gens de bien ne sont pas exempts
de cette séduction, parce qu’ils empruntent du monde son langage en
plusieurs occasions, et qu’ils sont même souvent obligés de l’emprunter :
car on ne les entendrait pas si leur langage était si différent de celui des
autres. (ibid. : 342–3)
On verra l’utilisation que Boisguilbert fera de ce thème en économie. Pour
lors, on conçoit la position difficile des princes de ce monde : « leur vie n’est
pour l’ordinaire qu’un songe où ils ne voient que des objets faux et des fantômes
trompeurs » (Nicole 1670 : 23). Boisguilbert, bien entendu, abonde dans ce
sens 77 et, chose inhabituelle chez lui, va même jusqu’à relever un mot d’esprit
selon lequel « les princes ne pouvaient guère apprendre parfaitement autre
chose qu’à monter à cheval, parce qu’il n’y avait que des bêtes qui pussent
contredire des hommes de ce genre lorsqu’ils se méprenaient » (Boisguilbert
1705c : 792).
Avec ce thème de la communication, de l’information et du langage, nous
touchons donc à un véritable dilemme auquel doivent faire face les auteurs
jansénistes modérés. Il leur faut rester dans le monde, l’attitude contraire étant
une preuve d’orgueil et risquant même d’éteindre la charité qui ne trouverait
plus alors matière à s’exercer. Il ne s’agit pas non plus d’y demeurer passif,
mais d’œuvrer pour la religion et pour le bien de l’État et de la société.
Cependant, à qui parler ? Et que dire de convaincant ? « C’est se tromper
que de prétendre que des discours contraires aux inclinations naturelles et
aux impressions communes puissent avoir beaucoup d’effet », note amèrement
77. Les ministres prenaient de mauvaises mesures « avec la dernière douleur, mais il leur
était également impossible d’en user autrement qu’il le serait à un sujet, né dans l’erreur,
d’embrasser et de professer la religion catholique dans un pays où il n’y aurait que des
hérétiques » (Boisguilbert 1707a : 927). Cf. aussi 1695 : 653.
56 Le contexte
Nicole (1670, préface non paginée). Pour ajouter quelques lignes plus loin :
« C’est beaucoup si cette inclination se peut modérer dans un petit nombre
de personnes par la lumière de la vérité. Le torrent de la cupidité emportera
toujours tous les autres quelque effort que l’on fasse ».
On ne peut donc prêcher les foules. Ce serait peine perdue et, pour les
affaires de l’État, un acte d’insoumission. Il ne reste donc, une fois encore,
que les grands de ce monde, et le premier d’entre eux, le roi. Puisqu’ils sont
un modèle que les autres ordres de la société s’efforcent d’imiter, et puisqu’en
eux réside le véritable pouvoir de décision, ils sont les seuls dignes de l’enjeu.
Le jansénisme, sur ce point, est profondément « élitiste ». Nicole fustige « ce
nombre de gens qui ne pensent presque point, et qui ne sont occupés que des
nécessités de la vie présente » ; il est si grand « que celui des gens dont l’esprit a
un peu plus d’agitation et de mouvement, n’est presque rien en comparaison »
(Nicole 1670 : 39) 78 . Mais il est vrai, ajoute-t-il, que les personnes riches et
éduquées ont également plus de « malice », de sorte « qu’il y a encore plus
de bien réel dans une stupidité simple, que dans [une] [. . .] activité pleine de
déguisement et d’artifice ». Nous n’en sommes pas plus avancés.
Boisguilbert tient des propos semblables, tout en ne perdant jamais espoir
de parvenir à ses fins. Lorsqu’il parle – favorablement – des peuples, c’est
pour désigner l’élite rassemblée en états généraux, ou ceux qui tiennent la
tête de leurs professions respectives. Le peuple, au contraire, désigne une foule
semblable à un troupeau, surtout pour ce qui touche à sa nourriture :
le peuple, qui ne diffère en rien des bêtes dans ses raisonnements géné-
raux, et qui n’étend point ses vues au-delà de son intérêt personnel et
singulier du moment, aura peine à comprendre ces principes. (Boisguil-
bert 1704b : 840)
. . . le peuple est assurément comme un troupeau de moutons que l’on
voudrait faire entrer par une très petite porte, et très embarrassé ; il n’y
a qu’à en prendre un ou deux par les oreilles et les tirer par force, aussitôt
tous les autres s’y poussent avec la même violence dont il avait fallu user
pour y conduire les deux premiers. Et y ayant une très grande porte
tout contre exposée à leur vue, qui, les conduisant au même lieu, leur
donnerait un passage bien plus aisé, il ne serait pas possible à force de
78. Il comprend « presque tous les gens de travail, presque tous les pauvres, la plupart des
femmes de basse condition, tous les enfants. Tous ces gens ne pensent presqu’à rien, durant
leur vie, qu’à satisfaire aux nécessités de leurs corps, à trouver les moyens de vivre, à vendre
et à acheter ; et encore ils ne forment sur tous ces objets que des pensées assez confuses »
(ibid. : 40).
Le gouvernement d’un État policé 57
coups de leur faire prendre ce parti ; mais [ils] continueraient de s’étouffer
les uns les autres pour suivre les premiers. Voilà le portrait du peuple, et
sa conduite dans ses démarches tumultueuses, surtout à l’égard des blés.
(Boisguilbert 1707a : 934)
7. Dernier point. À supposer que l’on soit en mesure de convaincre, comment
parvenir à la vérité afin de la transmettre? En matière de religion, le problème
est relativement simple : la religion est révélée et les Écritures sont, de plus,
commentées par les Pères de l’Église. Il existe donc une tradition sur laquelle
s’appuyer. Mais pour le droit, l’économie, l’organisation de la société ? Peut-
on se satisfaire des multiples références au rôle de la raison qui parsèment
les divers textes parcourus? Il semble bien que non, et, sur ce point, comme
sur celui du contrat, les auteurs se tiennent à l’écart des courants théoriques
dits du « droit naturel » développés à cette époque par les philosophes et les
jurisconsultes étrangers. Ici encore, le contexte français est déterminant même
si, ironiquement, Hobbes, Grotius et Locke ont vécu à Paris et y ont même
publié certaines œuvres.
L’œuvre de Domat, plus thomiste qu’augustinien sur ce sujet, illustre
parfaitement ce point de vue. Et Boileau, dans une lettre à Brossette (15
juin 1704, dans Boileau 1966 : 689), a vu juste en qualifiant l’auteur de
« restaurateur de la Raison dans la Jurisprudence » : ce à quoi Brossette répond
tout aussi justement que Domat « a allié avec tant d’esprit et de méthode le
droit naturel et le droit positif »79. Dans le domaine juridique, que sont donc
les lois naturelles, « immuables » ? Celles qui sont connues à l’aide des restes
de la raison divine qui demeurent en chacun de nous : amour de Dieu, du
prochain, règles qui découlent nécessairement de ces premiers principes. Que
sont alors les lois positives, ou « arbitraires »? Celles qui sont nécessaires pour
régler certaines difficultés pratiques qui naissent de l’application des lois natu-
relles 80, ou bien certains usages inventés par les hommes pour des raisons de
convenance 81. Mais il existe une solution de continuité entre les premières et les
dernières, celles-ci ne faisant que préciser celles-là dans les applications quoti-
diennes et finalement inessentielles. Qu’importe le nombre de témoins pour un
testament ou bien l’âge exact de la majorité civile des jeunes gens ? Ce ne sont
79. Cité par Nourrisson 1939 : 23.
80. Par exemple l’opposition apparente entre deux lois naturelles : celle qui stipule que
l’on peut disposer librement de ses biens, et celle qui dit que les biens des parents passent
aux enfants.
81. Les droits relatifs aux fiefs, au cens, etc., ont ainsi pu paraître utiles à un moment
donné de l’histoire et de l’état de la société.
58 Le contexte
« Le Noble est l’araignée et le Paysan la mouche ». Gravure par Jacques Lagniet,
Recueil des plus illustres proverbes divisés en trois livres, 1663.
« Plus on a de moyens, plus on en veut avoir. / Ce pauvre apporte tout, bled, fruit,
argent, salade, / Ce gros Milord assis, prest à tout recevoir, / Ne luy veut pas
donner la douceur d’une euillade. ».
que conventions qui n’entament en rien la validité des lois immuables : c’est
pourquoi, également, elles ne peuvent être connues par la raison mais doivent
nécessairement être portées à la connaissance des sujets par le souverain. C’est
ce que B. Baudelot a bien vu pour l’essentiel (Baudelot 1938 : 111–12, 120–3
et 188–9). Sous le couvert d’un langage commun avec les grands jurisconsultes
du temps se cache une réalité fort différente.
Mais si Domat, dans sa tentative, fait preuve de conservatisme et d’empi-
risme spéculatif – la recherche de la rationalité d’un système de lois positives
qui ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes le conduit à les « sancti-
fier » et à justifier par là tout l’ordre existant –, cette issue n’est pas fatale
comme le montrent les exemples de Bodin et de Boisguilbert. Une certaine
innovation est toujours possible, et la portée de la méthode dépend de son
Le gouvernement d’un État policé 59
utilisation. Il en résulte en tout cas pour notre sujet que le recours à l’histoire
n’est pas étranger à l’exercice de la raison. Il lui est complémentaire et lui
évite même de s’égarer : « il n’y a pas de meilleure règle pour expliquer les
lois obscures ou ambiguës, que la manière dont la coutume et l’usage les ont
interprétées », précise Domat ; « on doit présumer que ce qui a été longtemps
observé est utile et juste ». La raison et l’histoire constituent les béquilles qui
nous permettent malgré tout d’avancer dans l’ordre de la connaissance. Il est
donc faux d’affirmer qu’« il y a sans doute des lois naturelles : mais cette belle
raison corrompue a tout corrompu » (Pascal, Lafuma 60 : 507). Pascal, sur ce
point, a été censuré par ses amis : cette pensée ne figure pas dans l’édition de
Port-Royal.
Nous avons déjà vu la méthode à l’œuvre. Domat s’en sert pour justifier
l’existence des républiques – comme formes d’État –, malgré ses préférences.
Bodin n’a pas suivi d’autre démarche. Ne se défend-il pas, en introduisant
aux Six Livres de la République, de vouloir écrire une Utopie de plus, une
« République en idées sans effet » comme celle de Platon ou de More ? « Les
actions et événements sont nouveaux en leur individu, mais les espèces ont tou-
jours été comme à présent », écrira É. de la Croix (1623 : 183). « Les mêmes
causes qui ont jadis conservé les monarchies, les peuvent encore maintenir,
et aussi elles se ruinent par les mêmes moyens que le temps passé. C’est une
lâcheté de courage ou une malice extrême de voir le désordre, et n’y vouloir
appliquer le remède, et quand on propose quelque expédient d’alléguer pour
toute raison, que c’est une police du vieil temps ». Le Nouveau Cynée com-
porte par ailleurs d’autres passages qui auraient aussi bien pu paraître chez
Boisguilbert :
on propose ici une chose non seulement possible, mais aussi de laquelle les
anciens ont eu l’expérience. Sous l’Empire d’Auguste toutes les nations
étaient pacifiées. Et du règne de François 1er on a vu fleurir la paix
quelques années par toute l’Europe. Qui nous empêche d’espérer un bien,
dont les siècles passés ont joui? Je crois qu’il n’y a rien de si facile, que
cette affaire, si les Princes Chrétiens le veulent entreprendre. (ibid. :
viii–ix)
Chez Boisguilbert, un leitmotiv semblable accompagne les écrits et émaille
la correspondance. On a entrevu l’utilisation qui est faite d’une histoire de
France simplifiée et idéalisée 82 , lors de l’examen de la question des biens de
82. Le recours à l’histoire est par ailleurs général chez les écrivains politiques en France
à la fin du XVIIe siècle : cf. Richet 1969 et 1973. Chacun l’interprète à sa manière et, bien
entendu, y trouve son bien.
60 Le contexte
l’Église et du rôle des parlements et des états généraux. Cette histoire de France
est omniprésente : elle illustre, elle prouve, elle donne matière à réflexion, elle
fait sortir la vérité. Bien sûr, les exemples de l’Angleterre et de la Hollande
sont aussi récurrents. Mais ceux de Sully et de Richelieu, de François 1er et
de Henri IV jouent encore plus souvent le même rôle, face au repoussoir formé
par les trois régences 83 et les ministères de Mazarin et de Colbert :
pourquoi aller chercher chez les étrangers des exemples de cette conduite,
puisque la France a dans son histoire de quoi faire voir qu’elle est en
pouvoir d’en user de même avec de semblables avantages quand il lui
plaira ? (Boisguilbert 1705b : 667)
D’où les références constantes aux anciennes ordonnances, qu’il ne s’agit que
de faire respecter ou, au pire de perfectionner. Thème récurrent s’il en est :
« Ne point abandonner son esprit à inventer des nouveautés pour des impôts
inconnus, mais s’arrêter à perfectionner les anciens » (Boisguilbert 1703a :
296). « Ne tirer aucun raisonnement [.. .] que par la pratique et sur des faits
constants chez toutes les nations » (ibid. : 295).
On voit à cette dernière citation que ce raisonnement est étroitement lié
à un autre thème favori de Boisguilbert : celui de la « spéculation » – simple
construction intellectuelle détachée de la réalité – et de la « pratique ». La spé-
culation « toute gratuite est fort éloignée des réalités » (1er novembre 1704),
elle engendre des raisonnements qui ne sont que des « visions creuses » (Bois-
guilbert 1704d : 970) ; elle « ne peut jamais produire que des monstres dans les
arts, que l’on n’apprend que par la pratique » (Boisguilbert 1707a : 887). Sully
a d’ailleurs rétabli « l’État ruiné par [des] gens à bibliothèque » (Boisguilbert
1706 : 812). La « pratique » aveugle, d’un autre côté, ne suffit évidemment
pas : encore faut-il juger du bon et du mauvais. En bref : « le manque d’union
de la pratique et de la spéculative [. . .] n’enfante que des idées monstrueuses,
des choses fort imparfaites » (Boisguilbert 1704b : 853). On conçoit à présent
la rationalité de cette position maintes fois réaffirmée, que les commentateurs
ont pu prendre pour tactique face aux contrôleurs généraux : elle est en réalité
essentielle à la démarche adoptée. C’est là une différence profonde de plus qui
distingue Boisguilbert des auteurs qui, au XVIIIe siècle, s’inspireront de lui.
La spéculation [. . .], Monseigneur, consiste à travailler sur des projets
formés dans sa tête, sans qu’il ait encore paru, ni que l’on ait jamais
rien vu de semblable; et la pratique, au contraire, ne fait qu’imiter et se
83. Celles de Catherine de Médicis, de Marie de Médicis, et d’Anne d’Autriche.
Le gouvernement d’un État policé 61
conformer à ce qui est déjà établi et suivi avec succès et applaudissement
par le plus grand nombre. La spéculation promet et maintient des mi-
racles de ce qu’elle invente, mais sans aucune garantie de sa part, sachant
l’incertitude des sciences, et par conséquent de la théorie; la pratique, au
contraire, fait que ses sujets gageront leur vie sur la réussite, quand ils
ont une fois atteint l’usage de leur art, et c’est un marché sans peur. La
spéculation ne peut mettre ses rêves par écrit, qu’il ne se lève aussitôt une
infinité de contredisants qui combattent sur le papier la nouvelle doctrine
[. . .]. Quand la pratique écrit, nuls opposants, et tous les livres qui ont
été faits sur les arts sont encore sans répartie. (1er novembre 1704, dans
Boisguilbert 1691–1714 : 331)
L’importance que l’histoire revêt dans le système permet également de lever,
en partie, une accusation très souvent adressée à l’auteur du Factum : celle
d’une forme de compromission avec le pouvoir. Boisguilbert ne concède-t-il
pas trop lorsque, après avoir violemment dénoncé les financiers et les traitants
comme la source de tous les maux du royaume, il admet que le redressement
pourra se faire en les ménageant ? D’un côté, en effet, aucune épithète n’est
assez dure pour qualifier leurs agissements. De l’autre, « on dira qu’on ne veut
apporter aucun trouble à la disposition présente pour un si grand bien, qu’il
n’est nécessaire de congédier ni fermier, ni receveur, qu’on aura un extrême
respect pour le fait de Sa Majesté » (Boisguilbert 1695 : 626). Il ne faut « qu’un
instant » pour faire cesser les causes du mal, « sans congédier ni traitants
ni fermiers ordinaires [. . .] quoique tout le monde convienne que c’est aux
partisans à qui le royaume est redevable de la misérable situation où il se
trouve » (Boisguilbert 1705b : 664) 84 .
D’un côté, le recours à l’histoire nous désigne les coupables. Mais de l’autre,
c’est aussi une sorte de recours à l’histoire qui dicte leur impunité partielle, et
cette histoire vient gripper les rouages de la mécanique théorique. La réversi-
bilité, ici, est certes possible : mais il faut du temps et l’on ne peut bouleverser
du jour au lendemain d’aussi importantes pratiques gouvernementales. Dans
l’immédiat, donc, maintien des fermiers et autres partisans : « afin de ne pas
gendarmer les acteurs, on répète [. . .] que l’on ne congédiera pas un seul des
entrepreneurs ordinaires; on traitera avec eux pour quelques seuls adoucisse-
ments, de leur consentent » (Boisguilbert 1707a : 907) ; « bien qu’il ne soit pas
84. On déclare, précise Boisguilbert, « qu’on veut bien, quant à présent, les laisser en repos
[. . .] jusqu’à un temps plus commode » (ibid.). Et encore : 687 : « On fera grâce, ainsi qu’on
a dit, quant à présent, aux partisans des aides, quoiqu’ils prennent plus de la moitié des
causes de ce désordre ».
62 Le contexte
La Théorie et la Pratique sous le regard de la Raison.
Abraham Bosse.Traité des manières de dessiner les ordres de l’architecture
antique, 1664, frontispice (détail).
nécessaire de supprimer les fermes ni les fermiers du Roi, quoique ce fût le plus
grand service que l’on pourrait jamais rendre à l’État [. . .], il est nécessaire
que leurs fonctions soient réduites à un cérémonial moins désolant, ce qui leur
sera utile, loin d’être dommageable » (ibid. : 927). À plus longue échéance,
cependant, une suppression progressive est envisageable et souhaitable.
Boisguilbert calque ici son attitude sur celle de Richelieu 85 dont il a, selon
toute vraisemblance, lu et médité le Testament politique publié en 1688 en
Hollande. Le Cardinal, lui aussi, possède une haine tenace des financiers et
des partisans (Richelieu 1632–38 : 250). Il serait aisé, déclare-t-il, « dans une
85. L’œuvre de Richelieu fut publiée pour la première fois par des Français émigrés en
Hollande après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, et constitua une arme aux mains
des opposants du régime louis-quatorzien. Cf. André 1947 : 71. Peut-être lança-t-il la mode
des « testaments politiques » : ainsi parurent un Testament politique de [. . .]Colbert (1693)
et un Testament politique de [. . .] Louvois, tous deux apocryphes et œuvres de Courtilz
de Sandras. On sait que Boisguilbert publia lui-même une édition de ses œuvres, en 1707,
sous le titre de Testament politique de Monsieur de Vauban. L’authenticité du Testament
de Richelieu fut contestée : elle ne fait aujourd’hui plus de doute (cf. André 1947, et aussi
Hauser 1944).
Le gouvernement d’un État policé 63
profonde paix, de supprimer beaucoup d’officiers de cette nature et, par ce
moyen, de délivrer l’État de ceux qui, sans lui rendre aucun service, tirent
toute sa substance en peu de temps » (ibid. : 252). Les traités passés avec ces
véritables « sangsues » sont « un remède pire que le mal, puisqu’à proprement
parler, c’est leur donner un titre pour voler de nouveau » (ibid.). Cependant,
Richelieu adopte sur ce point la position qu’il prendra sur la question de la
suppression de la vénalité et de l’hérédité des charges, de la diminution des
tailles, etc. : un pragmatisme prudent. Les financiers sont préjudiciables à
l’État, « mais pourtant nécessaires ». Ils sont un mal « dont on ne saurait se
passer, [. . .] qu’il faut réduire à des termes supportables » (ibid. : 250). Pour
quelle raison ?
Il y a des abus qu’il faut souffrir de peur de tomber en des suites de plus
dangereuse conséquence. Le temps et les occasions ouvriront les yeux
à ceux qui viendront en un autre siècle pour faire utilement ce qu’on
n’oserait entreprendre en celui-ci sans exposer imprudemment l’État à
quelque ébranlement. (ibid. : 239)
Tout est possible lors du premier établissement d’une République, et l’on
peut alors édicter des lois conformes à la raison. « Mais la prudence ne permet
pas d’agir de même pied en une ancienne monarchie, dont les imperfections ont
passé en habitude et dont le désordre fait, non sans utilité, partie de l’ordre
de l’État » (ibid. : 234). La prudence politique, les nécessités de l’ordre public,
tout pousse à la modération (ibid. : 236–7) :
les désordres, qui ont été établis par des nécessités publiques, et qui se
sont fortifiés par des raisons d’État, ne se peuvent réformer qu’avec le
temps. Il en faut ramener doucement les esprits et ne point passer d’une
extrémité à l’autre. Un architecte qui, par l’excellence de son art, corrige
les défauts d’un ancien bâtiment et qui, sans l’abattre, le réduit à quelque
symétrie supportable, mérite bien plus de louanges que celui qui le ruine
tout à fait et construit un nouvel édifice parfait et accompli.
Le raisonnement de Richelieu concerne la question plus générale de la véna-
lité des offices : il s’applique cependant au cas présent des traitants.
Boisguilbert a pu s’en inspirer 86 : on a vu à quel point la tradition jansé-
86. Boisguilbert cite à de très nombreuses reprises le nom de Richelieu, avec éloge. Ce qui
prouve bien qu’il devait avoir lu le Testament politique (bien qu’il ne le mentionne pas à
notre connaissance) et ne connaître l’action de Richelieu qu’à travers ses écrits. Car c’est
sous son ministère que les impôts subirent une très forte augmentation, et que toutes les
pratiques condamnées par Boisguilbert se trouvèrent accentuées : dans le Testament, par
contre le Cardinal s’emporte contre les courtisans, tonne contre les traitants, affirme qu’il y
a des « proportions » à respecter entre la charge des impôts et les capacités des contribuables
et propose même de réduire, voire de supprimer, la taille ! Sans aller chercher chez les auteurs
64 Le contexte
niste est sensible au maintien de l’ordre légal. Mais il avait aussi des raisons
particulières d’agir comme il l’a fait : son cadre théorique lui faisait en ef-
fet apparaître certains phénomènes d’irréversibilité absolue liés à la nature
corrompue de l’homme. Son attitude ne traduit donc pas une compromission
mais, au pire, une tension entre sa conception mécaniste de la société et ses
opinions augustiniennes soulignant le fait irrémédiable du « péché d’Adam ».
8. La pensée philosophique et politique de Boisguilbert commence à être mieux
cernée. Elle conservera cependant des contours assez flous jusqu’à l’examen de
ses développements théoriques en économie politique. Des lignes de force se
dégagent malgré tout. Pour compléter cette analyse, il reste à préciser cer-
tains aspects de la philosophie politique de Boisguilbert et des auteurs jan-
sénistes. Nous laissons donc pour l’instant subsister une interrogation : celle
de la concordance des opinions de ces auteurs sur tous les points soulevés,
concordance dont on peut déjà entrevoir le caractère imparfait. Par bien des
points, on l’a remarqué, les racines théoriques de Boisguilbert plongent beau-
coup plus profondément dans le passé et s’échappent du terreau alimenté par
Nicole, Pascal ou Domat. Quoi qu’il en soit pour l’instant, il n’est pas inutile
de revenir une nouvelle fois sur sa conception de l’ordre social.
Les principes sont bien entendu réaffirmés. Mais pourquoi Boisguilbert nous
dit-il que la monarchie a atteint son plus haut degré de splendeur sous
François 1er et sous Louis XIV ? Le règne de François 1er lui sert de mo-
dèle, c’est entendu. Mais les caractères n’en sont-ils pas inversés sous Louis
XIV ? C’est ici que Boisguilbert oublie quelque peu sa haine pour Colbert
et nous confirme un aspect de sa pensée. La grandeur d’un État, c’est aussi
l’absence d’anarchie, de guerre civile. Or cette anarchie et cette guerre civile
régnaient avant que le roi n’eût été « le maître absolu comme il est aujour-
d’hui » (Boisguilbert 1705c : 759). Le royaume doit être unifié, pacifié, et le
monarque absolu est le garant de cette union.
Auparavant tout cela, toutes ces prééminences, au lieu de concourir au
commun bien, étaient commises l’une contre l’autre et travaillaient à leur
propre destruction, ou par une anarchie qui partageait le royaume en
anglais, c’est chez Richelieu (entre autres) que Boisguilbert a pu lire que « l’or et l’argent
sont les tyrans du monde et, bien que leur bien et leur Empire soit de soi-même injuste, il est
quelquefois si raisonnable qu’il faut en souffrir la domination, et quelquefois il est si déréglé
qu’il est impossible de n’en détester pas le joug comme du tout insupportable » (Richelieu
1632–38 : 428). On a déjà vu l’attitude de Richelieu envers les biens de l’Église. Le Cardinal
s’emporte aussi contre les « gens à bibliothèque » et accorde tout son soin au choix des
conseillers.
Le gouvernement d’un État policé 65
cinquante morceaux mal joints, ou par des guerres civiles ou de religion
qui divisaient les peuples, ou enfin par des minorités qui énervaient la
force de l’autorité royale. (ibid. : 758–9)
Sur deux autres points, également, Boisguilbert prend position : la monar-
chie absolue n’est pas une tyrannie – « l’autorité ni la faveur ne dispensent
pas qui que ce soit d’obéir aux lois de la justice et de la raison » (Boisguilbert
1707b : 1012). Et si l’ordre est nécessaire, c’est au sens purement pascalien
(ceci dit contre Nicole) : « Il est certain et public que les qualités et dignités
ne dénotent non plus les facultés d’un homme que sa taille ou la couleur de ses
cheveux » (Boisguilbert 1707a : 942).
On a vu, d’autre part, ce qu’il pense de la nature de l’impôt, et du rôle des
états généraux. Sur ces deux points une précision doit être apportée à présent :
pour ce qui concerne le premier, il nous faut rendre compte de passages où il
est affirmé que le roi doit se considérer comme l’unique propriétaire des terres
du royaume; et pour le second, expliquer une remarque formulée par deux
fois alors qu’il est question d’une politique économique exemplaire : « Cette
doctrine est si bien conçue par l’Angleterre et la Hollande, où le peuple décide
absolument de son sort » (Boisguilbert 1705f : 395); « dans tous les pays du
monde où le menu peuple a part au gouvernement » (Boisguilbert 1705c : 708).
Commençons par ce dernier point. Boisguilbert propose-t-il le régime
anglais ou hollandais comme modèle de forme de l’État ? Cette démarche irait
alors à l’encontre de toutes les autres déclarations de l’auteur. Il faut cepen-
dant remarquer que parmi « toutes les nations du monde » citées avec éloge
figurent aussi Rome – ancienne comme moderne – et la Turquie (ibid. : 707).
Au bénéfice du doute, donc, nous pensons que la référence au « peuple [qui]
décide absolument de son sort » se borne à constater un fait sans nécessai-
rement le proposer pour modèle ; et ne se rapporte probablement qu’à cette
fonction d’information dont étaient investis les états généraux ou les parle-
ments en France lorsqu’une semblable politique y était appliquée de par le
passé.
Le problème de la propriété des terres est plus aisé à résoudre. Il faut cesser,
dit Boisguilbert, d’opposer, comme on le fait, les intérêts du roi à ceux des
sujets : « dans les moyens, tant ordinaires qu’extraordinaires, qu’on emploie
pour faire trouver de l’argent au roi, on considère la France à l’égard du prince
comme un pays ennemi, ou qu’on ne reverra jamais, dans lequel on ne trouve
point extraordinaire qu’on abatte et ruine une maison de dix mille écus, pour
66 Le contexte
vendre vingt ou trente pistoles de plomb ou de bois à brûler [. . .]. [Le prince] ne
doit point considérer ses États autrement que si tout le terrain lui appartenait
en propre, comme en Turquie, et que ses sujets n’en fussent que de simples
fermiers » (Boisguilbert 1695 : 641–2).
. . . il est nécessaire que le Roi regarde la France et toutes ses richesses
comme à lui uniquement appartenantes, et que tous les possesseurs ne
sont que ses fermiers; qu’ainsi tout ce qui les incommode dans leur la-
bourage, dans leur commerce et dans leur trafic, est la même chose que
si le dommage lui était fait personnellement. (Boisguilbert 1707a : 951)
Passe-t-on ici à l’excès inverse, à l’anéantissement de la propriété privée, et
donc à la tyrannie comme, précisément, en Turquie ? Il ne semble pas que ce
soit le cas. Il ne s’agit là manifestement que d’une métaphore destinée à frap-
per le lecteur, à souligner la concordance des intérêts et le caractère suicidaire
de la politique combattue par Boisguilbert. Mais même si cela n’était pas le
cas, le domaine « privé » ne serait pas menacé pour autant. Seul l’impôt est
concerné et on a vu Boisguilbert le déclarer juste si les circonstances l’exigent
pour le maintien du souverain et de l’État. Le terme de propriété, comme ce-
lui de privé, renvoie alors non pas au sens moderne qu’il n’avait pas encore
à l’époque, mais à une propriété « incomplète » toujours grevée de certains
droits féodaux, sur laquelle les historiens insistent aujourd’hui87. C’est dans
ce sens que l’entend Louis XIV lui-même dans ses Mémoires pour l’instruction
du Dauphin : « les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposi-
tion pleine et libre de tous les biens, tant des séculiers que des ecclésiastiques,
pour en user [. . .] selon les besoins de leur État [.. .]. Ces noms mystérieux de
franchise et de liberté de l’Église, dont on prétendra peut-être vous éblouir,
regardent également tous les fidèles, soit laïques, soit tonsurés, qui sont tous
également fils de cette commune mère, mais qu’ils n’exemptent ni les uns ni les
autres de la sujétion des souverains » 88. L’image renvoie alors à la conception
absolutiste de l’imposition, sous couvert de pratiques anciennes. Elle figurait
déjà chez Scipion de Gramont par exemple, dont Boisguilbert s’inspira, et y
traduisait aussi un curieux mélange d’archaïsme – les rois possédaient réelle-
ment toutes les terres, acquises par la conquête, et les ont confiées aux sujets
pour les faire valoir – et de modernisme – l’impôt n’est que la juste contrepar-
tie, le prix pourrait-on dire, des services publics rendus par l’État (Gramont
87. Voir par exemple les écrits de Pierre Goubert.
88. Cité par Méthivier 1981 : 283.
Le gouvernement d’un État policé 67
1620 : 294–6). Il n’y a donc rien qui doive ici nous étonner dans les propos du
Détail et du Factum de la France.
9. Une question générale demeure cependant en suspens : qu’est donc cette
grandeur dont les jansénistes nous disent qu’elle est si nécessaire et dont
l’invention est si admirable ? Demeure-t-on ici dans l’ordre traditionnel des
choses hérité du régime seigneurial ou peut-on déceler sous ce concept une
évolution qui permettrait de mieux situer les auteurs jansénistes sur l’échi-
quier socio-politique ?
Le fait fondamental semble résider dans une conception purement fonction-
nelle de cette grandeur. On a vu Nicole la définir comme « une participation
au pouvoir de Dieu sur les hommes ». Domat, de son côté, propose une défini-
tion également fonctionnelle – bien qu’ambiguë – des différentes « conditions
et professions ». Si Nicole parle de « l’éducation d’un prince », Duguet de
« l’institution d’un prince », et si Pascal écrit pour le fils du duc de Luynes, il
faut se souvenir qu’ « être de naissance illustre et de qualité selon les hommes,
c’est être né de personnes considérables dans l’ordre du monde » (Nicole 1670 :
361 ; nous soulignons) : et l’on sait ce qu’il faut penser des « grandeurs d’éta-
blissement » quoi qu’il en soit des nuances d’opinion des auteurs sur le sujet.
Les grands sont donc tous ceux qui participent au pouvoir : l’ensemble de la
haute aristocratie de naissance, mais aussi la noblesse d’épée en général, et celle
de robe. De ce point de vue, le jansénisme ne serait peut-être qu’une nouvelle
forme d’expression de cette gentry des XVIe et XVIIe siècles bien dépeinte,
pour le XVIe, par G. Huppert (1977) 89, marquant une ambition toujours blo-
quée par les mentalités du temps, mais non plus étrangère aux préoccupations
de la monarchie.
B. Chedozeau (1978 : 105) note que Nicole ne parle jamais expressément de
la noblesse, mais dans le traité « Des dangers des entretiens des hommes », il en
ruine les deux fondements : la « qualité » et la « valeur », bases de l’ordre noble
guerrier. La qualité est retirée de la manière que l’on sait ; la valeur militaire
89. Ce serait là un compromis entre la thèse étroite défendue par Goldmann (1955) et
celle, plus large, suggérée par Mandrou (1957 : 308–9) selon laquelle le jansénisme serait une
expression idéologique de toute la classe bourgeoise. L’hypothèse proposée par Huppert à
la fin de son livre viendrait ainsi occuper une place intermédiaire et fort plausible. Elle ne
se trouve pas en contradiction avec ce que Goubert, par exemple, écrit de la diffusion de la
pensée janséniste (Goubert 1966 : 185).
68 Le contexte
est traitée comme toute autre qualité « mondaine » et totalement dévalorisée :
une pure passion au même titre que les autres, une vanité ridicule90.
À la hiérarchie des ordres, des qualités et des « lieux naturels » se substitue
une hiérarchie des rouages, une mécanique des fonctions. Domat le remarque
au passage et s’attache à prévenir les objections. Le lecteur du Droit public
s’étonnerait-il de ce que la hiérarchie des conditions et professions (les nou-
veaux « ordres ») et de leurs subdivisions en « classes » ne repose pas sur la
« distinction ordinaire » en trois ordres « qu’on appelle communément les trois
états du clergé, de la noblesse et du tiers état »? C’est que « cette distinction
n’a pas son usage pour le dessein de ce livre. Car, d’une part, on est obligé
d’y donner des idées plus précises des différentes conditions, que n’en donne la
distinction si générale de ces trois états ; et de l’autre, si on suivait cette dis-
tinction, on serait obligé de confondre dans le tiers état, les premiers magistrats
du royaume, plusieurs officiers du conseil, et autres personnes qui doivent avoir
un rang distingué » (Domat 1697 : 170). Voilà qui ne prête pas à équivoque.
Mais voilà qui induit, par contre, une certaine ambiguïté : la participation au
pouvoir requiert malgré tout, on l’a vu, certaines capacités, alors que la notion
d’ordre social exclut a priori le mérite (« il est le fils aîné du Roi : cela est
net »). La pensée de ces auteurs ne parvient pas jusqu’au radicalisme de La
Bruyère (« Le mérite personnel, qui n’est rien ou à peu près rien dans la société,
devrait y être tout »). On y retrouve cependant une tension entre la capacité et
l’autorité, entre les grandeurs naturelles et les grandeurs d’établissement dont
la disjonction, en fin de compte, ne va pas de soi.
Le glissement vers la fonction et cette tension au sein du pouvoir, cependant,
ne sont pas particuliers à la pensée janséniste. Ils sont le lot commun de la
réflexion du temps et ne font vraisemblablement que traduire l’ambiguïté du
statut de la monarchie absolue. À cet égard, l’évolution qui paraît se faire jour
de Richelieu à Louis XIV est symptomatique. Sans revenir sur le problème de
l’information des gouvernants, penchons-nous sur celui des ordres. Richelieu
participe de la réaction aristocratique. Il entend réserver les premières places et
les honneurs à sa « pauvre noblesse ». Il s’insurge contre l’ascension rapide et
les prétentions d’anciens bourgeois enrichis, de ces métis sociaux qui forment
la Robe. Il existe des « lieux naturels » ; à chacun de les respecter :
90. Sur les problèmes de valeurs et de hiérarchies sociales, voir en particulier Jouanna
(1977), Huppert (1977) et les réflexions de Richet (1969 et 1973).
Le gouvernement d’un État policé 69
je dis hardiment ce fait, parce qu’il est aussi important que juste d’arrêter
le cours des entreprises de certains officiers, qui, enflés d’orgueil, soit à
cause des grands biens qu’ils possèdent ou de l’autorité que leur donne
l’emploi de leurs charges, sont présomptueux jusques à tel point que de
vouloir avoir le premier lieu où ils ne peuvent prendre que le troisième,
ce qui est tellement contre la raison et contre le bien de votre service
qu’il est absolument nécessaire d’arrêter le cours de telles entreprises,
puisqu’autrement la France ne serait plus ce qu’elle a été et ce qu’elle doit
être, mais seulement un Corps monstrueux qui, comme tel, ne pourrait
avoir ni substance ni durée. (Richelieu 1632–38 : 256–7)
D’un autre côté, cependant, le Cardinal voit bien que toute rigidification
sociale surannée est préjudiciable à l’État. En témoignent ses efforts contre
l’idée de dérogeance par le commerce, et ces quelques remarques à propos des
marchands : « Si [. . .] V. M. trouve bon d’accorder au trafic quelques préro-
gatives, qui donne rang aux marchands, au lieu que maintenant vos sujets le
tirent seulement de divers offices, qui ne sont bons qu’à entretenir leur oisiveté
et flatter leurs femmes. Elle rétablira le commerce jusques à tel point que le
public et le particulier en retireront grand avantage » (ibid. : 425). Quelles sont
ces prérogatives? L’auteur évite de les préciser.
De Richelieu à Louis XIV, cependant, le décor évolue. « Ceux qui suivent
le métier des armes ne sont ni plus obligés ni plus utiles au service [.. .] que
le reste de leurs sujets », remarque Louis XIV. « Chaque profession contribue
au soutien de la Monarchie. Le laboureur fournit [. . .] la nourriture à tout ce
grand corps ; l’artisan donne par son industrie toutes les choses qui servent à
la commodité du public ; et le marchand assemble [. . .] tout ce que le monde
entier produit d’utile et d’agréable [. . .]; les financiers, en recueillant les deniers
publics, servent à la subsistance de l’État; les juges, en faisant l’application des
lois, entretiennent la sûreté parmi les hommes; et les ecclésiastiques, en ins-
truisant les peuples à la religion, attirent les bénédictions du ciel et conservent
le repos sur la terre. C’est pourquoi, bien loin de mépriser aucune de ces condi-
tions, ou d’en favoriser l’une aux dépens de l’autre, nous devons être le père
commun de toutes ». Nous voilà donc de nouveau aux « conditions et profes-
sions » de Domat et au sens de son œuvre juridique (par ailleurs commandée
par Louis XIV), ce qui confirme une fois de plus qu’il convient d’examiner
avec la plus grande prudence toute affirmation trop rapidement formulée d’une
éventuelle charge « subversive » ou « révolutionnaire » de la pensée politique
augustinienne au XVIIe siècle.
70 Le contexte
l’équilibre
71
TROIS
De l’état d’innocence à l’état poli
et magnifique
La pensée de Boisguilbert se déploie ainsi dans un cadre spécifique-
ment français, non pas tant par les thèmes abordés qu’à travers une
manière de les traiter. Car si l’héritage est imposant, les héritiers, par ailleurs,
sont nombreux : Locke lui-même s’intéresse à Nicole au point de traduire
quelques essais 91 . La pensée de Nicole et la tradition janséniste qu’elle re-
présente influencent également les développements intellectuels anglo-saxons
au travers des œuvres de Bernard de Mandeville92. Que Boisguilbert s’en soit
aussi inspiré, cela n’a donc rien d’extraordinaire. Ce qui est beaucoup plus
exceptionnel, par contre, c’est la transformation qu’il va faire subir à cette
pensée. Sur la plupart des points que nous traiterons, Mandeville, sur qui l’on
insiste généralement, demeure fort en retrait.
Par rapport à l’optique augustinienne rigoriste, les silences de Boisguilbert
sont tout aussi éloquents que ses prises de position intempestives. On cherchera
en vain chez lui une théorie de la « nation organisée », une apologie du luxe,
des honneurs, préséances et « signes extérieurs »; les droits féodaux ne sont
pas (ou peu) mentionnés. L’État ne se trouve plus confondu avec la nation, le
roi et la hiérarchie marquée au sommet de laquelle il se trouve ne forment plus
le ciment social. L’État, l’autorité, les « grands » acquièrent une autonomie
relative par rapport à la société, autonomie dangereuse, d’ailleurs, pour la
91. Notamment : « De la faiblesse de l’homme » et « Des moyens de conserver la paix avec
les hommes ».
92. Les auteurs anglo-saxons soulignent cette filière. Voir par exemple Jacob Viner (1953)
ou encore Th. A. Horne (1978) chapitre 2 (« Mandeville and the French Moral Tradition »),
pour ne citer que deux écrits tirés d’une abondante production.
73
74 L’équilibre
prospérité de cette société. L’« ordre politique » et les « petites cordes toutes
humaines », chers à Nicole, bien que toujours nécessaires, s’estompent dans le
lointain. L’ordre économique prime désormais. Boisguilbert a été, certes, un
exécuteur testamentaire : mais original, donc infidèle.
Les matières économiques n’avaient pas beaucoup retenu l’attention des au-
teurs jansénistes. On trouve quelques remarques chez Nicole; des développe-
ments chez Domat93 mais insérées dans les considérations juridiques sur l’ordre
social. Seul Duguet semble s’étendre un peu plus longuement, de manière
assez traditionnelle cependant, sur l’organisation économique de la société : un
certain colbertisme fortement teinté d’agrarianisme94 chrétien – « la maxime
que le commerce doit être libre, n’est vraie qu’en partie ». Cet agrarianisme
était lui-même en vogue à cette époque sous l’influence, notamment, de Claude
Fleury et de Fénelon, comme l’a montré L. Rothkrug (1965). Mais, il faut bien
en convenir, il s’agit là d’un agrarianisme idéalisé, presque bucolique : une rê-
verie dans laquelle se rejoignent finalement les frères ennemis. Il est vrai qu’un
thème paraît important chez Fénelon : la liberté du commerce, sur laquelle il
insiste à plusieurs reprises ; mais, comme eût pu le dire Boisguilbert, elle n’est
là qu’en peinture. Cette « liberté » reste très fortement surveillée, et l’on au-
rait tort de considérer l’archevêque de Cambrai comme apôtre du libre échange
(ci-dessous). Par comparaison, on mesurera donc le degré d’achèvement et de
rupture accompli par Boisguilbert.
D’autres auteurs, à l’époque, auraient peut-être pu opérer cette rupture
théorique. Belesbat 95 , par exemple, sur lequel l’attention a été attirée par A.
93. Dans Le droit public (le Traité des lois reprenant les idées de Nicole).
94. La littérature technique agronomique était par ailleurs inexistante en France jusqu’au
XVIIIe siècle. L’intérêt pour « les champs » traduit une attitude collective depuis longtemps
adoptée par la gentry du XVIe siècle : « La vie champêtre est le symbole d’une innocence
perdue, d’un passé imaginaire étranger à toute complication, la source à laquelle on était
censé revenir pour contrebalancer les tensions de la politique et des affaires » (Huppert
1977 : 154 ; cf. aussi 149). « Du côté de la terre, la nullité de la littérature et la stagnation
des techniques surprennent. Si l’on excepte l’art des jardins, de la chasse et des confitures,
les Français n’ont pas écrit, de 1601 à 1750, un seul ouvrage ayant pour objet l’agricul-
ture : ils se sont contentés de réimprimer ou de plagier La Maison Rustique d’Estienne et
Liébault, en oubliant trop vite Le Théâtre d’Agriculture. Pendant ce temps, florissait la litté-
rature agronomique anglaise, nourrie de l’expérience nationale des enclosures et du modèle
flamand. Moins bavards, Flamands et Hollandais multipliaient expériences et réussites, qui
n’éveillaient en France aucun écho » (Goubert 1966 : 55–6).
95. Il s’agit de Charles Paul Hurault de l’Hôpital, seigneur de Belesbat, descendant d’une
illustre famille de robe, sur lequel Saint-Simon écrit : « C’était une manière d’éléphant pour
la figure, une espèce de bœuf pour l’esprit, qui s’était accoutumé à se croire courtisan, à
suivre le Roi dans tous ses voyages de guerre et de frontière, et à n’en être pas plus avancé
L’approche par les classes sociales 75
Sébastien Le Prestre de Vauban, par François de Troy (détail)
(Château de Versailles).
Schatz et R. Caillemer (1906) et confirmée par Rothkrug (1965 : 328–51).
Beaucoup 96 de ses écrits sont antérieurs à la publication du Détail de la
France, et certaines correspondances entre les œuvres sont troublantes 97 :
pour cela. Ses pères étaient de robe ; il ne fut ni robe ni épée, se fit assez moquer de lui, et
ne laissait pas quelquefois de lâcher des brutalités assez plaisantes » (Mémoires, tome V :
149). Contrairement à l’attitude qu’il adopte envers Vauban ou Boisguilbert, Saint-Simon
ne parle pas des idées réformatrices de Belesbat, pourtant proches des siennes.
96. De 1692 à 1702, Belesbat présente au roi divers mémoires, sur des sujets fort différents
touchant à la politique et à l’administration du royaume (cf. Schatz et Caillemer 1906 :
31–3). Six mémoires, présentés en 1692, semblent particulièrement importants : Réflexions
sur les liaisons de la France avec la Hollande à cause du commerce,Traité de l’origine de
la vénalité des charges de judicature et de finance,De l’origine des biens d’Eglise et de leur
usage,Traité des droits et prétentions de la Cour de Rome,Preuves de l’union inséparable
des intérêts du Roi et de ceux de ses sujets, et Des intérêts de la France à l’égard des princes
et États de l’Europe.
97. Les mémoires de Belesbat sont, à notre connaissance, encore inédits. Mais cela ne
signifie nullement qu’ils ne connurent aucune diffusion, au contraire. Les œuvres de ce genre
circulaient très souvent sous forme de manuscrits copiés dans les milieux intéressés. Comme
le note Rothkrug (1965 : 329) de nombreuses copies ou extraits de ces mémoires peuvent
être retrouvés à Paris, Rouen, Grenoble, Nantes. . . Par ailleurs, Belesbat participa à l’éphé-
mère « Académie du Luxembourg » qu’avait organisée chez lui son cousin, l’extravagant
abbé François-Timoléon de Choisy, au début de l’année 1692 précisément (Rothkrug 1965 :
330, note 72 ; Niderst, 1972 : 359 et suivantes). Or, à cet ancêtre des salons politiques en
76 L’équilibre
même admiration pour la Hollande ; même image du roi-propriétaire ; accent
prononcé sur les intérêts, l’utilité; attention portée à la question des biens du
clergé. On y trouve surtout, en outre, une critique de l’administration de Col-
bert, et même de toute politique interventionniste en général, la corruption
du cœur et de l’esprit de l’homme vouant toute action à l’inefficacité et au
désordre :
Par [les réflexions] que j’ai faites depuis trente ans sur l’esprit de la plu-
part des hommes que j’ai connus [. . .], je n’ai trouvé, après les avoir bien
examinés, que faiblesse et médiocrité dans tous ; et ceux qui avaient de
certaines parties au-dessus des autres avaient des défauts qui contreba-
lançaient leurs excellentes qualités; et leurs passions et leurs défauts l’ont
presque toujours emporté sur leurs vertus, parce que, dans les hommes,
les qualités de leur esprit dépendent fort souvent de la disposition des
organes du corps [. . .]. Les intérêts des ministres, de leurs commis et des
commissionnaires sont d’être maîtres absolus dans leurs départements, de
les conduire à leur fantaisie, de n’employer que ceux qui sont dans leur
entière dépendance [. . .], afin que, n’étant retenus par rien, ils puissent
dans le désordre et la confusion faire plus sûrement leurs affaires. (Cité
par Schatz et Caillemer 1906 : 393 et 394)
Même accent, enfin, sur la nécessité du laisser-faire :
Il faut poser pour principe que la liberté est l’âme du commerce, que,
sans elle, les bons ports, les grandes rivières et la grande fertilité sont
inutiles. Quand la liberté manque, tout y manque. (ibid. : 630)
Cependant, tout ceci apparaît inséré dans un cadre assez peu théorique,
à dominante politique immédiate : arrêt des guerres, réaction aristocratique,
etc., en bref tout ce qui apparente Belesbat au groupe de Fénelon. En outre,
d’importantes restrictions aux principes de la liberté émaillent les textes –
pour ce qui concerne le commerce des blés par exemple –, et trop d’idées
traditionnelles subsistent encore – sur les métaux précieux, sur la population. . .
– pour former un cadre à la fois cohérent au plan théorique et véritablement
novateur 98 : d’où l’appellation floue de mercantilisme libéral forgée par Schatz
et Caillemer pour désigner ce « système ».
2. Au plan économique, on compare souvent les écrits de Boisguilbert à ceux
de Vauban et de Fénelon. Les analogies, qu’il faut analyser brièvement, sont
France collabore Fontenelle, même de façon épisodique. Il est possible que Boisguilbert ait
eu connaissance des mémoires de Belesbat par le biais de son cousin.
98. Il faudrait, pour restituer le climat dans lequel se développe l’œuvre de Boisguilbert,
faire référence à la tradition des revendications marchandes, et au « pouvoir » croissant de
ceux-ci après la mort de Colbert. Sur tout ceci, cf. Rothkrug (1965) qui, malgré une confusion
certaine au plan théorique, fournit une masse de faits intéressants.
L’approche par les classes sociales 77
cependant superficielles. Le lot commun à ces différents auteurs est d’avoir criti-
qué à peu près à la même époque l’administration du royaume sous Louis XIV,
et d’avoir dépeint la grande misère du peuple99. Mais ces critiques émanent
en fait de problématiques radicalement différentes.
Comme l’ont noté des lecteurs de Vauban (Vignes 1909 et Rothkrug 1965,
notamment) cet auteur reste, pour la majeure partie de ses principes, ce qu’il
est convenu d’appeler un « mercantiliste ». Pour le reste, il s’inspire fortement
du Traité de la Politique de la France publié en 1669 par Hay du Châtelet,
ouvrage qui connut plusieurs rééditions (la dernière en 1689, en annexe au
Testament politique de Richelieu). Le mérite du maréchal n’en reste pas moins
grand, et tout ceci n’enlève rien à la force de ses convictions et au poids per-
sonnel qu’il mit, fort respectueusement, au service de la contestation. Mais
toute lecture un peu attentive ne saurait confondre les systèmes de Vauban et
de Boisguilbert, sauf à se laisser prendre au piège des premières pages – mais
des premières pages seulement – du Projet d’une Dîme Royale qui, citant le
Détail de la France100, revêtent parfois des accents boisguilbériens.
Il est vrai que Boisguilbert a lui-même semé la confusion en publiant en 1707
une édition de ses œuvres sous le titre de Testament politique de M. de Vauban.
Mais en général les personnes informées n’étaient pas dupes de tels procédés.
Et il était d’autant moins pardonnable de l’être que Boisguilbert critique à
99. C’est dans la célèbre lettre à Louis XIVLouis XIV de Fénelon, brouillon au style
effroyable et répétitif, que se trouve l’expression : « La France n’est plus qu’un grand hôpital
désolé et sans provision » (Fénelon 1920 : 150). Cf. aussi Vauban : « dans ces derniers temps,
près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement [. . .] ;
des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là,
parce qu’eux-mêmes sont réduits, à très peu de chose près, à cette malheureuse condition; des
quatre autres parties qui restent, les trois sont fort mal-aisées, et embarrassées de dettes et
de procès ; et que dans la dixième, où je mets tous les Gens d’Épée, de Robe, Ecclésiastiques
et Laïques, toute la Noblesse haute, la Noblesse distinguée, les Gens en Charge militaire
et civile, les bons marchands, les Bourgeois rentés et les plus accomodés, on ne peut pas
compter sur cent mille familles et je ne croirais point mentir, quand je dirais qu’il n’y en a
pas dix mille petites ou grandes, qu’on puisse dire être fort à leur aise. » (Vauban 1707 : 7)
100. Cf. Vauban 1707 : 6, qui, après 40 ans de « vie errante », entend rechercher la cause de
la pauvreté du pays. « Ce qu’ayant fait avec beaucoup de soin, j’ai trouvé qu’elle répondait
parfaitement à ce qu’en écrit l’Auteur du Détail de la France, qui a développé et mis au jour
fort naturellement les abus et mal-façons qui se pratiquent dans l’imposition et la levée des
tailles, des aides et des douanes provinciales. Il serait à souhaiter qu’il en eût autant fait
des affaires extraordinaires, de la capitation, et du prodigieux nombre d’exempts qu’il y a
présentement dans le royaume, qui ne lui ont guère moins causé de mal que les trois autres
fléaux, qu’il nous a si bien dépeints. »
78 L’équilibre
plusieurs reprises, et quelquefois assez violemment, le projet de Vauban101.
Du groupe d’impôts qui forme la « Dîme Royale », Boisguilbert ne retient,
comme la plupart des auteurs après lui, que l’impôt en nature du dixième en-
viron des récoltes, imité de la dîme ecclésiastique. Il ne cesse de souligner que
cet impôt en nature constitue une absurdité économique, et y trouve maints
défauts qu’il résume dans un petit Mémoire sur la Dîme Royale (1700) expédié
au contrôleur général des finances, avec une lettre d’accompagnement, le 13
juin 1700. La question est aujourd’hui bien connue (cf. Vignes, par exemple :
1909 : 9–16 et 31–2) pour qu’il soit utile de la reprendre ici. Nous noterons
simplement qu’à côté de solides arguments d’ordre économique, Boisguilbert
reprend son thème favori – selon lequel la « spéculation » n’engendre que des
« idées monstrueuses » – et tente même de disqualifier le projet en préten-
dant que Vauban n’est qu’un prête-nom et que l’ouvrage est en réalité l’œuvre
d’un collaborateur du maréchal, l’abbé Ragot de Beaumont, « prêtre d’une vie
fort équivoque » (au contrôleur général, 21 août 1709). Le court traité et les
lettres de Boisguilbert ne furent pas publiés, mais l’on trouve, dans les autres
ouvrages, quelques échos précis de ces discussions.
C’est un dixième en argent qu’il faut payer, et non point en essence ou
dîme royale, comme une personne de la première considération, tant par
son mérite personnel que par l’élévation de ses emplois, a voulu proposer
au Roi, sur la foi d’un particulier qui en avait composé le projet sans avoir
jamais pratiqué ni le commerce ni l’agriculture, ce qui ne peut qu’enfanter
des montres. (Boisguilbert 1707a : 945) 102
3. Le contraste avec Fénelon est encore plus frappant malgré certains thèmes
communs comme celui, en particulier, des « flatteurs » et des courtisans, donc
de l’information des gouvernants. Les principes concernant la vie en société
sont, à quelques exceptions près, contenus dans Les Aventures de Télémaque
(1699) et résumés dans les divers écrits réunis par Charles Urbain en 1920 sous
le titre d’Écrits et Lettres politiques, dans lesquels ils revêtent aussi parfois une
allure plus « concrète », étant appliqués au cas précis de la France. Ils sont
cependant purement politiques et ne dégagent aucune théorie du fonctionne-
ment économique d’une société décentralisée. Au contraire : Fénelon prend
101. Boisguilbert et Vauban se connaissaient. Sur leurs rencontres, cf. Hecht 1966a.
L’attitude de Vauban vis-à-vis de son contradicteur tranche, en sa faveur, sur celle de
Boisguilbert.
102. Émile Coornaert nous semble injuste à l’égard de Boisguilbert, lorsqu’il déclare, dans
sa préface à la réédition du Projet d’une Dîme Royale (1933 : xi), que Vauban était
« singulièrement plus audacieux que son ami ». Il semble que Coornaert n’ait eu qu’une
idée assez superficielle des œuvres de Boisguilbert.
L’approche par les classes sociales 79
François de Salignac de la Mothe-Fénelon, par Joseph Vivien,
1693 (Château de Versailles). « La France entière n’est plus qu’un grand hôpital
désolé et sans provision » (Lettre au roi, 1694).
en quelque sorte le contrepied de Boisguilbert en affirmant la primauté de
l’organisation sociale sur l’individu et ses intérêts. Mais si le holisme domine
encore également chez Nicole et chez Domat, le système de Fénelon possède un
fondement moral et théologique radicalement différent : sa doctrine du « pur
amour » s’oppose en effet à celle de « l’amour-propre », même éclairé. Il est
proche, sur ce point précis, de Pascal103.
Cela ne signifie pas, bien entendu, que le système exposé dans le Télémaque
ne présente aucun intérêt. Mais, pour notre sujet, il n’est qu’une utopie, dans
la meilleure tradition du genre. Il faut donc être attentif et ne pas se laisser
abuser par les mots, et notamment par l’expression « liberté du commerce »
qui revient souvent sous la plume de Fénelon et dont l’auteur semble revendi-
quer la réalisation. À notre connaissance – mais la littérature sur Fénelon 104
est vaste –, seul Roland Mousnier (1951–52) a récemment attiré l’attention
sur l’inconsistance de certaines idées de l’auteur une fois replongées dans leur
103. Cf. ci-dessus, chapitre 1 ; cf. également Keohane 1980 : 341–2.
104. Dans la perspective qui nous retient ici, on peut noter l’ouvrage de Henri Gouhier
(1977).
80 L’équilibre
contexte. Et c’est précisément le cas de la « liberté du commerce ». Par-delà
les – ou grâce aux – côtés désuets de la réaction aristocratique, l’archevêque
de Cambrai a peut-être joué un rôle décisif au plan du libéralisme (Richet,
1973), mais à condition d’ajouter : politique. À moins que la seule présence
de l’expression « liberté du commerce » chez cet homme de premier plan n’ait
effectivement suffi à agiter les esprits sans que l’on s’embarrasse d’un examen
plus approfondi de sa signification réelle. Mais de véritables libéraux, comme
J.-B. Say 105 par exemple, ne s’y sont pas trompés.
Pour restituer cette signification, penchons-nous sur quelques pages
décisives des Aventures de Télémaque. La richesse de Tyr est enviable, et le
commerce y est florissant. Que faut-il mettre en œuvre pour en arriver là? Ne
jamais altérer la confiance des étrangers, ni « tant soit peu les règles d’un com-
merce libre » (Fénelon 1699 : 111). « Surtout, n’entreprenez jamais de gêner
le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s’en mêle
point, de peur de le gêner, et qu’il en laisse tout le profit à ses sujets, qui en
ont la peine » (ibid.). « Le commerce est comme certaines sources : si vous
voulez détourner leur cours, vous les faites tarir. Il n’y a que le profit et la
commodité qui attirent les étrangers chez vous » (ibid. : 111–12). Cependant,
dans ce cadre, et même à Tyr, le système requiert des hommes vertueux, sans
« division » ni « jalousie », sans « délices » ni « oisiveté », et on punit « la
négligence ou le faste des marchands, qui ruine le commerce en ruinant les
hommes qui le font » (ibid. : 111) : l’on voit poindre là une réglementation qui
s’épanouira à Salente sur les plans de Mentor.
Dans la cité idéale façonnée par Minerve, l’économie est, de fait, dirigée.
Des sept classes hiérarchisées de citoyens – plus celle des esclaves –, Mentor
« régla les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l’ornement des
maisons, pour toutes les conditions différentes » (ibid. : 277–8). La couleur
même des vêtements est prédéterminée, la frugalité et la simplicité doivent
105. Say (s.d. : 346) : « Fénelon devait-il établir à Salente des magistrats auxquels tous les
négociants devaient rendre compte de leurs affaires de commerce, de leurs entreprises, des
magistrats qui leur auraient défendu de hasarder plus de la moitié de leurs biens? N’est-ce
pas préconiser une atteinte à la propriété, un outrage à la liberté d’industrie ? Et sans la
propriété, sans l’industrie, que serait devenue la prospérité de Salente? Louis XIV, et son
despotisme, et ses guerres n’ont jamais fait le mal qui serait résulté des conseils de ce bon
Fénelon, l’apôtre et le martyr de la vertu et du bien des hommes. Il pense être le défenseur
de la liberté du commerce, et il prohibe les marchandises étrangères ; il règle les habits, la
nourriture, les meubles, la grandeur et l’ornement des maisons, pour toutes les conditions
différentes. »
L’approche par les classes sociales 81
Fénelon,Les Aventures de Télémaque, frontispice, édition de 1699.
« Sous le voile charmant d’un Roman enchanteur, / Ton cœur d’un peuple entier
prépare le bonheur ; / Loin du vice, Mentor ! tu guides ton eleve ; / Tu conseilles le
bien, ton exemple l’achêve. »
régner partout : le luxe est banni. On ne revient pas à l’état de nature repré-
senté par la Bétique – tout comme chez Boisguilbert on ne revient pas à l’état
d’« innocence » (ci-dessous) – mais on s’en rapproche. « Mentor, semblable
à un habile jardinier, qui retranche dans ses arbres fruitiers le bois inutile,
tâchait de retrancher le faste inutile qui corrompait les mœurs : il ramenait
toutes choses à une noble et frugale simplicité. Il régla de même la nourriture
des citoyens et des esclaves » (ibid. : 279).
Dans ce but, et pour le bon ordonnancement de la société, il ne faut pas
seulement réglementer l’urbanisme et, surtout, le partage des terres. Mentor
va jusqu’à « retrancher un nombre prodigieux de marchands qui vendaient des
étoffes façonnées des pays éloignés, des broderies d’un prix excessif, des vases
d’or et d’argent avec des figures de dieux, d’hommes et d’animaux, enfin des
liqueurs et des parfums. Il voulut même que les meubles de chaque maison
fussent simples et faits de manière à durer longtemps » (ibid. : 281–2).
82 L’équilibre
Avec quel résultat pour les habitants de Salente ? « Les lois que nous venons
d’établir [. . .] », déclare Mentor, « rendront leur vie laborieuse ; et, dans leur
abondance, ils n’auront que le nécessaire parce que nous retranchons tous les
arts qui fournissent le superflu [. . .]. Ils auront du pain, à la vérité, et assez
largement; mais il n’auront que du pain, et des fruits de leur propre terre,
gagnés à la sueur de leur visage » (ibid. : 286).
Dans ce contexte, y a-t-il seulement place, non même pour un libre com-
merce, mais pour un commerce tout court ? Que reste-t-il à négocier ? Fénelon
ne précise rien. Il affirme seulement que, dans ces conditions, le commerce
prospérait. Remarque bien ironique au regard de la description de Salente
qu’il donne par ailleurs !
Ainsi, les peuples y accoururent bientôt en foule de toutes parts. Le
commerce de cette ville était semblable au flux et au reflux de la mer.
Les trésors y entraient comme les flots viennent l’un sur l’autre. Tout y
était apporté et tout en sortait librement. (ibid. : 277)
Si, discrètement, nous omettons de nous interroger sur la nature de ces
« trésors » et de ce « tout » dont on fait un si florissant commerce, il reste le
problème de la « liberté ». Sur ce point, les propos de Fénelon sont de la même
veine : « D’ailleurs, la liberté du commerce était entière » (ibid.). Et en voici
quelques preuves décisives. Mentor
alla visiter le port et entra dans chaque vaisseau. Il s’informa des pays
où chaque vaisseau allait pour le commerce : quelles marchandises il
y apportait, celles qu’il prenait au retour ; quelle était la dépense du
vaisseau pendant la navigation ; les prêts que les marchands se faisaient
les uns aux autres ; les sociétés qu’ils faisaient entre eux, pour savoir
si elles étaient équitables et fidèlement observées ; enfin, les hasards des
naufrages et les autres malheurs du commerce, pour prévenir la ruine des
marchands, qui, par l’avidité du gain, entreprennent souvent des choses
qui sont au-delà de leurs forces.
Il voulut qu’on punît sévèrement toutes les banqueroutes, parce que celles
qui sont exemptes de mauvaise foi ne le sont presque jamais de témérité.
En même temps il fit des règles pour faire en sorte qu’il fut aisé de ne
faire jamais banqueroute : il établit des magistrats à qui les marchands
rendaient compte de leurs effets, de leurs profits, de leurs dépenses et de
leurs entreprises. Il ne leur était jamais permis de risquer le bien d’autrui,
et ils ne pouvaient même risquer que la moitié du leur. De plus, il faisaient
en société les entreprises qu’ils ne pouvaient faire seuls, et la police de
ces sociétés était inviolable par la rigueur des peines imposées à ceux qui
ne les suivaient pas. (ibid. : 276–7)
L’approche par les classes sociales 83
Tout un chacun peut donc constater que, ce régime d’inquisition mis à
part, « la liberté du commerce était entière » . . . et bien susceptible d’attirer à
Salente tout ce que le vaste monde compte de marchands, qui y vient négocier,
précisément, « tout » !
L’état d’innocence. Nicolas Poussin.
Le printemps, ou Adam et Ève, vers 1660–1664 (Musée du Louvre).
4. Il existe chez Boisguilbert, deux approches de l’équilibre économique : l’une
met l’accent sur les classes sociales, l’autre sur une structure agrégée en cinq
marchés. On serait tenté de dire que la première repose sur des fondements
microéconomiques et représente une sorte d’équilibre économique général, alors
que la seconde, tout en reposant sur les mêmes principes, traduit une optique
macroéconomique. Sans être fausse, la comparaison est toutefois inexacte :
le premier type d’équilibre est une sorte de composé d’équilibre général et
de macroéconomie dans la mesure où il reflète l’harmonie précaire de deux
groupes d’agents radicalement différents, ne possédant pas le même comporte-
ment. Pour le voir, nous abordons tour à tour ces deux optiques, en consacrant
cette section à l’approche en termes de groupes sociaux. Cette approche est
elle-même scindée en deux : à l’étude des propriétés de l’« état d’innocence »
succède celle de l’« état poli et magnifique ».
84 L’équilibre
Comme toute la tradition augustinienne, Boisguilbert place à la base de
son système la Chute de l’homme et ses conséquences négatives pour la vie
en société. Mais, contrairement à Nicole et à Domat, l’« état d’innocence »
qu’il dépeint ne désigne pas le paradis terrestre, c’est-à-dire l’état « social »
d’avant la Chute, mais bien celui qui lui a immédiatement succédé. Cet « état
d’innocence », ou « enfance du monde », est donc un état « corrompu ». Mais
il revêt cette appellation d’« innocence » dans la mesure où il est un état de
paix, de coopération, possédant tout un ensemble de caractéristiques qui le
font apparaître comme simple et heureux au regard de l’état qui lui succède.
Aucune distinction de classes ne vient troubler cet état de paix : l’égalité
règne parmi les hommes. Tous s’adonnent à une activité productive : le travail
est la règle générale, un accomplissement de la condamnation divine.
La condamnation que Dieu prononça contre tous les hommes en la
personne du premier, de ne pouvoir à l’avenir, après son péché, vivre
ni subsister que par le travail et à la sueur de leur corps, ne fut ponctuel-
lement exécutée que tant que l’innocence du monde dura, c’est-à-dire tant
qu’il n’y eut aucune différence de conditions et d’états ; chaque sujet était
son valet et son maître et jouissait des richesses et des trésors de la terre
à proportion que l’on avait personnellement le talent de les faire valoir;
toute l’ambition et tout le luxe se réduisait à se procurer la nourriture
et le vêtement. Les deux premiers ouvriers du monde [.. .] se partagèrent
ces deux métiers ; l’un laboura la terre pour avoir des grains, et l’autre
nourrit les troupeaux pour se couvrir, et l’échange mutuel qu’ils pou-
vaient faire les faisaient jouir réciproquement du travail l’un de l’autre.
(Boisguilbert 1707b : 979)
Le faible nombre de besoins n’induit qu’une quantité réduite de biens :
ceux qui sont essentiels à la conservation de la vie, comme la nourriture et le
vêtement. Ce sont ces biens qui forment la richesse dans cet état d’innocence
« selon les lois de la nature » – état que l’on peut bien appeler, pour cela, « état
naturel » au premier sens du terme :
il s’en faut beaucoup qu’il suffise, pour être riche, de posséder un grand
domaine et une très grande quantité de métaux précieux, qui ne peuvent
que laisser périr misérablement leur possesseur quand l’un n’est point
cultivé et l’autre ne se peut échanger contre les besoins immédiats de la
vie, comme la nourriture et les vêtements, desquels personne ne saurait
se passer. Ce sont donc eux seuls qu’il faut appeler richesses, et c’est le
nom que leur donna le Créateur lorsqu’il en mit le premier homme en
possession après l’avoir formé; ce ne furent point l’or ni l’argent qui re-
çurent ce titre d’opulence, puisqu’ils ne furent en usage que longtemps
après, c’est-à-dire tant que l’innocence au moins suivant les lois de la na-
L’approche par les classes sociales 85
ture, subsista parmi les habitants de la terre, et les degrés de dérogeance
à cette disposition ont été ceux de l’augmentation de la misère générale.
(ibid. : 974)
Cet état de nature, précise Boisguilbert, dura longtemps. À l’exemple des
« deux enfants d’Adam », « tous ceux qui les suivirent furent longtemps maîtres
et valets, et les propres constructeurs de leurs besoins » (Boisguilbert 1707a :
888). Du faible nombre de besoins résultent peu de métiers, et le troc pré-
vaut partout : « Dans l’enfance du monde [. . .], tous les besoins de la vie »
se réduisaient « à trois ou quatre professions, et toutes les conditions étant
presqu’égales, le commerce s’en faisait de main à main, sans ce ministère de
gages ni d’appréciations, ainsi qu’à présent » (Boisguilbert 1704d : 965).
L’insistance sur les métiers et sur le troc est importante. Car l’état naturel
n’est pas un état d’autosuffisance. L’échange et la coopération sont nécessaires :
ils s’inscrivent dans les lois divines de la nature. L’isolement est irréalisable,
aussi bien pour un simple mortel que pour un pays tout entier.
L’homme, tout d’abord : ses capacités sont limitées, insuffisantes pour lui
procurer les biens dont il a besoin, même les plus essentiels, et même s’il se
trouve dans un environnement favorable. Un homme seul sur un immense do-
maine serait très misérable et préférerait sans doute « la condition d’un men-
diant dans un monde habité ». Ceux qui pensent que la simple possession de
la terre les rend riches s’abusent, poursuit Boisguilbert : « Car premièrement,
outre qu’il leur faudrait être eux-mêmes les fabricateurs de tous leurs besoins,
bien loin de servir par là leur sensualité, ce serait un chef-d’œuvre si, par un
travail continuel, ils pouvaient atteindre jusqu’à se procurer le nécessaire ; et
puis, dans la moindre indisposition, il faudrait périr manque de secours, ou
plutôt de désespoir » (Boisguilbert 1707b : 973).
Il en est de même pour un pays donné, malgré quelques affirmations
contraires héritées de la tradition106. Car, tout aussi traditionnellement, la
106. Cf. Boisguilbert 1705c : 795) :« Enfin on peut dire que la France, pour être parfaitement
heureuse, non seulement à l’égard du nécessaire, comme le pain, mais même du superflu,
n’a qu’à laisser faire la nature qui l’a mieux partagée qu’aucune contrée de la terre ». Cf.
aussi 1695 : 582–3 : la puissance de la France vient « de ce que, produisant toutes sortes
de choses nécessaires à la vie en assez grande abondance, non seulement pour nourrir une
grande quantité d’habitants qu’elle renferme, mais encore pour en faire part à ceux qui en
manquent, elle se trouve en même temps environnée de voisins qui, n’ayant pas le même
avantage, épuisent leurs contrées pour trouver quelque chose de propre aux délices et au
superflu, afin de changer avec elle contre le nécessaire ; et cela ne suffisant pas encore à leurs
86 L’équilibre
Les pastorales, par Claudine Bouzonnet-Stella.
La fenaison, deuxième moitié du XVIIe siècle.
nature veille et répartit inégalement ses bienfaits dans l’espace afin d’empê-
cher l’autosuffisance des nations et les forcer au commerce.
Elle aime également tous les hommes et les veut pareillement sans
distinction faire subsister. Or, comme, dans cette manne de grains, elle
n’est pas toujours aussi libérale dans une contrée qu’elle l’est dans une
autre, et qu’elle les donne avec profusion dans un pays, et même dans
un royaume, pendant qu’elle en prive un autre presque tout à fait, elle
entend que par un secours mutuel il s’en fasse une compensation pour
l’utilité réciproque. (Boisguilbert 1707b : 994)
Dans le même sens, lorsqu’il parle des métaux précieux et des pays dans
lesquels il existe des mines, Boisguilbert précise que ces derniers ne possèdent
en fait rien d’autre et doivent absolument recourir à l’échange : c’est le seul cas
où l’or et l’argent sont principes de richesses. Au Pérou, les espèces « prenant
naissance, elles sont le seul et unique principe de subsistance » (ibid. : 990).
L’argent « n’est principe de richesse qu’au Pérou, parce qu’il y est uniquement
besoins, ils se voient contraints de se faire ses voituriers, et de lui aller chercher, dans les
contrées les plus éloignées, de ce même superflu, pour en tirer le même nécessaire. »
L’approche par les classes sociales 87
le fruit du pays107, qui, bien loin par là d’être digne d’envie, ne nourrit ses
habitants que très misérablement » (ibid. : 1010).
5. À l’état d’innocence succède l’état « poli et magnifique »108, issu de la
rupture de l’état primitif de paix. La violence induit l’apparition de groupes
sociaux différents. La loi du travail n’est plus respectée et l’inégalité des condi-
tions remplace l’égalité initiale. L’état « poli et magnifique » se confond alors
avec l’État poli et magnifique. . .
Mais le crime et la violence s’étant mis avec le temps de la partie, celui
qui fut le plus fort ne voulut rien faire et jouir des fruits du travail du
plus faible en se rebellant entièrement contre les ordres du Créateur ; et
cette corruption est venue à un si grand excès qu’aujourd’hui les hommes
sont entièrement partagés en deux classes, savoir, l’une qui ne fait rien et
jouit de tous les plaisirs, et l’autre, qui travaille depuis le matin jusqu’au
soir, a à peine le nécessaire, et en est même souvent privée entièrement.
(Boisguilbert 1707b : 979)
Dans la mesure où la classe laborieuse est productive, la classe oisive, elle,
est rentière. Bien entendu, ces deux classes sont loin d’être homogènes. La
classe oisive est formée de « ceux qui n’ont d’autre fonction que de recevoir »
(Boisguilbert 1707a : 881), et est définie par exclusion : « tout ce qui n’est pas
laboureur ou marchand, c’est-à-dire le beau monde » (ibid. : 882) des diffé-
rentes catégories de rentiers. La classe laborieuse, dont Boisguilbert affirme être
l’« avocat », et même l’« ambassadeur », est « tout ce qu’il y a de laboureurs
et de commerçants dans le royaume, c’est-à-dire [. . .] tous ceux qui sont la
source et principe de toutes les richesses de l’État, tant à l’égard du Roi que
des peuples » (ibid. : 881), catégorie composite elle aussi, comme il sera précisé
par la suite 109 .
107. C’est-à-dire le seul fruit du pays ; cf. 1704d : 965 : « il n’y croît aucunes autres denrées».
108. Les mots poli, politesse, renvoient à la vie urbaine, sociale, civilisée. Polir « se dit
figurement de tout ce qui sert à cultiver, orner, adoucir l’esprit et les mœurs, et à rendre
plus propre au commerce ordinaire du monde ». Poli « est aussi adjectif, et alors il signifie
doux, civil, honnête, complaisant, qui pratique de bonne grâce tout ce qui regarde l’extérieur
de la vie civile ». Honnête, comme adjectif, « signifie aussi convenable à la raison, bienséant
à la condition, à la profession, et à l’âge des personnes ». « Quelquefois on appelle aussi,
Honnête homme, un homme en qui on ne considère alors que les qualités agréables, et les
manières du monde : et en ce sens, Honnête homme, ne veut dire autre chose que galant
homme, homme de bonne conversation, de bonne compagnie » (Dictionnaire de l’Académie
française, 1694). Voir ce que Boisguilbert dit de la « politesse », ci-dessous, chapitre 5.
109. On trouve une apparente restriction lorsque Boisguilbert (1704b : 871) affirme être
« l’organe ou l’orateur des laboureurs et habitants des champs, ou plutôt de la terre même
et de la nature ». Mais cette restriction n’est liée qu’au contexte d’où la citation est tirée :
le Traité des grains.
88 L’équilibre
Le comédien, « la plus haute marque d’un excès de superflu ». Les comédiens de
l’Hôtel de Bourgogne, par Abraham Bosse.
« Que ce Theatre est magnifique! / Quc ces Acteurs sont inventifs ! / Et qu’ils ont
de preservatifs / Contre l’humeur melancolique! »
La classe oisive s’est donc constituée en « se rebellant » contre le Créateur.
Sa légitimité est peut-être politique, mais non « naturelle », ni économique,
fondée sur le travail et l’accumulation. Boisguilbert déclare bien que la pre-
mière intention de la nature « est que tous les hommes vivent commodément
de leur travail ou de celui de leurs ancêtres » (Boisguilbert 1707b : 992), mais
l’accent placé ici sur le travail des « ancêtres » ne constitue pas une légitima-
tion naturelle des rentes. Il s’agit plutôt d’une accumulation due au fermier ou
au commerçant (artisan), permettant à son possesseur d’être entrepreneur et
de recourir aux services du travail salarié. Le contexte de la citation le prouve :
il y est établi le principe « que chaque métier nourrisse son maître ». Ces « an-
cêtres » sont donc ceux, en premier lieu, des membres de la classe productive.
Les richesses des éléments de la classe oisive n’en sont pas pour autant illégi-
times ; mais le chapitre précédent nous indique qu’elles ne le sont que dans la
« première intention » de la société, et non de la nature.
Au plan strictement économique, l’existence d’une classe oisive induit aussi
d’importantes conséquences. En premier lieu, les besoins, et donc les biens et
L’approche par les classes sociales 89
les professions, voient leur nombre considérablement accru pour satisfaire à
la « sensualité, sur laquelle la corruption du cœur invente et raffine tous les
jours ». « Mais, depuis, la corruption, la violence et la volupté s’étant mises
de la partie, après les besoins [i.e. les besoins immédiats, nécessaires à la vie],
on voulut le délicieux et le superflu ». Ce qui a multiplié les métiers, « de
deux qu’ils étaient d’abord, degré par degré, en plus de deux cents qu’ils sont
aujourd’hui en France » (Boisguilbert 1707a : 888).
D’où, simultanément :
(i) une extension de la définition de la richesse par rapport à celle de l’état
d’innocence : « la véritable richesse [consiste] [.. .] en une jouissance entière,
non seulement des besoins de la vie, mais même de tout le superflu et de tout ce
qui peut faire plaisir à la sensualité, sur laquelle la corruption du cœur invente
et raffine tous les jours » (Boisguilbert 1707b : 985).
(ii) l’apparition d’une hiérarchie dans les besoins, allant des plus nécessaires
aux parfaitement superflus, et donc dans les métiers : les « deux cents profes-
sions » commençent « par la plus nécessaire», et finissent « par le comédien, qui
est le dernier ouvrage du luxe et la plus haute marque d’un excès de superflu »
(ibid. : 988) 110 ;
(iii) et évidemment l’accroissement de l’interdépendance générale et du degré
de nécessité du commerce (ibid : 991). Les propriétaires terriens, par exemple,
paraissent riches et puissants : ils possèdent les moyens de subsistance. Ils
ne sont cependant « au contraire que les commissionnaires et les facteurs de
toutes les autres professions, [. . .] et comptent avec elles tous les jours de clerc à
maître » (ibid. : 989), car si le cordonnier ne peut vivre sans pain, le propriétaire
foncier « ne saurait marcher sans souliers ». Le principe de la solidarité des
professions est donc tout naturellement étendu aux conditions.
La Providence a voulu qu’en France les riches et les pauvres se fussent ré-
ciproquement nécessaires pour subsister, puisque le premier [état]
périrait avec toutes ses facultés et possessions, qui ne sont originaire-
ment que les terres, tout le surplus, comme rentes, charges et redevances,
n’étant proprement biens que par fiction, et par rapport à cette première
110. Tous les arts et métiers « n’ont pas une fonction d’égale nécessité et dont le monde
ne se puisse pas passer absolument : les uns fournissent le nécessaire, comme la première
et la plus grossière subsistance, c’est-à-dire le pain et les liqueurs ; les autres, quelque chose
de plus, comme les moindres mets ; les autres, les viandes, entre lesquelles il se rencontre
quantité de différents degrés, comme le délicat, le sensuel, le superflu, et enfin le fantasque
et absolument inutile » (Boisguilbert 1704b : 837), et ceci quel que soit le secteur considéré.
90 L’équilibre
cause qui leur donne l’être. Il périrait, dis-je, si l’autre état, qui est le
pauvre, ne lui prêtait ses bras et son secours pour mettre ces biens en
valeur; comme, par réciproque [. . .] tous ceux qui n’auraient aucun fonds
seraient absolument hors d’état de subsister; et ainsi l’intérêt de ces deux
états est d’être dans un perpétuel commerce. (Boisguilbert 1704b : 834)
L’énumération des conséquences de l’institution d’une classe oisive par la
violence n’est cependant pas close. Les trois principales restent à établir, qui
concernent l’apparition d’un effet de cliquet dans la hiérarchie des biens et des
professions, celle de la monnaie, et enfin l’idée d’un circuit économique venant
se greffer sur la structure d’interdépendance généralisée des métiers.
6. L’effet de cliquet, tout d’abord. La hiérarchie des besoins et des professions
est naturelle : elle va du nécessaire physiologique au superflu, et jouera un
grand rôle dans la propagation des dépressions économiques. Ce n’est donc
pas sur la hiérarchie naturelle que joue l’effet de cliquet : celle-ci subsistera
toujours. Il concerne l’interdépendance des professions, et désigne un processus
économique et social. Une profession, une fois apparue, contribue de manière
essentielle à la dépense générale et au maintien de la demande, donc des autres
professions.
Les deux cents professions qui entrent aujourd’hui dans la composition
d’un État poli et opulent, ce qui commence aux boulangers et finit aux
comédiens, ne sont, pour la plupart, d’abord appelées les unes après les
autres que par la volupté; mais elles ne sont pas sitôt introduites et
comme pris racine que faisant, après cela, partie de la substance d’un
État, elles n’en peuvent être disjointes ou séparées sans altérer aussitôt
tout le corps. Elles sont toutes, et jusqu’à [.. .] la moins nécessaire, comme
l’Empereur Auguste, de qui on disait fort justement qu’il ne devait jamais
naître, ou ne devait jamais mourir. (1707b : 986; cf. aussi ibid. : 988)
On devine sans peine l’importance de ces remarques pour l’analyse de l’ap-
parition et des reports des déséquilibres économiques (ci-dessous, chapitre 6).
Autre conséquence tout aussi essentielle de l’apparition d’une classe oisive :
l’institution de la monnaie. La scission de la société en deux groupes n’a pas
tout de suite provoqué l’abandon du troc. L’or et l’argent, précise Boisguilbert
dans le Mémoire sur les Aides,
n’ont été appelés, après plusieurs siècles que l’on s’en était passé, seule-
ment comme troupes auxiliaires et pour mettre une espèce d’économie
de gages et de balance dans le labyrinthe d’achats, de ventes et de re-
ventes d’une infinité de denrées que la corruption du cœur a inventées et
multiplie tous les jours, les érigeant en espèce de nécessité. (Boisguilbert
1704a : 347)
L’approche par les classes sociales 91
Le comédien, « la plus haute marque d’un excès de superflu ». La troupe de
Molière et celle de la Comédie italienne représentées sur la même scène.
Attribué à Antonio Verrio, 1670 (Comédie française).
On retrouve là l’idée traditionnelle d’un troc de plus en plus difficile à me-
sure de la multiplication des besoins. L’institution de la monnaie résulte d’une
convention pour pallier ces difficultés et il ne s’agit à l’origine que d’instaurer
un simple moyen de circulation, un « garant, tout au plus, des échanges et de
la tradition réciproque » (Boisguilbert 1707b : 976). « Le vendeur d’une denrée
ne trafiquant presque jamais avec un sujet qui fût possesseur de celle qu’il avait
dessein de se procurer en se défaisant de la sienne », il ne la peut « recouvrer
qu’après un long trajet et une infinité de ventes et de reventes de l’un à l’autre
par le moyen de ces deux cents mains ou professions » :
il a fallu une garantie et un porteur de procuration de ce premier acheteur,
que l’intention du vendeur serait effectuée par le recouvrement de la
denrée qu’il voulait avoir en se dessaisissant de la sienne. C’est par là
que le ministère de l’argent est devenu nécessaire, par une convention et
un consentement général de tous les hommes qu’en quelque pays que ce
soit [. . .] celui qui est porteur d’argent est assuré de se procurer pour
autant de la denrée dont il a besoin qu’il s’est défait de la sienne, et qu’il
sera livré avec autant de diligence et d’exactitude que si l’échange et le
troc s’en étaient faits immédiatement et de main en main, comme au
commencement du monde. (Boisguilbert 1707a : 888–9)
92 L’équilibre
L’originalité de Boisguilbert consiste cependant à lier la monétarisation de
l’économie à l’apparition des classes et aux phénomènes d’opacité de l’infor-
mation qui en découlent (ci-dessous, chapitre 5).
L’idée d’un circuit économique, enfin, a souvent retenu l’attention des com-
mentateurs 111. Pourtant, la seule notion d’une interdépendance généralisée a
été soulignée jusqu’ici. Les deux concepts existent-ils réellement chez Boisguil-
bert, et, dans l’affirmative, comment s’articulent-ils? Les précisions sur ce sujet
ne pourront être apportées qu’une fois l’analyse de l’équilibre et du déséquilibre
économiques menée à terme. Mais il est possible, dès à présent, de jeter les fon-
dements de la comparaison. Il apparaît alors que Boisguilbert mentionne deux
types de « circuits ». L’un, naturel, fait référence au processus d’apparition des
professions, pour ensuite laisser la place à l’équilibre général mais reprendre
ses droits en temps de crise. L’autre, social, se rapporte à la circulation des
revenus entre la classe oisive et le reste de l’économie. Dans l’un, donc, il n’est
pas fait référence à la structure sociale : seules les relations intersectorielles de
l’appareil productif sont concernées. Dans l’autre, c’est la division de la société
en classes qui se trouve à la base de l’analyse. Les deux conceptions ne sont
pas, cependant, indépendantes ; comme nous le verrons par la suite, l’origine
des désajustements économiques qui rompent l’équilibre global et engendrent
la crise et les reports des déséquilibres de secteur à secteur – premier type de
circuit –, réside dans cette structure sociale binaire – circuit du second type.
La première forme de circuit, naturelle et historique, exige que l’on revienne
sur la hiérarchie des besoins et des professions, car ce sont les besoins néces-
saires à la vie qui règlent en quelque sorte les autres. Or, ces besoins trouvent
tous satisfaction dans l’agriculture – nourriture, vêtement. Par conséquent, un
certain degré de productivité de l’agriculture est indispensable pour pouvoir
donner naissance aux autres activités, pour les maintenir et, d’ailleurs, pour
que l’acte de violence initial fondant la séparation en classes puisse avoir lieu.
. . . tous ces divers degrés [du nécessaire au superflu], qui se rencontrent
non seulement dans le manger, mais aussi dans les habits, dans les meubles,
dans les équipages, dans les spectacles, et enfin dans tout le reste de ce
qui s’appelle magnificence [. ..] prennent [. . .] journellement leur naissance
des fruits de la terre, laquelle, si elle devenait aussi stérile que les sables
111. Cf. par exemple Jean Molinier (1958, 1966), qui donne deux représentations un
peu différentes d’un circuit global des revenus chez Boisguilbert. Pour l’auteur, c’est chez
Boisguilbert que « se trouve la première étude du circuit et une ébauche du tableau écono-
mique de Quesnay » (Molinier 1958 : 3).
L’approche par les classes sociales 93
L’état poli et magnifique. Abraham Bosse, La Galerie du Palais, vers 1638.
« Tout ce que l’Art humain a jamais inventé / Pour mieux charmer les sens par la
galanterie, / Et tout ce qu’ont d’appas la grace et la beauté, / Se descouvre à nos
yeux dans cette gallerie. »
d’Afrique, congédierait ou ferait périr plus de cent soixante et dix de ces
deux cents professions. (Boisguilbert 1704b : 837 ; cf. aussi 1707b : 988)
Ce phénomène est bien sûr irréversible au plan économique : une fois la
productivité accrue, il n’existe aucune raison pour qu’elle disparaisse, sauf bou-
leversement climatique, épuisement subit des sols ou rupture de l’organisation
sociale. Ce qui signifie que ce circuit n’en est un qu’à l’origine, historiquement,
mais qu’une fois le mouvement donné, l’agriculture dépend pour son maintien
autant des autres professions que ces autres professions dépendent d’elle. Tout
ce que l’on pourra dire, c’est qu’un choc non naturel aura des effets plus ra-
pides et plus visibles sur l’équilibre économique s’il porte, par exemple, sur
l’agriculteur plutôt que sur le comédien. Mais l’agriculture ne déroge pas à
la règle générale de l’interdépendance et ne rend pas caduc l’effet de cliquet.
C’est dans ce sens qu’il faut entendre le passage suivant :
Comme cette denrée [les blés] mène toutes les autres, qui la suivent pour
ainsi dire toutes pied à pied, le mécompte qui s’y rencontre ne fait aucun
94 L’équilibre
crédit, et, embrassant aussitôt toutes [les] professions, il les coule à fond
sur-le-champ. (Boisguilbert 1707a : 896)
Autrement dit, l’agriculture ne reprend le dessus qu’en temps de crise, lors du
jeu des mécanismes de contraction dans lequel l’ordre des besoins possède un
rôle important. Les biens non agricoles
tirent d’abord leur naissance et leur maintien des fruits de la terre,
puisqu’où il n’en croît point, comme sur les sables ou sur les rochers,
ils y sont tout à fait inconnus; mais ce n’est que la première fois qu’ils lui
ont gratuitement cette obligation, car, incontinent après, il faut que ces
[. . .] autres sortes de biens redonnent l’être à ces mêmes fruits dont ils
tirent leur origine et que cette circulation ne soit jamais interrompue d’un
seul moment, parce que la moindre cessation devient aussitôt mortelle à
toutes les deux parties, de quelque part que cela arrive. (Boisguilbert
1704b : 830)
Pour ce qui concerne la richesse de la nation, par conséquent, l’agriculture
est mise sur le même plan que les autres activités productives : « ces deux
mamelles de toute la république, l’agriculture et le commerce » (Boisguilbert
1695 : 624) ; « à proprement parler [. . .] la richesse d’un royaume consiste en
son terroir et en son commerce » (ibid. : 587). D’où le fait, également, qu’« un
royaume comme la France est un marché général de toutes sortes de denrées »
(Boisguilbert 1705b : 683), ce qui confirme bien la structure d’équilibre général
de l’économie.
Toute autre citation à l’appui de l’idée de circuit fait référence, en réalité,
au circuit du second type – celui des revenus – induit par le phénomène social
de l’existence et de la prépondérance de la classe oisive. Cette classe accapare
en effet les rentes, sans fournir à cela la moindre contrepartie.
Ce sont les fruits de la terre, et en premier lieu les grains et liqueurs,
qui commencent le mouvement, qui passant par le canal des maîtres et
propriétaires aux mains des ouvriers, ils [les ouvriers] donnent en contre-
échange le fruit de leur travail. (Boisguilbert 1707a : 920 ; cf. aussi 1704d :
967)
La monopolisation du surplus agricole par la classe oisive constitue alors
un fait fondamental. Pour parler brièvement, la structure économique passe
d’un modèle de type « équilibre général » à celui d’un « circuit », une classe
étant alimentée sans rien donner en échange, ou en ne cédant qu’un droit,
moyennant contrepartie, sur un bien usurpé par la violence. Plus précisément,
sur la structure d’équilibre général des activités de la classe productive se
greffe, de manière « artificielle », le circuit de la classe rentière dont l’État fait
L’approche par les classes sociales 95
L’état poli et magnifique. Abraham Bosse, Les cinq sens : le goût.
« Que le Goust sans l’Excès a d’honnestes appas! / Que Nature se plaist aux choses
raisonnables ! / Et qu’elle monstre bien que le luxe des tables / Nous fait mourir de
faim au milieu du repas ! »
partie. Il apparaîtra que l’essentiel des maux sociaux vient de l’existence de ce
circuit et du phénomène qu’il traduit : « le procès va rouler entre les laboureurs
et marchands, de qui seuls partent toutes sortes de paiements, tant envers le
prince que les propriétaires, et ceux qui n’ont d’autre fonction que de recevoir »
(Boisguilbert 1707a : 881).
7. Bien que nous ne puissions pas l’étayer pour le moment, dans la mesure
où elle exige l’analyse préalable de l’équilibre et du déséquilibre économiques,
une distinction doit être opérée. L’état « poli et magnifique » est susceptible
de se trouver dans deux situations différentes : l’état « d’opulence » et l’état
de crise.
L’état d’opulence peut être considéré comme un état d’équilibre optimal,
de plein emploi des ressources et des hommes. Il est celui qui correspond à
une situation de prix déterminée : les « prix de proportion » (chapitre 4, ci-
dessous) réalisant l’équilibre général. L’état dégénéré, au contraire, est celui
où cette situation n’est pas respectée. Il est un état de crise, de dépression
96 L’équilibre
durable : un équilibre de sous-emploi, engendrant lui-même des phénomènes
cycliques dans l’activité économique – l’analyse des mouvements de longue
durée et celle des fluctuations ne se trouvant pas ainsi disjointes.
Il est important de noter que Boisguilbert appelle aussi « état naturel »
(dans un second sens du terme, par conséquent) cet état d’opulence. L’expres-
sion « état naturel » désigne donc à la fois implicitement, l’état d’innocence,
et, explicitement, l’état poli et magnifique en situation d’opulence (équilibre
optimal). Le premier, l’innocence du monde « suivant les lois de la nature »
(Boisguilbert 1707b : 974), forme une sorte de référence pour le second : tous
deux sont corrompus, mais l’un moins que l’autre. Et le second forme également
une référence, mais cette fois-ci par rapport à l’état de dégénérescence dans
lequel il peut être précipité. Il convient donc de bien noter ce double référent.
La négligence de cette distinction a pu faire croire que Boisguilbert préconisait
un retour à l’état d’innocence lorsqu’il affirmait qu’il est facile de « rétablir
[la France] dans son état naturel » (1707a : 956), ou de remettre « les choses
dans un état nature, qui est celui où elles étaient autrefois » (1695 : 582) : d’où
les accusations d’incohérence, ou, au mieux, d’utopie. Boisguilbert, en bon
augustinien, met trop souvent l’accent sur la nature dépravée et corrompue de
l’homme pour prétendre une chose semblable. Il ne propose que d’aménager au
mieux l’état actuel, pour que les hommes s’en portent moins mal. Les choses
telles qu’« elles étaient autrefois » désignent les âges d’or de la monarchie –
règnes de François 1er, de Henri IV et même de Louis XIII – dans lesquels
l’état d’opulence est censé avoir prévalu.
Dès lors, quelle est la fonction de la distinction de cet état d’innocence d’avec
l’état poli et magnifique ? Nous verrons que le premier état naturel forme bien
une référence pour le second. Mais sa fonction est purement théorique, analy-
tique, et n’est pas celle d’un modèle à atteindre ou d’une époque à retrouver.
Ceci est étayé, d’ailleurs, par notre remarque précédente, selon laquelle l’état
d’innocence n’est pas celui des jansénistes, mais un état intermédiaire entre
l’innocence décrite par Pascal, Nicole ou Domat et l’état social que ces auteurs
dépeignent. Enfin, il n’est pas indifférent de noter que cet état intermédiaire
d’une société pacifique sans classes après la Chute ne figure pas dans la pre-
mière œuvre de Boisguilbert, Le Détail de la France. Il n’apparaît explicitement
que par la suite, tout comme l’analyse – qui lui est liée – de l’émergence de
la monnaie comme conséquence de celle de la classe oisive. Le Détail ne fait
allusion, en effet, qu’au « commencement du monde » (Boisguilbert 1695 : 618),
L’approche par les classes sociales 97
L’état poli et magnifique. Abraham Bosse, Les cinq sens : l’ouïe.
« A bien considerer la douceur infinie / Des tons de la Musique et leurs accords
divers, Ce n’est pas sans raison qu’on dict que l’Harmonie, / Du mouvement des
Cieux entretient l’Univers. »
dans lequel régnait le troc. La pensée de Boisguilbert semble donc avoir évolué
sur ce point 112.
112. Toute influence d’un auteur quelconque sur Boisguilbert reste purement hypothétique.
Cependant, l’état de paix qui a existé après la Chute, et la liaison monnaie-classes, font
penser à Locke, dont le deuxième Traité du Gouvernement civil (Locke 1690) a paru en
traduction française dès 1691. L’analogie, cependant, ne doit pas être poussée trop loin. Chez
Locke, en effet, le rapport monnaie-classes est l’inverse de celui décrit par Boisguilbert.
98 L’équilibre
QUATRE
L’équilibre et la liberté du
commerce
Il n’est pas question d’agir, il est nécessaire seulement de cesser d’agir
avec une très grande violence que l’on fait à la nature, qui tend toujours
à la liberté et à la perfection.
Boisguilbert
Par rapport à l’approche développée dans le chapitre précédent, le
problème de l’équilibre économique est aussi appréhendé par Boisguilbert
d’une autre manière, complémentaire. La lecture des textes permet de dégager
une structure économique agrégée en cinq marchés, plus ou moins explicitement
formulée. C’est cette structure dont il faut à présent rendre compte. La question
de l’articulation des deux modèles se posera par la suite.
Dissipons tout d’abord l’impression fallacieuse selon laquelle il n’y aurait
chez Boisguilbert que deux types de biens, donc de marchés : les biens agricoles,
et puis tous les autres. Cette image erronée est avancée par les auteurs qui
mettent l’accent sur le circuit – au second sens du terme – et confondent la
structure de classes de la société avec la structure en termes de marchés.
Il existe une autre confusion qu’il convient d’éviter : l’assimilation entre les
différents marchés – qui forment le modèle macro-économique – et les sources
des revenus des agents dont Boisguilbert tente, à plusieurs reprises, une clas-
sification, en particulier dans le Détail de la France (1695), le Traité de la
nature, culture, commerce et intérêt des grains (1704b) et le Mémoire sur
l’assiette de la taille et de la capitation (1705b). Boisguilbert y parle, certes,
99
100 L’équilibre
Simon Vouet. Allégorie de la foi et du mépris des richesses,
1638/1640 (Musée du Louvre).
de « biens » ; mais on sait l’assimilation fréquente qu’il opère entre bien et
revenu et il convient donc, sur ce point, d’être très attentif.
Voyons tout d’abord ce qu’il en est des revenus. Le principe de la classi-
fication est fort variable : il permet de dégager tantôt deux, tantôt trois ou
quatre catégories. Le Détail de la France commence par distinguer deux types
de revenus : ceux des fonds et ceux d’industrie; « tous les biens de la France »,
y lit-on, sont « divisés en deux espèces, en biens en fonds et en biens de revenus
d’industrie » (Boisguilbert 1695 : 583). La catégorie des « fonds » qui paraît
fort composite de prime abord dans la mesure où l’on y trouve, pêle-mêle, la
rente foncière, le revenu des charges, certains péages, etc. 113 , trouve cependant
sa logique dans le fait que les biens qui se trouvent à l’origine de ces revenus
113. Voir ibid., 585 : « ces mêmes biens seulement en fonds, tant réels, comme les terres,
que par accident, comme les charges, les greffes, les péages et les moulins ».
L’approche par les marchés 101
forment ce que nous appelons plus loin des « biens d’investissement ». Plus
avant dans l’ouvrage, Boisguilbert écrit cependant :
Il y a quatre sortes de personnes intéressées à la situation que l’on
propose, savoir, les laboureurs, les artisans ou ceux qui vivent de leur
industrie, les bourgeois des villes franches, et enfin les nobles et privilé-
giés de la campagne dans les pays d’aide. (ibid. : 635)
Sauf erreur de notre part, et bien qu’il soit précisé qu’ils forment « le corps
le plus étendu », les laboureurs sont les exploitants propriétaires, les fermiers
et les métayers. Les « artisans ou ceux qui vivent de leur industrie » désignent,
selon la correspondance établie (ibid. : 636), les « manœuvriers », i.e. les ou-
vriers agricoles et, on croit le comprendre d’après le contexte, les ouvriers des
villes. Les patrons de l’industrie, de l’artisanat et du commerce semblent donc
classés parmi les « bourgeois des villes franches » dont l’exemple est le « mar-
chand ». Boisguilbert ne nous fournit pas plus de précision. La classification
est d’ailleurs faite incidemment, et non pour elle-même – l’accent est placé sur
les villes franches, les pays d’aide.
Le Traité des grains reprend quatre catégories mais en modifie le contenu
par rapport au Détail de la France. Une distinction est opérée ici entre le revenu
du fermier et celui du rentier; les autres types de rentes et de revenus indi-
rectement tirés des rentes foncières (charges) viennent en troisième position,
la quatrième étant réservée à tous les marchands, artisans et autres ouvriers
(agricoles ou non).
Tous les biens [. . .] consistent, généralement parlant, en deux genres,
savoir, les fruits de la terre, qui étaient les seuls dans la naissance, ou
plutôt l’innocence du monde, et les biens d’industrie, ce qui se réduit
encore aux quatre sortes d’espèces, savoir : ces mannes de la terre ; la
propriété des fonds qui les font naître, et qui en partage le profit entre le
maître et les fermiers, qui est la seconde espèce ; la troisième est formée
par le louage des maisons des villes, les rentes hypothèques, les charges
de robe, d’épée et de finance, l’argent et les billets de change ; et la
quatrième, enfin, consiste dans le travail manuel et le commerce, tant en
gros qu’en détail. (Boisguilbert 1704b : 829-830)
Le Mémoire sur l’assiette de la taille et de la capitation, enfin, prend une
position intermédiaire (Boisguilbert 1705b : 697–9, 727–8). Les rentiers sont
regroupés en premier lieu ; puis les patrons du commerce et de l’artisanat ; puis
102 L’équilibre
enfin les ouvriers (bien qu’ici Boisguilbert ne mentionne que les « simples jour-
naliers travaillant sous des maîtres en boutique », et non dans l’agriculture)114.
Anonyme. Allégorie du commerce ou allégorie de la justice,
1620 (Musée Magnin, Dijon).
On le constate donc : la classification des revenus opérée par Boisguilbert
est fluctuante. La plus claire est sans doute la dernière : elle traite en fait des
rentes, des profits et des salaires. Mais la structure économique de l’Ancien
Régime justifie également la première distinction opérée dans le Détail entre
les revenus des fonds et les revenus d’industrie. Il faut cependant reconnaître
que, dans tous ces passages, les propos de Boisguilbert sont finalisés par des
préoccupations fiscales et par la recherche d’indicateurs de revenus 115 . Ce n’est
donc pas de ces textes que nous dégagerons une optique « macroéconomique »,
même s’il peut se produire certaines correspondances entre des marchés et des
types particuliers de revenus.
114. « . . . il n’y a que trois sortes de biens en France, comme partout ailleurs, savoir :
les revenus en fonds, soit terres, rentes, charges, et même billets courants, qui forment la
première espèce ; la seconde est le commerce tant en gros qu’en détail, soit que les denrées
soient fabriquées par le vendeur ou purement achetées ; et la troisième enfin est le travail
manuel des simples journaliers que l’on paie de leurs vacations à la pièce ou à la journée,
sans aucun intérêt de leur part à la marchandise » (ibid. : 697).
115. On a sans doute voulu trop faire dire aux classifications de Boisguilbert, en négligeant
les contextes particuliers dans lesquels elles sont effectuées. Cf. par exemple Molinier (1958,
1966) et Nagels (1970) pour des essais d’interprétation de ce type. Cf. aussi Wolff 1973 : 196
note 3.
L’approche par les marchés 103
2. Il existe pourtant bien chez Boisguilbert une analyse assez fine d’une struc-
ture macroéconomique agrégée en un nombre restreint de marchés. Le re-
groupement de certains écrits permet de dégager les cinq marchés suivants :
celui des produits agricoles, celui des produits manufacturés, celui des « biens
d’investissement » et, enfin, les marchés du travail et des fonds prêtables. Nous
les aborderons dans cet ordre afin d’en souligner les principales caractéris-
tiques : nous en approfondirons le fonctionnement dans les chapitres suivants
lors de l’analyse des crises. À vrai dire, le macroéconomiste d’aujourd’hui
rajouterait volontiers un sixième marché : celui de la monnaie, et cet ajout
ne serait pas totalement injustifié dans la mesure où, comme nous le verrons,
Boisguilbert raisonne en termes de demandes d’encaisses pour différents mo-
tifs. Cependant, un tel marché était pour lui proprement inconcevable : toutes
les opérations monétaires ne sont-elles pas que l’envers de transactions – ou de
non-transactions – sur biens et services ? Et n’existe-t-il pas déjà un marché de
l’argent, bien visible, celui des fonds prétables? Nous nous en tiendrons donc
à la structure explicite esquissée par l’auteur, tout en notant, le moment venu,
son ambiguïté.
Nous raisonnons en outre, pour le moment, en économie fermée. Le com-
merce extérieur ne sera pris en compte qu’ultérieurement. Son rôle, d’ailleurs,
est tout à fait spécifique dans la mesure où Boisguilbert affirme qu’il ne possède
pas une grande incidence quantitative, son caractère déterminant se situant au
niveau du jeu des anticipations des agents (ci-dessous, chapitre 6). Enfin, il ne
faut évidemment pas s’attendre ici à un modèle complet et parfaitement inté-
gré. Les remarques de Boisguilbert sont incidentes, et il ne prend en compte ces
marchés que pour déterminer la manière par laquelle ils réagissent en régime
de déséquilibre. Certains d’entre eux (dont celui des blés) sont donc mieux
analysés que d’autres ; le marché des « biens d’investissement », par exemple,
n’est considéré que de manière fort diffuse.
Penchons-nous tout d’abord sur le marché des produits agricoles. Il se
caractérise par une grande flexibilité des prix, à la hausse comme à la baisse,
due à l’importance des forces qui poussent à l’achat comme à la vente et à
ce que le moindre dérèglement fait que l’une a le dessus sur l’autre. Ici plus
qu’ailleurs, l’accent est placé sur la nécessité des « avances » et sur celle d’un
« bon prix » qui permet de mettre en culture les terres d’inégale fertilité. Le
marché est, par ailleurs, étudié principalement en régime de réglementation
« pernicieuse » dû à la politique des blés de la monarchie. Le schéma que
Boisguilbert en trace sera repris, au XVIIIe siècle, par les principaux auteurs.
104 L’équilibre
Le rôle fondamental du prix du blé est tout d’abord souligné : « c’est [son]
prix seul qui ensemence les terres, depuis les plus mauvaises [.. .], jusques aux
mieux partagées de la nature » (Boisguilbert 1704b : 854). Car le blé n’est
pas « un présent gratuit de la nature », et c’est à tort qu’on s’est fait « cette
cruelle et fausse idée que les grains étaient de la nature des truffes et des
champignons » (1707a : 933). En effet, « le labourage dépend d’une infinité de
circonstances pour lesquelles il faut presque toujours avoir l’argent au poing »
(1705c : 781). Et cette avance, il faudra bien la retrouver en fin de compte :
n’y ayant aucuns fruits de la terre qui ne demandent de la dépense
dans leur culture, qui produit plus ou moins que l’on fait des avances,
pour mettre les choses dans leur perfection, lesquelles sont toujours les
mêmes indépendamment du débit que l’on en aura, lequel venant à ne pas
répondre à ce qu’on a mis, fait que l’on néglige ces mêmes avances dans la
suite, et réduit le produit non seulement à la moitié de ce qu’il était, mais
même à rien, y ayant des terres entièrement abandonnées. (Boisguilbert
1695 : 584–5)
Et Boisguilbert de s’étendre sur le détail des avances nécessaires, sur la
préparation des terres, etc. (voir Boisguilbert 1704b : 835, et 1705c : 780–4 par
exemple).
La qualité différente des terres, l’importance des avances et des divers types
de préparation du sol, le rôle des prix, joints à la réglementation en vigueur –
interdiction d’exportation hors du pays ou de la province, obligation de vendre
les quantités apportées au marché, etc. – font que les prix et les quantités
ne peuvent que fluctuer violemment en sens inverse, les hausses engendrant
inéluctablement les baisses, et réciproquement :
l’extrême cherté fait labourer avec profit les plus mauvaises terres, ce qui
produit une si grande abondance, d’où s’ensuit un avilissement de prix
lorsqu’il n’y a pas d’évacuation; en sorte que l’on ne peut pas même amé-
nager les meilleures qu’avec perte, ce qui en faisant négliger la plupart,
au moins à l’égard des engrais, parce qu’ils coûtent des frais, à la moindre
stérilité il arrive un désordre effroyable. (Boisguilbert 1705b : 707) 116.
Ce phénomène est permis et accentué par le fait qu’en temps d’abondance, le
blé n’est pas conservé pour les années stériles. À cause des frais de conservation,
de la baisse de revenu des exploitants, il est utilisé à des « usages étrangers »
116. Cf. Boisguilbert 1705b : 851–2 : « ces deux grands ennemis, savoir, ou l’avilissement des
grains ou leur trop excessive cherté, perpétuellement opposés, se trouvent dans une guerre
continuelle, et [...] ils n’ont ni repos ni patience qu’ils ne se soient terrassés réciproquement,
pour renaître après cela comme phénix de leurs propres cendres, et reparaître plus violents
que jamais ».
L’approche par les marchés 105
L’état d’abondance. Nicolas Poussin. L’été, ou Ruth et Booz,
vers 1660–1664 (Musée du Louvre).
comme la nourriture des bestiaux, ce qui annule tout effet de report de quanti-
tés des années pleines vers les années creuses. En régime de réglementation, les
années abondantes sont donc tout aussi catastrophiques que les années de di-
sette, la seule différence résidant dans des effets immédiatement plus ou moins
voyants et dramatiques : « si l’une [la cherté] poignarde, l’autre [l’avilissement]
empoisonne » (Boisguilbert 1704b : 847).
. . . ce mal [l’avilissement] [.. .] fait moins de bruit et de fracas que celui
qui est causé par une extrême stérilité ; mais s’il est moins violent dans
les apparences, il est plus pernicieux dans les effets ; et il en va comme
du poignard et du poison dont on se sert pour faire périr les hommes.
(ibid. : 846)
Outre la ruine alternée des vendeurs et des acheteurs, provoquée par des
prix trop bas ou excessifs, outre les effets de report dont nous aurons à parler
dans l’analyse des crises, une importante conséquence de cet état de fait réside,
selon l’auteur, en une forte mortalité (Boisguilbert 1705c : 788). Face à la perte
de revenu induite par l’avilissement des prix, Boisguilbert met donc aussi en
balance l’effet démographique dû à la cherté.
106 L’équilibre
3. Examinons à présent le second marché, celui des produits manufactu-
rés. Sur ce marché, où l’offre est maîtrisable par l’homme dans une plus
grande mesure, les prix sont principalement rigides à la baisse. Boisguilbert ne
mentionne pas les hausses dues à la demande, n’y ayant sans doute ici ni la
même urgence d’acheter, ni les problèmes de rendements décroissants comme
dans l’agriculture. En cas de baisse de la demande, en revanche, les prix de-
meurent rigides pendant un certain temps (un parallèle est tracé avec le fonc-
tionnement du marché du travail).. . jusqu’à la faillite finale, comme nous le
verrons.
Cet entêtement de maintenir le prix contracté [.. .], tous les arts et
métiers le regardent comme la sauvegarde et le seul maintien de leur
profession, et ils aiment mieux ne vendre qu’une seule pièce au prix
marqué que d’en débiter dix à quelque chose de rabais, quoique le profit
sur le nombre excédât de beaucoup la diminution ou la perte sur le singu-
lier ; le contraire est une chose sur laquelle ils sont incapables d’entendre
raison. (Boisguilbert 1704b : 876)
Vient, en troisième lieu, ce que l’on peut appeler le marché des « biens d’in-
vestissement », en désignant sous cette expression les biens que Boisguilbert
considérait être à la base des « revenus des fonds » dans la première classifi-
cation du Détail de la France. Les deux principales catégories de cet ensemble
sont bien entendu les terres et les charges. Ces biens constituent le patrimoine
de la classe oisive, et leurs prix dépendent de leurs différents rendements, donc
de l’activité économique au sens large, incluant la politique économique du gou-
vernement. La politique agricole, par exemple, ruine l’agriculture et dévalorise
les terres ; les « affaires extraordinaires », d’autre part, dont une composante
est la création continuelle de nouvelles charges ou le dédoublement des an-
ciennes, dévalorise ces dernières; la politique financière, enfin, en offrant des
placements plus lucratifs – ou assortis d’avantages divers – aux possesseurs de
fonds en monnaie, raréfie la demande de ce type de biens, phénomène encore
accentué par le comportement de thésaurisation des agents. Les passages sont
nombreux dans lesquels Boisguilbert analyse ces phénomènes. À l’époque, les
« investissements» consistent donc essentiellement en constitutions de rentes, à
tous les sens du terme. Activités et revenus liés à la classe oisive, elles connotent
aussi le passage d’individus de la classe productive à la classe rentière : leur
ascension sociale.
Il serait cependant erroné de croire que Boisguilbert néglige le capital néces-
saire aux activités du fermier, du commerçant ou de l’artisan. Le problème des
avances indispensables à la production est partout présent, notamment dans
L’approche par les marchés 107
la conception des prix de proportion. Mais, en France, la structure sociale et
mentale de l’époque est telle que les biens les plus convoités sont ceux de la
classe dominante, et qu’en eux réside le véritable investissement : l’état de
marchand n’est qu’un état transitoire. C’est pourquoi, également, les prix de
ces biens, soutenus en période d’expansion, et à la baisse en dépression, sont
un bon indicateur de l’activité économique aux yeux de Boisguilbert.
Nous trouvons une confirmation de notre analyse dans les définitions des
biens meubles et immeubles que donne Domat dans Le droit public117. Outre
le fait que le « bien » y est aussi mis sur le même plan que le revenu, il est
symptomatique de constater que ce que nous appellerions aujourd’hui une
valeur mobilière est classée comme immeuble, alors que le profit, connotant
l’activité productive, est placé dans l’ensemble des « biens » meubles118.
4. En quatrième lieu vient le marché du travail. Son fonctionnement n’est pas
différent, au plan de la concurrence, de celui des autres marchés. Deux traits
particuliers le caractérisent cependant.
Tout d’abord, la composition du salaire réel. Elle est, en France, bien parti-
culière : « les seuls grains forment presque tout l’aliment du menu peuple, sans
même aucun secours ni de boissons et de légumes, comme partout ailleurs, et
encore bien moins de viande et de poisson » (Boisguilbert 1704b : 868). Le
contraste est grand, précise l’auteur, avec l’Angleterre :
en Angleterre, on peut dire que c’est le pain qui tient la moindre place
dans la pitance ordinaire des habitants. La viande et le poisson, qui y
sont en très grande abondance, et par conséquent à vil prix, relèvent les
grains de plus des trois quarts, et souvent même de tout, des fonctions
qu’ils ont en France d’y nourrir presque seuls les peuples. (ibid. : 868)
Or, la situation particulière dans laquelle se trouve la France possède des
effets économiques appréciables. Dans la mesure où il est normal que le pouvoir
117. Hazel van Dyke Roberts (1935 : 43 note 25) affirme que les immeubles désignent le
capital et les meubles les revenus. L’idée est reprise par Molinier (1958 : 21 note 3) qui
soutient aussi par ailleurs (Molinier 1966 : 93 note 3) que « la classification en « revenus des
fonds » et « revenus d’industrie » correspond à une distinction entre revenus du capital [...]
et revenus du travail » entendus au sens large. Notre opinion diffère donc de celles de ces
deux auteurs.
118. « Tous les biens peuvent se distinguer en deux espèces : l’une des immeubles, com-
prenant sous cette espèce les rentes foncières, les rentes constituées à prix d’argent, et les
autres sortes de biens qui sont de la nature des immeubles, comme les offices, et plusieurs
droits : et l’autre des meubles et des effets mobiliers, comprenant sous cette sorte de biens,
l’or, l’argent, les pierreries, les marchandises de toute nature, les dettes actives [les créances],
les profits de l’industrie, et de tout autre bien qui ne soit pas immeuble » (Domat 1697 :
72).
108 L’équilibre
d’achat du salaire monétaire soit suffisant pour permettre à l’ouvrier de vivre
– « il est juste de hausser le prix des ouvriers, lorsque leurs ouvrages, ainsi que
leurs besoins, reçoivent un pareil sort », i.e. une augmentation de prix (ibid. :
875) –, les fluctuations du prix des blés auront donc une incidence sur celles
des salaires.
L’état d’abondance. Nicolas Poussin. L’automne, ou la grappe de Canaan,
vers 1660–1664 (Musée du Louvre).
Mais, et c’est là la seconde caractéristique de ce marché du travail, qui le
rapproche de celui des produits manufacturés, l’ouvrier, s’il accepte bien les
accroissements de son salaire monétaire, en refuse cependant toute diminution.
Les salaires monétaires sont rigides à la baisse. L’« artisan » – mot par lequel
Boisguilbert désigne souvent les ouvriers des villes – qui prétend suivre les
destinées du blé « en cas de hausse, comme il fait effectivement, ne veut point
faire cette justice dans le rabais, ce qui est cause de tous les malheurs » (ibid.).
Il existe donc, sur le marché du travail, un comportement asymétrique. En
période de prix agricoles soutenus, le salaire monétaire est flexible (à la hausse)
et son alignement sur le prix des blés se fait grâce à une concurrence entre les
demandeurs de travail. Les ouvriers
ne s’en rapportent pas à la libéralité de leurs maîtres, qui ne seraient
pas plus raisonnables qu’eux si tout dépendait de leur bonne volonté ;
L’approche par les marchés 109
mais dans ces rencontres, ils se font faire justice d’une manière qu’eux
ni leurs maîtres, non plus que l’État, ne souffrent aucune perte : comme
l’abondance du commerce que mène toujours après soi le haut prix des
denrées, et surtout des blés, ainsi que les crues d’argent qui arrivent
toutes les années en Europe, mettent la presse à recouvrer des ouvriers,
ils capitulent pour la hausse, non en menaçant de ne rien faire, mais
d’aller d’un autre côté, où on leur accordera leurs prétentions. (ibid.)
En période de bas prix du blé, par contre, les salariés refusent de voir leur
salaire monétaire diminuer. Dans l’exemple suivant, lié à l’agriculture, le sa-
larié adopte cette attitude en partie pour éviter ce qu’il considère comme une
sanction psychologique, et en partie à cause d’un effet de richesse. Un bas prix
du blé, écrit Boisguilbert,
ne peut même pas suffire pour les frais des façons, qui sont toujours les
mêmes, comme les journées d’ouvriers, gages de valets, qui ne baissent
jamais lorsqu’ils ont une fois gagné un prix certain, y ayant une espèce
de pacte tacite parmi ces sortes de gens d’aimer mieux mendier ou jeûner
que de rien rabattre de leur prix ordinaire ; l’abondance étant très propre
à les maintenir dans cette fierté, parce que l’avilissement des denrées leur
faisant gagner en une journée ou deux leur nourriture de toute la semaine,
ils tirent de là avantage pour contraindre leurs maîtres de ne leur rien
diminuer. (1695 : 610)
Cette attitude, on le verra, dont Boisguilbert dit parfois qu’elle est « la
cause de tous les malheurs », constitue un élément important de propagation
des déséquilibres et de la crise.
La rigidité partielle du prix n’est cependant pas la seule différence que
présente ce marché au regard de tous les autres. En toute rigueur, contrai-
rement à ce qui se passe sur ces derniers où, en principe, les fluctuations de
prix ruinent alternativement acheteurs et vendeurs si elles sont trop impor-
tantes, seule ici la rigidité à la baisse est dommageable. Contrairement aux
intérêts opposés des producteurs et des consommateurs, ceux des acheteurs et
des vendeurs de travail concordent théoriquement. Ce n’est que l’aveuglement
dû à la cupidité qui fait croire le contraire aux contractants. Sur ce marché
comme sur les autres, se plaint Boisguilbert, les parties en présence semblent
ne travailler
depuis le matin jusqu’au soir qu’à se détruire et à se revêtir des dépouilles
l’une de l’autre. L’ouvrier voudrait avoir tout le prix des fruits d’une
récolte pour sa peine, sans s’embarrasser de quoi celui qui le met en
besogne paie son maître et les impôts, non plus que de l’impuissance où
il sera de recharger sa terre pour lui redonner une autre fois sa vie à
gagner ; et le fermier, à son tour, désirerait avoir la peine de tous ceux
110 L’équilibre
dont il se sert pour emménager ses fonds pour beaucoup moins qu’il ne
faut à ces artisans, afin de s’entretenir eux et leurs familles. (Boisguilbert
1704b : 874)
5. Avec le dernier marché, celui des fonds prétables, nous sommes contraints
d’aborder une matière controversée : celle de la monnaie. Il convient donc en
premier lieu, pour déblayer le terrain, de nous pencher sur la nature de cette
monnaie : ce n’est qu’une fois celle-ci définie que l’on pourra en analyser les
effets et aborder les caractéristiques du dernier marché agrégé.
Disons tout de suite que la question de la nature de la monnaie nous semble
obscurcie par le fait que les commentateurs ne prennent jamais en compte le
fait politique qu’elle représente aussi et tentent de formuler un jugement pure-
ment économique sur le sujet. Or, tout lecteur des écrits monétaires des XVIe
et XVIIe siècles 119 peut constater de fortes ambiguïtés, voire des contradic-
tions, dans le propos des auteurs. Le vieux débat autour de la question de
savoir si la monnaie n’est qu’un signe, c’est-à-dire si sa valeur n’est qu’arbi-
traire et donnée par quelque autorité (politique ou sociale), ou bien si cette
monnaie est une marchandise – sa valeur étant déterminée par celle de la
marchandise-monnaie – sous-tend bien des considérations, et on aurait tort de
n’y voir qu’une différence d’opinions, relevant du seul domaine de l’économie
théorique 120. Il nous semble que, dans les problèmes monétaires comme dans
ceux liés à l’imposition, nous pouvons retrouver une ambiguïté fondamentale
se rapportant au concept de souveraineté : l’exemple de l’œuvre d’Oresme est,
avant la lettre, significatif à cet égard121.
C’est ainsi que Bodin, dans la République, met le droit de « hausser ou
baisser le titre, valeur et pied des monnaies » au nombre des attributs de la
souveraineté, « sous cette même puissance de donner ou casser la loi » : mais,
d’un autre côté, dans la Réponse à Malestroict notamment, il développe une
théorie de la valeur de la monnaie et des prix relatifs en termes d’offre et
de demande et réclame des monnaies inaltérées d’or et d’argent, condamnant
119. Les théories monétaires de cette époque sont étudiées par Germain Martin (1909),
Roger Picard (1912), Paul Harsin (1928), Henri Hauser (1906, 1932), ou bien encore par Th.
Guggenheim (1978) pour ne citer que la littérature de langue française. Sur la dissociation
entre la monnaie de compte et les espèces réelles, cf. l’intéressante contribution (théorique)
de Luigi Einaudi (1936).
120. C’est ainsi que les propos de Paul Harsin, par exemple, sont peu clairs sur le sujet. Cf.
notamment 1928 : 17–18 et 30.
121. Le problème du « signe » monétaire et de l’origine de sa valeur est par ailleurs repris,
par analogie, par les philosophes du temps lorsqu’ils abordent le langage. Cf. par exemple
Marcelo Dascal 1976, qui traite de cette analogie chez Bacon, Hobbes et Leibniz.
L’approche par les marchés 111
toute mutation et donc toute intrusion du pouvoir royal en dehors de la frappe
d’espèces stables en titre et en poids. La distinction de l’unité de compte
et du moyen de circulation ne fait rien à l’affaire. Or, la conception de la
souveraineté du prince implique certainement celle de la monnaie-signe; et
l’opinion restrictive souvent celle de la monnaie-marchandise. Il n’est donc pas
étonnant de voir les partisans d’un absolutisme dur insister exclusivement sur
la première. C’est le cas de Cardin Le Bret – De la Souveraineté du Roy, 1632
– qui avait déjà réalisé une opération analogue pour ce qui concerne la nature
de l’impôt.
Puisque la monnaie ne reçoit son prix que de la loi [. . .], et qu’elle devient,
par ce moyen, non seulement l’âme du commerce, mais aussi la règle et
la mesure du revenu des rois, des gages de leurs officiers, de la solde de
leurs gens, n’est-il pas juste que sa fabrique, sa valeur et son cours ne
dépendent que de la volonté du Prince, qui est la loi de son État, et qui
donne l’âme et l’autorité à toutes les lois [. . .] ? Mais on demandera si
le Prince peut à sa volonté changer la monnaie, augmenter son prix ou
l’empirer par faiblage de poids ou par échasté d’aloi, comme parlent les
monnayeurs? À quoi l’on peut répondre : il sera toujours en la puissance
du Prince d’en user ainsi qu’il trouvera plus utile pour le bien de son
État. Car, s’il peut la décrier, la rendre inutile, pourquoi ne peut-il pas
la hausser ou la baisser de prix quand les affaires le désirent? Quelle
différence mettrait-on entre la monnaie et le métal dont elle se compose,
si le Prince n’avait cette liberté ? Ne doit-on pas plutôt considérer en la
monnaie la valeur que le Roi lui donne par la loi, que sa substance et sa
matière ? (Le Bret 1632 : 137 et 139)
On conçoit que les auteurs de l’époque s’occupant d’économie aient accepté
avec réticence cette conception purement juridique et politique, d’autant plus
qu’ils héritaient d’une tradition qui appliquait à la monnaie comme aux autres
marchandises une théorie de la valeur fondée sur les rapports entre l’offre et la
demande. Ils ne pouvaient pas non plus ignorer soudain ce qu’ils connaissaient
et analysaient fort bien par ailleurs122, c’est-à-dire les phénomènes d’entrée
et de sortie des métaux précieux du royaume en fonction des différents cours
légaux, ainsi que le problème du désajustement entre le cours légal des métaux
(sous forme de pièces) et leur cours commercial, qui avait fort occupé les esprits
au XVIe siècle 123. Les auteurs se trouvaient donc partagés entre l’analyse éco-
nomique et le fait du prince auquel ils devaient bien se rendre : la marque légale
122. Voir par exemple Henri Poullain, 1621 : Traité des Monnaies, recueil de mémoires
rédigés une dizaine d’années auparavant, et déjà publiés séparément pour partie d’entre
eux.
123. Cf. par exemple Monnier, 1974.
112 L’équilibre
conférant aux métaux un cours, une confiance et une acceptation universelles
et définissant par là même la monnaie.
C’est ainsi que Scipion de Gramont – Le Denier Royal, 1620 –, qui s’attache
à défendre la politique royale contre ses détracteurs, laisse cœxister les deux
définitions. La monnaie-signe tout d’abord : « la monnaie n’emprunte point
sa valeur de la matière dont elle est composée, mais bien de la forme, qui
est l’image, ou la marque du Prince, laquelle étant empreinte en quelque autre
sujet [que l’or et l’argent] pour si vil et abject qu’il soit, ne laissera de lui donner
sa valeur » (Gramont 1620 : 14–15). Il n’est nullement « une chose essentielle
à la nature de la monnaie de la graver en or, en argent, ou en cuivre » (ibid. :
15–16) 124. Mais Gramont reconnaît par ailleurs que « l’or en morceaux ou en
grains », non marqué, peut aussi faire office de monnaie, et que les matières
« viles » ne sauraient constituer une bonne monnaie, non seulement parce qu’il
peut ne pas y avoir de marques du Prince (coquillages) mais aussi à cause
de leur abondance. Et après avoir affirmé que la monnaie ne pouvait avoir
de prix puisque c’est elle qui donne un prix aux autres choses, après avoir
développé une théorie de la valeur fondée sur les besoins et la rareté, et être
revenu sur la controverse entre Bodin et Malestroict, il analyse simplement la
valeur de la monnaie comme celle de toute autre marchandise (ibid. : 117–18)
pour conclure : « de là un chacun peut voir que le prix de l’argent, quoi qu’il
mesure le prix des autres choses n’est pas pourtant fixe et stable, comme sont
les poids et mesures, mais qu’il change, accroît et diminue, suivant l’abondance
et la rareté, tirant icelui sa valeur du jugement des hommes qui s’altère souvent
ou par raison, ou par opinion » (ibid. : 119).
Boisguilbert n’échappe pas à la règle. Le problème, tel qu’il est posé, l’inté-
resse par ailleurs assez peu, et il se borne, selon nous, à reprendre les analyses
de Bodin et de Gramont d’une manière plutôt elliptique. D’un côté, il ne faut
pas se laisser abuser par des expressions comme celles-ci, qui pourraient laisser
croire à une monnaie-signe : « Il est très certain qu’il [l’argent] n’est point un
bien de lui-même, et que la quantité ne fait rien pour l’opulence d’un pays en
124. Gramont s’étend sur le sujet et donne l’exemple de la France pendant la détention
du « Roi Jean », où circulèrent des morceaux de cuir ; la monnaie de cuir fut aussi adoptée
ailleurs (par Frédéric II pendant les guerres d’Italie par exemple). On en fit aussi de plomb,
ou d’étain. Elle est de « toile tissée des filaments d’une herbe » en Angola, des « noyaux
d’un fruit que ceux du pays appellent cacao » au Mexique, des feuilles de coca au Pérou, des
« petits coings de fer » au Paraguay. Suivent encore les exemples des boules de fer à Sparte,
du « poivre et sel de mine » en Éthiopie, et, au « Bengala et Golfe Gangétique », « certaines
coquilles que l’on va pêcher en certaines îles » (ibid. : 16–21).
L’approche par les marchés 113
général » (Boisguilbert 1695 : 617) ; « l’argent [. . .] n’est absolument d’aucun
usage par lui-même, n’étant propre ni à se nourrir ni à se vêtir » (Boisguilbert
1707b : 975) ; car elles ne concernent, dans la meilleure tradition, que le féti-
chisme dont font preuve les hommes vis-à-vis des métaux précieux, occultant
ainsi leur véritable fonction. L’or et l’argent, comme métaux, sont des mar-
chandises et possèdent une utilité : s’ils ne faisaient pas office de monnaie, ils
« ne seraient pas plus recherchés que tous les autres métaux les plus communs,
et [. . .] ils leur céderaient même, étant moins propres aux autres usages de la
vie » (Boisguilbert 1695 : 618).
Les déclarations précédentes ne valent donc que pour le métal frappé : « l’ar-
gent [.. .] ne peut fournir aucun des besoins de la vie étant réduit en monnaie »
(Boisguilbert 1707a : 889). La monnaie serait donc une monnaie-marchandise.
Boisguilbert parle de son « prix certain » (Boisguilbert 1695 : 618) et du « pied
courant » (ibid. : 617) sur lequel il est reçu par les échangistes ; et lorsqu’il men-
tionne le tabac utilisé comme moyen de circulation dans les «îles d’Amérique »,
il précise de même :
Le tabac seul faisait tout le trafic, ainsi que la fonction de l’argent, tant
en gros qu’en détail : si l’on voulait avoir pour un sol de pain, et même
moins, on donnait pour autant de ce fruit de la terre, qui avait un prix
fixe et certain, sur lequel il n’y avait non plus de contestation que sur
la monnaie courante, en quelque pays que ce soit. (Boisguilbert 1707b :
977)
Mais ces expressions sont insuffisantes pour certifier la présence d’une
conception de la monnaie-marchandise. Le prix certain peut certes désigner le
prix courant de la marchandise monnaie, en partie fondé sur les qualités phy-
siques de celle-ci 125 . Mais ce prix certain, ou encore fixe, peut tout aussi bien
désigner la valeur de la pièce de monnaie, déterminée par le Prince. Dans les
divers exemples que fournit Boisguilbert (c’est une tradition en la matière : les
coquilles des îles Maldives, le cuivre, le bronze, les morceaux de cuir), l’auteur
semble pencher pour une valeur fictive, déterminée par l’estampille. « N’en
a-t-on pas fait [de monnaie] souvent de cuir dans les occasions, qui, avec la
marque du prince, qui ne coûte rien, a la même vertu, et même davantage [que
125. « ... si toutes les denrées nécessaires à la vie avaient, comme l’argent, un prix certain,
et que le temps ne les altérât pas, ou que les divers degrés plus ou moins de perfection
qu’elles ont chacune en particulier n’en dérobassent pas la véritable estimation, en sorte
qu’elles eussent un prix courant toutes les fois qu’on en a besoin [.. .] l’échange se ferait
immédiatement, comme il se faisait au commencement du monde », i.e. toute marchandise
serait monnaie (Boisguilbert 1695 : 618).
114 L’équilibre
les métaux précieux], puisqu’elle a procuré les besoins de la vie plus que n’ont
jamais fait les piles d’argent au Pérou et au Nouveau Monde ? » (Boisguilbert
1707b : 976).
Le commerce. Joseph Vernet, série des ports de France.
Vue du port de La Rochelle, prise de la petite rive, 1763
(Musée du Louvre/Musée national de la marine).
Dans ce cas, la convention primerait, non seulement quant à l’objet parti-
culier qui doit servir de monnaie, mais aussi quant à son prix. « L’argent est
donc un gage incorruptible que tous les hommes sont convenus de se bailler
et de se prendre les uns des autres » (Boisguilbert 1695 : 617). « C’est par là
[les difficultés du troc] que le ministère de l’argent est devenu nécessaire, par
une convention et un consentement général de tous les hommes » (Boisguilbert
1707a : 889). « Sans parler des Iles Maldives, où, par une convention unanime,
de certaines coquilles font fonction de l’argent monnayé » (ibid. : 890), coquilles
qualifiées au passage de matière « abjecte ».
6. Dernier élément à verser au dossier, et non le moindre : le sens même de
l’argumentation dans laquelle ces remarques s’insèrent. Le fait fondamental de
la monnaie réside, selon l’auteur, dans la fonction de moyen de circulation.
L’argent n’est nécessaire « que comme garant [. . .] des échanges et de la tra-
dition réciproque » (Boisguilbert 1707b : 976) ; « aucun de tous ceux qui le
recherchent avec tant d’avidité [.. .], n’est porté dans cette poursuite qu’afin
de s’en dessaisir aussitôt, pour se procurer les besoins de son état ou de sa
L’approche par les marchés 115
subsistance. Il n’est donc tout au plus et n’a jamais été qu’un moyen de recou-
vrer les denrées, parce que lui-même n’est acquis que par une vente précédente
de denrées, cette intention étant généralement tant dans ceux qui le reçoivent
que ceux qui s’en dessaisissent » (ibid. : 975 ; voir aussi 1695 : 617–18). C’est
dans cette fonction que les métaux précieux peuvent être remplacés par tous
les autres objets énumérés. Or, souligne Boisguilbert, des exemples existent
aussi sous nos yeux sans qu’il faille aller les chercher au loin.
Nous avons dans l’Europe, et on le pratique de même tous les jours,
un moyen bien plus facile et à bien meilleur marché pour mettre ces
métaux à la raison, et, détruisant leur usurpation, les renfermer dans
leurs véritables bornes, qui sont d’être valets et esclaves du commerce
uniquement, et non les tyrans, et cela en leur donnant pour concurrent
non du cuivre, non des coquilles, non du tabac [. . .], qui coûtent de la
peine et du travail à recouvrer, mais un simple morceau de papier, qui ne
coûte rien et remplace néanmoins toutes les fonctions de l’argent, pour
des quantités de millions, une infinité de fois, c’est-à-dire par autant de
mains qu’il passe, tant que ces métaux ne sortent point de leur état
naturel et des principes qui les ont fait appeler dans le monde. (ibid. :
977)
Ces morceaux de papier ne désignent pas des billets de banque mais les
effets de commerce : d’où l’exemple récurrent des foires de Lyon (Boisguilbert
1707a : 890 ; 1707b : 978 ; 1704d : 966). La fonction de moyen de circulation
« est si peu singulière à l’argent [. . .] qu’il n’en fait pas la dixième partie, et
même la cinquantième dans les temps d’opulence » (Boisguilbert 1707a : 889).
C’est alors un autre type de convention qui fonctionne, fondée sur le « crédit »,
la confiance : « le papier, le parchemin et même la parole, en font [.. .] cinquante
fois plus que lui » (ibid.).
On demande, dis-je, si les billets d’un célèbre négociant, dont le crédit
est puissamment établi par une opulence certaine, connue, et telle qu’il
s’en rencontre plusieurs dans l’Europe, ne valent et ne prévalent pas à
de l’argent comptant, et, si, en ayant toute la vertu et toute l’efficace, ils
n’ont pas des avantages particuliers sur les métaux par la facilité de la
garde et du transport. (Boisguilbert 1707b : 977)
Il reste cependant – et c’est là l’essentiel pour notre propos – que les effets
fondés sur la confiance, sur le « crédit », sur une « opulence certaine » et
« connue » ne peuvent pas entièrement remplacer la monnaie métallique. Ce
n’est vrai que « dans les temps d’opulence ». En temps de crise, en revanche,
la confiance est détruite, la solvabilité des débiteurs peu sûre.
L’âme qui vivifie ces billets ou cet argent en papier est la solvabilité
connue du tireur; comme celle-ci ne roule absolument que sur la valeur
116 L’équilibre
courante de ce qu’il possède, soit meubles ou immeubles, or l’un et l’autre
[sic] étant écrasés à tous moments par des coups inopinés, non seule-
ment cette monnaie, qui faisait vingt et trente fois plus de commerce que
l’argent, est mise au billon, mais même toutes les fabriques en sont anéan-
ties, et il faut de ce métal en personne partout. (Boisguilbert 1707b : 998)
Le retour aux espèces métalliques s’opère donc parce qu’elles constituent
aussi un moyen sûr de réserves de valeur, et parce que « le papier et le crédit »
ne sont que leurs « représentations » (Boisguilbert 1705b : 685). D’où deux
solutions possibles pour ce qui concerne la nature de la monnaie métallique :
la fonction de « réserve » peut être fondée sur une valeur intrinsèque des métaux
dont la rareté et le titre feraient le prix, prix garanti par leur inaltérabilité ; ou
bien cette fonction peut être fondée sur les seules loi et obligation d’acceptation
universelle des monnaies frappées. Nous nous trouvons toujours, semble-t-il,
devant notre dilemme de départ. Mais les considérations précédentes, le fait
que les différents types de monnaie soient tous placés, analytiquement, au
même plan que les effets de commerce, et surtout le passage du Détail de la
France (Boisguilbert 1695 : 618) cité plus haut, où il est question, précisément,
d’inaltérabilité et de « véritable estimation », nous font opter en définitive pour
la solution de la monnaie marchandise.
7. Malgré les ambiguïtés qui subsistent chez Boisguilbert comme chez les
auteurs qui l’ont précédé, le schéma peut dont être le suivant : par conven-
tion, le choix d’un moyen de circulation s’est porté sur les métaux précieux,
marchandises aux particularités adéquates à leur nouvelle fonction. La mon-
naie métallique peut être remplacée dans cette tâche habituelle, mais non dans
celle, venue par la suite, de réserve de valeur. Elle possède un prix déterminé,
comme celui de toutes les autres marchandises (ci-dessous), par l’offre et la
demande : à la demande des métaux précieux pour des usages « industriels »
vient simplement s’ajouter celle qui résulte de leur nouveau rôle. Les problèmes
théoriques liés à cette approche ne sont bien entendu pas soulevés, mais le prix,
ou la valeur de la monnaie, dans ce premier sens du terme, ne saurait être relié
à un quelconque « marché de la monnaie ». Il n’est que l’inverse du niveau des
prix. Il convient de ne pas le confondre, dans le vocabulaire de l’époque, avec
le « prix de l’argent » au second sens du terme : le taux d’intérêt, déterminé
sur le marché des fonds prétables.
Dans l’analyse des crises, il faudra donc conserver cette distinction à l’esprit
face à des affirmations telles que celle-ci : « L’argent [.. .] a transgressé ses
bornes naturelles d’une façon effroyable, il a pris un prix de préférence sur
L’approche par les marchés 117
Le commerce. Joseph Vernet, série des ports de France. Intérieur du port de
Marseille, 1754 (Musée du Louvre/Musée national de la marine).
toutes les autres denrées, avec lesquelles il doit être seulement en concurrence »
(Boisguilbert 1707b : 985). Il pourra en effet, comme ici, s’agir du prix relatif –
de proportion – de la marchandise-monnaie : celle-ci, très recherchée, voit par
là son prix relatif augmenter alors que certaines ou toutes les marchandises
voient le leur évoluer en raison inverse (ci-dessous) rompant ainsi l’équilibre
« qui doit être entre l’or et l’argent et toutes sortes de choses » (ibid. : 979).
Mais il sera aussi question du taux d’intérêt, surtout lorsque le prix de l’argent
est comparé, non pas à ceux de « toutes les autres denrées », mais à celui des
« immeubles » : « afin que toutes choses soient dans la perfection, il faut qu’il y
ait de la proportion entre la valeur des immeubles et celle de l’argent » (1705b :
704).
Il existe pourtant, chez Boisguilbert, des éléments d’une prise en compte
théorique d’un « marché de la monnaie », sur lesquels nous devons nous pen-
cher. Ils se traduisent par une analyse des différents types de demande et
d’« offre » de monnaie et il en résulte une sorte de modèle saisissant à deux
régimes dans lequel la demande comme l’offre de monnaie sont différenciées
selon l’état de l’économie : l’état d’abondance ou l’état de crise.
La demande consiste essentiellement, on l’a vu, en demande de moyens de
circulation, « dans les temps d’opulence » comme en ceux de crise. La seule
différence entre les deux situations possibles de l’économie réside dans le fait
118 L’équilibre
que la majeure partie de la demande se porte sur la monnaie métallique lorsque
la tendance est à la dépression, alors que c’est l’inverse dans l’ordre « normal »
ou « naturel » des choses.
Il est [. . .] indifférent que, pour ce qui lui reste d’emploi dans cet usage [où
il est concurrencé par le ‘papier’], dont on n’a jamais besoin que lorsqu’il
n’apparaît et ne réside pas assez de solvabilité dans l’un des contractants,
pour s’en fier à sa parole, au papier et au parchemin ; il est indifférent
[. . .] qu’il y en ait peu ou beaucoup dans une contrée pour lui procurer
l’opulence. (Boisguilbert 1707a : 890)
. . . la quantité plus ou moins d’or et d’argent, surtout dans un pays rempli
de denrées nécessaires et commodes à la vie, est absolument indifférente
pour en faire jouir abondamment les habitants ; mais ce n’est que lorsque
ces métaux demeurent dans leurs limites naturelles. (Boisguilbert 1707b :
978)
Mais la demande de monnaie est aussi une demande de précaution –
entendue au sens large. Très faible voire inexistante, lorsque les choses vont
bien – on n’accumule alors des espèces qu’en prévision d’une grande dépense
ou, peut-être, de quelque événement imprévu – elle se gonfle considérablement
en temps de crise :
si la plus mauvaise situation d’un marchand, lorsque le commerce va,
est d’avoir son argent inutile dans son coffre, parce qu’il ne lui produit
rien, c’est son avantage, lorsqu’il ne va pas, qu’il ne soit pas dehors,
attendu que s’il ne gagne rien, il ne perd rien, et qu’il courrait le risque
de faire banqueroute par la cessation du commerce. Et ce qui est dit
du marchand l’est également de toutes les personnes qui vivent de leurs
rentes. (Boisguilbert 1695 : 619)
La demande de monnaie, dans sa masse globale comme dans sa composition,
dépend donc étroitement de la situation économique. D’autre part, un élément
tout à fait essentiel chez Boisguilbert, la vitesse de circulation de la monnaie
métallique – vitesse-transaction – dépend de l’importance relative des diffé-
rentes composantes de cette demande. Elle en est même la fidèle traduction.
Ainsi, une vitesse importante reflète la prépondérance de la demande de tran-
saction, alors qu’une vitesse de plus en plus faible traduit la place croissante
que prend la thésaurisation – encaisses de précaution. À un instant donné, la
monnaie est toujours possédée par un agent quelconque : Boisguilbert voit bien
qu’il est impossible d’appréhender les phénomènes de thésaurisation autrement
que par les variations de la vitesse de circulation, une période de référence étant
définie au préalable (la « journée » ou le « mois »).
L’approche par les marchés 119
. . . l’argent [. . .] est uniquement l’esclave de la consommation, suivant pas
à pas sa destinée, et marchant ou s’arrêtant avec elle, un écu faisant cent
mains en une journée lorsqu’il y a beaucoup de vente et de revente, et
demeurant des mois entiers en un seul endroit lorsque la consommation
est ruinée. (Boisguilbert 1707a : 954) 126
La vitesse de circulation de la monnaie, par ailleurs, varie suivant les classes
sociales puisqu’elle dépend de la propension à dépenser. Elle est plus rapide
pour la classe productive que pour la classe oisive 127.
L’accent placé sur les modifications de la vitesse de circulation possède,
bien entendu, des incidences sur l’analyse de l’« offre » de monnaie. Celle-ci,
on l’a vu, est constituée de deux parties : la monnaie métallique et les ef-
fets de commerce. Cette masse monétaire est très fluctuante. La quantité de
monnaie métallique dépend du commerce extérieur et des autres usages que
l’on peut faire des métaux précieux 128. Elle peut être considérée comme large-
ment exogène. La masse fondée sur le « crédit », au contraire, est extrêmement
fluctuante, et peut, elle, être considérée comme endogène.
En temps d’opulence, la circulation monétaire est très active et crée elle-
même les moyens dont elle a besoin. En termes modernes, l’offre de mon-
naie suit automatiquement la demande, celle-ci se réduisant par ailleurs à la
demande de transaction.
En temps de crise, au contraire, une partie de la masse monétaire est détruite
– celle qui est fondée sur la confiance – alors que la demande croît – ou ne baisse
pas aussi vite – et vient buter sur le stock métallique en grande partie exogène.
La demande de précaution, en effet, se gonfle considérablement et, on peut le
supposer, peut compenser la baisse de la demande de transaction due au plus
faible nombre d’échanges et à la baisse des prix. L’exogénéité de l’offre, quant à
elle, ne constitue pas un obstacle absolu. Le premier moteur reste la propension
126. Voir aussi les passages, déjà cités, où il est question d’argent « mort » et d’argent
« vivant ».
127. « Mais cette somme, comme de mille écus, départie à mille menues gens, aurait fait
cent mille mains dans un moindre temps qu’elle n’a résidé dans les coffres de ce riche, ce
qui n’aurait pu arriver qu’en faisant par conséquent pour cent mille écus de consommation »
(Boisguilbert 1707b : 1006).
128. Autres usages des métaux précieux : « la magnificence, où l’orfèvre tient le premier
lieu », « des manufactures, et des embellissements des temples et des maisons », et, placé
sur le même plan, l’argent que l’on envoie dans les pays lointains d’où il ne revient pas
(commerce extérieur) (Boisguilbert 1704d : 967). Cf. 1707b : 987 : à cause des effets de
commerce, l’argent devient inutile pour le trafic et « il est obligé, pour ne pas demeurer à
rien faire, d’offrir son service au ménage et à la magnificence, et d’avoir recours à l’orfèvre
et aux autres ouvrages ».
120 L’équilibre
à la dépense des agents, variable suivant l’état de l’économie et la catégorie de
revenu.
Il est aisé de voir [.. .] que pour faire beaucoup de revenu dans un pays
riche en denrées, il n’est pas nécessaire qu’il y ait beaucoup d’argent, mais
seulement beaucoup de consommation, un million faisant plus d’effet, de
cette sorte, que dix millions lorsqu’il n’y a point de consommation, parce
que ce million se renouvelle mille fois, et fera pour autant de revenu à
chaque pas qu’il fera. (Boisguilbert 1695 : 619–20)
À court comme à long terme, et toutes choses égales par ailleurs, ce sont les
fluctuations de l’activité économique qui induisent celles de la masse monétaire,
et non l’inverse. Boisguilbert eût sans doute souscrit à l’affirmation de Smith,
reprise par Marx, selon laquelle les « canaux de la circulation » ne peuvent
jamais déborder ; mais il eût alors ajouté que cela n’empêchait pas la monnaie
d’avoir une action sur les variables réelles de l’économie, comme son analyse
le prouve par ailleurs129.
Une conséquence importante de cette analyse est l’existence de ce que l’on
pourrait appeler une « trappe à liquidité », mais d’un type particulier : une
trappe qui ne jouerait pas par rapport au taux d’intérêt mais au regard des
anticipations des agents quant à l’état général de l’économie et des affaires. Si
la circulation ne se fait pas, si les échanges stagnent, ce n’est jamais faute de
numéraire – le système de Boisguilbert minimise, sur ce point, les problèmes
dus aux entrées et sorties de métaux précieux du fait des parités différentes
suivant les places. Les causes de la crise sont ailleurs. Il est absurde, par consé-
quent, de penser qu’une quantité supplémentaire de numéraire débloquera la
situation : elle ira simplement rejoindre les espèces thésaurisées.
Il ne faut point accuser le manque d’argent, mais seulement de ce qu’il ne
fait pas son cours ordinaire. Et la vaisselle d’argent réduite en monnaie
ces jours passés [édit de 1689] n’a pas apporté plus de remède à ce mal que
fait une flotte du Pérou à la misère d’Espagne, laquelle, depuis qu’elle en
reçoit, n’en devient pas plus riche, parce que l’argent n’y fait que passer,
et elle ne le voit que dans sa naissance. Ainsi, celui de la vaisselle, après
son premier cours, a gagné les forts [les riches] dont on vient de parler,
et dont il est impossible de le tirer. (Boisguilbert 1695 : 620–1)
On peut alors expliquer pourquoi Boisguilbert ne prend pas en compte un
« marché » de la monnaie en tant que tel, même s’il reconnaît implicitement
129. Il est donc curieux de voir qu’une exégète aussi attentive que Roberts puisse affirmer
que Boisguilbert « accepte le fait que le niveau général des prix augmente ou baisse avec la
variation de la quantité de monnaie dans un pays » (Roberts 1935 : 208).
L’approche par les marchés 121
une certaine action du taux d’intérêt sur la demande de monnaie ou l’impor-
tance que peuvent prendre les fluctuations de cette demande sur le marché des
fonds prétables. On peut aussi expliquer, d’autre part, pourquoi la quantité de
monnaie semble indifférente en dernière analyse. Car elle est soit endogène –
état d’opulence –, soit en grande partie exogène – état de crise – mais, dans
ce dernier cas, sans constituer un véritable butoir : dans l’état de crise, la
trappe dépend de facteurs qui se situent en amont. D’où l’accent sur le « prix
de l’argent » au second sens du terme.
8. Le rôle du taux d’intérêt est bien circonscrit par l’auteur, même si c’est
de manière implicite. Il n’apparaît pas, tout d’abord, que ce taux importe
directement, en temps d’opulence, pour les activités de la classe productive.
Le Détail de la France et un mémoire de 1705 (Boisguilbert 1705a) contiennent
à ce sujet l’exemple frappant des « revenderesses » qui peuvent se permettre
d’emprunter de l’argent au taux usuraire de 400%. (Boisguilbert 1695 : 622).
En d’autres termes, les occasions de profits sont telles en opulence qu’elles
peuvent s’accommoder d’un taux d’intérêt élevé. Il en ira autrement en temps
de crise. Mais le rôle du taux d’intérêt ne sera alors que la conséquence de la
dépression, même s’il contribue à l’approfondir.
Le taux d’intérêt ne concerne pas non plus la constitution d’encaisses
oisives dont le montant n’est, là encore, que la conséquence d’un comporte-
ment de précaution qui raréfie le numéraire. Ce taux est déterminé par l’offre
et la demande de fonds et joue d’abord sur les décisions d’acheter ou non des
« biens d’investissement » – terres, charges – dont on a parlé plus haut, ou bien
de prêter ces sommes aux financiers ou à l’État essentiellement. C’est la raison
pour laquelle, dans les textes, le « prix de l’argent » au second sens du terme
est toujours mis en relation avec celui des « biens immeubles » et du rapport
qu’ils peuvent procurer. C’est par le biais d’arbitrages entre ces deux marchés
que le taux d’intérêt joue tout d’abord sur l’économie : c’est aussi là un des
canaux de transmission des déséquilibres. Le schéma peut être le suivant 130 :
le roi, ayant besoin de fonds, emprunte aux traitants, partisans et autres finan-
ciers, moyennant un fort taux d’intérêt – 25% – « justifié » par l’urgence de
l’opération et par la faible confiance qu’a le public dans les finances de l’État.
Les traitants ne possédant pas cette somme eux-mêmes, dans son intégralité
ou pour partie, l’empruntent du public en offrant eux-mêmes un taux d’intérêt
130. Boisguilbert prend ailleurs d’autres exemples : celui des rentes sur l’Hôtel de Ville
notamment.
122 L’équilibre
élevé – 10%. La hausse des taux se trouve ainsi répercutée de proche en proche
et les emplois alternatifs moins lucratifs sont négligés, au détriment de l’écono-
mie. Les terres tombent en « non-valeur », ainsi que les charges : le patrimoine
d’une partie de la classe rentière se trouve dévalorisé.
On fait voir que les marchés que les traitants ont fait avec le Roi depuis
quarante ans [.. .] sont effroyables et absolument ruineux pour le Roi et
pour ses peuples, dont les intérêts sont inséparables.
L’intérêt au denier quatre [i.e. 25%] de l’avance de quelques mois seule-
ment [.. .] que le Roi donne à ces traitants [. . .] a entièrement dénaturé
l’argent qui ne doit composer que la millième partie des biens du royaume,
l’a rendu d’un prix excessif, a anéanti les fonds, et a ruiné le royaume
d’une triple manière.
Les prêteurs, voyant le nombre et l’avidité de ces emprunteurs, se sont
fait donner le denier dix [i.e. 10%], et tout le monde, trouvant ses grands
avantages dans cette usure, n’a plus songé qu’à faire ce commerce sans
se soucier des terres ni des charges.
Or, dès que le Roi cessera de donner le denier quatre aux traitants, ceux-
ci n’emprunteront pas utilement, comme ils le font, au denier dix, et tout
le monde replacera son argent au denier ordinaire, comme par le passé,
en achat de terre ou d’autres immeubles; ce qui remettra ces effets en
valeur et rendra l’argent moins rare, en rétablissant la proportion qui
doit être entre ces deux choses, dont le déconcertement produisait la
ruine publique. (Boisguilbert 1705b : 733 ; voir aussi ibid. : 704)
Les fluctuations et les effets du taux d’intérêt sont bien entendu accen-
tuées une fois la crise déclenchée, quand la confiance est détruite, lorsque se
constituent les encaisses de précaution et lorsque, parallèlement, une partie de
la masse monétaire disparaît – les « billets » – presqu’entièrement, rejetant le
fardeau de la circulation sur l’autre – les espèces – : la demande de fonds prê-
tables s’accroît, l’offre se raréfie. Nous reverrons tout ceci. Il reste à souligner
ici que le niveau naturel du taux de l’intérêt – le « denier ordinaire » – semble
se situer à parité avec le taux de rente, comme l’indique le dernier paragraphe
de la citation précédente.
9. Les deux types d’approche successivement présentés au chapitre 3 et dans
les sections précédentes reposent sur des conditions communes de réalisation
de l’équilibre économique. Qu’il y ait autant de marchés que de branches,
ou bien que celles-ci soient regroupées en certaines catégories, le « marché
général » (Boisguilbert 1705b : 683) qu’est le royaume ne se trouvera dans
son état « naturel », d’« harmonie » ou encore d’« opulence » qu’à l’équilibre
mécanique de plein emploi. Cet équilibre est garanti par la « nature » et par
L’approche par les marchés 123
la « Providence ». « Il n’y a donc que l’équilibre qui puisse tout sauver ; et
la nature seule [. . .] l’y peut mettre ; mais il ne faut pas l’empêcher d’agir »
(Boisguilbert 1704b : 874).
Afin de préciser les idées de Boisguilbert sur le sujet, il convient tout d’abord
de se souvenir de la signification particulière des termes utilisés et notamment
du sens de ce mot « équilibre » : un mouvement perpétuel d’éléments, une mé-
canique parfaite puisque naturelle, souffrant de toute intervention étrangère
qui en ralentit ou en bloque les rouages. On se souvient de l’image cartésienne
des tourbillons. Le libéralisme de Boisguilbert trouve dans la mécanique un
ancrage non négligeable. Rien n’est plus faux, donc, que de considérer cet équi-
libre comme intégralement statique : cette statique existe, elle est globale, mais
elle résulte d’une dynamique incessante de ses particules. Ainsi, par exemple,
la position des agents au sein de l’équilibre global peut varier : certains se
ruinent, d’autres s’enrichissent. Mais si cette ruine et cet enrichissement se
produisent naturellement, de par le tempérament des individus, et ne sont pas
provoquées de l’extérieur, la résultante globale ne se modifie pas, n’y ayant
sans doute aucune raison pour qu’un tempérament l’emporte statistiquement
sur l’autre. Dans les temps d’opulence « les particuliers se pouvaient ruiner,
ou par trop de dépense, ou par d’autres causes ordinaires ; mais le corps de
l’État n’en souffrait point, et les terres, qui sont le principe de tous les biens,
tant réels que d’industrie, changeant de maître, c’était sans aucune diminution
de leur juste et première valeur, parce qu’il n’y en avait aucune, ni dans la
quantité des denrées qu’elles produisent, ni dans le prix, ni dans la facilité du
débit » (Boisguilbert 1695 : 588). En dépit de, ou plutôt grâce à ces mouve-
ments incessants, et par un jeu de compensations naturelles et réciproques, se
réalise ainsi l’« harmonie de la République, qu’une puissance supérieure régit
invisiblement ».
Or, quand tout l’argent serait entre les mains du menu peuple, où il
est toujours meuble, il faut qu’il retourne aussitôt entre les mains des
puissants qui le refont immeuble en la plus grande partie, parce que
l’harmonie de la République, qu’une puissance supérieure régit invisible-
ment, subsistant du mélange de bons et de mauvais ménagers, toutes
choses, tant meubles qu’immeubles, sont dans une révolution continuelle,
et le riche devient pauvre afin que le pauvre puisse devenir riche. (ibid. :
621)
Seul, cependant, le cours naturel des choses produit cet effet. Il faut
laisser agir la nature et, pour cela, se borner à découvrir les causes secondes
des rouages de cette grande machine afin de favoriser au mieux son fonction-
124 L’équilibre
nement. Dans une optique mécanique, on pourrait aussi, bien sûr, tenter de
construire une machine entièrement nouvelle, réglementée et montée de toutes
pièces par l’homme. Boisguilbert prend cette alternative au sérieux. Mais une
machine entièrement humaine exigerait une réglementation universelle, pour
tous les marchés : ainsi, tous les prix fluctueraient, mais, selon l’auteur, la
synchronisation des fluctuations annulerait leur aspect dévastateur, le système
des prix relatifs demeurant inchangé.
Pourquoi n’a-t-on pas fait défense aux cordonniers, ainsi qu’aux autres
ouvriers, de remporter leurs denrées du marché, lorsqu’ils les y auraient
une fois portées, avec injonction de donner les souliers pour deux sols la
paire quand on ne leur en offrirait pas davantage?
Pourquoi n’a-t-on pas enjoint à tous les ouvriers de rester absolument sur
le lieu de leur naissance sans en pouvoir sortir, avec une prohibition, sous
peine de la vie, de quitter le royaume, en les contraignant de se contenter
de tel salaire, pour quelque médiocre qu’il fût, qu’ils pourraient trouver
sur le lieu, quoiqu’on leur offrît le double dans d’autres contrées, ce qu’il
leur serait absolument défendu d’accepter?
Voilà, encore une fois, comme il en fallait user si on voulait égaler les
armes.
Et de cette sorte, il ne fut jamais arrivé de déconcertement : tout aurait
haussé et baissé au niveau des blés, et on les aurait pu donner à vingt sols
le setier sans dérangement, parce que les ouvriers auraient repris le prix
de douze ou quinze deniers pour leur journée, comme ils auraient dans
ces temps du blé à vingt sols le setier et les perdreaux à six. (Boisguilbert
1706 : 799–800)
Le raisonnement de Boisguilbert se fait ici paradoxal. Mais on voit bien
pourquoi l’assignation à résidence des ouvriers et la réglementation du mar-
ché des souliers eussent dû aboutir à des fluctuations de prix en phase avec
celles du blé. La signification du passage est claire : pas de moyen terme. Ou
bien on laisse faire la nature, ou bien l’on crée une nouvelle mécanique. Mais
toute position intermédiaire – comme celle que l’auteur avait sous les yeux –
est suicidaire. Et puisqu’une machine entièrement nouvelle et réglementée est
inconcevable, alors bannissons toute réglementation. « Mais comme cette sup-
position est impossible et que cette contrainte générale n’est pas praticable, il
faut prendre l’autre parti, savoir d’une entière liberté, qui est la seule commis-
sionnaire de la nature » (ibid. : 800).
L’approche par les marchés 125
Ainsi, selon Boisguilbert, la mécanique des intérêts individuels suffit pour
assurer l’opulence. Laissez-nous faire, dit le marchand rouennais Thomas Le
Gendre à Colbert.
Or c’est sur ce même principe qu’une personne en place ayant mandé un
grand négociant afin de conférer avec lui des moyens de rétablir le com-
merce, qu’il fallait être aveugle pour ne pas convenir qu’il était ruiné,
l’autre lui répondit qu’il y en avait un très certain et très facile à prati-
quer, qui était que lui et ses semblables [les ministres, les agents de l’État]
ne s’en mêlassent point, et que tout irait parfaitement bien, parce que
l’ardeur de gagner était si naturelle qu’il ne fallait point d’autres motifs
que l’intérêt personnel pour les faire agir, qu’il n’y avait qu’une violence
continuelle causée par les intérêts indirects qui tirât de cette situation
pour mettre dans celle d’aujourd’hui. (Boisguilbert 1705c : 795) 131
Et laissez passer :
Regarder la liberté des chemins comme le principe de toutes sortes de
commerces, et par conséquent de richesses : une mer remplie de pirates
est impraticable ; or, la terre en France est plus couverte d’obstacles dans
ses routes, que toutes les mers du monde les plus décriées. (Boisguilbert
1703a : 296)
10. Cette revendication de Boisguilbert d’une entière « liberté du commerce »
repose-t-elle sur un acte de foi, ne résulte-t-elle que d’une simple « intime
conviction », ou bien peut-elle être rationnellement déduite d’une analyse plus
profonde ?
Pour aborder ce problème, il faut revenir aux deux états de la société que
nous avons rencontrés : l’« état d’innocence » et l’« état poli et magnifique »
– on négligera pour l’instant, pour ce dernier, la séparation entre la situation
d’opulence et l’état dégénéré. Rappelons-nous aussi, au sein de l’état poli et
magnifique, les deux types d’approche : par les classes sociales ou par les mar-
chés. Le raisonnement de Boisguilbert porte dans un premier temps sur une
comparaison entre l’état d’innocence et le modèle d’équilibre de l’état poli et
magnifique illustré par les activités de la seule classe productive.
Tout comme le concept d’équilibre est l’application au niveau économique
et social d’une notion qui le dépasse, celui d’échange revêt également, comme
on l’a noté, une acception fort large : échange entre les hommes, échange des
hommes avec la nature ou de la nature avec elle-même. Le principe de l’échange
repose sur l’utilité réciproque – le « profit » au sens du XVIIe siècle – que
131. L’allusion aux « intérêts indirects » sera rendue explicite par la suite.
126 L’équilibre
retirent les participants à un tel commerce, le sens des échanges étant donné
par l’analogie avec les modèles hydrauliques.
. .. les terres sont entièrement abandonnées, faute de gens qui les cultivent,
et les hommes périssent de faim, manque des biens qui excroîtraient sur
ces terres s’il leur était permis de les cultiver, bien que ces hommes et ces
terres aient réciproquement de quoi se payer de l’utilité qu’ils tireraient
les uns des autres. En effet, ces hommes paieraient de leur travail ma-
nuel les blés qu’ils recevraient de ces terres pour se nourrir, et ces terres
donneraient ces blés pour la peine que ces hommes emploieraient à leur
culture ; et ainsi de toutes les professions de la République qui, par un
enchaînement mutuel, sont nécessaires les unes aux autres. On peut dire
la même chose des années stériles et des abondantes, qui doivent être
dans un commerce perpétuel, se fournissant les unes aux autres de ce
qu’elles ont de trop pour avoir ce qu’elles ont de moins et qui leur est
nécessaire. (Boisguilbert 1695 : 640)
L’utilité réciproque – le profit partagé – constitue donc une condition géné-
rale de réalisation de l’équilibre (Boisguilbert 1705c : 748 et 753 ; 1707a : 896).
Elle doit être la première des « lois du commerce » (1705c : 753). Là réside
l’harmonie puisque les différentes pièces de la machine peuvent communiquer
entre elles et, « toujours naturellement très défectueuses » prises séparément,
former « un tout très parfait » (à Desmaretz, juillet 1704, dans Boisguilbert
1691–1714 : 311).
Cette idée générale est précisée au niveau économique : la communication et
la régulation des activités se font par le moyen des prix. Ceux-ci doivent donc se
situer à un niveau tel que chaque contractant y trouve son intérêt. Boisguilbert
nomme ces prix les « prix de proportion ». Ce sont ceux qui confèrent l’harmo-
nie, l’opulence. « Ce sont [. . .] les proportions qui font toute la richesse, parce
que c’est par leur moyen que les échanges, et par conséquent le commerce, se
peuvent faire » (Boisguilbert 1707a : 891). Le principe est simple : « il faut que
chaque métier nourrisse son maître » (1707b : 992), i.e. lui permette de subsis-
ter et de produire de nouveau pendant la période suivante, d’échanger chaque
fois le superflu contre le nécessaire. Il faut donc que le commerce se fasse « à
un prix qui est de rigueur [. . .] c’est-à-dire à un taux qui rende le marchand
hors de perte, en sorte qu’il puisse continuer son métier avec profit » (ibid. :
986).
L’approche par les marchés 127
École de Simon Vouet. Allégorie du bon gouvernement
(paix et abondance), vers 1645 (Musée du Louvre).
Cette règle, qui est évidente dans l’état d’innocence 132 où le faible nombre
d’hommes, de besoins et de métiers rend le tout transparent, ne l’est pas moins
dans l’état poli et magnifique dans lequel les 200 professions forment « toutes
une chaîne d’opulence composée de plusieurs anneaux, où la disjonction d’un
seul rend le tout inutile » (Boisguilbert 1704b : 830).
Comme cette justice qui doit être entre deux commerçants, qui ne
trafiquent uniquement que l’un avec l’autre, se doit étendre en plus de
deux cents professions que renferme aujourd’hui la France, et qu’ils ont
tous un intérêt solidaire de l’entretenir, parce que ce n’est que d’elle
seule qu’ils peuvent obtenir leur subsistance et leur maintien, il ne faut
pas qu’elle soit déconcertée en la moindre de ses parties, c’est-à-dire que
le plus chétif ouvrier vende à perte; autrement sa destruction, comme un
132. Cf. Boisguilbert 1707a : 896 : « Si le premier laboureur, trafiquant uniquement avec le
pasteur, ne lui avait pas voulu donner assez de blé pour se nourrir, pendant qu’il eût exigé
de lui tout son vêtement nécessaire, tiré des dépouilles des bêtes, non seulement il l’aurait
fait mourir de faim, mais il aurait lui-même péri dans la suite de froid, en détruisant le seul
ouvrier de ce besoin si pressant, savoir, le vêtement ».
128 L’équilibre
levain contagieux, corrompt aussitôt toute la masse. (Boisguilbert 1707a :
891) 133
Les différents passages cités sont cependant insuffisamment explicites au
plan théorique. De quels prix s’agit-il ? Ils doivent au moins, certes, permettre
le remboursement des frais de production, entendus au sens large. Mais sont-ils
déterminés sur la seule base de ces frais, antérieurement aux transactions, ou
bien dépendent-ils de ces transactions, c’est-à-dire de la demande ?
Certains peuvent y voir des « prix naturels » (valeur-travail ou prix de pro-
duction) avant la lettre, d’autres des prix de type walrassien. La lecture des
textes donne raison, en un certain sens, à ces derniers. Certaines expressions
sont ambiguës, nous n’en disconvenons pas. Boisguilbert, on vient de le voir,
parle d’un échange de « travail » contre les denrées, mais il s’agit d’un échange
hommes/nature. Ne lit-on, pas d’autre part, dans la Dissertation que, pour
que ces prix s’établissent, « il est nécessaire que chacun, tant en vendant qu’en
achetant, trouve également son compte, c’est-à-dire que le profit soit justement
partagé entre l’une de ces deux situations » ? (Boisguilbert 1707b : 992) Il ne
faut pas s’abuser sur les termes. Le mot « profit », on le sait, a une significa-
tion fort large incluant l’utilité; et même s’il devait être pris dans l’acception
étroite de la théorie économique classique, ne serait-il pas curieux de parler
d’un profit partagé entre l’acheteur et le vendeur ?
D’autres expressions sont également ambiguës, et pourraient fort bien
convenir aux prix classiques, telle celle-ci par exemple :
il faut que toutes choses et toutes les denrées soient continuellement dans
un équilibre, et conservent un prix de proportion par rapport entre elles
et aux frais qu’il a fallu faire pour les établir. (Boisguilbert 1707b : 993)
Mais en général le contexte ne prête pas à confusion. Le passage précédent,
par exemple, est précisé par cet autre :
pour maintenir cet équilibre, unique conservateur de l’opulence générale,
il faut qu’il y ait toujours une parité égale de ventes et d’achats, et une
semblable obligation ou nécessité de faire l’un ou l’autre, sans quoi, tout
est perdu. (ibid.)
133. Cf. encore ibid. : 896 : « Et cette harmonie, d’une nécessité si indispensable alors
entre ces deux hommes, est de la même obligation entre plus de deux cents professions,
qui composent aujourd’hui le maintien de la France. Le bien ou mal qui arrive à toutes en
particulier est solidaire de toutes les autres, comme la moindre indisposition survenue à l’un
des membres du corps humain fait périr bientôt tout le reste, et par conséquent le sujet, si
on n’y met incontinent ordre ».
L’approche par les marchés 129
Les prix de proportion se rapportent donc à un système d’égalité entre
l’offre et la demande de marchandises sur tous les marchés. L’accent sur la
demande est partout présent. L’idée est précisée, a contrario, par une remarque
à propos de la politique économique des Anglais et des Hollandais pour qui
tous les moyens sont bons pour réguler le rapport offre/demande et éviter
ainsi la rupture des proportions. « C’est la crainte d’un pareil désordre qui fait
jeter aux Hollandais le poivre dans la mer, et qui fait donner aux Anglais de
l’argent, aux dépens du public, à ceux qui viennent du dehors enlever les blés
dans l’abondance » (Boisguilbert 1707a : 920),
Elle est encore précisée, plus directement, par l’accent placé sur les égalités
globales en situation d’équilibre :
on peut dire avec certitude que l’opulence générale [.. .] est un composé
général et perpétuel où chaque particulier doit travailler à tous moments,
par un apport et un remport à la masse toujours pareil, tant dans l’un que
dans l’autre, le péril étant égal de quelque côté qu’arrive la diminution;
ce qui étant observé exactement, il en résulte une composition parfaite
où l’on trouve tout, parce qu’on y apporte tout ; mais du moment que
quelqu’un veut déroger à cette règle de la justice, pour prendre plus ou
apporter moins que sa part, la défiance alors arrivant, ainsi que le décon-
certement des proportions de prix, la masse se corrompt. (Boisguilbert
1707b : 1010)
Notre interprétation, enfin, est confirmée par les développements insistants
que Boisguilbert consacre à ce qu’il appelle la « condition tacite » des échanges,
qui n’est autre, après la réalisation des « prix de proportion », que la seconde
condition de réalisation de l’équilibre économique global. En régime de troc,
nous dit l’auteur,
aucun n’achète la denrée de son voisin ou le fruit de son travail qu’à
une condition de rigueur, quoique tacite et non exprimée, savoir, que
le vendeur en fera autant de celle de l’acheteur, ou immédiatement,
comme il arrive quelquefois, ou par la circulation de plusieurs mains ou
professions interposées, ce qui revient toujours au même. (ibid. : 986)
Cette « condition tacite » ne joue cependant pas qu’en régime de troc et
entre les producteurs. Elle est étendue à l’économie monétaire.
Un laboureur qui vend du blé à un marchand de brocart, ne peut pas
prendre de cette denrée en échange, n’étant point de son usage; mais il
reçoit de l’argent qu’il donne à un ouvrier de souliers ou de gros drap,
lesquels, tenant leur maison à loyer d’un grand seigneur, ils lui remettent
cet argent du laboureur reçu du marchand de brocart, qui lui est restitué
ou compensé par ce propriétaire de maison, qui reçoit en contre-échange
130 L’équilibre
ce brocart, suivant l’intention des premiers contractants ; et cette circula-
tion est toujours la même, quand le tout n’aurait été effectué qu’après le
passage de deux cents mains ou professions [.. .] comme il est même né-
cessaire que cela soit pour leur commun maintien. (Boisguilbert 1704d :
966)
et enfin à la prise en compte de la classe oisive :
les fermiers ne paient leur maître qu’à une condition tacite, quoique non
portée dans le bail, savoir que le bailleur achètera ou par lui-même ou par
des voies intermédiaires, c’est-à-dire une circulation et une transpiration
d’ouvrier à ouvrier, tout ce qui croîtra sur le fonds, autrement, qu’il ne
sera pas payé; en sorte qu’il faut que la dérogeance que quelques-uns
apportent à ce principe par leur épargne soit remplacée par la profusion
des autres, autrement, tout est déconcerté. (Boisguilbert 1705b : 675–6)
Boisguilbert ne pouvait s’exprimer plus clairement. Nous sommes ici en pré-
sence de ce que l’on appellera plus tard la « loi des débouchés », mais sous une
forme beaucoup moins rigide et dogmatique : ni identité, ni loi toujours réalisée
post factum, mais simple condition d’équilibre, dont le caractère hypothétique
et contraignant n’échappe pas à l’auteur. Il suffit, nous dit-il, qu’un échangiste
ne vende pas sa marchandise à un prix de proportion, ou bien qu’il ne vende
pas toutes ses marchandises au prix d’équilibre pour que, ne rentrant pas dans
ses frais, il ne soit plus « hors de perte ».
. . . c’est comme s’il ne vendait point du tout, et périssant, il en arrivera
[des échangistes] comme dans ces vaisseaux accrochés dont l’un met le
feu aux poudres, ce qui les fait sauter tous deux. (Boisguilbert 1707b :
986)
Il en irait de même si un agent rompait cette condition tacite et ne re-
dépensait pas les sommes qu’il reçoit. L’échangiste qui rompt la chaîne des
échanges
se détruit la terre sous les pieds, puisque non seulement il [.. .] fera périr
[son voisin] par cette cessation, mais même il causera sa perte personnelle,
le mettant par là hors d’état de retourner chez lui à l’emplette, ce qui lui
fera faire banqueroute et fermer sa boutique. (ibid.)
L’équilibre économique possède-t-il donc, en définitive, quelque chance de se
réaliser ? Et, dans l’affirmative, de quelle manière ? Comme l’affirment de nom-
breux commentateurs, et comme le laisse entendre un passage de
la Dissertation cité précédemment selon lequel l’équilibre est un « composé
général et perpétuel où chaque particulier doit travailler à tous moments »
(ibid. : 1010), les agents doivent-ils être conscients des difficultés de cette réa-
lisation et celle-ci requiert-elle un « amour propre » fortement éclairé ? Avant
L’approche par les marchés 131
de répondre à cette question, il nous faut prendre en compte la dernière condi-
tion énoncée par Boisguilbert après les « prix de proportion » et la « condition
tacite » des échanges : la concurrence entre les différents agents.
Ce diable d’argent. Gravure satirique, XVIIe siècle (BnF/Gallica).
« Ha Dieu que ce diable D’argent / donne de mal aux pauvres gent / par ma foi je
suis hors dhaleine / Je m’en vais le laisser Aller / mais on a point de bien sans
peine / Il faut se résoudre à le tirer / . . . ce diable D’argent / Trene et mène en
Enfer plus des trois pars du monde. »
11. Nous retrouvons ici encore l’héritage janséniste. À la base du compor-
tement des agents, dicté par la concupiscence, se trouve naturellement une
attitude maximisatrice qui, formulée par Boisguilbert, prend une résonance
très moderne : « chacun songe à se procurer son intérêt personnel au plus haut
degré et avec [le] plus de facilité qu’il lui est possible » (Boisguilbert 1705c :
749).
On conçoit dès lors que, dans ces conditions, l’on puisse s’interroger sur
l’existence d’un équilibre. À tout le moins, l’équilibre exige qu’aucun agent
ne soit dominant sur le marché, faute de quoi les « proportions » seraient
inévitablement rompues en sa faveur.
132 L’équilibre
Il est donc tout d’abord nécessaire que chacun soit dans « une semblable
obligation de faire l’un et l’autre », i.e. d’acheter et de vendre, « sans quoi tout
est perdu » (Boisguilbert 1707b : 993) :
il faut que chacune des parties, tant les acheteurs que les vendeurs, soient
dans un égal intérêt ou nécessité de vendre ou d’acheter ; autrement,
si cet équilibre cesse, celui qui a l’avantage se sert de l’occasion pour
faire capituler l’autre, en lui faisant subir cette loi qu’il lui veut imposer.
(Boisguilbert 1704b : 876)
Il faut ensuite que le vendeur puisse s’adresser à plusieurs acheteurs, et réci-
proquement : en somme, une liberté de commerce exempte de toute entrave, et
en particulier libérée des interdictions de transporter des marchandises d’une
province à l’autre, ou des obligations de vendre sur des marchés donnés ; libre
de tout monopole, oligopole, monopsone. . . Et la liberté sera d’autant plus
effective que les intervenants sur les marchés, de part et d’autres, seront nom-
breux. L’idée est précisée à propos de l’inévitable exemple du marché agricole :
le procès, donc, est entre les vendeurs de blé et ceux qui l’achètent. Or,
tout ainsi que dans le trafic de toutes les autres denrées, l’un voudrait
avoir la marchandise pour rien, et l’autre la vendre quatre fois plus que
l’ordinaire, et il n’y a que la certitude où le marchand est, que son voisin,
qui a sa maison fournie de pareilles denrées, sera plus raisonnable, qui lui
fasse entendre raison lui-même, joint à ce que l’acheteur n’est pas toujours
dans la nécessité indispensable de ne se pouvoir passer absolument de ce
qu’il avait voulu avoir (ibid. : 848).
. . . l’intérêt de tout acheteur est qu’il y ait quantité de marchands,
ainsi que beaucoup de marchandises, afin que la concurrence leur fasse
réciproquement donner la denrée au rabais, pour avoir la préférence du
débit ; [. . .] au contraire le marchand ne vend jamais mieux que lorsqu’il
est assuré, par la rareté de la denrée, qu’il n’a pas beaucoup de concur-
rents, et que l’acheteur est presque dans l’obligation de la payer à son
mot. (ibid. : 849)
Une concurrence que l’on peut qualifier d’équilibrée 134 doit donc prévaloir
sur les différents marchés. Cette condition est-elle nécessaire et suffisante ?
C’est selon, semble répondre notre Normand. Oui, pour tous les marchés, à
l’exception toutefois de celui des blés. Mais en apparence seulement. La diffé-
rence qui existe entre les marchés agricole et non agricole réside en ce que, sur
134. C’est curieusement au nom de la concurrence que Domat (1697 : 148–9) justifie la
dérogeance pour cause de commerce : l’« interdiction » de commercer faite aux nobles et aux
officiers serait due à l’inégalité de poids et d’importance que ces personnes introduiraient
dans les marchandages.
L’approche par les marchés 133
le premier, il existe une forte nécessité d’acheter et de vendre qui fait que le
moindre avantage au bénéfice de l’une des deux partie est cumulatif et anéantit
l’autre.
Le laboureur ne peut non plus se passer de vendre ses blés que celui qui
s’en veut fournir se dispenser de manger ; et ce sont ces deux obligations
qui font le désordre dans ce trafic, et à l’aide desquelles les deux parties
dont on vient de parler se font continuellement la guerre. Il y a même
plus, c’est qu’un degré d’avantage que l’un a sur l’autre est un levain qui
multiplie aussitôt à vue d’œil, et met les choses dans un tel excès qu’un
parti terrasse tout à fait l’autre : ce qui est la ruine de l’État, de quelque
côté que l’avantage se trouve. (ibid. : 848–9)
Mais le but de Boisguilbert est précisément de montrer que ce type de
déséquilibre sur le marché ne peut avoir lieu qu’en régime de réglementation.
La liberté du commerce, la concurrence égalisent nécessairement les armes et
estompent les différences entre marchés.
12. Ces considérations répondent-elles à la question posée début de la section
précédente? Les trois conditions de l’équilibre : les « prix de proportion », la
« condition tacite » des échanges et la concurrence suffisent-elles à assurer sa
réalisation ? Le comportement égoïste et maximisateur des agents ne vient-il
pas, à chaque instant, tout compromettre? Boisguilbert souligne la fragilité de
la situation : « c’est la situation la plus périlleuse et qui a le plus besoin de
ménagement » et pose finalement le problème de l’atteinte et du maintien de
l’équilibre dans des termes très proches de ceux qu’avait employés Nicole pour
poser celui de la cohésion sociale (ci-dessus, chapitre 2).
Cependant, par une corruption du cœur effroyable, il n’y a point de
particulier, bien qu’il ne doive attendre sa félicité que du maintien de
cette harmonie, qui ne travaille depuis le matin jusqu’au soir et ne fasse
tous ses efforts pour la ruiner. (Boisguilbert 1707a : 891) 135
Faut-il, comme chez Nicole, faire appel ici à l’action de cet « amour-propre
éclairé » qui, en liaison avec d’autres institutions morales et politiques, permet-
tait, selon lui, le maintien d’une cohésion sociale ? Dans un texte, Boisguilbert
semble effectivement adopter, lui aussi, cette solution. Mais c’est cependant
pour rejeter immédiatement l’idée selon laquelle les hommes pourraient se
comporter autrement que d’une manière aveugle et égoïste.
135. « Il n’y a point d’ouvrier qui ne tâche de toutes ses forces de vendre sa marchandise
trois fois plus qu’elle ne vaut, et d’avoir celle de son voisin pour trois fois moins qu’elle ne
coûte à établir. » (Boisguilbert 1707a : 891)
134 L’équilibre
Deux œuvres au grand retentissement, et d’esprit janséniste, dévoilent les ruses de
l’« amour-propre », de l’intérêt et de l’égoïsme : les Maximes le François VI de La
Rochefoucauld, et La fausseté des vertus humaines, de Jacques Esprit.
Par tous ces raisonnements, il est aisé de voir que, pendant que chaque
homme privé travaille à son utilité particulière, il ne doit pas perdre
l’attention de l’équité et du bien général, puisque c’est de cela qu’il
doit avoir sa subsistance, et qu’en les détruisant un moment à l’égard
d’un commerçant avec qui il trafique, quoique, par l’erreur commune et
par la corruption du cœur, il croit avoir tout gagné, il doit au contraire
s’attendre, si cette conduite devenait générale [.. .], à en payer la folle
enchère par sa destruction entière qu’il se bâtit par là dans la suite [.. .].
Cependant, tout le travail des hommes, depuis le matin jusqu’au soir,
est de pratiquer justement le contraire, et il n’y en a aucun qui ne fût
content, en achetant de la marchandise d’un autre, de l’avoir non seule-
ment à perte de la part du vendeur, mais encore tout ce qu’il a vaillant
par-dessus le marché, tant l’intérêt aveugle les hommes. (Boisguilbert
1704b : 830–1)
Pourtant, l’équilibre existe et se réalise malgré tout. L’auteur évoque alors
l’action de la Providence : il la qualifie d’« autorité supérieure et générale » et
souligne le fait qu’elle ne maintient l’équilibre sur les marchés « qu’à la pointe
de l’épée », « n’y ayant pas un moment ni un seul marché où il ne faille qu’elle
agisse, puisqu’il n’y a pas une seule rencontre où on ne lui fasse la guerre »
(Boisguilbert 1707b : 986) :
si une autorité supérieure et générale n’intervenait pour arrêter cette avi-
dité à l’égard des denrées absolument nécessaires [.. .], il y a des hommes
assez inhumains pour ne vouloir sauver la vie à leurs semblables, dans
des occasions pressantes, qu’au prix de tout leur bien ; et comme cette
L’approche par les marchés 135
police ne peut pas être égale dans le détail, il faut y suppléer d’une façon
indirecte, en empêchant, par une autorité puissante, qu’une marchan-
dise ne [de]vienne la proie et la victime de l’avidité d’un commerçant,
lequel serait content, si cela était à sa disposition, de sacrifier tout à son
intérêt particulier, indépendamment de la religion et de l’humanité, qui
sont entièrement bannies de ces démarches de ventes et d’achats, parce
qu’on croit avoir satisfait à Dieu et aux hommes en n’usant point de
fraude et de supercherie, et ne faisant que profiter de la nécessité des
occasions urgentes. (Boisguilbert 1704b : 831)
Il serait faux cependant de croire que la réalisation de l’équilibre
économique tient du miracle – ou, pire, qu’elle nécessiterait l’intervention in-
cessante et puissante du politique; la signification du terme « providence » a
été établie précédemment (chapitre 1) et l’acception du terme est la même
pour Boisguilbert que pour Nicole ou pour Domat. La « Providence » est la
providence-loi, et désigne les causes secondes instaurées par Dieu au commen-
cement du monde pour le fonctionnement de l’univers.
Dès lors, dans le domaine de l’économie, que peut donc désigner
Boisguilbert par ce mot ? La concurrence. C’est la concurrence qui est cette
force supérieure, cette force « coercitive » comme la nommera Marx. L’action
de la « Providence » ne fait que traduire les lois de fonctionnement du marché
en régime de liberté du commerce.
Ce n’est qu’à la pointe de l’épée que la justice se maintient dans ces
rencontres; c’est néanmoins de quoi la nature et la Providence se sont
chargées. Et comme elles ont établi des retraites et des moyens aux
animaux faibles pour ne devenir pas tous la proie de ceux qui, étant forts,
et naissant en quelque manière armés, vivent de carnage, ainsi, dans le
commerce de la vie, elle [la nature] a mis un tel ordre que, pouvu qu’on
la laisse faire, il n’est point au pouvoir du plus puissant, en achetant
la denrée d’un misérable, d’empêcher que cette vente ne lui procure sa
subsistance [. . .]. On a dit, que pourvu qu’on laisse faire la nature, c’est-
à-dire qu’on lui donne sa liberté, et que qui que ce soit ne s’en mêle que
pour y procurer de la protection et empêcher la violence. (Boisguilbert
1707a : 891–2)
C’est la concurrence qui régule l’économie et prend le pas sur les deux autres
conditions de réalisation de l’équilibre, les incluant comme ses corollaires. Et
ceci en l’absence d’amour-propre éclairé. Elle force les intérêts à l’obéissance,
elle contraint à l’accord, et donc au bien général. Pour s’en convaincre, il n’est
qu’à relire la description que Boisguilbert effectue de l’action de « la nature et
la Providence ».
136 L’équilibre
La Félicité Publique, dessin attribué à Charles Le Brun (Musée du Louvre).
On mesure donc, cette fois, l’audace de l’auteur. En somme, les « vices
privés » font les « bénéfices publics » 136 . Nicole, Domat et toute la tradition
janséniste se trouvent dépassés d’un coup. La mécanique sociale est auto-
régulée. La concurrence prend à la fois la place de l’« amour-propre éclairé » et
de tous les liens politiques, sociaux, moraux ou religieux qui sont les
fondements de la « nation organisée ». L’ordre politique, cette « invention
admirable », passe au second plan, voire s’estompe fortement. Le rôle de l’État
ne disparaît pas mais se borne à « ménager » 137 l’équilibre, à « procurer de la
protection et empêcher la violence ». Il veille au respect des conditions d’une
concurrence libre. L’État ne fournit plus les règles du jeu : il arbitre une partie
qui lui est imposée.
136. La formule percutante de la Fable des Abeilles n’a pas de quoi surprendre. Elle n’est
paradoxale qu’en apparence. L’œuvre de Boisguilbert en est une parfaite illustration, avant
la lettre. Il suffit de définir les termes de « privé » et de « public ». Pour Boisguilbert, ainsi
qu’il ressort de nombreuses citations, le terme privé désigne surtout la vie professionnelle des
agents de la classe productive. Le Dictionnaire de l’Académie (1694) définit également privé
comme l’absence de charge publique. « Qui est simple particulier, qui n’a aucune charge
publique. C’est un homme privé, vivre en homme privé, une personne publique est obligée
à plus d’égards qu’une personne privée. »
137. Il faut prendre le mot « ménager », ou celui de « ménagement », dans sa signification
d’alors. Il traduit l’administration, la gestion, le « management ». Boisguilbert l’utilise sou-
vent : il parle du « bon ménager sur sa terre », du « blé bien ménagé », ou de l’« excellent
usage du ménagement d’une partie de ce corps de réserve » (les greniers publics de blé).
L’approche par les marchés 137
Pour achever cette analyse, deux remarques s’imposent encore. La pre-
mière a trait au « ménagement » de l’économie. S’il doit réaliser la liberté du
commerce, ce « ménagement » ne signifie pas pour autant un non-intervention-
nisme absolu. Il est des situations dans lesquelles l’État doit intervenir. Elles
concernent bien entendu les marchés agricoles puisque leur nature particulière
fait que l’équilibre peut y être fragile. Dans certains cas une action directe sur
ces marchés est indispensable : nous en verrons la logique (chapitre 6).
Mais, et ce sera là notre seconde remarque, qu’est-ce qui nous assure que le
gouvernement agira de la sorte? Les gouvernants font eux-mêmes partie d’un
ensemble plus vaste : la classe oisive, celle des rentiers, dont le comportement
peut, à tout moment, compromettre l’équilibre. Aucun mécanisme, en effet,
ne régule cette classe de l’intérieur. Ses éléments ne sont pas soumis à la force
coercitive de la concurrence. On se souvient, de plus, qu’ils viennent greffer leur
circuit des revenus sur la structure d’équilibre général de la classe productive,
modifiant du même coup celle-ci. Tout est donc à redouter de leur part, et c’est
d’eux, et d’eux seuls, que proviendront effectivement les chocs déstabilisateurs
qui provoquent la chute de l’état poli et magnifique de la situation d’opulence
dans celle de crise.
Il est [. . .] à propos [de] faire un détail plus particulier, et de montrer que
si c’est une richesse que cette ample possession de tout ce que l’esprit
peut découvrir au-delà du nécessaire, c’est la situation la plus périlleuse
et qui a le plus besoin de ménagement ; autrement il arrive que ce qui a
été institué pour faire jouir du superflu ne sert, quand les mesures sont
mal prises, qu’à priver du nécessaire, jetant en un instant un État du faîte
de l’opulence au dernier degré de disette (Boisguilbert 1707b : 985–6).
On peut dire que tout ce qu’on doit présumer de ces mémoires est que,
quelque essentielles que soient à la bonne ou mauvaise disposition du pays
les qualités du climat et du terroir, cependant, l’exemple de l’Espagne
et de la Hollande montre évidemment que l’habileté ou la méprise de
ceux qui gouvernent y contribue pour le moins autant que la nature.
(Boisguilbert 1695 : 638)
On comprend alors le sens de la démarche de Boisguilbert : l’introduction
d’un état d’innocence entre la Chute et l’état développé de la société. On
remarquera que les conditions de réalisation de l’équilibre économique sont
établies comme si l’on était encore dans cet état d’innocence : un équilibre
général, sans classe oisive. Le modèle d’opulence n’est donc pas une descrip-
tion fidèle de la société que Boisguilbert avait sous les yeux. Il ne constitue,
précisément, qu’un modèle, mais à atteindre. En cas de succès, on se rappro-
138 L’équilibre
Louis XIV, protecteur des arts et des sciences, par Jean Garnier,
vers 1670–1672 (Château de Versailles).
chait ainsi le plus possible de l’état primitif, au plan des effets tout au moins,
sans pour autant pouvoir y revenir véritablement : la nature de l’homme est
corrompue, et le phénomène d’évolution est irréversible. La classe des rentiers,
d’autre part, en ne troublant pas l’équilibre, ferait par là même oublier sa pré-
sence, évitant ainsi qu’un farfelu ne surgisse pour réclamer son euthanasie. . .
Une neutralisation de l’acte initial de violence ?
Le problème devient donc plus complexe. Si, dans les conditions indiquées,
les membres de la classe productive peuvent se livrer sans dommages à leur
« amour-propre » non éclairé, on pressent qu’il n’en sera pas de même pour
les rentiers. La conscience des conséquences de leurs actes, un « amour-propre
éclairé », sera nécessaire à leur opulence, voire à leur maintien, et les maux
proviendront des dérogeances à cette règle. Mais la question se complique en-
core pour la fraction gouvernante de cette classe. Non seulement elle devra
se méfier de ses « intérêts particulier » (mal entendus), comme tout le groupe
auquel elle appartient, mais elle devra également surveiller ses propres élans
charitables. Nous retrouvons là une idée de Nicole, modifiée. Selon Nicole, la
charité pratiquée dans le monde doit éviter de prendre un visage farouche et
L’approche par les marchés 139
s’efforcer de se rendre aimable : parler, par conséquent, elle aussi, un langage
faux. Ce thème est transposé par Boisguilbert au plan de la politique écono-
mique, et limité au personnel dirigeant de l’État. Lorsqu’on songe aux dégâts
provoqués par la politique des blés, souligne-t-il, on en est d’autant plus navré
qu’ils ne profitent à personne et sont au départ un effet de bons sentiments,
d’une volonté de venir en aide aux peuples. Mais les peuples en souffrent. « La
piété et la charité chrétienne viennent encore de surcroît, et l’on se persuade
avoir mérité le paradis en disant qu’il faut que les blés soient à bas prix, afin
que le pauvre monde puisse subsister » (1704b : 864).
L’amour-propre, surtout lorsqu’il est placé dans un lieu éminent, ne prend
pas plaisir que l’on lui fasse concevoir qu’il a été très longtemps dans
une erreur très grossière [. . .]. Ce qu’il y a de plus fâcheux est que le
parti contraire prétend avoir de son côté l’amour ou la pitié du pauvre
et les plus justes mesures pour éviter les sinistres effets d’une stérilité
violente [.. .]. Étrange fatalité de la monarchie, de n’avoir, pour être riche
et heureuse, qu’à se défendre du zèle et des bonnes intentions de ceux qui
la régissent! (à Desmaretz, novembre 1704, dans Boisguilbert 1691–1714 :
335–6)
Au gouvernement, la charité, elle aussi, doit être éclairée.
140 L’équilibre
les chocs déstabilisateurs
141
CINQ
Langage de cour et vérité
marchande
Le principe fondamental de l’utilité réciproque dans l’échange se
traduit, pour ce qui concerne l’équilibre de la classe productive, par le
respect de trois conditions : les prix de proportion, la condition tacite des
échanges et une concurrence sans entraves. Nous avons suggéré que, selon
Boisguilbert, la dernière contrainte englobe les deux autres : c’est ce qu’il
faut préciser à présent. Un problème laissé en suspens doit aussi être abordé :
celui de l’articulation entre l’approche par les groupes sociaux et l’approche
par les marchés agrégés; car, au travers des considérations qui suivent, nous
retrouvons la question – partiellement laissée de côté jusqu’à présent – de la
position particulière de la classe oisive au sein de la société et au regard de la
réalisation de l’équilibre économique.
Qu’une libre concurrence permette la réalisation des prix de proportion est
une chose qui va de soi pour notre auteur. Aucun agent ne dominant les autres,
personne, sur un marché particulier, n’étant dans une obligation de vendre ou
d’acheter plus pressante que son co-échangiste, et le choix du co-contractant
n’étant pas imposé, on peut supposer que les proportions se réalisent en infor-
mation parfaite, i.e. mettent tout le monde « hors de perte ». Le comportement
maximisateur des agents est ainsi contrôlé. Il s’agit là d’une approche de type
équilibre général reposant sur une régulation automatique par les prix. Ce sont
les fluctuations des rapports d’échange qui permettent d’apurer les marchés.
Mais ces fluctuations, « dans les temps d’opulence », sont faibles : malgré les
mouvements particuliers des agents, l’équilibre est censé se maintenir si aucun
choc « violent » ne vient le perturber. Il résulte également de tout ceci que la
143
144 Les chocs déstabilisateurs
condition tacite est respectée : l’hypothèse d’une thésaurisation est absurde en
opulence. En effet, les éléments les plus « riches » de la classe productive se
pénaliseraient eux-mêmes en conservant leur argent dans les coffres138 ; quant
à l’immense majorité des « pauvres », elle n’est pas en mesure d’épargner.
L’argent peut être placé, bien sûr, prêté à un autre agent qui le dépensera
lui-même : pour que tout demeure en ordre, il suffit alors que le taux d’intérêt
reste à son niveau naturel.
Le comportement de la classe productive dans son ensemble apparaît donc
comme relevant d’un pur automatisme. Ses éléments sont les rouages d’une
machine dont les commandes sont aux mains de la classe oisive, et répondent
de manière mécanique aux impulsions qui lui sont transmises. Aucun processus
d’apprentissage sur les marchés, comme nous le verrons : un comportement
fondamentalement non adaptatif, presque instinctif. En somme, Boisguilbert
nous dépeint, avant la Fable, une belle ruche bourdonnante :
il faut supposer une vérité, que tout ce que les peuples font et traitent
depuis le matin jusqu’au soir, et même souvent durant la nuit, c’est
uniquement pour boire, manger et se vêtir, qui sont toutes choses très
naturelles et très nécessaires, que l’on apprend en naissant, que l’on pra-
tique avec plaisir, et dont l’on ne souffre la moindre interruption qu’avec
la même violence qu’on se verrait ôter la vie. (Boisguilbert 1705c : 746)
Mais comment concilier cette approche générale de l’équilibre avec
l’analyse agrégée des marchés? D’une part, en effet, Boisguilbert complète
cette approche par la ré-introduction de la classe oisive, ce qui lui confère son
aspect hybride d’équilibre général mêlé de rapports sociaux. D’autre part, il
souligne que les prix, sur les marchés agrégés, ou du moins sur deux d’entre
eux – produits manufacturés et travail –, ne sont pas entièrement flexibles,
mais rigides à la baisse : par conséquent, il semble qu’au sein de cette ana-
lyse certains mécanismes de régulation – les prix – ne soient pas en mesure de
fonctionner.
Il est possible, cependant, de lever ces objections. Pour ce qui concerne la
première, c’est-à-dire la place des rentiers dans le modèle à cinq branches,
une solution naturelle s’impose. Les rentiers sont aussi des consommateurs,
et, dans certains cas, des vendeurs; ils se répartissent donc sur les différents
marchés suivant leur qualité. Solution banale, si l’on ne remarquait – comme
ce sera fait ci-dessous – que le comportement des oisifs se distingue, même sur
138. « . . . la plus mauvaise situation d’un marchand, lorsque le commerce va, est d’avoir
son argent inutile dans son coffre, parce qu’il ne lui produit rien ».
Langage de cour et vérité marchande 145
Louis XIV par Louis Ferdinand II Elle, vers 1665 (Musée de la Cour d’Or, Metz).
les marchés, de celui des éléments de l’autre classe, et que certains marchés
leur sont de fait réservés – en simplifiant, la demande de biens manufacturés
émane essentiellement d’eux, par exemple. Il conviendra seulement d’apporter
deux correctifs à ce tableau : d’une part la fraction supérieure de la classe
productive, que l’on appellera pour faire bref celle des « entrepreneurs » –
fermiers, régisseurs, grands marchands, maîtres-artisans –, peut aussi adopter
ce comportement, se situant de la sorte à la frontière de deux mondes; et,
d’autre part, les rentiers peuvent parfois intervenir sur un marché dans une
fonction qui n’est pas la leur normalement – comme vendeurs sur le marché
des produits agricoles essentiellement – : mais ils désorganisent alors ce marché
par leur action, et la confusion qu’ils créent ne fera que traduire une intrusion
non naturelle et donc non souhaitable dans un univers qui n’est pas le leur.
146 Les chocs déstabilisateurs
La seconde objection touche de plus près encore à la problématique de
Boisguilbert. Car, après tout, pourquoi avoir adopté deux démarches ? La pre-
mière ne suffisait-elle pas à dégager les conditions de l’équilibre économique et,
par là même, une typologie des chocs déstabilisateurs ? Ici réside une origina-
lité de l’auteur : son intention fut aussi de décrire le fonctionnement de la crise,
sa propagation dans l’économie, et il le fit en ayant recours à cette structure
simplifiée en cinq marchés qui permet justement d’analyser la répercussion
des chocs et les effets de report dus aux agents. Les conditions d’équilibre sont
les mêmes qu’auparavant. Mais c’est précisément parce qu’elles sont identiques
que Boisguilbert ne les aborde pas pour cette optique qui lui paraît par ailleurs
le prolongement naturel de ses autres analyses. En revanche, s’il introduit des
hypothèses de rigidité des prix, c’est parce qu’il n’analyse ces cinq marchés
qu’en régime de déséquilibre.
Ce point apparaîtra mieux par la suite, mais une simple remarque peut
venir préciser les choses dès à présent. Comment et pourquoi Boisguilbert est-
il amené à parler des rigidités de prix ? Uniquement lors de la prise en compte
des effets des importantes fluctuations des prix agricoles, de manière directe –
influence sur les salaires monétaires – ou indirecte – par le biais des revenus –,
la composition du salaire réel étant à très forte dominante agricole et les reve-
nus étroitement liés à l’évolution des rentes. Or, ces grandes fluctuations ne se
produisent qu’en période de crise : elles ne font que traduire les déséquilibres
qui prévalent dans l’économie. L’équilibre, lui, est caractérisé par une stabi-
lité des prix relatifs, ou par de très petites variations : les rigidités n’ont alors
aucune importance et l’équilibre est relativement stable. On perçoit du même
coup pourquoi Boisguilbert souligne le fait que cet équilibre économique « est
la situation la plus périlleuse et qui a le plus besoin de ménagement ». Des per-
turbations importantes provoquent, par le moyen de ces rigidités notamment,
des processus cumulatifs qui précipitent durablement dans une situation de
sous-emploi sans qu’il existe dans ce cas de mécanisme automatique de retour
à l’état optimal, du moins tant que la cause « violente » n’est pas levée.
2. Tout comme il existe un équilibre possible au sein de la classe productive, il
doit aussi en exister un entre cette classe productive et la classe oisive puisque
celle-ci ne doit pas perturber les prix optimaux de proportion; c’est même son
intérêt bien compris dans la mesure où ses revenus – rentes ou impôts – dé-
pendent de toute évidence de l’état de l’économie. Mais la situation particulière
dans laquelle se trouve le groupe des rentiers provoque la rupture continuelle
Langage de cour et vérité marchande 147
Atelier de Le Brun. Allégorie à la gloire de Louis XIV
(Musée Ingres-Bourdelle, Montauban).
de cet équilibre. Afin d’en déterminer les causes, il convient d’examiner de plus
près les conditions de l’harmonie entre les classes.
Le principe général de l’ « utilité réciproque » et du « profit également
partagé » dans le commerce entre les « producteurs » s’applique également à
celui – entendu, bien évidemment, dans la signification extensive de l’époque –
entre les deux groupes sociaux. L’harmonie doit, là aussi, être la règle. Est-ce
à dire que nous devons retrouver dans ce cas les trois conditions dégagées dans
le chapitre précédent?
Boisguilbert répond par l’affirmative : des proportions doivent s’établir entre
les groupes, la condition tacite des échanges doit toujours être respectée et il
convient que les agents appartenant aux différentes classes voient leurs rap-
ports réglés par une « force supérieure » afin qu’aucun ne prenne le dessus au
détriment de l’autre. De ces trois exigences, nous avons déjà noté la seconde :
dans les exemples fournis par Boisguilbert, le propriétaire doit dépenser tous les
revenus que lui fournit le fermier. Nous retrouverons ce principe. Pour l’heure,
restent à établir la première et la troisième conditions.
148 Les chocs déstabilisateurs
La règle des proportions 139 entre classes est clairement formulée. Après avoir
insisté sur la solidarité qui existe entre les différents groupes sociaux, qui est
elle-même une extension de la solidarité des professions 140 , Boisguilbert ajoute
que, chacun devant y trouver son compte, des relations équilibrées doivent
s’établir entre ces groupes : « l’intérêt de ces deux états est d’être dans un
perpétuel commerce ; et comme la première loi du travail est que l’une et
l’autre partie y trouve son compte, sans quoi il cesse entièrement, parce qu’il
détruit son sujet, il faut absolument tenir la balance égale, afin de partager
l’utilité et qu’un des bassins ne venant pas à pencher trop d’un côté par la
survenue de quelques poids extraordinaires, il n’emporte pas tout le profit de
l’autre, ce qui le mettrait hors d’état de continuer à l’avenir » (Boisguilbert
1704b : 834).
Les proportions dont il s’agit ici ne concernent évidemment pas les seuls
prix relatifs comme au sein de la classe productive. Il peut bien être question,
implicitement, de certains rapports marchands entre classes, qui se rapportent
aux revenus perçus par les rentiers. Les fermages et les droits afférant à cer-
taines charges, notamment, peuvent être considérés comme des prix de location
de biens immeubles ou des rémunérations de services. Mais c’est surtout l’im-
pôt qui est visé : la charge doit en être répartie sur tous, à proportion des
capacités de chacun. Toute exemption constitue une atteinte à la juste propor-
tion, à l’harmonie qui doit régner entre les groupes sociaux.
Et quand Dieu a commandé de payer les tributs aux princes, il a
prétendu parler à tout le monde, non pas aux misérables et aux indé-
fendus seulement, qui ne s’en pourraient exempter; ou bien ce précepte
aurait été inutile, puisqu’il n’aurait eu lieu qu’à l’égard de ceux qui n’au-
raient pu faire autrement. (Boisguilbert 1695 : 628)
Ce vocabulaire des « proportions » appliqué à l’impôt n’a pas de quoi sur-
prendre : il était certainement courant. Richelieu l’utilise, également dans un
139. Dans la littérature économique, le vocabulaire des « proportions » est d’abord uti-
lisé pour ce qui concerne les monnaies, dans le cadre du bimétallisme : il était question de
conserver certaines proportions de convertibilité entre les monnaies d’or et d’argent. L’ex-
pression est aussi utilisée en rapport avec l’imposition. Des proportions entre les différents
types de monnaie, Bouteroue passe aux proportions entre la monnaie et les marchandises.
Enfin, Boisguilbert semble généraliser l’expression aux proportions de toutes les marchan-
dises entre elles, i.e. au système des prix relatifs. Cependant, le terme « proportion » conserve
aussi chez lui une acception fort large, désignant l’ « harmonie » qui doit régner partout. Ceci
est très net dans le Détail de la France — où Boisguilbert parle notamment de « manque de
proportion dans un édit ».
140. « La Providence a voulu [.. .] [que] les riches et les pauvres fussent réciproquement
nécessaires pour subsister ».
Langage de cour et vérité marchande 149
Louis XIV par Hyacinthe Rigaud, 1701 (Musée du Louvre).
souci d’équilibre entre les divers états de la société, mais sans qu’il soit question
chez lui d’abolir les privilèges : il ne s’agit alors que d’imposer raisonnablement
les personnes ou les lieux non exempts 141.
Par ailleurs, l’impôt direct n’est pas seul en cause, et nous verrons ce qu’il
en est des charges indirectes, pour reprendre une terminologie moderne. Le
propos concerne aussi tous les autres types, non négligeables, de contributions
publiques, comme le logement des troupes par exemple, qui font toujours pen-
cher la balance du même côté. La création continuelle d’offices, pour reprendre
141. Cf. Richelieu 1632–38 : 254–5 : « Mais il y a un certain point, qui ne peut point être
outrepassé sans injustice, le sens commun apprenant à chacun qu’il doit y avoir proportion
entre le fardeau et les forces de ceux qui le supportent ».
150 Les chocs déstabilisateurs
le thème favori de l’auteur, n’est pas seulement dommageable au patrimoine des
officiers ; elle comporte inévitablement des surcroîts de charges qui retombent
sur les non-privilégiés :
on compte pour rien un article général qu’on a toujours mis à chaque
création : exemption de tutelle, curatelle, collecte, logement des gens
de guerre et autres charges publiques, et souvent même exemption de
taille, en renvoyant toutes ces choses sur le reste du peuple, comme si
c’était sur un pays ennemi. Et comme ce sont tous les plus riches qui
achètent ces charges, il s’ensuit que tout le fardeau tombe sur les misé-
rables. Ainsi, cette ruine de proportion, entre des personnes qui doivent
contribuer également aux charges publiques, fait le même effet dans un
État qu’une voiture de deux mille pesant, qu’on donnerait à porter à
quarante chevaux de Paris à Lyon, et qu’on chargerait toute entière sur
trois seulement; lesquels succombant à la première journée, on en usât de
même à l’égard des trois autres, et continuant jusqu’au bout, il est certain
que tous périraient à moitié chemin, sans qu’on en pût accuser l’excès du
fardeau, mais la disproportion à le partager aux bêtes de somme suivant
leur force. (Boisguilbert 1695 : 641)
Tous ces exemples ne sont évidemment qu’une application de propositions
plus générales dont on peut préciser le sens et dégager les principes théoriques.
Les nombreux passages de Boisguilbert concernant l’impôt et les réformes fis-
cales, par exemple, ont pu voir leur contenu varier au fil des écrits, ce qui a pu
surprendre des lecteurs. Dans toutes les remarques de Boisguilbert sur le sujet,
il faut cependant bien distinguer les principes, des différents plans d’urgence,
donc transitoires, qu’il a pu proposer dans tel ou tel mémoire. Dans le Mémoire
sur l’assiette de la taille et de la capitation, par exemple, il souligne que « le peu
de temps qui reste et la conjoncture ne sont pas propres à faire un règlement
général par tout le royaume qui ait lieu dès cette année » (Boisguilbert 1705b :
688) et précise, à propos des aides, notamment, que les propositions formulées
ne le sont qu’ « en attendant un règlement général et entier » (ibid. : 736). Les
réformes proposées, en outre, ne sont pas vraiment originales après au moins
un siècle de débats autour de ce thème, au cours duquel les positions les plus
différentes ont pu s’exprimer (Vignes 1909). Mais il est essentiel de remarquer
que les principes sur lesquels Boisguilbert fonde ses projets, n’ont pas varié ;
que ces principes se rapportent à la conception théorique de base ; et que cette
dernière permet d’établir une typologie claire des chocs déstabilisateurs.
3. Le raisonnement de Boisguilbert est simple. Puisque l’harmonie repose sur
les proportions de prix et de classes, tout ce qui vient affecter ces propor-
tions est cause de déséquilibre. Il est alors possible de classer les chocs dé-
Langage de cour et vérité marchande 151
stabilisateurs en deux catégories : les atteintes à la situation dans laquelle se
trouve la personne même de l’échangiste, d’une part, et celles qui portent di-
rectement sur sa marchandise, de l’autre. En somme, « quand le marchand
ou sa denrée sont atteints subitement de quelque coup violent et imprévu »
(Boisguilbert 1707b : 993). Deux points d’impact possibles, par conséquent,
dont il est aisé de distinguer les effets. Avec une restriction toutefois : Bois-
guilbert ne se place que dans les cas de chocs violents et/ou répétés. Dans ce
cas, comme pour les fluctuations du prix du blé, une certaine amplitude du
mouvement est nécessaire pour que la situation d’équilibre soit abandonnée.
Le premier point d’impact est la « personne » même de l’échangiste. C’est
son revenu qui est touché, donc aussi le degré de nécessité dans lequel il se
trouve de vendre ou d’acheter. Il se produit alors un effet quantitatif ini-
tial : une modification de l’offre et/ou de la demande, toutes choses égales
par ailleurs. Un effet-prix induit, en sens inverse, suivra en conséquence, pre-
mière atteinte aux proportions. Lorsque de nombreux acheteurs ou vendeurs,
précise Boisguilbert,
sont mis dans la nécessité d’acheter moins ou de vendre plus vite, pour
satisfaire à quelque demande inopinée [impôts directs en hausse par
exemple], ou s’abstenir de dépenser par la même raison, voilà aussitôt
la denrée à rebut, ou manque d’acheteurs, ou parce qu’il faut la jeter
à la tête ; ce qui n’arrive jamais sans ruiner le marchand. (Boisguilbert
1707b : 993)
L’analyse du second point d’impact dégage un processus symétrique. Une
atteinte à la marchandise signifie d’abord un choc sur son prix. À cet effet-prix
initial succédera un effet-quantité induit et de sens contraire. «Si c’est la denrée
personnellement qui est attaquée par une atteinte particulière, et qui, étant
donnée précédemment à un prix courant avec profit du marchand, a besoin
d’une hausse par celle qu’elle a reçue inopinément, comme un nouveau tribut,
pour rendre le vendeur hors de perte, et l’acheteur n’en voulant point entendre
parler, la nécessité de vendre où est le marchand, pour subsister journellement,
l’oblige à sacrifier sa ruine future au temps courant » (Boisguilbert ibid. : 994).
Munis de cette distinction opérée dans la Dissertation, nous constatons que
tous les effets pernicieux que Boisguilbert dénonce peuvent être classés dans
l’une ou dans l’autre de ces deux catégories. La réglementation du marché du
blé, par exemple, ou bien encore les « affaires extraordinaires » concernant les
charges, entrent dans la première. Les droits de passage, impôts indirects et
autres contrôles des poids et mesures dans la seconde. On voit également que,
152 Les chocs déstabilisateurs
La société de cour. « Les Plaisirs de l’île enchantée, ou les festes et divertissements
du Roy à Versailles » (1664), par Israel Sylvestre. Seconde journée.
pour inadaptée que soit la désignation 142 moderne d’impôt direct ou indirect
– où classer la gabelle ? –, son application à la réalité de l’Ancien Régime n’est
pas totalement dépourvue de justifications. Les impôts directs ou indirects mal
142. Domat (1697 : 82) se réfère aux deux sortes d’impôts comme relevant d’une distinction
concernant leur rendement (certain/incertain) : les contributions directes étaient en effet des
impôts de répartition et non de quotité. « Il résulte [. . .] qu’au lieu que pour les contributions
personnelles et celles des fonds le prince peut fixer son droit à une certaine somme telle qu’il
veut l’imposer ; il ne peut régler de même ce qu’il pourra tirer des contributions sur les
denrées et les marchandises ; puisque chaque année il peut arriver des changements qui
rendent impossible de fixer ces droits à une somme certaine et précise. ». Domat justifie par
là le fait que les contributions soient affermées : « c’est par cette raison que ces sortes de
contributions se donnent à ferme par des baux aux enchères, ou par des traitants pour un
certain prix » (ibid.). Il est vrai qu’il ajoute : « il pourrait aussi donner les contributions des
tailles personnelles et réelles à des traitants par des forfaits, selon que les circonstances des
temps et les conditions des traités pourraient les rendre plus avantageux que ne le serait le
recouvrement par les mains des officiers de qui c’est la charge » (ibid.). Boisguilbert, avec
d’autres réformateurs fiscaux, réclame au contraire la suppression des circuits indirects de
collecte de l’impôt.
Langage de cour et vérité marchande 153
La société de cour. Promenade de Louis XIV dans les jardins de Versailles,
par Étienne Allegrain, vers 1688 (Château de Versailles).
conçus correspondent respectivement à des atteintes du premier et du second
type. La gabelle fait alors partie du premier ensemble : elle frappe directement
le revenu des sujets, les mettant éventuellement en situation d’avoir à vendre
davantage ou à acheter une moindre quantité de marchandises sur les autres
marchés 143. Enfin, il est bien entendu que si un impôt indirect nouveau touche
de plein fouet une marchandise particulière sans que le vendeur ne souhaite le
répercuter sur le prix de celle-ci, c’est son revenu qui en souffre et nous nous
trouvons dans le premier cas d’impact noté ci-dessus.
Par rapport à la situation optimale représentée par l’état d’opulence, il ne
faut donc toucher ni aux systèmes de prix relatifs, ni à la structure de la
dépense. D’où le principal précepte fourni par Boisguilbert : l’impôt doit être
neutre par rapport à ces prix et à cette dépense, il doit être « pulvérisé »,
c’est-à-dire également réparti et proportionné aux capacités de chaque agent
– son revenu – ou de chaque objet – son prix.
143. Cependant Boisguilbert n’analyse jamais les effets de l’impôt sur le sel, contribution
pourtant très discutée : ce silence peut surprendre et a été remarqué.
154 Les chocs déstabilisateurs
. . . tout impôt singulier sur une seule denrée est mortel à tout l’État,
parce que tout y étant solidaire, les autres, au lieu de partager le fardeau,
le lui laissent tout entier, ce qui les ruine toutes par contrecoup, manque
d’intelligence; au lieu que les impôts personnels par rapport aux facultés
générales de chaque sujet se répandent et se partagent sur toute la masse,
et font l’impartition de la charge au sol la livre sur chaque denrée, [ce]
qui est absolument nécessaire pour le commun maintien (Boisguilbert
1707b : 1009).
. . . un impôt personnel pour le prince justement partagé, comme la ré-
partition se fait sur toute la masse de l’État, au sol la livre de la force
de chaque espèce, la charge en est imperceptible, comme tous les corps
pulvérisés qui ne produisent aucun effet violent, tombant sur des corps
robustes. (Boisguilbert 1706 : 802)
En fonction de toutes ces considérations sur le maintien nécessaire des pro-
portions entre les classes, l’importance prise par les développements sur l’impôt
dans les écrits de l’auteur – et sur lesquels nous n’avons pas à nous étendre ici –
se conçoit donc. Il a suffi d’en dégager la logique : les exemples sont nombreux
de ces « bourreaux de la consommation », de droits absurdes qui empêchent le
commerce 144, pour ne pas parler de l’incroyable réglementation des tailles qui
paraît bien justifier, en fin de compte, ce jugement apocalyptique :
l’on peut assurer que si les démons avaient tenu conseil pour aviser au
moyen de damner et détruire tous les peuples du royaume, ils n’auraient
pu rien établir de plus propre à arriver à une pareille fin. (Boisguilbert
1707a : 886)
4. Il reste à traiter de la troisième condition : l’équivalent d’une libre concur-
rence devrait pouvoir s’établir entre les classes. Nous savons déjà que cette
condition ne peut pas être remplie et l’analyse ultérieure nous le confirmera.
Les rentiers constituent un groupe dominant dont une fraction possède le pou-
voir et ne sont soumis à aucune « force coercitive » équilibrante. Leur compor-
tement, bien entendu, s’insère dans un système de règles, mais fort différentes
144. Cf. Boisguilbert 1705c : 750 en particulier. Boisguilbert cite de nombreux exemples par
ailleurs : une marchandise supporte quelquefois jusqu’à onze droits différents, et la charge
d’un vaisseau « vingt-six droits ou déclarations » (Boisguilbert 1707a : 924–5). Tout comme
la pierre de la fable provoque la chute et brise le pot au lait, une mauvaise imposition ruine
les campagnes. « C’est la même chose dans les campagnes : un œuf de 3 deniers donne un
poulet ; ce poulet, une poule grasse, qui se vend 30 et 40 sols; ces 30 à 40 sols, deux cochons
à lait ; ces deux cochons à lait engraissés, ce qui se fait aisément par les menus frais, forment
60 livres ; ces 60 livres, un cheval, avec lequel on monte un demi-labourage, ou l’on fait un
commerce de menue mercerie, ce qui peut produire de très grandes richesses. Et quoique ce
détail, pris à la lettre, ait quelque chose de ridicule, il est toutefois absolument vrai, et l’on
voit tous les jours de riches laboureurs et marchands qui ont commencé par porter longtemps
sur leurs épaules toutes leurs facultés et magasin » (Boisguilbert 1705a : 367–8).
Langage de cour et vérité marchande 155
de celles de la concurrence : il s’agit des règles de la « civilité », de la « poli-
tesse ». Et leur conduite, en s’y conformant, les mène inévitablement à adopter
une attitude multipliant les chocs déstabilisateurs. D’où les tentatives répétées
de Boisguilbert de convaincre cette classe d’abandonner cette attitude à courte
vue qui la ruine elle-même à terme.
. . . les particuliers qui croient faire leur fortune, et la font même appa-
remment dans une déroute si universelle, en pêchant, comme l’on dit, en
eau trouble, ne montent si haut qu’afin que leur chute les blesse davan-
tage. La nature qui les voit courrir devant elle, sans faire semblant de les
apercevoir, ne les oubliera pas à la fin dans sa vengeance; le crédit qu’elle
leur fait leur sera cher vendu, puisqu’ils ne seront jamais que des misé-
rables lorsqu’ils croiront pouvoir seuls être riches (Boisguilbert 1707b :
1000).
Si donc les riches entendaient leurs intérêts, ils déchargeraient entière-
ment les misérables de leurs impôts, ce qui en formerait sur-le-champ
autant de gens opulents; et ce qui ne se pouvant sans un grand surcroît
de consommation, laquelle se répandant sur toute la masse d’un État,
cette démarche dédommagerait au triple les riches de leurs premières
avances, étant la même chose qu’un maître qui prête du grain à son fer-
mier pour ensemencer la terre, sans quoi il en perdrait la récolte. Et la
pratique du contraire par le passé coûte, de compte fait, à ces puissances,
six fois ce qu’ils ont prétendu gagner, en envoyant tous les impôts sur les
misérables. (ibid. : 1006–7)
On ne peut s’empêcher, cependant, de penser que Boisguilbert s’époumone
en vain et qu’il n’est pas loin de croire, comme Nicole, que « c’est se tromper
que de prétendre que des discours contraires aux inclinations naturelles et aux
impressions communes puissent avoir beaucoup d’effet ». Un espoir, cepen-
dant : le roi. De par sa position le plus fragile élément du système, mais aussi
le plus fort. Lui seul peut tenir lieu de mécanisme régulateur qui fait défaut à
sa classe, par le « ménagement » de l’État, bien sûr, mais aussi par l’exemple
qu’il peut donner aux sujets. Boisguilbert partage sans doute la vieille opinion
selon laquelle « ne fut jamais République en laquelle la santé ou la maladie ne
découlât du chef à tous les membres » (Bodin 1568 : 117).
5. Une typologie simple des chocs déstabilisateurs a été établie. Il faut à présent
approfondir l’analyse et voir pour quelles raisons ces chocs sont inévitables.
À peu près tous les chocs résultent de ce que l’on pourrait appeler une in-
formation imparfaite. Il s’agit en premier lieu, bien sûr, d’une information im-
parfaite concernant les « véritables intérêts » de la classe oisive : mais affirmer
ceci n’aurait rien de très novateur. Ce manque d’information sur les rouages
156 Les chocs déstabilisateurs
authentiques de l’économie et les conditions de l’équilibre proviennent, fonda-
mentalement, de la structure même de la société. La séparation en deux classes
et les phénomènes qu’elle engendre, c’est-à-dire la « politesse » et la monnaie
forment un voile opaque qui masque immanquablement la réalité des choses.
Dans ce contexte, les « intérêts particuliers » à court terme des rentiers pro-
voquent la misère générale, et non les bénéfices publics comme le faisaient ceux
de la classe productive : ils ouvrent même la voie à ce que Boisguilbert nomme
les « intérêts indirects » dont l’effet, encore plus dévastateur, est assimilé à
ceux des « fléaux de Dieu ».
Ce thème revient sans cesse sous sa plume. Pour ne relever que quelques
expressions modérées figurant dans la première œuvre publiée, le Détail de la
France, on notera que la « consommation » a été détruite à cause « des intérêts
personnels, qui ont fait que l’on a surpris Messieurs les ministres en obtenant
des édits également dommageables au Roi et au peuple » (Boisguilbert 1695 :
587). Les deux causes de la baisse de la « consommation » sont alors bien
distinguées.
Il y en a deux essentielles qui, bien loin d’être l’effet de quelque intérêt
public, ne sont au contraire produites que par quelques intérêts particu-
liers [. . .]. La consommation a cessé parce qu’elle est devenue absolument
défendue [à cause de l’incertitude de la taille] et absolument impossible
[à cause des aides et douanes]. (ibid. : 590)
On voit comment tout ceci s’articule avec un autre thème favori, celui de la
« surprise » des ministres. Ceux qui conseillent les gouvernants les trompent
bien qu’ils ne profitent pas en leur particulier pour la cinquantième partie
du mal qu’ils font au corps de l’État, le surplus du bien qu’ils enlèvent
étant entièrement anéanti, leur intérêt, quelque petit qu’il soit en com-
paraison du mal, prévaut à l’utilité publique, ce qui est aujourd’hui érigé
en profession ordinaire, remplie de personnes de la plus haute protection.
De manière que, quoique les désordres sautent aux yeux, et que le Roi
ait un intérêt très grand, sans parler de celui des peuples, de les faire
cesser, personne jusqu’ici n’a été assez osé pour leur déclarer la guerre,
ou plutôt à leur manœuvre. (ibid. : 625)
Le raisonnement est mené en deux étapes. Sont tout d’abord considérées
la position de la classe oisive dans son ensemble au sein de la société et les
raisons du caractère inadapté de ses actes. Vient ensuite la prise en compte du
problème spécifique au groupe issu de cette classe, qui tient les commandes de
l’État.
Langage de cour et vérité marchande 157
6. La démonstration de Boisguilbert, là encore, repose sur une idée : l’appa-
rition d’une classe oisive engendre simultanément celle du bandeau qu’elle se
place elle-même devant les yeux. Il est à propos, dit Boisguilbert, « de faire une
description de ce qui s’appelle aujourd’hui ‘politesse’ par un très mauvais usage,
après quoi on n’aura pas de peine à croire que d’une pareille cause on en voit
de si pernicieux effets » (Boisguilbert 1705c : 765). Cette politesse « consiste
principalement en quatre articles », dont deux concernent plus particulière-
ment le gouvernement et seront analysés dans le paragraphe suivant. Pour ce
qui est du comportement général de la classe oisive, les deux premières carac-
téristiques démontrent comment celle-ci est amenée à négliger l’intérêt public
au profit du sien propre.
La première caractéristique est « une magnificence extraordinaire en mai-
sons tant de la ville que [de] la campagne, en habits, en meubles, en trains, en
équipages et en tables » (ibid.). Cette caractéristique, Boisguilbert ne peut pas
la déplorer fondamentalement : elle pousse à la dépense et se trouve à l’ori-
gine de l’apparition de toutes les professions du superflu, professions qu’il faut
bien maintenant entretenir. Mais elle fragilise aussi la structure économique.
L’auteur dénonce l’acharnement que les oisifs mettent à se procurer ce luxe,
et le temps qu’ils y consacrent, négligeant ainsi les autres activités : « pour ce
premier article, qui est la magnificence, comme elle ne se peut entretenir dans
tous ses membres [de l’État], qui sont infinis, sans une application continuelle
en quelque état que l’on soit, c’est autant d’atteinte ou de diminution que re-
çoit l’application nécessaire aux occupations plus sérieuses » (ibid.). Ces autres
activités ne sont pas décrites. Il peut s’agir de l’administration de l’État, de la
bonne gestion des patrimoines, surtout agricoles, ou du grand commerce.
La deuxième caractéristique de la « politesse » est plus précise, et produit
des effets plus dommageables. Elle est une suite de la première et consiste à « se
procurer les moyens de cette dépense sans faire crier les marchands » (ibid.).
En d’autres termes, le financement du luxe et de la magnificence propres aux
oisifs passe avant tout autre préoccupation, et chaque fois que le bien public
se trouve mis en balance avec cette nécessité, c’est bien entendu le premier qui
est sacrifié. Pour le maintien de la magnificence, en effet,
il faut du bien proportionné, c’est autant d’ennemis que l’intégrité et
le désintéressement nécessaires au maniement des affaires publiques se
forment, étant bien difficile que toutes les fois que la subsistance de pa-
reille dépense, que l’on fait passer en nature et en espèce de nécessité,
se trouve en compromis avec l’intérêt du peuple, comme cela arrive tous
158 Les chocs déstabilisateurs
À la gloire de la politique interventionniste, 1666.
A gauche, l’Almanach royal : « Manufactures royales établies par Sa Majesté à
l’avantage de tous ses sujets, pour le commerce des pays étrangers. »
A droite, « L’abrégé du monde dans la France par l’establissement du Commerce
des arts et Manufactures Royales qui viennent en tesmoigner leurs Recognoissances
à sa Majesté », par Nicolas Regnesson.
les jours, on se condamne à diminuer sa dépense, son train et sa table.
(ibid. : 765–6)
Ainsi, potentiellement, la classe oisive, ou une fraction d’entre elle, forme
un bloc de pression tendant à faire prendre des mesures allant à l’encontre de
l’intérêt général.
À ces deux premières caractéristiques qui n’ont en elles-mêmes rien de véri-
tablement original, il faut cependant ajouter ce que Boisguilbert dit par ailleurs
des phénomènes d’opacité liés à la monétarisation de l’économie. L’apparition
de la monnaie, liée aux classes, joue en effet deux rôles bien distincts dont
l’analyse ressort à l’évidence de celle des embûches posées par l’état avancé
des sociétés. Explicitement, la monnaie renverse tous les rôles naturels dans
l’État et, de « valet », devient le « tyran » du commerce. Implicitement, c’est
elle qui permet l’accumulation oisive de la richesse : la thésaurisation. Le pre-
mier phénomène détruit les prix de proportion, le second la condition tacite
des échanges et donc, à terme, les proportions également. Tous deux sont
Langage de cour et vérité marchande 159
évidemment liés à la nature de la monnaie : elle est un voile, mais opaque.
Commençons par le rôle implicite joué par la monnaie, dont les effets sont les
plus connus.
Fondamentalement, la classe oisive possède une propension à consommer
inférieure à celle de la classe productive. L’argent, parvenu dans ses mains,
s’immobilise inutilement au fond des coffres sans être recyclé, à défaut de
consommation, en prêts ou investissements divers. Ne faisant que recevoir, la
classe oisive n’a aucune conscience de la nécessité d’une circulation ininterrom-
pue. Par là, elle rompt la condition tacite.
. . . il faut rappeler ce qu’on a dit ci-devant, savoir qu’un écu chez un
pauvre ou un très menu commerçant fait cent fois plus d’effet, ou plutôt
de revenu, que chez un riche, par le renouvellement continuel et jour-
nalier que souffre cette modique somme chez l’un ; ce qui n’arrive pas à
l’égard de l’autre, dans les coffres duquel des quantités bien plus grandes
d’argent demeurent des mois et des années entières oiseuses, et par consé-
quent inutiles, soit par corruption de cœur aveuglé par l’avarice, ou dans
l’attente d’un marché plus considérable. Or, sur cette garde, le Roi ou le
corps de l’État ne retirent aucune utilité, et ce sont autant de larcins que
l’on fait à l’un et à l’autre. (Boisguilbert 1707b : 1006, voir aussi ibid. :
997)
La remarque concernant « l’attente d’un marché plus considérable » ne doit
pas faire illusion. Dans le Détail Boisguilbert remarque que les « riches »,
« ne faisant que de grosses affaires, attendent longtemps que leur somme soit
fournie, même dans les meilleurs temps, pour faire sortir l’argent, ce qui est
toujours très préjudiciable à l’État » (Boisguilbert 1695 : 621). Le contexte
montre qu’il ne s’agit là que d’achat de terres, de charges, de constitutions
de rentes, en bref de biens possédés, pour l’essentiel, par la classe oisive ou
marquant le passage d’un individu d’une classe à l’autre. Il ne s’agit pas de la
reconstitution des avances productives par les différents types d’entrepreneurs,
qui, au demeurant, sont remises régulièrement dans le circuit, du moins en
temps d’opulence.
Il existe donc ici une première cause de rupture de l’équilibre entre les prix
de proportion des différentes marchandises.
Explicitement, ensuite, l’argent contribue encore par d’autres manières à
rompre ces proportions : soit en provoquant la rupture des prix d’équilibre de
quelques marchandises, agricoles en premier lieu; soit en causant la rupture
du prix de proportion de la monnaie : le taux d’intérêt.
160 Les chocs déstabilisateurs
D’après Charles Le Brun.Louis XIV visitant la manufacture royale des Gobelins
avec Colbert en 1667. Tapisserie des Gobelins, 1673 (détail).
La monnaie, équivalent général qui ne devrait être qu’un moyen de circu-
lation, engendre une illusion : celle d’être la véritable richesse, puisque avec
elle tout peut être acquis. Cette illusion provoque un renversement de l’ordre
naturel des choses : les marchandises, qui devraient être tout, ne sont rien; et
l’argent, de « valet et esclave du commerce », en devient le « tyran ». « C’est
de cette disposition que l’argent a pris son premier degré de dérogeance à son
usage naturel : l’équivalence où il doit être avec toutes les autres denrées, pour
être prêt d’en former l’échange à tous moments, a aussitôt reçu une grande
atteinte » (Boisguilbert 1707b : 979). Il est demandé pour lui-même, comme
réserve de valeur, symbole et gage de richesse. C’était vrai pour la classe pro-
ductive, mais uniquement dans les périodes de dépression. Ceci est par contre
toujours vérifié pour la classe oisive, et ce comportement, à terme, ruine les
proportions d’une manière indirecte à cause de la thésaurisation, ou d’une ma-
nière directe par l’action intempestive et inadaptée des rentiers sur des marchés
sur lesquels ils n’ont rien à faire.
Tous les moyens sont bons, en effet, pour se procurer ce « fatidique métal ».
Le rentier ne se contente pas de conserver celui qu’on lui verse comme revenu
habituel : il n’a cure de garder sous leur forme naturelle les fruits provenant
de ses propres domaines ou ceux qui lui sont fournis par ses métayers. Il se
débarrasse de ceux-ci à tout prix, au sens propre du terme, pour les convertir
Langage de cour et vérité marchande 161
en espèces. Il adopte par là même, bien qu’indirectement, un comportement
inattendu de vendeur sur les marchés agricoles, qui désorganise ceux-ci et casse
les prix de proportion. « Car du moment qu’il [l’argent] l’emporte sur toutes
les choses les plus précieuses, à un si haut point que l’on en aime mieux une
très petite quantité que quatre fois davantage d’autres denrées, par rapport au
temps et au prix précédents, on peut assurer que loin d’être le lien du com-
merce, suivant sa nature et sa vocation, il en devient entièrement le bourreau
et le destructeur » (Boisguilbert 1705c : 680). Ce mécanisme est bien décrit
dans la Dissertation de 1707.
Un homme voluptueux, qui a à peine assez de temps de toute sa vie pour
satisfaire à ses plaisirs, s’est moqué de tenir sa maison et ses magasins
remplis de grains et d’autres fruits de la terre, pour être vendus au prix
courant en temps et saison; ce soin, cette attente et cette inquiétude ne
se sont pas accomodés avec son genre de vie; la moitié moins d’argent
comptant, même le quart, font mieux son affaire, et ses voluptés en sont
servies avec plus de secret et plus de diligence. (Boisguilbert 1707b :
979) 145
L’éloignement de la vie « privée » (ci-dessous) dans lequel se trouve le ren-
tier, et l’opacité introduite par les relations monétaires, masquent donc la
réalité des opérations de production et d’échange, et par conséquent les condi-
tions de leur maintien optimal. Les expressions employées par Boisguilbert
sont, à cet égard, symptomatiques : « l’argent sert de manteau pour le moins
à d’aussi grandes absurdités ; sous cette couverture, on suppose et on exige
l’impossible » (Boisguilbert 1707b : 984), notamment en matière d’imposition.
La situation est d’autant plus dramatique que les dégâts provoqués par ces
actions ne font que renforcer le rôle non naturel de la monnaie et accentuent
les effets dépressifs.
En induisant la ruine du commerce et en « mettant tout le monde dans
la défiance », tout d’abord, ils empêchent « que l’on ne puisse trafiquer par
crédit et par billets » (ibid. : 980). Les autres formes de moyens de circulation
disparaissent, renforçant le rôle de la monnaie métallique.
145. Cf. Boisguilbert 1707b : 979–80 : « Ainsi cette main basse que l’on fait, dans ces
occasions, de toutes sortes de denrées, dérange d’une terrible façon l’équilibre qui doit être
entre l’or et l’argent et toutes sortes de choses. L’âpreté que l’on a pour recouvrer l’un, et
la profusion que l’on fait de l’autre, élèvent le premier jusqu’aux nuées, et abaissent l’autre
jusqu’aux abîmes. Voilà donc l’esclave du commerce devenu son tyran [.. .] et il est certain
que presque tous les forfaits seraient bannis d’un État si l’on en pouvait faire autant de ce
fatal métal ; le peu de service qu’il rend au commerce [. . .] ne vaut pas la centième partie
du mal qu’il lui cause ». C’est ce passage, en particulier, qui a pu faire passer Boisguilbert
pour un auteur prônant un retour à l’ « état d’innocence » et donc au troc.
162 Les chocs déstabilisateurs
L’argent est rare, parce que sa nature étant de garantir la tradition des
échanges lorsqu’ils ne se font pas immédiatement, et partageant cette
fonction avec une infinité d’autres effets [.. .], leur destruction lui ren-
voie tout le fardeau personnellement sur le corps, pendant que bien loin
qu’il lui soit permis d’augmenter la vitesse de sa marche par ce surcroît
d’occupation, c’est cela même qui la retarde. (Boisguilbert 1704d : 970)
Ensuite, la ruine des producteurs, celle de l’État, i.e. en général la nécessité
dans laquelle beaucoup de personnes se trouvent de se procurer des espèces,
provoque une hausse du taux d’intérêt et d’usure (voir l’analyse du marché des
fonds prêtables).
Enfin, cet attachement à la monnaie facilite également beaucoup le vol,
la fraude et la banqueroute. Le vol, tout d’abord (vieille idée s’il en est) :
on dépouille aisément un homme de tout son avoir sous forme monétaire, ce
qui serait impossible autrement 146 . La banqueroute et la fraude possèdent des
effets plus pernicieux : elles minent la confiance mutuelle que doivent avoir
les contractants, « déconcertent » par là entièrement le commerce en jetant
la suspicion sur les « billets » de tous les négociants après avoir, au passage,
contribué à perturber le système des prix relatifs optimaux. On sait que le jeu
des banqueroutiers, explique Boisguilbert,
et leur manœuvre sont de se servir de la réputation bien ou mal acquise
pour acheter de tous côtés à crédit, à tel prix que l’on y veut mettre,
parce qu’ils sont bien assurés qu’ils n’en débourseront jamais rien, puis
ils le revendent sur-le-champ argent comptant, la moitié ou les deux tiers
moins, et continuent cette fraude jusqu’à l’échéance des billets, qu’ils font
cession entière, sous de prétendues pertes dont il les faut croire, attendu
que la conviction du contraire est un procès éternel, encore plus ruineux
envers ceux qui perdent que la banqueroute même. Et cette fraude est ce
qu’il y a de moins désolant par rapport à tout le corps de l’État, attendu
que cette cherté que cela met à l’argent par ces crues d’usages, quoique
criminel, le portant jusqu’au ciel, ainsi qu’on l’a dit, fait descendre à
même temps l’autre côté de la balance, savoir celui des denrées, jusqu’aux
abîmes : l’un prend le prix des pierres précieuses, et l’autre n’est plus que
de la poussière, par la prodigalité que l’on en fait afin de parvenir à ses
desseins criminels. Et bien que ces démarches ne se rencontrent qu’en
quelques particuliers, elles ne laissent pas d’être contagieuses à toute la
masse. (ibid. : 980–1)
146. « Si toutes les facultés se terminaient aux denrées nécessaires à la vie, les brigands
perdraient ces deux facilités pour voler, ils ne pourraient enlever qu’une petite quantité de
biens à la fois, pour laquelle même emporter il leur faudrait un grand nombre de chevaux et
de voitures impossibles à cacher, parce que tout serait [.. .] aisé à découvrir » (Boisguilbert
1707b : 980).
Langage de cour et vérité marchande 163
7. Si les plus grands effets destructeurs de l’argent tiennent à sa nature d’écran,
empêchant une bonne connaissance des phénomènes économiques, et, par l’illu-
sion qu’il crée, facilitant les comportements déstabilisateurs, ce rôle se perpétue
lorsqu’on passe à l’analyse des décisions gouvernementales. Et il se double d’un
phénomène encore plus aigu d’information. Pour le voir, il faut se pencher sur
les deux autres caractéristiques de la « politesse » : l’une concerne les relations
entre les deux classes de la société, l’autre les liens au sein de la classe oisive.
La troisième caractéristique de la « politesse », en effet, consiste en une sépa-
ration radicale, matérielle et culturelle, entre les deux classes de la société. Elle
réside en un « grand éloignement de la hantise [fréquentation] du petit monde,
comme artisans, marchands et laboureurs, étant indigne d’un homme en place
d’avoir aucun commerce avec ces sortes de gens, bien que ce soit eux seuls qui
enrichissent un État » (Boisguilbert 1705c : 765). De cette coupure radicale
découle, on s’en doute, une profonde méconnaissance et une incompréhension
réciproques.
Mais à présent il y a un si grand chaos [abîme] entre les personnes relevées
en dignité et le peuple que l’on ne sait non plus ce qui se passe chez les
uns et les autres réciproquement que l’on n’a connaissance en France de
ce qui se fait à la Chine. (ibid. : 766)
Le problème, souligne Boisguilbert, est extrêmement sérieux, d’autant plus
que s’y ajoutent les effets de la quatrième composante de la « politesse ». Car
toutes les causes qui font que les dirigeants sont coupés de la nation induisent la
nécessité d’un recours à des médiateurs entre les deux parties. Le vocabulaire de
l’auteur est fort caractéristique à cet égard. Boisguilbert se présente lui-même
comme l’avocat (1707a : 881) des peuples, leur orateur (1704b : 871), ceux-ci
devant obligatoirement avoir des interprètes, des ambassadeurs (1705c : 768).
Le sous-titre même du premier Factum de la France : ‘Le Nouvel ambassadeur
arrivé du pays du peuple’ (1705c : 741) souligne cette constante préoccupation
(cf. aussi ibid., : 772, 773, etc.), tout comme ce passage très caractéristique de
cette même œuvre :
De façon que l’auteur de ces mémoires se constituant aujourd’hui un
nouvel interprète et un ambassadeur extraordinaire de ce pays inconnu
du peuple, nouvellement arrivé en la contrée polie, qui n’en avait eu
jusqu’ici connaissance que par des impostures engendrées par l’intérêt,
souffertes et non démenties par les mêmes causes, il n’est pas étonnant
qu’il parle un langage si nouveau. (ibid. : 769)
Conséquence de cette incompréhension : une scission totale, déjà notée, et
préjudiciable à l’État, entre la « théorie » et la « pratique ». Les responsables
164 Les chocs déstabilisateurs
« Louis dort près de ses louis d’or ».
Gravure hollandaise, fin du règne de Louis XIV (détail).
gèrent un monde qui leur est étranger : « Depuis le plus grand seigneur jusqu’au
dernier ouvrier, il y a des baromètres certains d’opulence, et évidents à ceux
qui ont la pratique de la vie privée, mais qui sont lettres closes pour tout ce
qui n’en a que la simple spéculation, comme sont tous Messieurs les intendants
des provinces, quelque bien intentionnés qu’ils soient. Le cru de Paris, dont
ils sont tous originaires [.. .], est fort peu propre à donner la connaissance
d’un État, puisqu’on y peut posséder de très grandes richesses sans avoir un
pied de terre, que l’on compte pour le dernier des biens [. . .] ; l’on renferme
ordinairement toutes ses attentions à l’égard de la campagne, en ces quartiers-
là, à des embellissements et décorations de maisons de plaisance » (Boisguilbert
1707a : 944–5).
Le thème est repris de nombreuses fois (voir par exemple Boisguilbert 1704b
et 1706). Si les « théoriciens » n’ont aucune pratique, les « praticiens » sont in-
capables de théoriser. Les premiers sont coupés des affaires réelles et concrètes ;
Langage de cour et vérité marchande 165
les seconds ont sans doute perdu l’habitude de se gouverner eux-mêmes, étant
dirigés. Il faudrait allier les deux pour ne pas se tromper, mais la réalisation
de ce souhait n’est pas aisée 147 :
la véritable connaissance des grains étant une suite nécessaire d’un as-
semblage continuel de pratique et de spéculation à leur égard, on peut
dire que ces deux dispositions ont été si fort séparées depuis quarante
ans par une si grande distance, que la possession de l’une par la situation
du sujet a été une exclusion formelle à avoir jamais l’autre. (Boisguilbert
1704b : 877)
Le choix des intendants de province est donc essentiel, puisque ce sont eux
qui recueillent et qui font circuler l’information. Il n’existe aucune échappa-
toire, affirme Boisguilbert. Ce choix doit se porter sur « de fidèles interprètes
sur les lieux », connaissant bien les rouages de la vie économique. Il faut ab-
solument « être curieux de recouvrer et d’employer des esprits supérieurs [. . .]
ayant la pratique de la vie privée » (Boisguilbert 1703a : 297) et ceci « indé-
pendamment de la naissance et des emplois en supposant comme incontestable
que le bénéfice d’esprit et de mérite ne fut jamais à la nomination des noms
et des richesses » (ibid.). Le Tiers est fort nombreux, et comprend en son sein
des sujets de qualité. Pourquoi n’en pas élever quelque-uns?
Si, par malheur pour la France, les gens nés dans les richesses sont dans
une si grande ignorance de ce détail, qui est une suite nécessaire de l’opu-
lence – cet art, non plus que les autres, ne s’apprenant que par la pratique,
savoir la vie privée –, d’autre côté, jamais le Tiers état, en nul siècle ni
en aucun endroit de la terre, n’eut des sujets si habiles et si éclairés
qu’ils se trouvent aujourd’hui en France, parce que la nature et l’art et
le travail qui manquent aux gens de qualité y ont également concouru.
(Boisguilbert 1706 : 811)
Ce recours à la classe productive ne constitue pas cependant une panacée.
Boisguilbert le reconnaît : on ne joue pas « à coup sûr en faisant choix de
sujets du Tiers état » (ibid. : 812). Mais la pépinière est fort large, et le choix
ne doit porter que sur ceux qui ont « été héros, d’un aveu public, chacun dans
leur profession, et de difficile exécution » (Boisguilbert 1706 : 812 ; voir aussi
1703a : 297).
La quatrième caractéristique de la « politesse », enfin, complique encore la
question. Elle concerne les rapports intra-classe oisive, fondés, comme l’ont
souligné à l’envi tous les moralistes du siècle, sur le langage faux et la dissi-
147. Voir aussi le passage caractéristique reprenant le thème de la tour de Babel (Boisguil-
bert 1704b : 828).
166 Les chocs déstabilisateurs
mulation. Elle « consiste à déguiser continuellement ses véritables sentiments,
trahir sa conscience en la vérité, en sorte que l’on appelle le blanc noir, et le
noir blanc, lorsqu’il est question de faire sa cour, et que cela contribue à sa
fortune » (Boisguilbert 1705c : 765). Le langage de la Cour et des salons s’im-
pose contre la vérité marchande des faits et des chiffres. Il joue vis-à-vis de la
« vérité » le même rôle que la monnaie au regard des marchandises. On conçoit
donc que, dans ce contexte, une information lucide, déjà difficile à obtenir par
ailleurs, devienne impossible à réunir.
Quelle sorte de commerce et quelle richesse pourrait acquérir un mar-
chand qui ne manderait que des mensonges à ses correspondants et qui
recevrait d’eux des avis de pareille nature, et si, lorsqu’il a envoyé de la
marchandise dans un pays éloigné qui ne s’y est pu vendre, on ne lui écri-
vait pas aussitôt qu’il n’en achetât plus sur le lieu, et qu’il se défît même
de celle qu’il pourrait avoir dans ses magasins? Ne serait-il pas obligé
de faire banqueroute ? C’est pourtant ce que nous voyons arriver tous les
jours à l’égard du peuple, et les ministres du second ordre croiraient avoir
fait une dérogeance à la politesse s’ils avaient averti ceux qui tiennent les
premières places qu’il y a eu de la surprise dans la publication d’un édit,
et qu’il le faut révoquer, autrement, qu’il en coûtera considérablement et
au Roi et au peuple. (ibid. : 767)
Ces problèmes d’information ne se posent pas qu’au niveau le plus élevé du
gouvernement, mais aussi à tous les échelons de l’administration du royaume
et en particulier, Boisguilbert y revient, à celui des intendants. Qui envoie-t-on
en effet dans les provinces pour y tenir ce rôle ? « .. . un jeune homme, né et
élevé dans Paris presque toujours comme un prince [.. .], c’est-à-dire un sujet
nourri dans les plaisirs, l’abondance, les louanges et les applaudissements, sans
pratique, expérience ni usage de quoi que ce soit que d’avoir commandé partout
à la baguette », ménageant les uns et se laissant corrompre par les autres ; on
achète sa protection « argent comptant, attendu qu’il n’y a point de saint qui
ne veuille avoir son cierge. On demeure d’accord qu’il y a quelques-uns de ces
Messieurs qui ne sont pas entièrement dans ce dernier cas, mais tous se trouvent
[. . .] dans l’autre, savoir une forte ignorance des intérêts du commerce et du
labourage » (Boisguilbert 1706 : 810).
8. Il n’est donc pas étonnant que, dans cet environnement opaque, où la com-
munication ne peut se faire entre les différents éléments de la machine so-
ciale 148, des conséquences graves surgissent inévitablement. Elles sont de deux
148. « C’est uniquement la politesse qui a produit tout le désordre qui, ruinant entièrement
la ligne de communication qui doit être entre tous les membres d’un État, en a rompu toute
Langage de cour et vérité marchande 167
Une révolte fiscale : la révolte du papier timbré (1675).
Allégorie, par Jean Bernard Chalette, 1676 (Musée de Bretagne, Rennes).
« Les riches et les pauvres sont injustement accablés. »
sortes. Elles peuvent se traduire, tout d’abord, par une cascade de mesures et
de règlements inappropriés. Elles donnent aussi lieu à la naissance d’un groupe
social parasite – les « intérêts indirects » – qui s’interpose entre les rouages na-
turels et en aggrave ainsi le dysfonctionnement, pour son plus grand bénéfice
mais au prix de la ruine générale.
Les mesures inappropriées tout d’abord. Il est significatif que l’image de
Babel s’impose à leur sujet : « jamais dans la confusion des langues, lorsqu’on
voulut bâtir cette fameuse tour, il n’y eut une pareille méprise dans le com-
merce des ouvriers qu’il s’en est rencontré depuis trente à quarante ans entre
les règlements, édits et déclarations » (Boisguilbert 1705c : 777). C’est bien une
question de langage, donc d’information et de communication qui est de nou-
veau soulignée. L’exemple du principal impôt direct, la taille, est évocateur et
confirme que, pour Boisguilbert, l’analyse du phénomène monétaire doit être
placée sur ce même plan. Il est impossible, pense-t-il, que l’on ait pu froidement
la liaison, et a fait qu’un corps replet et parfaitement bien composé est devenu un corps
paralytique en toutes ses parties, le sang n’ayant pu couler librement par les vaisseaux pour
porter à chaque endroit ce qui lui était nécessaire pour son maintien, en sorte que les uns
en ayant trop et les autres peu, les uns ont péri par trop de plénitude, et les autres par
faiblesse » (Boisguilbert 1705c : 764).
168 Les chocs déstabilisateurs
Un symbole éloquent de la « finance ». Samuel Bernard,
par Joseph Vivien, 1699 (détail) (Rouen, Musée des Beaux-Arts).
édicter une réglementation des tailles ordonnant que celui qui recueille trente
mesures de blé sur sa terre en paiera quarante, alors que celui qui en recueille
deux cents n’en donnera que quatre. Un raisonnement en termes réels n’aurait
jamais permis une telle absurdité ; mais sa formulation en termes monétaires
la rend possible et permet tous les abus.
Comme une pareille demande, ainsi que l’exécution, aurait une vue et
un visage effroyables, il les a fallu masquer, et c’est ce que l’argent fait
merveilleusement bien; il dérobe toute l’horreur d’une pareille démarche
aux personnes élevées qui pourraient y donner ordre, parce que [. . .] ils
ignorent tout à fait que qui que ce soit ne peut payer un sol, ni de tribut
ni d’autres redevances, que par la vente des denrées qu’il possède ; et
qu’ainsi la demande d’argent a des limites de rigueur, données par la
nature, qui ne peuvent être violées sans produire un monstre effroyable.
(Boisguilbert 1707b : 983)
Les mesures inappropriées, en second lieu, prises de bonne foi par manque
d’information ou sciemment sous l’effet des « intérêts particuliers » de la classe
oisive, précipitent la dégénérescensce de l’état poli et magnifique et induisent
inévitablement des difficultés financières pour l’État. C’est par ce biais que
Langage de cour et vérité marchande 169
furent introduits les « financiers », les « traitants » et autres « partisans »149
qui, de diverses manières, avancent de l’argent au roi et s’occupent d’une partie
des affaires de l’État moyennant un taux usuraire et une rémunération dispro-
portionnée au regard de la tâche effectuée. Ce sont eux les « intérêts indirects,
qui n’ont pas un droit naturel à la chose » et « se mettent peu en peine de
ce que doit coûter à tout un corps d’État un bien qu’ils n’auraient pu jamais
acquérir de façon légitime » (Boisguilbert 1707b : 1001). Ce sont eux, selon
l’opinion de l’auteur, les véritables fléaux de Dieu qui ruinent les proportions
et désorganisent les marchés, chargeant tour à tour les denrées de lourds im-
pôts indirects qui causent successivement le marasme dans toutes les branches.
« C’est, par le moyen des traitants, trop peu d’attention à la répartition des
tailles, et trop au commerce des blés, dont il fallait absolument laisser l’éco-
nomie à la nature, comme partout ailleurs » (Boisguilbert 1707a : 892). On a
ruiné l’harmonie « en attaquant ou accablant singulièrement toutes les denrées
les unes après les autres, par le moyen des partisans. Quand on avait détruit
un genre de bien, en sorte qu’il n’y avait plus rien à faire pour les entrepre-
neurs qui causaient cette désolation sous prétexte de faire venir de l’argent au
Roi [. . .] on transportait les mêmes mesures aux autres genres de biens qui
n’étaient pas encore anéantis » (ibid.).
L’analyse est sur ce point parallèle à celle du rôle inversé de la monnaie et
de l’illusion qu’il engendre. L’ordre naturel n’est plus respecté. Mais l’ordre
une fois troublé, le phénomène induit de lui-même les raisons de son maintien
et d’un plus profond enracinement dans la société et dans l’esprit des hommes.
Les fléaux habituels – guerres – ou naturels n’ont qu’une durée limitée,
après quoi un pays saccagé se remet incontinent après, souvent mieux
qu’auparavant [.. .]. Mais il n’en va pas de même de ceux-ci [les fermiers
du roi] ; après que, dans un bail, le plus apparent ou le plus grossier a été
détruit, les successeurs n’y peuvent faire leur compte que par un rehaus-
sement de droits qui, diminuant encore la consommation, augmentent
par conséquent la ruine et des peuples et du Roi. (Boisguilbert 1707a :
922)
ce qui provoque par contre-coup leur maintien pour de nouvelles avances. C’est
toujours le même scénario de l’information tronquée et de la méconnaissance
de la réalité. Par ces manœuvres inavouables, les traitants et les financiers se
font tout d’abord passer pour indispensables : « se couvrant d’une confusion
149. Le Factum de la France (1707a) donne un historique de la croissance des « intérêts
indirects » introduits lors des trois régences, i.e. par les « pièces rapportées » de la monarchie
française. Cf. en particulier 1707a : 908–11.
170 Les chocs déstabilisateurs
continuelle, [ils] dérobent le point de vue de la cause des misères, et bouchent
par de hautes protections toutes les avenues aux remèdes » (Boisguilbert 1695 :
644), ce qui n’est possible que par l’ignorance des véritables principes dans la-
quelle se trouve la plupart des gens. Ignorance feinte pour certains150, mais
véritable pour beaucoup, i.e. tous ceux qui tombent dans le piège d’une mysti-
fication savamment orchestrée au plan du langage : les financiers ne s’imposent
au public que grâce à l’obscurantisme de leur vocabulaire – voir par exemple
les noms très divers donnés à une multitude de droits compliqués, etc. (Bois-
guilbert 1707c : 821–2) 151. « Voilà ce que c’est que [la] finance, qui impose si
fort par son obscurité aux simples » (ibid. : 824). « Ce grand mot de financier
ne veut dire autre chose qu’un administrateur de revenu, bien que ce terme, par
sa singularité, impose aux simples et aux ignorants, qui forment le plus grand
nombre, et laisse penser ridiculement que c’est une science fort inconnue, qu’il
faut un long usage pour l’acquérir, et que quiconque n’en est pas revêtu par
une grande expérience ne pourrait pas se mêler de rendre service au Roi dans
ses revenus sans tout gâter, bien que ce soit justement le contraire » (ibid. :
819) qui soit vrai comme en témoigne l’œuvre de Sully et de Richelieu – tous
deux « ignorants de finance ».
Une dernière remarque s’impose pour achever sur ce thème. C’est à ce
groupe parasite que Boisguilbert en veut tout particulièrement, suivant en cela
une opinion commune 152 encouragée par la monarchie qui voyait d’un bon œil
150. « On se met un bandeau devant les yeux, pour supposer que la garantie ou le ministère
personnel de gens qui n’ont rien absolument d’eux-mêmes est d’une nécessité indispensable
pour faire payer ceux qui possèdent tout, et que ce cruel service ne peut jamais être acheté
à un assez haut prix. » (1707b : 1002)
151. « Un écu ne s’appelle plus un écu, et une pistole une pistole en matière d’impôt,
comme ils n’ont jamais fait depuis, mais tous les droits prirent chacun un nom de guerre :
on les nomme rêves, haut-passages, travers, trépas de Loire, denier Saint-André, ceinture
de la Reine, parisis sol dernier, grand, petit, ancien et nouveau droit, pied-fourché, et une
infinité d’autres trop longs à détailler, qui ont tous subsisté jusqu’à présent, et qui forment
la grande habileté des finances, que personne n’a néanmoins eue entièrement, parce que cela
est impossible. Toutes ces obscurités ou ces mystères étant à discuter entre des bateliers,
routiers ou voituriers, gens sans aucune connaissance d’écriture, et des commis qui n’ayant
aucun tableau public dans leur bureau pour l’exigence de leurs droits, ainsi que cela se faisait,
et ayant d’ailleurs un fort intérêt que l’on tombe dans l’omission des rubriques marquées, à
cause de la confiscation, dont partie va à leur profit, on ne doit pas s’étonner que cela donne
de l’emploi à cent mille hommes pour lever ces impôts, et à dix mille juges pour décider des
différends qui en sont inséparables, non sans la ruine de la moitié des biens du royaume, qui
ont été anéantis par le redoublement continuel de pareilles causes » (Boisguilbert 1707c :
821–2).
152. Cf. Goubert 1977 : 22–3 : « À 80 pour 100 au moins, les financiers de Louis XIV
sont des nobles, mais d’assez récente noblesse, et descendent habituellement de familles
d’officiers de finances royales [...]. À quelques exceptions près, ce sont des Parisiens, ou
Langage de cour et vérité marchande 171
la présence, à ses côtés, d’un tel bouc émissaire. L’originalité de Boisguilbert
consiste, là encore, à lier ce thème à sa problématique générale. Il faut donc
aussi prendre garde à ne pas commettre de contresens lorsqu’on lit sous sa
plume des appréciations de ce genre : « Si quelques particuliers ne sont pas
si magnifiques, tout le reste ne sera pas si misérable » (Boisguilbert 1707b :
1004), ou lorsqu’il déclare parler « pour quinze à seize millions de personnes
[. . .] contre deux ou trois mille [. . .] au plus » (1705c : 742). Il ne faut pas le
transformer en un révolutionnaire qu’il n’est pas. Ce n’est pas la classe oisive
qu’il dénonce, mais uniquement le groupe parasite des « intérêts indirects » :
« il s’en faut de beaucoup que l’on doive faire le même raisonnement des souve-
rains » (Boisguilbert 1707b : 1001). « On parle pour le plus grand roi du monde,
à qui on est prêt de former cent millions de rente plus qu’il n’a présentement »
(Boisguilbert 1705c : 742).
des hommes du Bassin Parisien, Champenois comme les Colbert, Rouennais, Tourangeaux,
Blésois, Orléanais. Presque tous sont apparentés, surtout par les femmes, ce qui se voit moins.
Ce qui peut surprendre encore plus, c’est que, bien cachés derrière eux, d’autres hommes
et d’autres femmes leur avancent discrètement l’or et l’argent nécessaires au démarrage de
leurs entreprises. Ces discrets prêteurs sont naturellement ceux qui détiennent les plus grosses
fortunes du royaume : prélats, grands seigneurs, dames de la Cour, maréchaux de France,
présidents en Parlement, ministres et secrétaires d’État. Les plus grands du royaume, comme
le chancelier Séguier, la duchesse de Longueville, l’illustre Turenne, furent des financiers,
des fermiers, des trafiquants ; jusqu’au Grand Roi en personne qui, une fois au moins, prit
une participation dans la ferme de ses propres gabelles [. . .]. Le plus grand de tous fut
naturellement Mazarin, si bien placé pour se signer à lui-même la permission de lever (avec
pots-de-vin) les impôts qu’il avait décidés. Colbert, son digne disciple et ancien intendant,
trempait dans la plupart des combinaisons, par cousins ou hommes de paille interposés. En
bref, les hommes d’argent et les hommes de gouvernement, c’étaient à peu près les mêmes
[. . .]. Reste ce trait de mentalité : il fallait cacher soigneusement ces activités financières,
et répandre dans l’opinion, qui ‘marchera’ toujours comme un seul homme, qu’elles étaient
le fait de gens de rien, de bas roturiers, d’anciens laquais, d’étrangers ou de huguenots ».
Boisguilbert, on le voit, tomba dans le panneau.
172 Les chocs déstabilisateurs
SIX
Les déséquilibres : jeux en enjeux
des stratégies de marché
Dernière étape de notre parcours : la description du fonctionnement
et de la propagation de la crise. Après l’analyse de la nature des chocs
déstabilisateurs, leurs incidences doivent être prises en compte dans le détail.
Dans ce but, Boisguilbert élargit son propos à tous les agents : en réalité, nous
dit-il, les problèmes d’information sont à la base de tous les comportements, et
non seulement de ceux des rentiers. Cette question de l’information des agents
se double en outre de celle de la formation, de la nature et des effets écono-
miques de leurs anticipations sur les différents marchés. Il faut dire pourquoi,
en régime de liberté du commerce, tous ces comportements sont stabilisateurs.
Nous retrouverons enfin, en fin de course, le problème du rôle de l’État et de
la politique économique.
Afin de mieux comprendre le déroulement de la crise, il faut se remémorer
un certain nombre de faits soulignés jusqu’ici. En premier lieu, l’importance
du secteur agricole, à la fois pour la nourriture de la très grande majorité de
la population, rurale comme urbaine, et pour les flux de revenus – les rentes
directes des propriétaires, comme les fermages ou les produits des métairies
et autres droits divers, et les rentes indirectes c’est-à-dire les prélèvements
de l’État. En greffant le circuit des revenus sur une structure productive qui
devrait être celle d’une interdépendance généralisée, la classe oisive vient ac-
centuer la propagation des déséquilibres. On comprend donc que Boisguilbert,
bien que ne niant pas que la crise puisse trouver son origine dans un autre
secteur de l’économie, n’analyse en réalité que les désajustements les plus im-
173
174 Les chocs déstabilisateurs
Le châtiment : la crise. Nicolas Poussin. L’hiver, ou le Déluge, vers 1660–1664
(Musée du Louvre).
portants prenant naissance à partir du secteur agricole. Il existe donc, de fait,
une certaine hiérarchie dans la crise entre les différents secteurs.
Il convient enfin de revenir sur quelques ambiguïtés présentées par les textes,
déjà notées pour partie d’entre elles, afin d’écarter le problème pour la suite.
Il semble tout d’abord que, sauf exception, les rentiers n’interviennent que sur
certains marchés : celui des biens d’investissement et celui des fonds prétables
notamment; mais aussi celui des produits manufacturés : en effet, chaque fois
que Boisguilbert prend des exemples à ce sujet, il parle de fabricants et de
marchands de brocart, de perruques et de carrosses. Il semble, en maints pas-
sages, réserver le « superflu » par rapport aux « besoins » – fondamentaux –
aux seuls propriétaires : « les grains ont deux faces qui produisent deux effets
fort opposés l’un à l’autre, qui se font une guerre continuelle, savoir, [l’un] de
nourrir l’homme, et l’autre de fournir au propriétaire de quoi avoir le sur-
plus de ses besoins » (Boisguilbert 1704b : 858). Mais il faut bien reconnaître
qu’une incertitude demeure sur ce point : dans d’autres textes, l’auteur pa-
raît reconnaître qu’il peut y avoir du « superflu » dans « toutes sortes d’états »
(Boisguilbert 1707b : 985), même si ce superflu diffère grandement, d’une condi-
tion à l’autre, en qualité et quantité.
Jeux en enjeux des stratégies de marché 175
Il faut ensuite distinguer, dans la classe oisive, les rentiers proprement dits
de l’État. On assimilera à ce dernier, pour le meilleur et pour le pire, les
« intérêts indirects » qu’il peut engendrer.
Enfin, tout comme la classe dominante, la classe productive n’est pas
homogène. Au-dessus de la grande masse des ouvriers des champs et des villes
se trouve le groupe des « entrepreneurs » dont le comportement peut rejoindre,
dans certains cas, celui des rentiers. Les domestiques de personnes appartenant
à tous les états, en outre, sont classés parmi les ouvriers de la classe productive,
ceux des villes notamment.
Ces précisions devaient être formulées : elles expliquent certains fonctionne-
ments particuliers de marchés, le rentier n’étant pas dans une nécessité aussi
urgente d’acquérir du brocart, une perruque ou un carrosse que ne l’est l’ou-
vrier d’acheter du blé ou du pain. Néanmoins, dans l’analyse, les groupes
sociaux cèdent à présent le pas aux catégories plus neutres d’acheteurs et de
vendeurs. Ce sont ces acheteurs et ces vendeurs qui, possédant des informa-
tions et formant des anticipations – donc des stratégies – différentes, agissent
sur les marchés. Le clivage social ne disparaît cependant pas tout à fait, pour
autant que nous puissions discerner deux types de comportements de nature
et d’incidence économiques assez différentes.
2. Ces deux comportements qu’il est possible de dégager des textes sont
caractérisés de la manière schématique suivante, et trouveront leur illustration
dans la description du fonctionnement réel des marchés. Nous les nommerons
simplement comportement 1 et comportement 2. Ils se différencient sur un
certain nombre de rubriques : voir les tableaux 1et 2pages 176 et 177.
Pour les deux types de comportement, il est important de noter que
l’information reçue par les agents peut être fausse. Mais toute information
perçue est automatiquement et mécaniquement prise pour vraie, et chaque
agent en tient compte pour l’élaboration de ses plans.
Dans les paragraphes qui suivent, nous examinerons successivement le dé-
clenchement, la propagation et l’approfondissement de la crise par l’articulation
de ces différents comportements.
3. Nous avons déjà rencontré les principes du comportement cyclique des prix
et des quantités sur le marché des blés, ainsi que certaines conditions néces-
saires à la propagation des fluctuations au reste de l’économie. Il reste cepen-
dant à préciser les causes de l’ampleur de ces fluctuations, véritables racines
176 Les chocs déstabilisateurs
Table 1 – Deux types de comportement (1)
Comportement 1 Comportement 2
1. L’information disponible
pour les agents :
Elle porte sur les quantités Elle porte sur les flux de revenu,
(flux et stocks) de marchandises, réels ou supposés, des différentes
et sur les prix qui apparaissent catégories d’agents
sur les marchés.
2. Les anticipations des agents :
Elles portent sur les prix. Elles portent sur la solvabilité
Mais leur formation tient compte de des agents et tiennent compte
tout ce qui peut agir sur les prix : de toute information disponible
donc de toute l’information pouvant affecter cette solvabilité.
disponible dont il vient
d’être question.
3. Les agents concernés :
Les vendeurs et les acheteurs. Tous ceux qui peuvent dégager
C’est cependant le comportement une épargne, i.e. ne sont pas
du vendeur qui est le plus souvent contraints de dépenser tout
étudié. Les membres de la classe leur revenu. Il s’agit des rentiers
oisive ne semblent pas apparaître et, dans une certaine mesure,
ici, où à la marge. des entrepreneurs de la
classe productive.
Jeux en enjeux des stratégies de marché 177
Table 2 – Deux types de comportement (2)
Comportement 1 Comportement 2
4. Les stratégies des agents :
Mouvements stocks/flux de biens Mouvements stocks/flux de
au regard des prix, réels ou anticipés. monnaie. Arbitrage entre la
Arbitrage entre les différents types dépense (consommation au
de dépenses en biens et services. sens large), le placement
et la thésaurisation.
Stratégie de constitution ou de Stratégie de constitution ou de
liquidation de stocks (de spéculation liquidation d’encaisses
ou de précaution) de marchandises. monétaires de précaution.
Le vendeur possède avant tout
un comportement spéculatif, l’acheteur
un comportement de précaution.
5. Marchés immédiatement concernés,
hors phénomènes de propagation :
Marchés des biens et services, Marchés des actifs,
au nombre de trois : au nombre de deux :
produits agricoles, biens manufacturés, fonds prêtables,
travail. biens d’investissement.
6. Incidences des comportements :
Mouvements stocks/flux de biens. Mouvements stocks/flux de
Amplification quantitative des chocs monnaie. Propagation des effets
déstabilisateurs sur un marché donné. des chocs par contamination des
différents marchés (reports).
178 Les chocs déstabilisateurs
Charles Le Brun.Expression des passions de l’âme, vers 1670.
L’effroi. La colère (Musée du Louvre)
du mal. On sait déjà que, contrairement à l’opinion commune, Boisguilbert
affirme que les forts aléas climatiques n’y sont pour rien, ou presque rien : et
que c’est cette croyance erronée qui se trouve à la base d’une réglementation
pernicieuse qui engendre en réalité les défauts qu’elle prétend corriger.
Les aléas climatiques ne sont pas en eux-mêmes déstabilisateurs : c’est
en fait le comportement des agents sur le marché qui, sous certaines condi-
tions, provoque ces fluctuations. Et ce même comportement, il convient de le
souligner, induit au contraire abondance et stabilité s’il est plongé dans un
environnement différent. Le comportement des agents n’est pas manipulable
en soi : il faut donc créer les conditions extérieures permettant de neutraliser
ses effets destructeurs.
Pour l’heure, en régime de réglementation des marchés et d’impôts non
pulvérisés, les « chertés désolantes, pour ne pas dire famines », sont
un pur effet de la brutalité et de la bêtise du peuple, et non absolument
de la stérilité de la terre, dans un pays comme la France, quoiqu’elle y
donne lieu ; c’est cette foule confuse de gens sans tête, sans cervelle, qui
se filent le cordeau dont ils sont étranglés [. . .]. On a vu dans les bateaux
de passage remplis de monde, au moindre trou qui paraissait par où l’eau
entrait et qui eût été aisé à étouper, tous se jeter en foule sur l’autre côté,
et, par là, renverser le bateau et se noyer tous. (Boisguilbert 1704b : 859)
Jeux en enjeux des stratégies de marché 179
Si donc tout « est violent et extrême », c’est « parce que tout y est exposé
à la fougue d’un public, ou plutôt d’une troupe aveugle et tumultueuse qui
ne sait ce qui lui convient, ou ce qui lui est préjudiciable » (ibid. : 862). Tout
mouvement de prix ou de quantité se trouve donc inévitablement amplifié.
Un marché sur lequel se font d’ordinaire de grosses transactions se trouve
subitement soumis à des variations extrêmes sous l’effet de causes minimes :
un marché ou étape publique, où il se vend ordinairement cinq cents
setiers de blé toutes les semaines, n’en peut voir l’altération dessus ou
dessous de vingt seulement sans que ces mêmes grains ne reçoivent une
hausse ou une diminution très considérable, qui s’augmente à vue d’œil,
et qui double ou triple par le moindre surcroît tous les effets précédents.
(ibid. : 859)
Si le prix le plus élevé, par exemple, est de sept à huit fois le prix le plus
faible, il est faux de dire qu’il y a sept à huit fois plus de blé sur le marché
en situation d’avilissement qu’il n’y en a en celle de cherté. Pour reprendre
l’image de la balance, il est faux de dire qu’il y a rien dans l’un des plateaux
alors qu’une petite charge suffirait à rétablir l’équilibre.
Cette différence de sept degrés du prix des blés est que, dans la cherté,
le laboureur est sept fois moins pressé de vendre, et, dans l’avilissement,
sept fois plus dans l’obligation de se défaire de sa denrée, poussé par le
maître ou par l’intérêt, ce qui forme contrepoids. (ibid. : 860)
Comment un tel phénomène est-il possible ? Par le jeu des différentes
stratégies des agents en régime de réglementation des marchés. Reposant sur
des informations qui peuvent être en partie fausses, elles sont amplifiées par les
anticipations qui leur sont liées, et c’est ainsi qu’une stérilité, pour prendre le
cas de la « disette », « qui n’est souvent en la plus grande partie qu’en idée »,
possède « une suite bien réelle ».
Une variation climatique, réelle ou supposée, induit des prévisions quant
à l’approvisionnement des marchés. « Du moment que quelqu’un de ces dé-
rangements a produit son effet, les uns plus tôt, les autres plus tard, aussitôt
l’alarme se répand parmi le peuple que l’année ne sera pas opulente, que les
blés ont manqué en quantité de contrées » (ibid. : 861). Le bruit est aussitôt
amplifié : « il en arrive comme dans toutes les rumeurs publiques, on fait le
mal beaucoup plus grand qu’il n’est » (ibid.). Entrent alors immédiatement en
jeu un double comportement de précaution et de spéculation. Les acheteurs,
prévoyant la disette, et donc une forte hausse des prix, veulent constituer des
stocks de précaution : ils accroissent leur demande. Les vendeurs, de leur côté,
voyant que la situation leur est favorable, l’accentuent par l’émission de fausse
180 Les chocs déstabilisateurs
information qui leur permettra de ne pas – ou peu – payer les propriétaires,
et d’accroître leur pression à la hausse sur le marché, en constituant parallèle-
ment des stocks spéculatifs. Il en résulte évidemment un accroissement de prix
totalement disproportionné au regard de la cause perturbatrice initiale.
Le désordre commence par la campagne, dont les habitants ont un double
intérêt de répandre ce bruit : le premier, de faire hausser le prix des
grains, et le second, de se dispenser de payer leurs maîtres, alléguant, le
plus souvent contre vérité, qu’ils n’ont pas recueilli de quoi ensemencer
leurs terres et se nourrir, eux et leurs familles ; tout le reste du menu
monde, qui est extrêmement disposé à prendre le ton plaintif [.. .] donne
encore une rehausse à la commune renommée, sans connaissance de cause
et plus grand approfondissement, de quoi même il n’est pas capable.
Ainsi, voilà aussitôt deux effets qui suivent le premier, savoir, que tous les
vendeurs de blé, dans l’espérance que le mal augmentera, s’abstiennent
de fournir les marchés à leur ordinaire, n’oublient rien pour obtenir de
leurs créanciers un délai de paiement, dans la promesse de leur en faire
de bien plus considérables avec le temps; et l’autre, que ceux qui font
leur provision de blés ordinairement de semaine en semaine, ou de mois
en mois, se hâtent au plus tôt de se fournir pour toute l’année, et même
davantage, le tout sur une terreur panique d’un mal qui n’est grand que
parce que la fantaisie et l’erreur font croire ce qui n’est pas. (ibid.)
Que les stratégies et les anticipations des agents possèdent une action dé-
terminante, par le biais des liens stocks/flux en fonction des prix, Boisguilbert
le confirme dans la suite de l’analyse. Les agents peuvent s’être trompés dans
leurs prévisions, et l’année se révéler bonne. Les producteurs sont alors à même,
sauf extrême nécessité pour eux de vendre toute leur récolte, de maintenir ar-
tificiellement la hausse des prix pour éviter leur effondrement : simplement
en ne régulant pas les flux d’offre sur les quantités réellement produites, en
maintenant des stocks dans les granges :
quand l’année se trouverait très abondante, et que le peuple se serait
mépris dans ses conjectures ou ses idées, le mal ou le rehaussement qui
a pris racine ne s’arrête pas pour cela, au moins en partie, attendu que
comme, lorsque les grains sont à vil prix, aucun laboureur ni marchand
ne vendrait si la nécessité de payer ses dettes ne le talonnait de près, ce
qui fait que, dans l’avilissement, il est obligé de faire main basse, surtout
à cause qu’il faut beaucoup de blés pour faire peu d’argent, il est tiré de
cette situation par le haut prix, qui le met en pouvoir de moins vendre
pour satisfaire à ses obligations, et ainsi de moins fournir les marchés.
Voilà donc la balance, pour y revenir, qui a perdu son équilibre ; car ce
sont les marchés seuls qui décident souverainement en cette occasion, et
non la quantité des blés, quelle qu’elle soit, qu’il peut y avoir ou dans
Jeux en enjeux des stratégies de marché 181
les greniers, ou dans les granges des métairies : vingt sacs dessus ou
dessous dans un marché font le sort des grains, pendant qu’une fois plus
ou moins repostés dans les lieux qu’on vient de marquer ne change en
rien leur destinée. (ibid. : 861–2)
4. Il en va bien différemment en régime de liberté du commerce. Les mêmes
comportements des agents sont alors stabilisateurs, et seules de faibles
variations de prix peuvent se produire temporairement. La précaution et sur-
tout la spéculation se trouvent prises, pour ainsi dire, à leur propre piège.
Il suffit qu’ils sachent que l’on peut acheter ou vendre sans problèmes parti-
culiers, à l’étranger ou dans une province voisine, pour que les agents tiennent
compte de cette information dans l’élaboration de leurs plans, même si cet
achat ou cette vente est effectivement nulle ou d’un volume très faible par
rapport aux transactions du marché local. L’effet quantitatif n’a nul besoin,
par conséquent, d’être important, pour produire un effet-prix appréciable. Par
le biais des anticipations et des relations flux/stocks, la seule possibilité d’un
commerce entièrement libre suffit à modérer l’ardeur des acheteurs et/ou des
vendeurs et à rendre leur comportement raisonnable sur les marchés.
Du côté des vendeurs (Boisguilbert 1705c : 786), « la simple permission
d’enlever les blés », i.e. de les exporter hors de la province ou du royaume, fait
qu’en période d’abondance les marchés ne sont pas en excès d’offre, même si
le surplus reste en réalité dans les granges. Inversement, en période de disette,
les exigences des offreurs sont moins fortes, en raison d’importations toujours
possibles.
. . . on maintient que la simple permission d’enlever des blés, avant même
qu’on en ait fait sortir la moindre quantité, fait tout aussitôt hausser
le prix, et le prix haussé se hausse après cela de lui-même sans aucun
ministère étranger, parce que, comme ceux qui vendent à vil prix ne le
font que par contrainte et pour satisfaire à des paiements indispensables,
comme des gages de valets et journées d’hommes, du moment qu’il hausse
de prix, les obligations qui contraignent de vendre étant sur le même
pied, il ne faut pas la même quantité de blé pour y satisfaire. Ainsi le
laboureur n’est pas contraint d’envoyer le même nombre au marché, ce
qui le fait aussitôt hausser de prix, du moment que les lieux où l’on le
débite publiquement fournissent moins qu’auparavant. Or ce premier effet
dont on vient de parler, du resserrement de blé par la simple publication
du pouvoir d’enlever, arrive parce que d’entre ceux qui fournissent les
marchés lorsque le blé est à vil prix, tous ne le font pas avec le même
degré de nécessité ou d’obligation : les uns ne peuvent attendre en aucune
manière, et les autres, quoiqu’ils aient encore du temps devant eux, la
crainte que le prix ne baisse davantage dans le temps qu’ils tomberaient
182 Les chocs déstabilisateurs
dans la même situation des premiers les fait fournir les marchés avec
les mêmes empressements qu’eux. Or une pareille publication est une
garantie formelle et une certitude d’un meilleur sort en attendant, ce
qu’ils ne manquent pas de faire. Ainsi, du côté de la fourniture, dès ce
même moment le blé reçoit de la hausse sans aucune cause étrangère, par
les deux raisons que l’on a marquées. (ibid.)
Du côté des acheteurs, un raisonnement analogue est mené. En période
d’abondance, la seule « menace » d’exportation des blés, et donc de voir les
marchés moins bien approvisionnés et le prix augmenter, provoque un com-
portement de précaution : le cours du blé est soutenu par la demande. En cas
de disette, par contre, les mouvements de panique ne sont pas aussi puissants
qu’auparavant, les acheteurs sachant bien qu’une importation de grains est
susceptible à plus ou moins court terme de réapprovisionner la province : leur
demande est alors proportionnellement moins forte, et la hausse des cours est
contenue.
. . . comme tous ceux qui ne labourent pas, qui forment le plus grand
nombre, font leurs provisions aux marchés, ils se conduisent dans cette
rencontre, pour en acheter plus ou moins, à la fois en proportion du prix
où il est et de la pensée de la hausse ou de l’avilissement où ils croient
qu’il sera à l’avenir, ainsi de ce qu’il y aurait à gagner ou à perdre à
[garder] leur argent ou à s’assurer de ce qu’il leur faut de blé pour leur
année ; de façon que cette permission aux étrangers d’enlever étant une
trompette à leur égard qui les appelle à s’en fournir de bonne heure, les
marchés, qui fournissaient déjà moins par cette publication, sont encore
plus diligemment dépouillés par la même raison. (ibid.)
La libre concurrence, et notamment le commerce extérieur, stabilise donc les
prix au travers des mécanismes décrits d’anticipation et de stratégie prix/quan-
tités.
. . . la réception ou sortie des blés étrangers n’est d’aucune considération
pour le royaume par rapport à la subsistance, mais seulement à l’équi-
libre de la balance et au prix : comme l’excès de cherté n’est à la rigueur
ordinairement fondé que sur des bruits publics ou terreurs paniques, ne
provenant uniquement que du pouvoir plus ou moins où sont les labou-
reurs de vendre leurs grains, l’arrivée d’un vaisseau chargé de cette denrée
fait une espèce de miracle, parce qu’on ne manque jamais de dire que c’est
l’avancement d’une bien plus grande quantité, et cela fort sagement, qui
va arriver au premier jour. De plus [. . .] c’est la vérité, que la fourniture
des marchés seule, se trouvant forte ou légère, fait le sort du prix des
blés, indépendamment de quelque abondance qu’il puisse y avoir dans
les greniers [. . .], un seul vaisseau de trois à quatre cents muids de blé
seulement est comme si l’on portait ce nombre tout d’un coup à un mar-
Jeux en enjeux des stratégies de marché 183
ché qui n’en eût ordinairement que trente à quarante muids aux jours de
vente, comme ils le sont tout au plus, même les mieux accrédités : il est
constant qu’à moins que la cherté fût extrême, et que les acheteurs se
fournissent pour plus que leur provision ordinaire, ou pour revendre aux
autres, le prix tomberait tout d’un coup. (Boisguilbert 1704b : 863)
C’est la même chose, ajoute Boisguilbert, « dans la situation contraire, par
la sortie de quelques blés lors de l’anéantissement du prix ».
Le commerce « extérieur » – provincial ou national –, contrairement à ce
que disent ses détracteurs, n’est donc jamais dommageable aux intérêts de la
nation, et finalement fort peu important au plan quantitatif. Les effets d’an-
nonce possédant un pouvoir amplificateur, une faible quantité suffit pour faire
baisser les prix : toute importation supplémentaire ne serait plus avantageuse.
Inversement, en temps d’abondance, si une faible exportation permet le rehaus-
sement des cours, la sortie ultérieure des blés n’est, là non plus, aucunement
avantageuse. Boisguilbert s’évertue à conjurer la peur de ses contemporains :
le manque de céréales.
C’est pourquoi il insiste sur l’exportation. Celle-ci ne peut être effective en
temps de cherté « attendu que s’il y a à gagner pour les étrangers dans ces
occasions, ce n’est pas à faire sortir les blés de la France, mais à en apporter »
(Boisguilbert 1705c : 787). Il est d’avis cependant – pour calmer les esprits ? –
qu’il faut restreindre les importations en période d’abondance, afin, sans doute,
de ne pas ajouter à la dépression des prix : c’est ce qui l’a fait passer pour
protectionniste. Il est cependant aisé de voir que cette mesure est tout-à-fait
inopérante puisque les étrangers n’ont aucun intérêt à apporter des blés pour
les vendre à très bas prix; leur intérêt est plutôt d’en emporter. Boisguilbert
termine donc son analyse sur ce point en soulignant une nouvelle fois le rôle
essentiel qu’il accorde à la communication. Pour que tout ce processus soit
vérifié, précise-t-il, il faut laisser le temps aux informations de parvenir aux
marchés, même les plus reculés.
On doit être satisfait de ce que l’on a marqué, qu’un enlèvement très
peu considérable dans un port de mer met aussitôt le blé au prix qu’il est
nécessaire [. . .]. C’est pourquoi on n’en parlera pas davantage, après avoir
seulement ajouté qu’il faut que cet enlèvement se traîne le plus longtemps
qu’il est possible, afin que le bruit s’en répandant insensiblement dans
tous les marchés voisins, les conséquences tracées ci-dessus pénètrent dans
les contrées les plus avancées dans les terres, et produisent les effets dont
on a parlé. (ibid. : 787–8)
184 Les chocs déstabilisateurs
Louis Le Nain. Famille de paysans, vers 1642 (Musée du Louvre).
5. Le processus d’amplification des mouvements sur les marchés est donc dû
à un comportement portant sur les flux et les stocks de biens et services, en
fonction de prix effectifs ou supposés : nous le retrouverons à l’œuvre sur les
autres marchés. La propagation de la crise, elle, est due à l’arbitrage entre la
dépense et la thésaurisation, et concerne les flux et les stocks de monnaie.
Un choc déstabilisateur sur l’agriculture provoque une baisse des revenus
des rentiers : par le circuit des revenus, cette baisse est transmise aux autres
secteurs, et la dépression se propage dans la mesure où la hiérarchie des besoins
reprend ses droits.
Boisguilbert nous décrit tout d’abord le jeu du « multiplicateur » à la baisse
en des termes bien connus : le comédien se réjouit de voir les blés à vil prix
et de ne payer son pain qu’un sou au lieu de deux. Mais il ne s’aperçoit pas
que, ce faisant, il cause sa propre perte car le fermier ne peut plus payer le
propriétaire foncier, i.e. celui qui, précisément, va au théâtre.
Un homme qui allait autrefois tous les jours à la comédie dans le temps de
son opulence, c’est-à-dire que ses fermiers, par la vente de leurs
denrées aux comédiens mêmes, le payaient ponctuellement, y trouvant
de la diminution par quelque cause violente [.. .] se retranche à n’y al-
ler plus que trois fois la semaine, pour compenser par la diminution de
sa dépense celle qui lui arrive dans sa recette. Le comédien [. . .], qui est
Jeux en enjeux des stratégies de marché 185
atteint du même mal, en fait tout autant de sa part; et s’il mangeait de la
viande et même de la volaille tous les jours, il retranche pareillement son
ordinaire et se réduit à ne faire semblablement bonne chère que la moitié
du temps : par où, outre l’avilissement du prix du grains, le fermier de
celui qui allait à la comédie, et qui est marchand de bestiaux, reçoit un
surcroît de difficulté de payer son maître, et celui-ci de faire subsister le
comédien. [. . .] Et cette manœuvre continue jusqu’à ce qu’ils aient pris
réciproquement tout à fait congé l’un de l’autre, ce qui est absolument
la ruine d’un État. [. . .] C’est le même raisonnement de toutes les autres
professions, qui ne sont toutes misérables que par la même conduite et
les mêmes circonstances. (Boisguilbert 1707b : 990)
Ce thème est souvent repris mais, s’il peut paraître familier, est susceptible
de recevoir deux interprétations complémentaires. La première, habituelle, se
dégage de ce texte : c’est l’interprétation « ex post ». Le rentier diminue sa
consommation parce que son revenu a diminué. Par un enchaînement lié à
l’interdépendance de toutes les professions, tous les agents, constatant une
baisse de leur revenu, font de même.
Mais Boisguilbert dit aussi autre chose, qui peut donner lieu à une
interprétation « ex ante » de textes analogues. À partir d’un désajustement
initial, les agents ne constatent pas seulement une baisse de leur revenu : ils
anticipent les baisses futures, amplifiant ainsi immédiatement le mouvement.
C’est par les anticipations sur le crédit, sur la solvabilité des agents, etc., que se
propage la crise, chaque individu constituant, pour se prémunir, des encaisses
de précaution – thésaurisées. On voit ici le rôle central de la catégorie d’agents
qui peut se permettre un tel comportement : les membres de la classe oisive,
et les entrepreneurs de la classe productive.
. . . deux cents pistoles retenues dans un même lieu par le possesseur
pendant des quatre ou cinq mois, et même davantage, dans la juste crainte
qu’il a de n’être plus payé à l’avenir, privent l’État de deux cent mille
livres de revenu dont il jouirait tranquillement en pareil espace, sans cette
terreur qui lui fait prendre de si fatales mesures. (Boisguilbert 1706 : 803)
D’innombrables textes vont dans le même sens, démontrant de la sorte que
le jeu du multiplicateur à la baisse est bien une affaire de reports induits par
les phénomènes que nous venons de souligner.
Un laboureur a beau avoir plein sa maison de vins, de grains et de
bestiaux, tout le monde voyant que par le bas prix il n’a pas de quoi
satisfaire à son maître pour le fermage, qui est toujours le premier pris,
qui que ce soit ne lui veut confier aucune des denrées dont il a besoin,
dans la certitude où l’on est que l’on n’en serait jamais payé. Tout comme
le cordonnier, le chapelier et le drapier se trouvent dans la même situa-
186 Les chocs déstabilisateurs
tion par la même cause : c’est en vain que leurs boutiques sont pleines
de marchandises, le manque de débit arrivé par ce premier principe de
destruction du laboureur les met hors de crédit, puisque pareillement
dans la vente de leurs biens, le louage de maison emporterait tout. Il faut
donc partout là le ministère de l’argent, c’est-à-dire qu’il lui arrive cent
fois plus de fonction qu’il n’en avait auparavant; ce qui devant l’obliger
à augmenter sa célérité dans sa marche, il arrive tout le contraire, et il
réside des mois entiers dans des mains où il n’aurait pas été un moment
de temps auparavant, attendu que, comme dans les temps d’abondance,
qui que ce soit ne s’en dessaisit qu’à proportion qu’il espère le pouvoir
faire rentrer, réglant sa dépense à sa recette. [.. .] [D]u moment que tous
ces sujets voient la certitude de la diminution de leur recette future, ils
en font autant de leur dépense, et par conséquent de la sortie de l’argent.
(Boisguilbert 1704d : 968–9)
On comprend donc mieux l’accent placé par l’auteur sur la vitesse de cir-
culation de la monnaie. Les agents raisonnent en termes de prévisions et de
constitution d’encaisses de précaution : ils accélèrent ou ralentissent en consé-
quence le rythme de leurs dépenses sur les marchés, d’où les fluctuations de
la vitesse de circulation. Si les agents ne dépensaient moins que parce qu’ils
reçoivent moins, sans faire varier leur propension à dépenser, i.e. s’ils conser-
vaient un comportement d’automate indépendamment des informations qui
leur parviennent, la vitesse de circulation ne verrait pas sa valeur diminuer :
elle augmenterait même sous l’hypothèse d’une propension à dépenser décrois-
sante en fonction du revenu.
C’est également ce comportement de précaution qui permet de voir la crise
se propager en l’absence d’une baisse sensible de revenu de la classe oisive :
même si certains ont un pouvoir d’achat accru de fait, ils n’en dépenseront
pas davantage pour autant s’ils adoptent un comportement de constitution
d’encaisses monétaires en fonction d’anticipations pessimistes.
La chaîne des crédits, enfin précipite également la crise. Un premier crédit
accordé par un marchand à un rentier en a provoqué cent autres, tous fondés
sur la confiance engendrée par le premier créditeur. Que celui-ci vienne à être
touché, et tout s’effondre, multipliant ainsi les pertes 153.
153. Cf. Boisguilbert 1706 : 801 : « un premier paiement, fait ou non fait, promis, attendu
ou retardé, produit le même effet à l’égard de deux cent mille personnes consécutivement
qui attendent toutes, la bouche ouverte, leur nourriture de ce premier principe, dont tous
les accidents les regarde singulièrement, sans leur faire ni quartier ni crédit de façon ou
d’autre ».
Jeux en enjeux des stratégies de marché 187
Louis Le Nain. La forge, vers 1640 (Musée du Louvre).
6. Pour achever cette analyse, il reste à noter les indications très précises que
fournit Boisguilbert quant au sens de la propagation des déséquilibres, à leur
éventuel enraiement ou, au contraire, leur amplification possible, et enfin quant
au rôle des anticipations dans la phrase de reprise conjoncturelle.
Le sens de la propagation des déséquilibres, tout d’abord : sont touchées
ou disparaissent en premier lieu les professions qui étaient apparues les der-
nières. Celle du comédien, par exemple : « c’est par cette profession que l’on
commence la réforme, comme c’était par elle que l’on avait fini l’acquisition du
superflu » (Boisguilbert 1707b : 988). Car parallèlement au circuit des reve-
nus, celui de la hiérarchie des besoins reprend ses droits en temps de crise. Les
agents ne se restreignent pas uniformément sur toutes leurs consommations,
mais d’abord sur les plus superflues, puis seulement, au fur et à mesure de
l’approfondissement de la dépression, sur les moins futiles, et les nécessaires.
Et comme il y a de l’ordre dans l’augmentation de la dépense, à
proportion qu’on augmente de facultés ; que d’abord que l’on a plus que
188 Les chocs déstabilisateurs
le nécessaire, on se procure le commode ; qu’ensuite de cela, on passe
au délicat, au superflu, au magnifique, et enfin, dans tous les excès que
la vanité a inventés pour ruiner les riches [.. .] ; lorsqu’il faut déchanter
par la cessation des revenus en fonds, causée par l’avilissement des blés,
la réforme refait le même chemin en rétrogradant. (Boisguilbert 1704b :
838)
Le processus est d’autant plus pervers et inéluctable qu’il est moins visible.
La multiplicité des professions, tout d’abord, rend la propagation moins sen-
sible au départ, au contraire de ce qui se serait produit avec un faible nombre
de métiers en présence : « Le dépérissement qui arrive à une de ces deux cents
professions n’est pas d’abord aussi sensible que celui qui aurait pu se rencon-
trer entre les deux premiers et uniques ouvriers de la terre; mais avec le temps,
et en augmentant à vue d’œil, il produit le même effet qu’aurait fait l’autre »
(Boisguilbert 1707a : 896).
Le processus peut être momentanément freiné par une déthésaurisation
partielle des agents, lorsque les chocs subis ne sont pas très violents. Mais
cela n’est vrai que des professions les plus protégées, i.e. les plus essentielles
dans l’ordre de la satisfaction des besoins.
Celles qui sont accueillies de longue main, ainsi que les particuliers qui les
professent, ne se trouvent pas absolument déconcertées par la survenue
de quelque orage, quand il n’est pas de la dernière violence. Quelques-
uns, et même plusieurs, trouvent dans le passé des ressources qui aident
au présent, et même à l’avenir ; mais il n’en va pas de même, à beaucoup
près, d’une infinité d’autres, c’est-à-dire des malheureux à qui la misère
tenant continuellement le couteau à la gorge, c’est tout ce qu’ils peuvent
faire, en travaillant nuit et jour, que de s’empêcher de périr : il n’y a
continuellement qu’un filet de distance entre leur subsistance, même assez
frugale, et leur destruction entière. (Boisguilbert 1707b : 997)
Mais, selon Boisguilbert, le processus même qui rend plus ou moins
insensible le dépérissement dans ses débuts l’amplifie de fait, en fortifie les
fondements et le rend d’autant plus inéluctable. Les agents, en effet, n’ont
pas la même structure de consommation : le superflu de l’un n’est pas celui
des autres, et sa nature varie suivant la condition sociale. Par conséquent, la
suppression par chacun de la consommation du superflu attaque d’emblée un
grand nombre de professions et déstabilise toute la structure des dépenses,
accélérant insensiblement le processus de contraction.
Il y a encore une attention à faire, qui est que cette réforme ne s’en
tient pas seulement au superflu, et même au commode et à l’utile, mais
même elle attaque dès le premier moment jusqu’au plus nécessaire de
Jeux en enjeux des stratégies de marché 189
plusieurs conditions ou métiers, par un contre-coup qui devient aussitôt
contagieux et embrasse toutes les professions. En effet, s’il n’y avait que
le superflu et le magnifique qui souffrissent, le désordre ne serait pas tant
à déplorer ; mais comme l’ouvrier du superflu et du magnifique n’exerce
cet art et cette profession que pour se procurer le nécessaire, l’un ne peut
être retranché sans que la perte de l’autre ne s’en ensuive aussitôt, ce qui
cause un nouveau déchet dans l’État. (Boisguilbert 1704b : 838)
Il resterait à traiter ici du rôle des anticipations lors de la reprise écono-
mique : nous reportons cependant son analyse à l’issue de l’examen des autres
facteurs qui permettent l’approfondissement de la dépression.
7. Sur les autres marchés, le processus de dépression n’est pas fondamenta-
lement différent. Il met toujours en jeu les informations des agents, les an-
ticipations et les stratégies qu’ils fondent sur celles-ci, toujours, aussi, dans
une perspective de non-apprentissage : c’est la même pièce que l’on redonne
chaque fois. La réduction générale de la dépense entraîne des difficultés sur le
marché des biens manufacturés et sur celui du travail; et, de manière induite,
sur celui des fonds prétables. Nous négligeons ici le marché des biens d’ « in-
vestissement », qui couronne le tout puisqu’il se ressent à la fois du marasme
agricole – baisse de la rentabilité des terres –, de la hausse des taux d’intérêt
et de la politique financière gouvernementale des « affaires extraordinaires » :
Boisguilbert aborde ce thème de nombreuses fois, mais d’une manière assez
diffuse dont nous avons déjà rapporté l’essentiel.
Regardons ce qui se passe sur le marché des produits manufacturés. Ce
marché représente lui aussi une sorte de luxe, de superflu. Aussi un rentier
diminuera d’abord sa dépense en objets d’artisanat : « un propriétaire qui n’est
point payé ne donne point trente pistoles d’une perruque, cinquante pistoles
d’une écharpe, quatre mille francs d’un carrosse » (Boisguilbert 1704b : 839).
De son côté, on s’en souvient, le marchand ne diminue pas ses prix : ceux-ci
sont rigides à la baisse dans un premier temps. Sa ruine est alors inéluctable :
il faut que les marchands de pareilles magnificences, qui ont fait de
grandes avances et se sont constitués en de grands crédits pour fournir
leur magasin de pareilles superfluités, du moment qu’ils n’en trouvent pas
de débit, périssent entièrement en prenant la fuite et abandonnant tout
à leurs créanciers : ce qui devient si contagieux qu’une seule banqueroute
en attire une infinité d’autres. (ibid.)
À quoi cette « contagion » est-elle due ? À ce que le marchand est contraint
de « faire finance », et de casser le marché en baissant finalement ses prix de
190 Les chocs déstabilisateurs
Jean Michelin. La charette du boulanger, 1656
(The Metropolitan Museum of Art, New York).
manière considérable pour avoir trop attendu. Il brade tout et chasse ainsi
les clients de chez ses concurrents qui, eux, maintiennent encore leurs prix
inchangés : « Il y a encore un autre désordre, qui est pareillement un enfant
de la première cause, c’est que lorsqu’un ouvrier ou marchand voit ses affaires
en désordre, et qu’il ne pourra satisfaire ceux à qui il doit dans l’échéance
des termes, manque de débit, ne voulant pas être réduit à la mendicité, il fait
finance, comme on appelle, c’est-à-dire qu’il donne tout à vil prix et à perte,
non de lui, mais de ses créanciers, et met ensuite l’argent dans sa poche et la
clé sous la porte de sa maison, en prenant congé de la compagnie ». Il s’en suit
un « désordre » dans l’État, et un autre « effroyable, en ce que cette vente à vil
prix et à perte de marchandise [. . .] réduit au néant celles de tous les autres,
qui ne peuvent jamais espérer de la libéralité de l’acheteur la préférence de
leurs denrées à un prix plus haut que celui qu’on peut avoir ailleurs » (ibid.).
Cette analyse, développée dans le Traité des grains, est reprise dans le
Mémoire sur l’assiette de la taille et de la capitation. Boisguilbert y ajoute une
précision supplémentaire : les sommes que le banqueroutier emporte avec lui
sont inévitablement thésaurisées et accentuent donc le désordre.
Jeux en enjeux des stratégies de marché 191
Le marchand « fait finance » « afin d’avoir de l’argent comptant qu’il se garde
bien de remettre dans le commerce [. . .] ; il le garde bien secrètement et ne le
dépense que par une pure nécessité » (Boisguilbert 1705b : 682).
De même, ce marchand banqueroutier n’a d’autre ressource, pour
s’empêcher de périr, que de garder des années entières des espèces qui
l’auraient ruiné si elles avaient résidé beaucoup moins chez lui lorsque son
négoce fleurissait. Ce qui forme deux désordres effroyables : le premier,
ce trop long repos de l’argent, qui est comptable de tous ses moments au
commerce ou à la consommation, sans quoi l’un et l’autre dépérissent,
et ce qui donne lieu, lorsque cela arrive [.. .] aux beaux discours de tout
le monde, savoir que l’argent a passé dans les pays étrangers et n’existe
plus ; et l’autre malheur est que ces démarches diminuant extrêmement
la dépense ordinaire de ces particuliers, cela ruine [. . .] le prix de toutes
choses, ce qui jette les propriétaires de presque toutes dans le même sort
de ce premier banqueroutier. (ibid. : 682–3)
Une aggravation semblable de la crise, sous l’effet d’une rigidité de prix,
se vérifie sur le marché du travail. Le processus y est cependant un peu plus
complexe et il faut distinguer les comportements des ouvriers en agriculture et
dans les autres secteurs.
On sait que, sur le marché du travail, le salaire monétaire n’est flexible qu’à
la hausse. Or, une baisse du prix des blés signifie pour les artisans et les mar-
chands une moindre demande, donc des affaires stagnantes ou en régression.
Pour les fermiers, nous savons ce qu’il en est. La même situation prévaut pour
tous ceux qui embauchent des domestiques. Les demandeurs de travail sou-
haitent donc une baisse du salaire monétaire. Mais les ouvriers s’y opposent.
Dans l’agriculture, la position des ouvriers est la plus favorable de par la
nature même du travail qui doit y être effectué. Dictés par le rythme des saisons
et des jours, les travaux ne peuvent pas attendre. Les fermiers se voient ainsi
dans la nécessité « ou de tout abandonner, ou de faire faire leurs besognes à
quelque prix que ce soit : ce qui ruine les fermiers des terres dans la suite,
et par conséquent leurs maîtres et leurs créanciers, par une gradation qui va
jusqu’à l’infini » (Boisguilbert 1695 : 610). En période de bas prix du blé, donc,
« voilà la cause de l’ouvrier gagnée, quoique perdue dans la suite ».
La nécessité seule, qui mène ces sortes de gens-là, a perdu l’empire qu’elle
avait sur eux : s’ils gagnent la dépense de toute la semaine en une seule
journée de travail parce que le blé est à rebut, loin d’en suivre le niveau
pour leur salaire, cette situation les fortifie à rengréger [augmenter] la
misère du maître en exigeant un plus haut prix par la possibilité où ils
sont, en cas de refus, de se passer de travail un temps considérable. Et
192 Les chocs déstabilisateurs
comme la culture de la terre n’a point de moment qui ne soit fatal, c’est-
à-dire que si tout n’est fait au jour et à l’heure marqués par les saisons,
tout est perdu, le laboureur n’a que le choix ou de périr en laissant tout,
ou de faire une dépense dont il ne sera jamais remboursé. (Boisguilbert
1704b : 874)
Dans le secteur marchand et manufacturier, par contre, la position de l’en-
trepreneur est moins périlleuse, eu égard à la nature du processus productif.
D’où une action plus spectaculaire des ouvriers sous forme de grèves et de
coalitions. Il y a
un esprit de rebellion si fort établi contre la justice dans ces occasions
entre les ouvriers [.. .] que l’on voit, dans les villes de commerce, de sept
à huit cents ouvriers d’une seule manufacture s’absenter tout à coup [.. .]
parce qu’on leur voulait diminuer d’un sol leur journée, le prix de leurs
ouvrages ayant baissé quatre fois davantage, les plus mutins usant de
violence envers ceux qui auraient pu être raisonnables. Il y a même des
statuts parmi eux, dont quelques-uns sont par écrit et qu’ils se remettent
de main en main [. . .], par lesquels il est porté que [si] l’un d’eux en-
treprend de diminuer le prix ordinaire, il soit aussitôt interdit de faire
le métier ; et outre la voie de fait dont ils usent en ces occasions, le
maître même s’en ressent, par une défense générale à tous les ouvriers
de travailler jamais chez lui; on a vu des marchands considérables faire
banqueroute, par cette seule raison qu’ils avaient été deux ou trois ans
sans pouvoir trouver personne pour faire leurs ouvrages, quoiqu’il y en
eût quantité sur le lieu, du même art, qui ne trouvaient point de maîtres.
(ibid. : 875–6)
On devine les conséquences économiques d’une telle rigidité à la baisse des
salaires monétaires. Lorsque les ouvriers reviennent sur leur décision et se
déclarent prêts à accepter des conditions moins favorables qu’auparavant, il
est trop tard. La ruine est générale :
Cette situation gagne aussitôt tous les arts et professions, où l’on voit
la même rébellion de la part de l’ouvrier à l’égard de l’entrepreneur, et
jusqu’aux domestiques envers leurs maîtres, lesquels au moindre mot leur
mettent le marché à la main, sentant le pain à bas prix, pour après, tant
les ouvriers que les valets, en payer la folle enchère, lorsque leur provision
ayant pris fin, et revenant de leur révolte, ils ne trouvent plus le marché, à
beaucoup près, qu’ils ont refusé parce que la misère s’étant puissamment
établie, tout le monde est dans l’intérêt de congédier les gens, et non pas
d’en prendre de nouveaux. (ibid. : 874)
Le marché des fonds prétables, en dernier lieu, reçoit une double atteinte qui
fait hausser les taux d’intérêt, répercutant ainsi une nouvelle fois les difficultés
sur les autres marchés.
Jeux en enjeux des stratégies de marché 193
Les difficultés économiques, par la ruine de la confiance dans les billets des
négociants, et par le comportement de constitution d’encaisses de précaution,
met la « famine » aux espèces métalliques, donc accroît la demande de fonds,
au moment même où le nombre des prêteurs diminue. Le premier effet est
de multiplier infiniment le nombre de ceux qui en cherchent et des em-
prunteurs, et de diminuer en même temps celui des prêteurs, car la même
raison qui fait que l’on ne veut point de leurs billets, manque de confiance,
oblige pareillement à ne leur pas prêter. (Boisguilbert 1705b : 675)
L’État, d’un autre côté, accentue le mouvement par sa politique financière,
provoquant, de proche en proche, une hausse généralisée des taux (ibid. : 704) :
« ce grand profit que le Roi donne du denier quatre [i.e. 25%], sans aucun risque
ni péril des prêteurs, se rencontrant dans des sujets absolument dépourvus
de toutes sortes de facultés, surtout dans leur commencement, il leur faut
avoir recours aux emprunts. Or les prêteurs, prenant avantage de l’avidité du
nombre de ces sortes de gens [les partisans], ont quitté sans nul scrupule le degré
d’intérêt réglé par le Prince et toutes les lois : ils se sont fait donner le denier dix
[i.e. 10%] avec empressement, ce qui a fait que trouvant ces grands avantages,
nul ne songe aux terres ni aux charges, qui sont entièrement demeurées à néant,
par où le capital du royaume est devenu à rien; tout le crédit des possesseurs de
ses fonds [. . .] s’est évanoui, et il n’y a eu autre ressource contre ces désordres
qu’une cessation de toutes sortes de dépenses » et la boucle est donc bouclée.
8. Nous l’avions annoncé : il ne fallait pas s’attendre à trouver chez
Boisguilbert un modèle au sens moderne du terme. Mais à défaut de modèle,
sa problématique est cohérente, et ses analyses sont remarquablement précises
et articulées, tentant de rendre compte de la réalité de la fin du XVIIe siècle
français à l’aide de principes théoriques et de la construction d’une mécanique
économique. La mécanique n’est pas parfaite : elle existe cependant et ne pos-
sède pas d’équivalent à l’époque, et pour longtemps encore. Il s’agit là d’un
moment essentiel dans le développement de l’économie politique. La séculari-
sation de thèmes religieux jansénistes, amorcée par Nicole et par Domat, est
ici achevée et dépassée. Sont d’emblée établies les conditions dans lesquelles la
concupiscence, l’amour-propre non éclairé, et le langage trompeur des relations
sociales forment un tout cohérent et parfait en apparence, bénéficiant à tous
au travers de la recherche individuelle de la meilleure position possible. Sont
enfin analysés les processus déstabilisateurs et le déroulement des déséquilibres
économiques et sociaux.
194 Les chocs déstabilisateurs
Jean-Honoré Fragonard. Scène nocturne, dite Le songe du mendiant,
vers 1765 (Musée du Louvre).
Un point demeure cependant à préciser : le rôle de l’État, dont on a esquissé
les contours. Nous avons dit que le libéralisme de Boisguilbert n’excluait nul-
lement l’interventionnisme. Il s’agit à présent d’en préciser les modalités. La
politique économique a alors trait, on s’en doute, à la régulation du marché
des blés dont la nature particulière a été soulignée.
Mais ne vient-on pas précisément de montrer qu’en régime de libre échange,
ce marché tendait à s’autoréguler? Que la liberté du commerce – dont celle
du commerce « extérieur » – tend à instaurer une concurrence équilibrée neu-
tralisant les fortes fluctuations dues aux aléas climatiques? La démonstration
est maintes fois répétée par Boisguilbert, c’est indéniable. Il reste cependant
que deux problèmes peuvent surgir : le premier est lié au temps, le second à
la réalisation effective du libre échange. D’un côté, en effet, Boisguilbert sou-
ligne le fait qu’il faut du temps pour que les informations parviennent partout
aux intéressés, et la situation peut fort bien évoluer pendant le processus ; on
n’importe ni n’exporte pas non plus instantanément en un lieu, fût-ce d’une
province voisine – Galiani y insistera – et les agents peuvent s’en apercevoir.
Jeux en enjeux des stratégies de marché 195
D’un autre côté, les guerres viennent perturber le commerce, et en particu-
lier les échanges extérieurs du royaume : la libre circulation des marchandises
peut s’en trouver entravée, et les effets décrits sur les anticipations jouer à la
déstabilisation. Par conséquent, il est bon que l’État veille, malgré tout, de
manière attentive, et supplée immédiatement à toute condition d’équilibre qui
viendrait à faire défaut. Car « il est nécessaire de faire comme à un toupin
qui est excueilli, n’y point toucher quand il est en grand mouvement, mais lui
donner du secours aussitôt qu’il paraît vouloir tomber » (Boisguilbert 1705b :
708). En quoi consiste alors sa politique interventionniste? À agir notamment
sur l’information des agents et sur leurs anticipations par des effets d’annonce.
Le cas traité par Boisguilbert est celui d’une guerre qui empêche, partiellement
ou totalement, le commerce extérieur.
Si, à cause de la guerre, ledit enlèvement [i.e. l’exportation du blé] n’est
pas suffisant pour maintenir ce prix, faire déclarer que le Roi veut faire
des magasins de blés dans dix ou douze villes situées sur des rivières à
quarante ou cinquante lieues de Paris. Deux ou trois cents muids suffiront
pour cela et pour en faire croître mille fois davantage. (ibid., : 738)
Contrairement aux autres agents dont l’information n’est que partielle, le
gouvernement semble connaître, lui, la manière exacte suivant laquelle l’écono-
mie fonctionne – c’est le lot de Boisguilbert de la lui porter à sa connaissance. . ..
Par conséquent, il doit adapter son comportement à celui des agents s’il veut
parvenir à ses fins. Il doit lui aussi tricher : afin que l’information de ses achats
ait le temps de circuler, de produire son effet, et qu’aucun agent ne s’aperçoive
de la supercherie – l’ « enlèvement qui n’est qu’en peinture » –, la réalisation
partielle de son projet sera lente et dispersée dans l’espace – les « dix ou douze
villes ». Les « deux ou trois cents muids » recueillis, d’autre part, suffiront à
leur tour à casser les anticipations de hausse en cas de disette. Et voilà jus-
tifiée une certaine utilisation des greniers publics : « Et de plus, si le prix du
blé demeurait trop fort dans les années stériles, ces grains de provision, en les
vendant, mettraient ce prix à la raison » (ibid).
C’est toujours le même scénario. Comme le blé est une denrée
très délicate et que le moindre mouvement lui en donne un très
considérable, peut-être que cela seul [l’effet d’annonce] la porterait au
prix auquel elle doit être, ou tout au plus qu’un achat de deux ou trois
cents muids ferait l’ouvrage, parce que le peuple, qui ne raisonne point en
matière de rumeurs publiques, grossirait si fort les objets qu’il estimerait
dans son idée cet achat mille fois plus fort; par où les acheteurs se hâtent
de faire leur provision de peur que le prix n’augmente, et les laboureurs,
196 Les chocs déstabilisateurs
n’étant point forcés de vendre une grande quantité de blé à vil prix pour
subvenir aux obligations journalières et indispensables du ménage, deux
sacs leur rapportant autant d’argent que quatre auparavant, ne feraient
pas regorger les marchés de cette denrée, ce qui la met au néant, et ce
qui, par une conduite contraire, soutient le taux nécessaire pour culti-
ver et engraisser toutes les terres, l’une et l’autre extrémité de cherté
et d’avilissement naissant d’elles-mêmes. (Boisguilbert 1705b : 708 ; voir
aussi ibid. : 732–3)
9. Toujours en liaison avec le problème du temps soulevé ici, nous pouvons,
pour conclure, noter une évolution de la pensée de Boisguilbert à ce sujet.
L’auteur passe en effet d’une conception parfaitement réversible des anticipa-
tions à la hausse ou à la baisse, à une autre, plus asymétrique, dans laquelle les
prévisions optimistes ne se rétablissent pas aussi vite qu’elles ne sont détruites.
Dans le Détail de la France, en effet, le modèle est purement mécanique.
Une cause quelconque détruit-elle l’équilibre et la confiance ? Sa suppression
les rétablit aussitôt : « Et il ne faut pas dire que cela demande quelque délai »
(Boisguilbert 1695 : 646). Après la publication des édits portant réforme fiscale,
« voilà [. . .] tout le monde riche en vingt-quatre heures » (ibid. : 648), puisque
le bien des sujets n’est plus menacé. Les prix se rétabliront aussitôt, et avec
eux les revenus du roi et des peuples. « Il ne faut point dire qu’il faut du temps
pour cela puisque, entre la permission de vendre sa marchandise, quand il se
trouve des personnes en état de l’acheter, et la vendre, il n’y a que 24 heures
d’intervalle ; et entre l’avoir vendue et être plus riche que l’on n’était, il n’y
a aucun intervalle ; et entre être plus riche que l’on n’était, et faire plus de
dépense, ou [à] acheter des fonds, ou à les cultiver mieux, il n’y a pareillement
aucun intervalle ; et entre faire ces mouvements et jeter de l’argent parmi le
peuple, il n’y a point non plus d’intervalle; et du moment que le peuple a de
l’argent, il consomme les fruits qu’il fait venir par son travail, et est en état de
payer le Roi » (ibid. : 659). L’édit portant sur la réforme de la taille, précise
Boisguilbert,
ferait le même effet que si on venait annoncer à divers particuliers très
misérables qu’il leur vient d’échoir une succession d’immeubles très opu-
lente; car bien qu’il ne fût dû aucun fermage qu’un an après, cependant
ils ne laisseraient pas de s’en sentir dès le même moment, parce que tout le
monde leur prêterait très volontiers, voyant la certitude d’être remboursé
et du capital et des intérêts, tout aussitôt que l’année serait échue. Tout
de même, la crainte étant levée, par cet édit, d’être exposé en proie à
ses ennemis ou envieux par toute montre d’opulence, qui est néanmoins
inséparable et du commerce et du labourage, on verrait un fermier de
Jeux en enjeux des stratégies de marché 197
terres emprunter de tous côtés pour charger sa ferme de bestiaux, qu’on
lui prêterait très volontiers, voyant qu’il ne pourrait plus être saisi pour
la taille de ses voisins, ni la sienne être augmentée d’une façon exorbi-
tante parce qu’il mettrait ses terres en valeur. Cependant, comme cela
produirait un engrais qui est toujours suivi d’une bonne levée, il serait en
état d’en partager le profit avec ceux qui lui auraient aidé. (ibid. : 647)
C’est une analyse sensiblement différente qui se trouve dans le Mémoire sur
l’assiette de la taille et de la capitation lorsque Boisguilbert aborde le thème
de la cessation des « affaires extraordinaires » et de la réforme des tailles.
Cette fois-ci, le rétablissement de l’état d’opulence demande du temps car les
agents, précise l’auteur, ne sont pas également sensibles à toutes les mesures,
ni forcément informés de tout. Et la confiance ne se rétablit pas sans délai.
Ainsi, quoiqu’il revînt un très grand bien au peuple de la cessation des
affaires extraordinaires qui anéantissent tous les fonds, et de la dispense
de l’injustice et du désordre des tailles, l’une et l’autre ne sont pas d’une
sensibilité générale, parce que, pour la première, il faut du temps pour
rétablir la confiance, et pour l’autre, les gens des villes sur qui tomberait
la hausse de la capitation ne sont pas également instruits des horreurs
de l’économie de la taille pour concevoir sur le champ le grand bien du
changement; ceux d’ailleurs que leur privilège ou leur vexation semblait
mettre à couvert, auront peine à y comprendre leur utilité, quoiqu’elle y
soit effective. Mais pour le désordre des aides et des liqueurs, on peut dire
que, comme tout le monde participe également à leurs pernicieux effets,
depuis le plus grand seigneur jusqu’au moindre artisan, il n’y a qui que
ce soit qui ne comprenne et n’expérimente sur-le-champ personnellement
que sa quote-part des quatre-vingts millions nécessaires pour abattre ces
monstres ne sera pas la quatrième partie de ce que leur destruction lui
aura rétabli de biens dans le même moment. (Boisguilbert 1705b : 716–17)
Le modèle mécanique, une nouvelle fois, rencontre l’obstacle de l’irréversi-
bilité partielle du temps historique.
198 Les chocs déstabilisateurs
Envoi
Àla fin du dix-septième siècle, dans cette sombre période souvent
qualifiée de tragique, à l’aube des Lumières, une problématique émerge,
cohérente et nouvelle, dont quelques idées-forces retentiront tout au long du
siècle suivant jusqu’à trouver de nouvelles traductions dans les constructions
de Quesnay, Turgot, Condillac ou Adam Smith.
Mais les héritiers, comme le veut la meilleure tradition, sont aussi infidèles
à leur modèle. Leur mémoire est éminemment sélective. S’ils retiennent l’idée
selon laquelle, en régime de libre concurrence, la poursuite égoïste du gain par
des agents calculateurs, au comportement maximisateur, mène
à l’équilibre général, à l’état d’opulence, ils négligent souvent par ailleurs de
multiples aspects qui contribuent au même titre à l’originalité de la construc-
tion théorique de Boisguilbert et qui ne sauraient être délaissés sans dommages.
Pour n’en citer que quelques-uns : l’idée d’une articulation entre l’équilibre et
le circuit, entre les états d’opulence et de crise, entre les mouvements longs et
les fluctuations cycliques, ou encore entre les différentes stratégies des agents,
liées à leur information et aux anticipations qu’ils forment sur les marchés.
Pourtant, du Détail de la France au second Factum de la France et à la
Dissertation de la Nature des Richesses, les différents commentateurs n’ont
pas manqué de relever, tour à tour, des incohérences et des contradictions
(voir l’annexe ci-après). Mais celles-ci sont largement fictives. Elles ne ré-
sultent que d’une lecture de textes passés au prisme des conceptions théoriques
ultérieures. Il n’est donc pas étonnant de voir le projet d’ensemble de l’auteur
très malmené, et ses développements exposés à une incompréhension partielle,
voire totale.
Cependant, la théorie de Boisguilbert, telle qu’elle est restituée dans les
pages qui précèdent, ne revêt-elle pas des résonances trop contemporaines et
donc, elles aussi, suspectes ? Ne sommes-nous pas, à notre tour, les victimes
199
200 Conclusion
Nicolas de Courteille. La Vérité amène la République et l’Abondance,
1793 (Musée de la Révolution française, Vizille).
des pièges d’une analyse par trop rétrospective ? Aucun lecteur, c’est certain,
ne saurait échapper à son temps. Mais des procédures de contrôle du discours
existent, qui s’appuient en l’occurrence sur l’analyse de l’environnement de la
pensée de Boisguilbert. La triple tradition philosophique, politique et scienti-
fique dans laquelle celle-ci s’insère en explique les thèmes et en fait comprendre
les accents. Mieux : elle permet de souligner les modifications que l’auteur fait
subir aux courants de pensée dont il s’inspire, et de comprendre comment il
les fond et les transforme tout à la fois en une construction inédite, dans un
domaine encore largement inexploré : l’économie politique.
annexe
Boisguilbert à travers les âges
Assez de grands esprits, dans leur troisième étage,
N’ayant pu gouverner leur femme et leur ménage,
Se sont mis, par plaisir, à régler l’univers.
Sans quitter leur grenier, ils traversent les mers ;
Ils raniment l’État, le peuplent, l’enrichissent :
Leurs marchands de papier sont les seuls qui gémissent.
Voltaire,Les Cabales, 1772
Au cours de cet essai, peu de références ont été faites à la littérature
secondaire sur Boisguilbert. Elle est cependant abondante et les
principaux titres sont donnés en bibliographie. De cette littérature, cependant,
aucune ligne d’interprétation majoritaire ne se dégage et le morcellement des
opinions souvent contradictoires frappe de prime abord.
Les interprétations de Boisguilbert ont beaucoup varié au cours du temps.
Dans cette annexe, notre but est de placer brièvement les principales
contributions dans une perspective historique afin que le lecteur ait une idée des
thèmes chaque fois retenus par les commentateurs. Car au-delà de
l’aspect plaisant ou déplaisant du personnage, la manière dont ont été per-
çues ses idées permet de prendre la mesure des problèmes posés. Un certain
nombre de questions, en particulier, sont continuellement soulevées sans qu’un
accord ne surgisse à leur sujet, et cette résurgence périodique ne peut qu’intri-
guer. Citons, par exemple, la question de la nature et du rôle de la monnaie ;
ou encore celles, récurrentes, de la caractérisation de l’équilibre économique,
de l’origine et de la probabilité des chocs déstabilisateurs, ou des moyens de
mettre fin à la crise. Bien entendu, la lecture se fait ici très sélective.
201
202 Annexe
2. L’abondante littérature économique du XVIIIe siècle cite peu Boisguilbert
– sauf peut-être vers la fin du siècle –, mais pas moins qu’elle n’a l’habitude
de citer tout autre auteur. À l’évidence, cependant, l’œuvre est lue et possède
une profonde influence, que ce soit sur la traditionnelle question de la liberté
du commerce – surtout celui des blés –, sur le rôle de la monnaie, des financiers
ou même sur les détails de l’organisation de la collecte de l’impôt. Cantillon
note en passant qu’il s’est servi d’un « état de la France » dans lequel il a lu
que la rente des terres, « auprès de Mantes et par conséquent pas bien loin
de la capitale de France » (Cantillon 1755 : 103) avait baissé de moitié entre
1660 et 1700. « L’auteur attribue cette diminution de la rente à un défaut de
consommation » (ibid. : 104). Comment ne pas reconnaître là l’exemple-type
de Boisguilbert ? On peut également lire, dans la première étude d’importance
qui fut consacrée, au XVIIIe siècle, au commerce des blés, que « ce n’est pas
la première fois que cette question a été agitée en France. On en trouve les
principes dans un Traité donné par un Auteur Français, qui a avancé, que plus
nous vendrions de grains au dehors, plus notre culture serait abondante, et
le Royaume florissant. Cette opinion fondée sur des raisons assez probables, a
sans doute été regardée comme un paradoxe » (Herbert 1755 : xi–xii).
Dans les luttes doctrinales des trente années suivantes, et malgré une
certaine confusion entre l’œuvre de Boisguilbert et celle de Vauban, entre-
tenue par Voltaire 154, le nom de Boisguilbert apparaît de plus en plus comme
un point de référence implicite, que l’on adopte ou que l’on rejette. Il est
donc intéressant d’examiner comment certains auteurs ont perçu le problème :
Voltaire et Forbonnais pour l’hostilité ou la réticence, Dupont de Nemours et
le marquis de Mirabeau pour l’annexion et l’enthousiasme.
C’est un fait indiscutable : Voltaire ne peut pas supporter l’auteur du Détail
de la France qu’il tourne souvent en dérision; non seulement à cause du style
et de la violence de ses écrits, mais aussi – et surtout – parce que l’administra-
tion de Colbert y apparaît sous des couleurs fort sombres, contestant l’image
d’une décadence tardive de la France sous le règne de Louis XIV155. Car dans
154. Dans une lettre à N. C. Thieriot, datée du 10 août 1763, Voltaire attribue le Testament
de Vauban à Georges Guillet de Saint-Georges, appelé La Guilletière (Voltaire 1973–75, vol.
CX, 1973, D 11351). Le 10 décembre 1764, un correspondant lui apprend que « Boisguilbert
a fait le testament de Vauban » (ibid., vol. CXII, D 12235) : il s’agit bien des œuvres de
Boisguilbert publiées en 1707 sous ce titre. Depuis, Voltaire attribue la Dîme Royale elle-
même à Boisguilbert.
155. Mirabeau le constate ingénument : « Cette opinion, qui prend l’année 1660 pour
l’époque où l’on a commencé la ruine de la France, paraîtra bien paradoxale. Nous autres,
Boisguilbert à travers les âges 203
l’optique dominante, cette décadence n’est pas due à un mauvais gouvernement
économique mais aux guerres incessantes provoquées par les ennemis. « Cepen-
dant c’est dans ces belles années qu’un Normand, nommé Bois-Guillebert, qui
avait perdu sa fortune au jeu [sic], voulut décrier l’administration de Colbert,
comme si les satires eussent pu réparer ses pertes » (Voltaire, Diatribe à l’au-
teur des Éphémérides, 1775, dans Voltaire 1877–79, vol. 29 : 364).
La défense de Colbert n’est pas sans intérêt, et Voltaire insiste sur les
mesures prises par le contrôleur général en faveur de l’agriculture, occultées
par ses adversaires. Mais il passe souvent lui-même la mesure :
Si l’on compare l’administration de Colbert à toutes les administrations
précédentes, la postérité chérira cet homme [.. .]. Cependant, en 1702, on
avait encore l’ingratitude de rejeter sur Colbert la langueur qui commen-
çait à se faire sentir dans les nerfs de l’État. Un Bois-Guilbert, lieutenant
général au baillage de Rouen, fit imprimer dans ce temps-là le Détail de
la France en deux petits volumes, et prétendit que tout avait été en dé-
cadence depuis 1660. C’était précisément le contraire. La France n’avait
jamais été si florissante que depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la
guerre de 1689 ; et, même dans cette guerre, le corps de l’État, commen-
çant à être malade, se soutint par la vigueur que Colbert avait répandue
dans tous ses membres. (Voltaire, Le Siècle de Louis XIV , 1768, dans
Voltaire 1877–79, vol. 14 : 518–19)
Et pourtant Boisguilbert « n’était pas sans mérite ; il avait une grande
connaissance des finances du royaume; mais la passion de critiquer [. . .]
l’emporta trop loin : on jugea que c’était un homme fort instruit qui s’éga-
rait toujours, un faiseur de projets qui exagérait les maux du royaume, et qui
proposait de mauvais remèdes » (Voltaire, « Lettre écrite depuis l’impression
des Doutes », 1764, dans Voltaire 1877–79, vol. 25 : 306–7)156.
qui jusques au moment de la découverte de cet excellent ouvrage [le Factum de la France]
nous croyions les restaurateurs du vrai et les inventeurs de l’art de raisonner la politique
économique des États d’après des principes simples, nous avions bien touché cette corde-là,
mais nous avions cru le devoir faire bien légèrement et sans assigner aucune date, dans la
crainte de choquer trop ouvertement les préjugés enracinés et confirmés en prose et en vers
par les verbiages éloquents de l’ordre immense des parasites. En effet on a les oreilles rebat-
tues de l’historique du règne passé, qui nous est donné comme le beau siècle de la France,
et c’est précisément à l’année 1660 qu’on fait commencer cet âge de splendeur, qui selon
les historiens se trouve à son plus haut période au traité de Nimègue en 1679, qui décline
ensuite et tombe tout à fait au commencement de notre siècle par des causes prises dans la
vieillesse recluse du Prince, dans l’impéritie des ministres, le mauvais choix des généraux, et
les calamités enfin qui accablèrent la maison royale et le peuple entier » (Mirabeau 1758–59 :
118–19).
156. Passage repris dans les éditions ultérieures du Dictionnaire philosophique, à l’article
« Agriculture »
204 Annexe
En théoricien et historien averti en matière économique, Forbonnais est plus
nuancé. S’il va jusqu’à traiter Boisguilbert d’« écrivain violent » (1767, II :
130) et dénoncer « l’obscurité du style » (ibid., I : 167), il le regrette car ceci
a finalement « privé ce traité [le Détail de la France] des éloges qu’il pouvait
mériter à beaucoup d’égards : le fond de son système est absolument le même
que celui du Tableau économique » (ibid.). Forbonnais répète plus loin (ibid.,
II : 12) que « l’auteur du Tableau économique » a fait du Détail de la France
« son guide et son modèle perpétuel, lors même qu’il ne le cite pas ».
Ayant ainsi fait le lien entre la physiocratie et Boisguilbert, Forbonnais ne
peut s’empêcher de noter que le Détail est « quelquefois plus modéré, même
dans ses écarts, que ne l’ont été ceux qui l’ont pris pour guide » (ibid., I : 285).
On reconnaît là un écho des vives polémiques du temps. Mais si Boisguilbert
n’est analysé qu’incidemment, à propos des œuvres de Quesnay et Mirabeau,
Forbonnais n’assimile les différentes pensées que sur certains points bien précis.
Le rôle de la monnaie, par exemple. En rapportant un passage de la Philosophie
Rurale où les idées et le vocabulaire de Boisguilbert sont manifestement repris,
Forbonnais déclare n’être ni dupe, ni d’accord avec cette tentative ancienne de
vouloir confiner l’argent dans un rôle exclusif de moyen de circulation : « On
voit ici clairement le grand résultat; c’est de conduire les hommes à interdire
à l’argent la fonction d’immeuble fictif. C’était en grande partie l’objet d’un
ouvrage intitulé le Détail de la France, qui parut au commencement de ce
siècle » (ibid. : 167).
Désaccord, encore, sur la manière de raisonner sur le plan empirique et de
manier les statistiques. Ici, Forbonnais parle en expert et renvoie encore une
fois les physiocrates à leur source. Il souligne les différents facteurs à prendre
en compte dans toute recherche historique et la prudence nécessaire en la ma-
tière (ibid., II : 11 et sq.). La simplification ou la généralisation hâtive ne
peut mener qu’à des évaluations erronées. Lorsque Boisguilbert « entre dans
les détails, on reconnait un homme passionné et un calculateur de suppositions
outrées. Lorsque par le calcul du ravage que les aides de Normandie ont véri-
tablement produit dans l’élection de Mantes, il suppute la perte éprouvée par
le reste du Royaume où le même droit n’a pas lieu; on n’est plus étonné que
l’auteur n’ait passé dans son temps que pour un forcené : et que les excellentes
maximes répandues dans son ouvrage, aient été décriées par leur mélange avec
des exagérations insoutenables et violentes » (ibid., I : 285–6).
Boisguilbert à travers les âges 205
En revanche, et cela ne saurait constituer une surprise, Forbonnais s’affirme
en accord avec les idées libre-échangistes de Boisguilbert. En particulier, « il
démontre très bien qu’on prive l’État d’un grand revenu, lorsqu’on gêne la libre
exportation des grains : et tout ce qui peut être dit de bon et de raisonnable
sur les principes, s’y trouve ».
3. Du côté des physiocrates, le commentaire est tout autre. Dupont de
Nemours consacre au Détail de la France –in extremis : il allait l’oublier
– un passage de sa « Notice abrégée des différents écrits modernes qui ont
concouru en France à former la science de l’économie politique » (Les Éphé-
mérides du Citoyen, septembre 1769 : 8-13). L’éloge de rigueur pour les idées
sur la liberté du commerce y est décerné. Plus important est l’accent placé
sur la reconnaissance du rôle des « avances » dans la production. Un regret,
lui aussi de rigueur : l’absence de la doctrine de la productivité exclusive de
l’agriculture.
Nous rappellerons ici un livre qu’il est bien étonnant que nous ayons
oublié, puisqu’il est un des premiers que nous ayons lus [.. .]. Ce livre est
le Détail de la France, par M. Pierre Le Pesant, seigneur de Bois-Guilbert
[. . .]. Cet ouvrage, dont le titre, il est vrai, n’est pas bien clair, et dont la
lecture est un peu fatigante, parce que le style en est incorrect et diffus, est
cependant singulièrement précieux par la sagacité avec laquelle l’auteur
avait reconnu ce que tout le monde ignorait de son temps, la nécessité de
respecter les avances des travaux utiles, et les avantages de la liberté du
commerce. S’il eût vu que la terre et les eaux étaient les seules sources
d’où le travail de l’homme peut retirer des richesses, et que les travaux
de conservation, de fabrication, d’échange, etc., qu’on a confondus assez
improprement sous le nom générique de travaux d’industrie, ne faisaient
que s’exercer sur des richesses déjà produites, sans y rien ajouter ; s’il eût
su connaître l’existence du produit net, et le distinguer d’avec les frais
de reproduction, et s’il eût combiné ces vérités avec les autres qu’il avait
senties, on lui devrait l’honneur de l’invention des Principes de la Science
Économique.
Mirabeau enfin (1758–59), dont il est intéressant de saisir la réaction au tra-
vers de notes et de commentaires qu’il rédigea lors de la lecture du
Factum de la France157, plutôt que sur la foi d’éloges ordonnés par Quesnay.
L’enthousiasme du volcanique marquis pour celui qu’il appelle « le bonhomme
Guillebert » est indubitable. S’opposant à ceux qui accusent Boisguilbert de
noircir à dessein le règne de Louis XIV – « cet homme ne voyait point noir,
157. Les notes de Mirabeau ont été publiées par Georges Weulersse en 1910. Weulersse les
date de la fin de l’année 1758 ou du début de 1759 (in Mirabeau 1758–59 : 113–14).
206 Annexe
son style ni ses idées ne sont point d’un mélancolique » – admirant même la
manière de s’exprimer de l’auteur – et, sur ce point, il est bien le seul ! –, il
souligne longuement les thèmes que Dupont devait aborder plus tard dans sa
notice. Il en souligne également d’autres, comme le caractère nocif des traitants
et des financiers, la « guerre » perpétuelle que la ville fait à la campagne, la
nécessité d’un prix rémunérateur pour les blés, la critique du système fiscal 158 ,
le rôle de la dépense, celui des intérêts privés dans la poursuite de l’opulence
publique. Mais, sur certains thèmes, les notes de Mirabeau traduisent un gau-
chissement significatif, voire une incompréhension des idées exprimées dans le
Factum de la France ; c’est particulièrement vrai pour ce qui concerne le rôle
du commerce extérieur (1758–59 : 141–2), le thème de « la spéculation qui ne
peut jamais produire que des monstres dans les arts que l’on n’apprend que
par la pratique » (ibid. : 119–20, 127–8), et celui du respect pour les personnes
en place. Insistons ici sur ce dernier point.
Tout lecteur des œuvres de Boisguilbert est frappé par un aspect qui se
trouve en contradiction apparente avec le reste de l’analyse. Aux dénoncia-
tions violentes des politiques économiques suivies, l’auteur ne manque jamais
d’ajouter que les ministres sont en fait « très intègres », n’ont que de « bonnes
intentions » et sont, en réalité, sans cesse « surpris » par leur entourage et par
les flatteurs qui traînent à la Cour. Si les remèdes proposés par Boisguilbert
comportent bien des mesures radicales, leur auteur souligne aussi fréquemment
que toutes les personnes visées peuvent rester en place, y compris les partisans
et les financiers responsables de tant de maux. D’où les accusations d’inco-
hérence ou, pour le moins, de compromission, que la littérature ultérieure ne
manque pas de formuler. Mirabeau est l’un des premiers à le faire. Face aux
affirmations innombrables de l’intégrité des ministres, il se borne à ce bref com-
mentaire : « Au moins notre auteur est-il poli » (ibid. : 132). Quant à laisser les
personnes plus ou moins en place, et à convaincre tout le monde du bien-fondé
d’une réforme décidée par le prince, c’est ignorer la pesanteur des intérêts.
Le bonhomme croit bonnement qu’il ne s’agit que d’un simple acte de
volonté. Sans contredit le Prince peu tout, et par lui ses ministres sont
tout-puissants; mais le Prince ne peut tout que par les autres hommes, et
par conséquent, en supposant qu’il puisse communiquer absolument tout
son pouvoir, encore ne saurait-il attribuer à ses ministres l’indépendance
de tous les coopérants. Or quand une fois toute cette grande machine
est montée de manière à tourner en un sens, c’est perdre temps que
158. Il remarque cependant que Boisguilbert ne parle pas de la gabelle.
Boisguilbert à travers les âges 207
d’espérer que des frelons deviendront abeilles [. . .]. La Cour, la capitale,
les provinces même une fois peuplées de frelons, la race en est difficile à
perdre, et quant à eux, ils ne sauraient jamais faire d’autre métier. (ibid. :
117–18)
4. Après une éclipse relative d’environ un demi-siècle, la pensée de
Boisguilbert suscite de nouveau un certain intérêt à la suite, notamment, de
l’édition Daire de ses principales œuvres 159 . Édition fautive, on le sait, par le
remaniement qu’Eugène Daire crut bon de faire subir aux textes, mais impor-
tante au plan historique et seule source largement diffusée pendant plus d’un
siècle. Quarante ans plus tard vient s’ajouter la correspondance publiée par A.
de Boislisle dans les deux volumes de la Correspondance des Contrôleurs Gé-
néraux des Finances (Paris, Imprimerie Nationale, 1874 et 1883). C’est à cette
époque également que la biographie de Boisguilbert commence à être mieux
connue, toujours grâce à Boislisle en particulier160. Entre temps, en 1865, l’Aca-
démie des sciences morales et politiques indiquait Boisguilbert comme sujet de
concours, pour le prix Léon Faucher. A. de Boislisle, F. Cadet et I. E. Horn y
participèrent.
Le ton général est à la redécouverte admirative. « S’il faut reconnaître que
Boisguilbert est, comme écrivain, d’une incorrection et d’une prolixité déses-
pérantes, l’on doit convenir aussi qu’il mérite véritablement, comme penseur,
d’être appelé le Christophe Colomb du monde économique » (Daire, 1843 :
168–9). « Contraste bizarre, à coup sûr, que celui qui nous montre un citoyen
courageux, victime de son dévouement aux intérêts du peuple, ayant pour
Zoïle furibond le patriarche des philosophes [Voltaire], et pour panégyriste un
descendant de Charlemagne [sic], un duc et pair de la cour de Louis XIV [Saint-
Simon] ! » (ibid. : 157–8). Contraste bizarre, en effet, mais pour les hommes du
XIXe siècle pour qui l’auteur du Détail, rempli de « principes humanitaires et
patriotiques » et d’un « généreux instinct » (Boislisle, 1899 : 598), est l’ancêtre
des acteurs de 1789. Le lyrisme de Jules Michelet traduit bien l’opinion de son
temps.
159. Il s’agit du Détail de la France, du Factum, du Traité des grains et de la Disserta-
tion (Économistes financiers du XVIIIe siècle, publiés par Eugène Daire, ‘Collection des
Principaux Économistes’, Paris, Guillaumin, 1843 : 157–424).
160. Le mémoire de Boislisle, inachevé, présenté au concours de l’Académie des sciences
morales et politiques, est resté inédit. Voir cependant son « Boisguilbert et les contrôleurs
généraux », appendice (2e partie, XII) au tome XIV de son édition des Mémoires de Saint-
Simon (Paris, Hachette, 1899 : 573–99). Voir également ses notes à la Correspondance des
contrôleurs généraux. Boislisle qualifie notamment Boisguilbert de « précurseur des écono-
mistes égaré en plein siècle de Louis XIV » (1899 : 573).
208 Annexe
La France, par moments, a de nobles réveils; elle se souvient alors des
grands hommes et des grandes choses. La mémoire lui revient, et son
âme est hantée d’illustres revenants qui, dans leur temps, eurent cette
âme elle-même. Qu’un de ces moments vienne! puissions-nous voir, sur
le pont de Rouen, vis-à-vis de Corneille, la statue d’un grand citoyen,
qui, cent années avant 89, fit partir de Rouen la voix première de la
Révolution, avec autant de force et plus de gravité que ne fit plus tard
Mirabeau. (1862 : 139) 161
L’optique générale une fois modifiée, l’examen des principes et des filiations
ne se fait pas moins aigu, de K. Marx à I. E. Horn. Mais si les centres d’intérêt
se déplacent, les avis ne concordent pas pour autant.
5. Marx, le premier, ne pouvait pas rester insensible à la violente dénonciation
de l’argent et du type de réalité inversée, absurde et malheureuse que le règne de
la monnaie engendre. Il le pouvait d’autant moins qu’il connaissait par ailleurs
les écrits d’auteurs anglais tels Hodgskin ou Ravenstone, qui dénonçaient en
des termes semblables les ravages du capital. Chez Boisguilbert comme chez
ceux qu’on appelle improprement les « socialistes ricardiens », c’est la même
analyse d’un état naturel bafoué par la présence mystifiante d’une « idole » et
d’un groupe social contre-nature qui s’immisce indûment entre les producteurs
réels et les consommateurs. Mais si Marx n’établit pas explicitement cette
filiation, il en souligne une autre, parallèle, avec Sismondi.
Sismondi s’est libéré de la conception de Boisguilbert suivant laquelle
le travail créateur de valeur d’échange serait falsifié par l’argent mais,
comme Boisguilbert l’argent, il dénonce, lui, le grand capital industriel.
(Marx 1859 : 37)
Cependant, si Boisguilbert « s’attaque fanatiquement à l’argent, dont
l’intervention troublerait selon lui l’équilibre naturel ou l’harmonie de l’échange
des marchandises et qui, fantastique Moloch, exigerait toute la richesse natu-
relle » (ibid. : 31), sa conception, bien que critique, n’en serait pas moins scien-
tifiquement erronée. Sa polémique contre le métal précieux ne serait liée qu’à
« des circonstances historiques déterminées, Boisguilbert guerroyant contre la
passion de l’or, aveugle et destructrice qui régnait à la cour d’un Louis XIV,
chez ses fermiers généraux et dans sa noblesse » (ibid. : 32). Mais dans la me-
sure où il « n’a en vue que le contenu matériel de la richesse, la valeur d’usage,
la jouissance » et où « il considère la forme bourgeoise du travail, la production
161. Voir aussi Cadet (1870) pour qui la négligence de style chez Boisguilbert s’expliquerait
par la qualité des destinataires de ses écrits ! « C’est au peuple qu’il s’adressa, et il sait lui
parler un langage vraiment populaire, c’est-à-dire figuré et sensible » (ibid. : 114).
Boisguilbert à travers les âges 209
de valeurs d’usage en tant que marchandises et le procès d’échange des mar-
chandises comme la forme sociale naturelle sous laquelle le travail individuel
atteint ce but » (ibid.), il ne comprendrait pas l’apparition nécessaire de la
valeur sous forme monétaire et les fonctions remplies par l’argent en dehors
de celle de moyen de circulation. Boisguilbert admettrait le travail créateur de
valeur d’usage tout en refusant celui qui est à l’origine de la valeur d’échange.
Ainsi, quand il se trouve en face du caractère spécifique de la richesse
bourgeoise, comme dans le cas de l’argent, croit-il à l’ingérence de facteurs
étrangers usurpateurs et s’emporte-t-il contre le travail bourgeois sous
l’une de ses formes tout en l’exaltant, en utopiste, sous l’autre. (ibid)
Sur le terrain de la valeur et des prix, Marx juge donc Boisguilbert en
fonction de sa propre théorie de la valeur travail qu’il attribue par ailleurs
aussi à cet auteur 162 .
6. D’un point de vue tout aussi partial, celui de l’économie politique en faveur à
la fin du Second Empire, les analyses de I. E. Horn (1867) et de F. Cadet (1870)
méritent d’être mentionnées. Il s’agit là des premiers ouvrages entièrement
consacrés à Boisguilbert, ceux-là mêmes couronnés par le jury du concours
proposé par l’Académie des sciences morales et politiques en 1865. L’ouvrage
de Cadet, comme bien des études ultérieures, est en grande partie décevant
et confond souvent l’analyse et la paraphrase. Il eut cependant un rôle positif
dans la diffusion de la pensée de Boisguilbert. Celui de Horn, plus critique, est
aussi le plus intéressant au plan théorique.
En matière de théorie de l’impôt, tout d’abord, Cadet note l’idée qui fit for-
tune par la suite : un abaissement des taux, une meilleure répartition, peuvent
augmenter les recettes fiscales en stimulant l’activité économique. « Cette idée
est une véritable découverte. Voilà bien la loi du mouvement des impôts.
Boisguilbert sent très bien qu’en fait de contribution, comme l’a dit finement
Adam Smith, deux et deux ne font pas toujours quatre » (Cadet 1870 : 59–60).
Par ailleurs, l’auteur ne porte pas une trop grande attention sur la manière de
Boisguilbert d’écrire, ou de réécrire, l’histoire (p. 124), ou d’utiliser des chiffres
à bon ou à mauvais escient (ibid. : 156). Comme Mirabeau, ensuite, Cadet est
162. Voir ibid. : 31 : « Boisguilbert, de son côté, sinon consciemment, du moins en fait,
résout la valeur d’échange de la marchandise en temps de travail lorsqu’il détermine la « juste
valeur » par l’exacte proportion, dans laquelle le temps de travail des individus est réparti
entre les branches particulières de l’industrie, et qu’il représente la concurrence comme le
procès social qui établit cette proportion ».
210 Annexe
frappé par le contraste qui existe entre le caractère très critique de l’analyse
et la timidité relative de certaines propositions (ibid. : 64).
Au plan de l’analyse monétaire, la volonté de Boisguilbert de ne considérer
que la fonction de moyen de circulation comme naturelle à l’argent rappelle à
Cadet les principes de J. B. Say. « Voilà, en toutes lettres, le fameux principe
[. . .] : les produits ne s’achètent qu’avec les produits. Et ce n’est pas une vue
passagère : il s’excuse en quelque sorte de se répéter tant de fois [. . .]. Si
M. J. Droz a pu dire qu’un des plus éminents services rendus par M. Say à
l’économie politique [. . .] est d’avoir porté au plus haut degré d’évidence cette
vérité fondamentale [.. .], la justice veut que cette gloire rejaillisse en partie
sur Boisguilbert » (ibid. : 243).
Enfin, dans ses développements, Cadet fait preuve d’une contradiction inté-
ressante à propos du concept d’équilibre économique conçu comme l’harmonie
des intérêts des différents agents. Il est vrai que, sur ce sujet, les affirmations de
Boisguilbert paraissent quelquefois contradictoires : dès le XIXe siècle, Eugen
Dühring et Auguste Oncken163 l’ont remarqué. D’un côté, Boisguilbert affirme
en effet que chaque agent lutte pour ses propres intérêts sans aucun égard
pour l’intérêt général. De l’autre, il affirme que le sacrifice de l’intérêt public à
l’intérêt privé est la cause de la dépression et de la crise. D’un côté, il souligne
que l’équilibre se réalise toujours librement sur les marchés, de l’autre qu’il y
faut l’intervention permanente d’une « force supérieure ». Cadet, cependant,
ne voit là aucun problème et, dans le sillage de la théorie harmonique de son
temps, proclame que « Boisguilbert, ici encore, a devancé Quesnay, Smith et J.
B. Say [.. .]. [Ces] belles théories [.. .] devraient faire bénir à jamais l’Économie
politique, n’eut-elle apporté au monde que cette démonstration scientifique de
la fraternité, proclamée par Platon, confirmée par le Christ » (ibid. : 274). Voici
donc notre auteur – en bonne compagnie – promu champion de la solidarité
consciente des professions, des classes sociales et des peuples.
La contradiction qui existe chez Cadet se situe entre cette opinion,
exprimée en 1870, et un apport fondamental qu’il fit incidemment par la suite.
Dans un livre sur l’Éducation à Port-Royal (1887), il souligne en effet les liens
qu’avait eus Boisguilbert avec le premier courant janséniste. Dans cet ouvrage,
il est amené à considérer les analyses de Pierre Nicole et à commenter les
affirmations selon lesquelles toutes les actions humaines ne sont fondées que sur
163. Voir Roberts 1935 : 345.
Boisguilbert à travers les âges 211
l’amour-propre et la concupiscence. Sans s’apercevoir que ces mêmes
propos se retrouvent avec autant de force et de conviction dans les œuvres
de Boisguilbert, Cadet s’insurge contre cette manière de voir et en appelle à
Bastiat :
Mme de Sévigné trouve fort plaisante cette description de la société, où,
grâce à la cupidité, des gens pleins d’obligeance bâtissent et meublent
nos maisons, tissent nos étoffes, portent nos lettres, courent au bout du
monde chercher des denrées ou des matériaux, ou nous rendent gaiement
les services les plus bas ou les plus pénibles. La pensée n’est ni juste ni
saine. Elle a un tour paradoxal qui la ferait accueillir avec plus de conve-
nance dans un écrivain humoristique. Dans une leçon sérieuse de morale,
il faut prendre un autre ton et parler en meilleurs termes de cette admi-
rable harmonie des intérêts économiques que Bastiat a si éloquemment
décrite. (1887 : 44)
7. L’étude de I. E. Horn, enfin, mérite une place à part : elle constitue le
premier examen critique approfondi de quelques points importants de doctrine,
malgré un curieux départ qui deviendra vite traditionnel : « Boisguilbert [.. .]
n’est pas théoricien » (Horn 1867 : 136); « il n’a pas de « système » à lui, à une
époque où tout le monde en confectionne [. . .]. Boisguilbert saisit telle ou telle
grande question que les faits imposent à son attention, l’examine sous toutes
ses faces, sans trop se préoccuper de la rattacher à un ensemble de doctrines,
de principes » (ibid. : 80). En bref, il « ne coopère pas à la construction de
l’édifice de l’économie politique », même s’il « apporte mainte pierre, des plus
formidables et des plus indestructibles, à la construction future » (ibid.).
Nous ne nous étendrons pas sur les critiques, nombreuses et étayées,
adressées aux chiffres avancés par Boisguilbert (voir par exemple ibid. : 204–5)
et à sa conception d’un âge d’or de la monarchie française que de mauvaises
mesures de politique économique seraient venu détruire164. L’argumentation de
Horn est ici soutenue par des sources historiques qui pouvaient être connues
de Boisguilbert, datant de la fin du XVIe siècle 165 , et l’auteur montre sans
peine que le passé ne doit pas être idéalisé : le mal en est la règle, le mieux
l’accident, et la cause première, contrairement à ce qu’affirme Boisguilbert, en
est le régime monarchique lui-même.
164. Les attaques de Boisguilbert contre Colbert constituent « un déni de justice » (Horn
1867 : 208).
165. En particulier : De l’état et succès des affaires de France (édition revue, 1580), par
Bernard de Girard du Haillan ; Le secret des finances de la France, 1581, par N. Froumenteau.
212 Annexe
Beaucoup plus intéressantes sont les remarques formulées par Horn à propos
de deux sujets centraux : la monnaie, et la réalisation de l’équilibre économique
en situation de liberté du commerce. Aussi nous y attarderons-nous.
Que le mot de « richesse » ne soit réservé qu’à la richesse réelle, et que,
par conséquent, la monnaie ne soit qu’un simple moyen de circulation, Horn
l’accorde volontiers. Le point de départ est exact, la conclusion également.
Mais que de détours inutiles entre les deux (ibid. : 101–2)! Était-il nécessaire,
demande Horn, de se répandre en imprécations contre « l’idole » – l’argent
–, son caractère éminemment destructeur et source de tous les maux de la
société ? Dans sa lutte contre le « mercantilisme », Boisguilbert pècherait par
excès : il veut à tout prix réduire le rôle de la monnaie, abaisser celle-ci de
tyran à esclave. Boisguilbert rendrait « l’argent responsable de l’inégalité des
conditions et de toutes les souffrances des classes non fortunées » (ibid. : 120),
préconiserait « un certain [sic] retour primitif au troc » (ibid. : 119). Horn
souligne la parenté qui existe entre ces idées et celles de Thomas More (ibid. :
118–19) et laisse éclater son désaccord. « Comme si les peuplades primitives qui
se confinent dans le troc n’étaient pas infiniment plus misérables que les peuples
qui commercent! Comme si dans les contrées semi-sauvages, la privation, la
faim, l’inanition, n’enlevaient pas infiniment plus de victimes qu’au milieu des
civilisations les plus raffinées. Comme si la fraude, le vol, l’assassinat, étaient
inconnus aux îles Maldives et chez les Peaux-Rouges! » (ibid. : 121).
Manifestement Horn passe ici à côté de l’essentiel du raisonnement de
Boisguilbert. La source de l’erreur de ce dernier résiderait, selon Horn, simple-
ment en ce qu’il ne conçoit la monnaie qu’en tant que signe alors qu’elle est
avant tout une valeur, une marchandise. « Pour pouvoir fonctionner comme
monnaie, c’est-à-dire pour que je l’accepte en retour de l’objet dont je veux
me dessaisir et pour que je puisse avec elle me procurer l’objet que je désirerais
posséder, il faut que la denrée en question vaille au moins l’objet que je cède,
qu’elle vaille au moins l’objet que je veux acquérir, et qu’elle ait certaine vertu,
certaine faculté en sus. En d’autres termes [. . .] : elle ne peut devenir instru-
ment d’échanges que parce qu’elle peut être objet d’échange » (ibid. : 126–7).
Quant aux propos de Boisguilbert sur le caractère de la monnaie comme « gage
réciproque des échanges », Horn commet un contresens. Là où l’auteur du Dé-
tail de la France utilise ce vocabulaire pour désigner la « condition tacite »
des échanges, Horn voit une théorie de l’argent-créance. « La monnaie ne sau-
rait être ni gage ni titre de créance puisqu’elle constitue libération complète.
L’acheteur qui m’a donné cent grammes d’argent en retour de mes cent litres
Boisguilbert à travers les âges 213
de blé ne me doit plus absolument rien, pas plus que je ne lui en dois » (ibid. :
124).
Sur ces bases, Horn se révèle naturellement incapable de juger de la critique
que Boisguilbert adresse au projet de dîme royale de Vauban, et de saisir l’ac-
cent placé sur les vitesses de circulation de la monnaie liées aux différentes
propensions à dépenser des classes sociales. Le reproche fait à Vauban de vou-
loir lever un impôt en nature est considéré comme un recul salutaire 166 par
rapport à des positions théoriques préconisant le troc. Quant aux passages
soulignant qu’un écu fait plus d’effet chez un pauvre que chez un riche où il
reste à dormir dans les coffres, ils sont reçus comme un plaidoyer en faveur du
petit capital 167 ...
La doctrine de la liberté du commerce, enfin, n’est pas non plus épargnée.
Selon Horn, Boisguilbert demanderait au gouvernement d’intervenir pour faire
hausser le prix des blés afin que celui-ci devienne rémunérateur. « Il ne se borne
pas, en effet, à réclamer la suppression des lois et règlements par lesquels
l’autorité pèse de dessein prémédité sur le prix du blé ; il ne demande pas
l’abstention : il sollicite l’action en sens inverse, le surhaussement artificiel du
blé » (ibid. : 174). Horn ne voit pas que cette intervention n’est réclamée qu’à
titre exceptionnel, en liaison avec l’information et les anticipations des agents
et le mécanisme de formation de l’équilibre. La même erreur, qui se trouve
également à l’origine de ses contresens en matière de théorie monétaire, est
reproduite à propos du commerce extérieur.
Il arrive ici à Boisguilbert ce qui lui arrive en bien d’autres occurrences :
voulant redresser l’arc trop courbé, il le force dans le sens contraire. Pour
mieux démontrer, pense-t-il, à quel point est fausse la ‘très fine politi-
que’ qui s’efforce d’abaisser le prix du blé, il se laissera entraîner jusqu’à
soutenir les avantages de la cherté, jusqu’à réclamer, pour la produire,
l’intervention de l’autorité ; de même que nous le verrons [. . .] dans l’ar-
166. Horn 1867 : 297 : « heureusement, Boisguilbert a le sens critique très développé : les
erreurs d’autrui l’amènent à corriger ou à abandonner les siennes propres ».
167. « La remarque nous semble parfaitement fondée, quoiqu’en dise l’intelligent éditeur et
annotateur de Boisguilbert [Daire 1843 : 401]. On peut aujourd’hui discuter sur les mérites
comparatifs du grand et du petit capital. On peut aujourd’hui douter, hésiter, et se demander
si un million de francs manié par un seul industriel ou une compagnie est, au point de vue de
la communauté, plus productif d’utilité, ou moins productif qu’un million de francs manié
par cent petits industriels. Pour ma part, quoique le capital concentré soit de nos jours
très actif, très-remuant, parfois même trop remuant, j’hésiterais à me prononcer en sa faveur
contre le capital morcelé [.. .]. La thèse [. ..] n’était guère discutable au temps de Boisguilbert.
Le capital concentré était alors fatalement inerte; le capital morcelé, dans tous les temps et
dans toutes les situations, est forcément actif et roulant » (Horn 1867 : 314–15).
214 Annexe
deur à pourfendre les lois qui interdisent l’exportation des blés, s’avancer
jusqu’à soutenir que l’État, au contraire, devrait de toutes façons pousser
à la sortie des grains. (ibid. : 175)
Ceci conforte Horn dans son opinion selon laquelle il existe une contradiction
au sein de la théorie de Boisguilbert. De plus, il regrette « que l’auteur ait jugé
inopportun [. . .] de nous révéler les ‘manières contraires’ par lesquelles le roi et
MM. les ministres doivent et peuvent amener le blé ‘au prix et en l’état qu’il
doit être’ » (ibid. : 174).
La remise en cause du libéralisme de Boisguilbert forme, avec le problème
de la nature et des fonctions de la monnaie, l’axe des études françaises de la
première moitié de notre siècle.
8. Le XXe siècle voit s’accumuler ouvrages et articles qui reprennent,
complètent et critiquent les écrits antérieurs. Dans cette multiplicité foison-
nante, trois vagues d’études peuvent être distinguées.
Les publications en France dans les trente premières années du siècle tout
d’abord. Elles se situent dans le sillage de Boislisle, Cadet et Horn, et dans
la mouvance du regain d’intérêt pour les auteurs économiques de l’Ancien
Régime, qui aboutit notamment à l’édition de Georges Schelle des œuvres et
de la correspondance de Turgot (1913–23), aux études de Georges Weulersse
sur le mouvement Physiocratique (1910, 1950, 1959), à la création de la Revue
d’histoire des doctrines économiques et sociales en 1908 et à la collection de
rééditions de textes anciens qui lui est associée, pour finir, dans les années
trente, avec l’édition de Paul Harsin des Œuvres de Law (1934) et celle, due à
J. Y. Le Branchu, des Écrits notables sur la monnaie de Copernic à Davanzati
(1934). Les études sur Boisguilbert demeurent cependant un peu en marge de
ce grand courant qui se penche surtout sur les auteurs de la seconde moitié
du XVIIIe siècle : à l’exception de celle de Paul Harsin 168 (1928), elles sont
constituées par des thèses soutenues dans les facultés de droit 169.
La deuxième vague est anglo-saxonne et un peu plus tardive. Les thèmes
changent. L’heure est au débat sur le mercantilisme et l’intérêt se tourne
vers le XVIIe siècle français dont l’historien majeur, pour ce qui concerne
les idées économiques, reste Charles W. Cole. Ces études sont celles de Hazel
van Dyke Roberts (1935), C. W. Cole (1943 : chapitre 5), et, plus récemment,
168. Un auteur comme Henri Hauser, par exemple, ne parle pas de Boisguilbert.
169. Henri Curmond (1900), Maurice Frotier de la Messelière (1903), Albert Talbot (1903)
et René Durand (1922).
Boisguilbert à travers les âges 215
L. Rothkrug (1965, chapitre 6). Le livre de Roberts constitue encore à ce jour
l’analyse la plus complète qui ait été publiée sur le sujet et eut dans les pays
anglo-saxons un rôle analogue à celui joué en France par les ouvrages de Cadet
et de Horn 170 . La filière américaine est aussi importante à un autre titre : c’est
l’étude de J. J. Spengler, French Predecessors of Malthus (1942), qui incita
Alfred Sauvy à se pencher sur les auteurs économiques de l’Ancien Régime et
à faire entreprendre, outre la traduction française de l’ouvrage de Spengler et
la célèbre bibliographie de l’INED (1956), un programme de publication de
textes anciens. L’édition de référence des œuvres et de la correspondance de
Boisguilbert, par les soins de J. Hecht, fut publiée par l’INED en 1966.
La troisième vague, enfin, est la résultante des deux premières et de ce qu’on
a appelé l’ « impulsion keynésienne ». À partir des années soixante, les grandes
études d’ensemble cèdent le pas à une multitude d’articles traitant des thèmes
les plus divers dans des perspectives théoriques également très différentes.
9. Si l’on passe sur un curieux accent placé sur l’« empirisme » de
Boisguilbert et sur sa « pratique » des affaires 171 qui lui auraient dicté son
analyse et ses projets de réforme, les écrits français du début du siècle re-
prennent pour l’essentiel les thèmes traditionnels. Sur deux sujets, cependant,
les doctrines monétaires et la liberté du commerce – notamment du commerce
extérieur –, ils se font critiques, voire renversent les jugements antérieurs.
Le libéralisme de Boisguilbert, tout d’abord, est fortement remis en
question, toujours sur la foi de passages traitant du commerce extérieur. Par-
tisan de la suppression des entraves à la sortie des denrées du territoire, Bois-
guilbert se déclare « malheureusement [. . .] partisan de primes accordées à
l’exportation en Angleterre. Il loue les Anglais de cette institution [. . .]. Peut-
être la clairvoyance de l’auteur du Traité des grains est-elle ici en défaut »
(Frotier de la Messelière 1903 : 82–3). D’autre part, poursuit le commentaire,
« la suppression des droits à la sortie eût dû le conduire à demander également
la suppression des droits à l’entrée des grains » (ibid. : 86), ce qu’il ne fait
pas. L’argumentation est ici différente de celle de Horn pour qui le maintien de
170. Par exemple, c’est par la critique qu’Alexander Gray fit du livre de Roberts (Gray
1934–37) que Schumpeter, se reportant à l’ouvrage de 1935, fut amené à changer d’avis sur
Boisguilbert. Voir Schumpeter, 1954 : 216.
171. Sur ce point, les auteurs croient Boisguilbert sur parole et vont jusqu’à écrire qu’« il
a dû se créer à lui-même une situation et si la charge qu’il occupe lui procure l’aisance, il
n’en a pas moins été, antérieurement, pour vivre, obligé de s’adonner à l’agriculture et au
commerce » (Frotier de la Messelière 1903 : 44). C’est bien dans la tradition de Michelet
pour qui le « petit juge » Boisguilbert avait, à cause de ses idées, perdu son « gagne-pain ».
216 Annexe
droits à l’importation ne constitue qu’un sacrifice sans importance aux idées
du temps.
M. Horn est cependant obligé d’avouer que si l’auteur du Traité des grains
a la conception très nette des principes de la liberté commerciale, ‘il y met
des réserves et des restrictions qui à ces vérités font de singulières entor-
ses’. Nous croyons que M. Horn n’a pas attaché assez d’importance à ces
réserves et à ces restrictions, qui nous permettent de classer Boisguilbert
parmi les protectionnistes. (Talbot 1903 : 51)
Boisguilbert aurait donc été incapable de « se dégager des préjugés de son
temps », et « oublie, lorsqu’il parle du commerce extérieur, les lois naturelles et
les principes de liberté dont il a reconnu l’existence dans la vie intérieure de la
nation. Mais Boisguilbert, esprit pratique et dédaigneux des spéculations, ne
se préoccupe pas des contradictions que renferme son œuvre » (ibid. : 98). Plus
grave encore que le « péché » d’incohérence : la notion même de loi naturelle
se trouve mise en cause.
Il n’est donc pas un libre-échangiste [.. .]. Il n’a pas une entière confiance
dans les lois de la nature ; leur libre jeu ne suffit pas toujours pour pro-
curer les bons prix et il faut alors, selon lui, intervenir et aider la nature.
(ibid. : 55)
Le fondement de la doctrine de Boisguilbert est ainsi ramené à un simple
argument « de circonstance » 172. Passant aux marchés autres qu’agricoles,
Talbot en arrive même à dépeindre notre auteur sous les traits d’un partisan
des « monopoles industriels » et avance ce jugement surprenant et peu clair :
« Si donc Boisguilbert est un des premiers défenseurs du « laissez-passer » à
l’intérieur du royaume, il n’est pas, ou du moins nous n’avons aucune raison
de croire qu’il a été un partisan du ‘laissez-faire’ » (ibid. : 98).
Si l’analyse de la liberté du commerce pose problème en raison de
l’ambiguïté apparente de la position de Boisguilbert, une « ambiguïté » sem-
blable serait décelable, selon Talbot, dans la théorie monétaire exposée dans
le Détail, le Factum et la Dissertation, qui rendrait notre auteur favorable à
une balance commerciale excédentaire! Il est vrai que, dès le Détail, les fon-
dements de l’analyse monétaire semblent constituer une machine de guerre
contre le « mercantilisme ». Mais, d’une part, dénoncer l’argent comme source
de tous les maux sociaux dépasse la mesure : « Ce ne sont là que boutades qui
172. Talbot 1903 : 55 : « Nous ne devons donc pas attacher une grande importance à
l’argument que Boisguilbert tire de l’existence des lois naturelles : il n’est pas toujours bon
de ‘laisser agir la nature’. Ce sont là chez lui des arguments de circonstance qu’il ne faudrait
pas prendre pour des principes absolus ».
Boisguilbert à travers les âges 217
ne méritent pas discussion, dit avec raison M. Horn » (Talbot 1903 : 67) ; et,
d’autre part, malgré cela, pour Boisguilbert « comme pour ses contemporains,
les avantages du commerce se calculent d’après l’excédent des exportations
sur les importations, et l’entrée de métaux précieux qui en est la conséquence.
Cet argent qui se répandra dans tout le pays, donnera de l’essor à l’activité
économique » (ibid. : 77). Il faut bien avouer, cependant, que les passages aux-
quels Talbot renvoie pour étayer son affirmation (Boisguilbert 1695, 2e partie :
chapitre 18) ne disent rien de tel.
Le problème de la nature de la monnaie, dans les termes posés par Horn,
préoccupe enfin les commentateurs. Signe ou marchandise ? Les textes de
Boisguilbert, on l’a vu, sont peu clairs sur la question. Les analyses penchent
à présent en faveur de la monnaie-marchandise (Talbot 1903 ; Durand 1922).
10. L’immédiat avant-guerre est dominé par l’ouvrage de Hazel van Dyke
Roberts, Boisguilbert, Economist of the Reign of Louis XIV (1935) 173, qui
reste à ce jour l’une des études les plus complètes au point de vue de la théorie
économique. C’est pourquoi il convient de lui ménager une place à part, tout
en concentrant notre attention sur quelques grands thèmes seulement. Nous
ne nous attarderons pas sur certaines exagérations manifestes comme celle
qui consiste à déceler chez Boisguilbert une théorie de l’utilité décroissante de
la monnaie (Roberts 1935 : 159), sur des centres d’intérêts qui seront surtout
développés par la suite (rôle de la consommation, mécanisme des fluctuations),
ni, enfin, sur un sujet traité de manière vigoureuse et étayée (ibid. : chapitres
16 et 17) : celui des analogies saisissantes entre l’œuvre d’Adam Smith et
celle de Boisguilbert 174. Monnaie, prix et équilibre sont les concepts qui nous
retiendrons ici.
Hazel van Dyke Roberts reconnaît que Boisguilbert n’a pas abordé, comme
tel, le problème de la théorie quantitative. Mais elle affirme aussitôt que, néan-
moins, « il acceptait le fait selon lequel le niveau général des prix, dans un
pays, s’accroît ou baisse avec la quantité de monnaie » (ibid. : 208) sans tou-
tefois que ce phénomène reçût une attention suffisante. Sur le problème de la
monnaie-signe, Roberts se déclare contre la position adoptée par Horn et en
accord avec les propos de Talbot et de Durand.
173. Ce livre est décrié par Rothkrug (1965). Mais il est vrai que cet auteur décrie un peu
tout le monde, la plupart du temps injustement. Sans doute bon historien, Rothkrug laisse
cependant fortement à désirer au plan de ses raisonnements économiques.
174. Roberts trace notamment un parallèle entre le plan et les idées de la Dissertation de
1707 et ceux de la Richesse des nations.
218 Annexe
Les métaux, comme les autres biens, sont une richesse, sauf sous forme
monétaire où ils ne sont propres à aucune consommation. Leur quantité est in-
différente : seule une vitesse élevée de circulation de la monnaie importe et peut
être considérée comme source de richesse. Sur cette base, Roberts se propose
de faire justice de l’accusation, formulée par Horn, selon laquelle Boisguilbert
va trop loin dans la direction anti-mercantiliste en affirmant que la monnaie
ne doit pas être placée au-dessus des marchandises mais au-dessous. Le point
de vue de Boisguilbert, plaide Roberts, est global. Si en effet, dans l’échange
isolé, la monnaie peut être considérée comme l’égale de la marchandise contre
laquelle elle s’échange, au niveau global, n’étant pas consommable, donc pas
une richesse, elle disparaît des comptes, même si sa vitesse de circulation im-
porte pour le montant total de la richesse de la période.
Si tous ces commentaires, et d’autres que nous omettons, cernent mieux,
dans l’ensemble les propos du Détail ou du Factum, ils ne règlent pas, cepen-
dant, la question de la théorie monétaire qui s’y trouve exprimée, et en parti-
culier celle de la nature et de la valeur de la monnaie. Le fait que les métaux
utilisés comme moyen de circulation ne soient pas une richesse conserve-t-il à
ce moyen la nature de monnaie-marchandise ou bien le fait-il basculer du côté
du signe ? Et comment interpréter, dans le cas de la monnaie-marchandise,
l’affirmation selon laquelle la quantité de monnaie est sans importance ?
La résolution de ces problèmes implique, on le voit, celle de la question des
rapports d’échange des marchandises. Ceux-ci, souligne Roberts, sont déter-
minés par l’offre et la demande, avec une prédominance de la demande dans
le court terme. À plus longue échéance, c’est l’aspect « coûts » qui l’emporte-
rait. « Boisguilbert pense que le désajustement entre prix et coûts se corrige
de lui-même dans le long terme par la disparition des producteurs aux coûts
les plus élevés. Ainsi, alors que la demande serait le facteur fondamental de la
valeur, et que l’interaction de l’offre et de la demande déterminerait cette va-
leur à un moment donné, néanmoins, dans le long terme, le coût de production
doit être couvert si le produit doit continuer à être fabriqué » (Roberts 1935 :
229). En ce sens, Boisguilbert prendrait « une place non négligeable parmi les
précurseurs d’Alfred Marshall » (ibid.).
Un lien avec la théorie de Smith est également noué, celle-ci étant interpré-
tée dans une optique malthusienne et marshallienne. Le prix de longue période,
couvrant les coûts et le profit de l’entrepreneur, serait le prix naturel et celui de
courte période le prix de marché (ibid. : 242). La différence entre Boisguilbert
Boisguilbert à travers les âges 219
et Smith – différence qui recoupe celle qui existe entre leurs conceptions res-
pectives de l’équilibre – résiderait alors dans la conviction de ce dernier selon
laquelle le prix de marché gravite toujours autour du prix naturel, alors que le
premier se bornerait à en émettre le souhait (ibid. : 244 et 245).
La question de l’équilibre économique et de sa réalisation se trouve donc
une nouvelle fois posée. Pour en traiter, Hazel van Dyke Roberts renoue avec
la tradition, mentionnée plus haut, qui décèle chez Boisguilbert des propos
contradictoires 175 sur ce sujet, pour trancher en faveur d’un libéralisme rai-
sonné, désabusé et pessimiste. Si les agents poursuivaient aveuglément leurs
intérêts privés, l’intérêt général ne pourrait qu’en pâtir. L’équilibre de concur-
rence, pourtant nécessaire à l’opulence d’un État, ne se réaliserait pas de ma-
nière automatique ou bien, s’il se réalisait, ce serait malgré le comportement
égoïste des agents et non grâce à lui. En règle générale, l’équilibre et l’harmo-
nie ne pourraient être atteints que si les agents, conscients du but à atteindre
– l’opulence publique – se disciplinaient et mettaient d’eux-mêmes un frein
à leur cupidité. « Boisguilbert réclame ainsi le développement d’une nouvelle
philosophie des relations économiques. La reconnaissance de la solidarité éco-
nomique doit prendre la place de l’idéal existant du sauve-qui-peut » (ibid. :
187).
On peut, bien sûr, s’interroger sur la démarche contestable qui consiste à
attribuer au XVIIe siècle français un « idéal du sauve-qui-peut », i.e., en termes
clairs, une optique libérale datant du XIXe siècle, contre laquelle Boisguilbert
aurait réagi. . . Il n’en reste pas moins que, pour Roberts, l’opinion de Boisguil-
bert ne fait pas de doute. « En somme, à un amour-propre erroné, à courte vue,
doit être substitué un amour-propre éclairé » (ibid. : 188) par lequel chaque
individu prend conscience du fait que la poursuite de son seul intérêt privé se
retourne inévitablement contre lui à terme, et qu’au contraire, en sauvant les
175. L’auteur cite Witold von Skarzinski, Pierre de Boisguilbert und seine Beziehung zur
neueren Volkswirtschaftslehre (Berlin, 1873) qui voit dans ces passages les prémisses du
libéralisme comme du socialisme, de Bastiat comme de Proudhon : « Ici, au seuil de la
science, nous trouvons en germe toutes les théories, les éléments de toutes les philosophies
de la vie, conçues ou développées plus tard [. . .]. Si nous résumons brièvement les théories de
Boisguilbert concernant la solidarité et l’harmonie des intérêts entre les différentes classes,
et si nous mettons en balance les choses pratiques et rationnelles et celles qui sont idéalistes
et utopiques, nous trouvons que, dans sa confusion [.. .] il a instinctivement abordé tous
les aspects, toujours non résolus, de ce problème controversé; qu’il a correctement conçu
la grande loi de l’interrelation et réaction réciproque des intérêts les plus différents de la
société. Mais quant à savoir si l’interdépendance des différentes classes conduit elle-même à
l’harmonie ou si cette harmonie doit d’abord être créée, il n’a pas décidé de la question »
(Skarzinski 1873, cité par Roberts,1935 : 165).
220 Annexe
autres il se maintient lui-même. C’est pourquoi Boisguilbert n’aurait jamais
souscrit aux propos de Smith sur la « main invisible » (ibid. : 311).
Boisguilbert propose un système fondé sur ce que l’on peut appeler
un individualisme socialisé. Il pensait qu’il doit y avoir une soumission
volontaire de l’individu au groupe. Le fondement de sa philosophie so-
ciale réside en ce que l’intérêt de l’individu doit laisser place à l’intérêt
général lorsque les deux entrent en conflit. Cette subordination de l’inté-
rêt privé à l’intérêt général devrait être utilisée pour réaliser l’équilibre
économique. (ibid. : 186–7)
Mais dès lors, de sérieux problèmes se posent. L’individu est-il capable de
la lucidité requise pour le bien-être de la collectivité ? Et comment interpréter
dans cette perspective les célèbres formules de Boisguilbert sur la nécessité du
laissez-faire ?
Sur le premier point, Roberts se montre pessimiste. Elle souligne les passages
dans lesquels Boisguilbert parle de la nature humaine comme irrémédiablement
corrompue et fustige la bêtise du peuple. Elle en arrive à dissocier un Bois-
guilbert idéaliste et enthousiaste, annonçant les Lumières, d’un Boisguilbert
pessimiste, doutant du succès de ses propres remèdes et prônant un retour à
un état social moins complexe (ibid. : 188, 284) 176.
Sur le laissez-faire, ensuite, les explications de Roberts se font laborieuses.
Ce laissez-faire se rapporterait à la seule nature – laissez-faire la nature – et
non à l’homme lui-même (ibid. : 252). « Pour Boisguilbert [. . .] la liberté pour
chacun de poursuivre son propre intérêt économique doit être tempérée par la
justice économique pour les autres. En d’autres termes, sa théorie éthique du
laissez-faire comporte une obligation personnelle pour chacun de soutenir son
frère, i.e. de ne pas le détruire » (ibid. : 253). La position de Roberts, comme
toutes celles rapportées jusqu’ici, est unilatérale et ne rend pas compte de la
théorie de Boisguilbert sur ce point délicat, même si ce dernier, là encore, est
mieux cerné qu’ailleurs.
11. Après la Seconde Guerre mondiale, les études se morcellent pour constituer
une véritable mosaïque non figurative. Les brefs articles consacrés à
176. Boisguilbert, souligne l’auteur, n’est pas un socialiste au sens moderne du terme. Il ne
propose que des réformes. Mais on ne peut négliger chez lui l’accent placé sur l’opposition
entre la classe productive et la classe oisive : « Fondamentalement, Boisguilbert combattait
un système – un système fondé sur l’exploitation d’un groupe ou une classe par un(e) autre.
Ce faisant, il établit une théorie fondée sur l’absence d’exploitation et la justice économique.
C’est sur un tel fondement que la pensée radicale ultérieure devait s’élever » (Roberts 1935 :
166–7).
Boisguilbert à travers les âges 221
Boisguilbert sont rédigés dans les perspectives les plus diverses, souvent op-
posées, et leur réunion ne permet pas de dégager une construction d’ensemble
cohérente. Parallèlement, cependant, un certain effort est accompli afin de
mieux cerner le vocabulaire de Boisguilbert et de traduire les notions qu’il
recouvre (Molinier : 1958 et 1966 ; Nagels : 1970) 177.
Ce qui frappe tout d’abord dans ces publications est leur grand éclectisme :
il n’est pas rare de voir un seul et même commentateur soutenir des inter-
prétations implicitement divergentes. C’est ainsi que Boisguilbert est couvert
d’éloges pour avoir, tout à la fois, dégagé la loi de Say, l’équilibre général de
Walras et celui de sous-emploi de Keynes. Boisguilbert devient le précurseur
d’un peu tout le monde ou, pour reprendre une heureuse formule, le Jean-
Baptiste de l’économie politique (Lutfalla 1981 : 26).
Dans cette perspective, J. Spengler (1966) dresse une liste impressionnante
de concepts « que Boisguilbert a au moins effleurés » et qui recouvre à peu
près tout le domaine de la théorie économique dans ses différentes approches.
L. Salleron fait de même. « De qui et de quoi Boisguilbert ne pourrait-il être
le précurseur ? C’est un sort qu’il partagerait avec la plupart des économistes
du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe siècles » (Salleron 1966 : 41).
D’autres auteurs sont un peu plus généreux : « il ne fait pas de doute »,
affirme J. Féry (1966 : 65), que la contribution de Boisguilbert « est bien
plus vaste que l’énumération des mérites qu’on veut bien lui reconnaître ».
Mais cette contribution n’est pas individualisée et la recherche d’une cohérence
d’ensemble pose toujours problème. Ceux qui, comme J.-F. Bernard-Béchariés
(1964) se proposent de dégager celle-ci aboutissent à des résultats bien déce-
vants : « L’œuvre entière de Boisguilbert s’articule en trois volets : un but, une
théorie, une politique » (ibid. : 334). Et encore ! Cette œuvre « entière » est
de fait ramenée à la seule Dissertation de 1707, le commentateur écartant le
Détail et le Factum comme tous les « autres » écrits « polémiques » ou « po-
litiques »! Mieux vaut donc terminer notre enquête sur les thèmes, délaissant
quelque peu les auteurs.
177. La question du vocabulaire de Boisguilbert est compliquée par celle de l’édition utilisée.
Ainsi, M. Leduc (1960) est victime de l’édition Guillaumin lorsqu’il souligne la modernité
de ce vocabulaire, en particulier de l’expression « revenu national » — expression intro-
duite, en réalité, par Eugène Daire pour la publication dans la ‘Collection des Principaux
Économistes’.
222 Annexe
La notion d’équilibre économique général, tout d’abord, retient toujours
l’attention. « Théorie de l’équilibre général, loi des débouchés, harmonie des
intérêts, bienfaits de la libre concurrence, tous ces points sont développés dans
les écrits de Boisguilbert » souligne par exemple J. Molinier (1958 : 3) qui
par ailleurs (1958, 1966) insiste sur une approche en termes de circuit. L’équi-
libre de marché et l’interdépendance des activités sont aussi notés, dans une
perspective plus large, par J. Schumpeter (1954 : 216) et H. W. Spiegel (1975).
Les difficultés soulevées par les textes n’en sont pas pour autant résolues et
la réalisation de l’équilibre, par exemple, soulève toujours les mêmes doutes :
« on chercherait en vain dans l’œuvre de Boisguilbert une preuve de cette loi
d’harmonie sur laquelle il revient rarement alors qu’il répète plus volontiers
[. . .] la tendance des hommes à rompre les proportions » (Bernard-Béchariés
1964 : 342).
Pour d’autres auteurs, cependant, le problème est moins important. Si
Boisguilbert ne décrit qu’imparfaitement le jeu des mécanismes de la concur-
rence (Spengler 1966 : 13), la flexibilité des rapports d’échange doit, dans
l’ensemble, assurer l’équilibre. Comme A. Kubota (1966 : 80–2), Spengler fait
référence à un ajustement instantané par les prix. « Dans certains cas, on peut
négliger le facteur temps, puisque les forces qui opèrent d’elles-même les ajus-
tements et le maintien d’un système de prix peuvent jouer à peu près de façon
décrite plus tard par Walras » (Spengler 1966 : 9).
Il n’en reste pas moins que, après Keynes, il devient difficile de négliger les
accents placés par Boisguilbert sur le rôle de la demande et de la rigidité à la
baisse de certains prix, et de les faire cohabiter de manière fort pacifique avec
les idées qui rappellent celles de Say ou de Walras. J. Molinier, par exemple,
qui souligne chez Boisguilbert la présence d’une « loi des débouchés », se voit
contraint d’affirmer le contraire lorsqu’il tente d’expliquer le principe selon
lequel « consommation et revenu sont une seule et même chose ».
12. L’insistance marquée par Boisguilbert sur la dépense, la demande globale,
est bien entendu mise en relief par de nombreux auteurs qui y voient l’amorce
de la théorie du multiplicateur keynésien (McDonald : 1955 et 1966; Molinier :
1958 ; Leduc : 1960, etc.).
Boisguilbert n’était pas seulement un pré-physiocrate : il y a 250 ans,
à l’époque de dépression chronique et de déclin séculaire en France, il a
non seulement découvert que la dépression était la conséquence d’une in-
suffisance de la demande effective de la part des consommateurs; mais il
Boisguilbert à travers les âges 223
a également nié l’existence d’une tendance automatique vers un équilibre
de plein emploi, reconnu le principe de la propension à la consommation,
étudié le problème de l’investissement de l’épargne et identifié les véri-
tables facteurs qui déterminent le niveau du revenu national. (McDonald,
1955 : 789)
C’est l’article de Stephen McDonald (1966) qui constitue la reconstruction
keynésienne la plus systématique. Les idées et la méthode de Boisguilbert y
sont dépeintes comme très proches de celles de l’analyse macroéconomique sous
cinq aspects : les facteurs qui déterminent le volume du produit – la demande
globale, elle-même fonction de la répartition des revenus –, les cycles écono-
miques avec mécanisme endogène des points de retournement, le raisonnement
en termes monétaires, les deux fonctions complémentaires de la monnaie et
l’influence du système fiscal sur le volume du produit national. L’auteur ne se
penche en détail que sur les deux premiers points mentionnés.
Pour ce qui concerne le premier outre les analogies déjà notées, McDonald
souligne surtout l’absence, chez Boisguilbert, d’analyse concernant l’influence
du taux d’intérêt sur le volume des investissements (McDonald 1966 : 104). Il
est vrai qu’un certain type d’anticipations est pris implicitement en compte :
« Les expressions ‘que s’il ne gagne rien, il ne perd rien’, et ‘faute de sûreté’,
témoignent toutes deux d’une appréciation réfléchie par l’épargnant du risque
et du profit possible que peut présenter un éventuel investissement, avant qu’il
ne se décide à engager ou non son épargne dans de nouveaux placements »
(ibid. : 110). Mais :
on peut regretter que Boisguilbert n’ait pas cherché à compléter [sa théo-
rie des fluctuations] par un examen du taux d’intérêt, de ses rapports avec
la quantité de monnaie, et de son influence sur les décisions d’épargner et
d’investir. Seule une indication indirecte nous apprend que Boisguilbert
est conscient du rôle joué par le taux d’intérêt dans la décision d’inves-
tir. Il donne l’exemple des petits détaillants de Paris, pour montrer que
même un taux usuraire n’empêche pas l’investissement, pour peu que la
consommation soit soutenue. (ibid. : 111)
McDonald néglige cependant d’importants passages qui, pour les anticipa-
tions comme pour les effets du taux d’intérêt, font de l’analyse de Boisguilbert
une contribution appréciable.
Pour ce qui est du second point, les fluctuations de l’activité économique,
McDonald tente, après Roberts, d’en préciser les modalités. Dans ce but, il in-
siste tout particulièrement sur la cause principale du cycle : « les fluctuations
extrêmes des revenus agricoles » (ibid. : 112) produites par l’alternance des
224 Annexe
périodes de disette et d’abondance. M. Lutfalla (1981 : 31) note la durée va-
riable attribuée par Boisguilbert à ces cycles agricoles dans ses différents écrits.
McDonald souligne par ailleurs l’existence parallèle d’une baisse séculaire du
revenu, due à la fiscalité (1966 : 117–18). L’intérêt de sa contribution réside
cependant dans la discussion qui y est menée du mécanisme de l’approfondis-
sement de la crise.
Selon Boisguilbert, une baisse des prix agricoles provoque une baisse du
pouvoir d’achat des personnes dont le revenu en dépend et la diminution de la
consommation induit un processus cumulatif de contraction du revenu, de la
production et de l’emploi. Mais le cycle ne peut être analysé sur la seule base
des revenus agricoles : la baisse du prix des blés n’accroît-elle pas le pouvoir
d’achat des autres membres de la société et une hausse de la consommation
ne peut-elle pas venir balancer la baisse provenant de l’agriculture ? Les écrits
de Boisguilbert permettent d’avancer deux éléments de réponse expliquant la
propagation de la dépression. Tous deux reposent sur les transferts de revenu
liés à une déformation du système de prix relatifs 178 .
En premier lieu, ce transfert de revenu se fait en faveur des propriétaires
et des créanciers, catégorie sociale dont la propension à consommer est plus
faible que celle des agriculteurs : ce transfert implique donc en soi une baisse
de la propension globale à consommer.
En second lieu, il faut encore que ce transfert soit effectif, c’est-à-dire que
les fermiers puissent honorer leurs dettes et leurs engagements, ce qui est loin
d’être toujours le cas. La confiance, qui est l’« âme du trafic », peut alors
en être affectée et des restrictions de crédit s’ensuivre dans toute l’économie.
McDonald reconnaît ici encore un certain rôle aux anticipations, mais unique-
ment pour ce qui concerne les investisseurs.
C’est notamment par rapport à une telle analyse qu’il faut apprécier les ju-
gements sur une éventuelle intégration des aspects réels et monétaires dans la
théorie de Boisguilbert, nouvel aspect de la discussion autour de sa conception
de la monnaie. Cette intégration, par exemple, est niée par Molinier (1958 :
24–5) qui parle d’une simple superposition de ces aspects, sans interférences
entre eux, l’analyse en termes monétaires ne venant que doubler celle menée
en termes réels, en fonction de préoccupations pratiques liées à la fiscalité. M.
178. On peut y joindre les raisons avancées par J. Spengler : faible élasticité de la demande
de blé par rapport au prix, etc. (1966 : 13).
Boisguilbert à travers les âges 225
Leduc (1960) est d’une opinion contraire : l’analyse monétaire permet d’intro-
duire l’aspect temporel des processus, et c’est pourquoi, malgré les apparences,
les propos de Boisguilbert sont différents de ceux de Say 179.
Toujours dans l’optique de la théorie de l’échange – et si l’on néglige les
remarques superficielles comme, par exemple, celle qui consiste à reprocher
à Boisguilbert de centrer son analyse sur la « circulation » et de négliger
la « production » (Molinier, 1958 : 19 et 33) – il nous reste à noter, avec
M. Lutfalla, que Boisguilbert, à l’inverse des physiocrates par exemple, n’abuse
pas de la notion d’ « année commune » pour établir ses démonstrations (1981 :
30). Remarque exacte sans doute, mais qui demande à être précisée dans la me-
sure où la prise en compte de l’année commune suppose à son tour une moyenne
établie sur des flux de plusieurs périodes et où l’intégration du temps dans
l’analyse, comme le soulignait déjà avec justesse Ferdinando Galiani (1770,
huitième dialogue), n’est en général pas opérée. L’analyse de Boisguilbert, fon-
dée sur les anticipations des agents et un mécanisme stocks-flux qui leur est lié,
échappe en grande partie aux critiques formulées plus tard par les adversaires
de Quesnay.
13. Dernier courant d’interprétation : après Say, Walras et Keynes, voici
poindre Marx à travers l’étude de J. Nagels (1970). Dans la lignée de l’in-
terprétation générale du courant janséniste proposée par Lucien Goldmann
en 1955 180, cet auteur tente en effet à la fois de situer Boisguilbert dans son
contexte socio-économique et d’en saisir la spécificité comme penseur. Sur le
premier point, il faut bien avouer que, selon les canons de l’interprétation
goldmannienne, Nagels a la partie belle : Boisguilbert constitue le type idéal
du bourgeois anobli par la judicature et prétendument freiné dans son ascension
sociale par la politique de Louis XIII et Richelieu, puis de Mazarin, de Louis
XIV et de Colbert (Nagels 1970 : 15 et 17 notamment). Sur le second point,
l’accent est placé sur l’harmonie et la concordance des intérêts économiques
des différentes classes sociales, reflétant par là « la volonté d’universalité de la
bourgeoisie ascendante » (ibid. : 21).
179. Sur ce thème, quelques auteurs ont tenté d’adopter une position intermédiaire. Les
propos tenus restent cependant ambigus (voir par exemple Spengler, 1966 : 12).
180. Lucien Goldmann, Le Dieu caché, étude sur la vision tragique dans les Pensées de
Pascal et dans le théâtre de Racine (1955). Pour une critique de la thèse défendue par
Goldmann, on peut se reporter notamment à Mandrou (1957), Taveneaux (1965), Delumeau
(1979).
226 Annexe
Quand Boisguilbert parle d’harmonie [. . .], [il] dépeint le monde tel qu’il
devrait être. Au rebours, quand il se penche sur le monde tel qu’il est,
tout est contradiction, lutte et violence [.. .]. Non seulement il a perçu
l’existence des deux pôles opposés, « richesse » et « misère », mais il a en-
core compris que ces deux pôles sont indissociables [. . .]. C’est dire qu’il
perçoit l’unité des contraires [. . .]. Il n’est nullement étonnant de trouver
dans l’œuvre de Boisguilbert cette juxtaposition entre l’exigence idéaliste
de l’harmonie sociale et économique et la conscience aiguë des antago-
nismes sociaux. C’est là l’expression objective des classes sociales freinées
dans leur ascension par les rapports de production existant. (ibid. : 22)
Les deux aspects dégagés ne sont cependant pas compatibles : « nous sommes
plutôt d’avis qu’il y a chez Boisguilbert une opposition nette entre le sociologue
et l’économiste » (ibid. : 50). Sur la base d’un argument trop général de so-
ciologie de la connaissance, Nagels en arrive donc à séparer deux aspects de la
pensée de Boisguilbert sans tenter de les intégrer dans un ensemble théorique
cohérent.
Les études marxistes ou marxiennes se multiplient par ailleurs qui tentent
soit de rendre compte des propos de Marx sur Boisguilbert (Fernandez-Diaz :
1978 ; Cartelier : 1989 ; Dupuigrenet-Desroussilles : 1989), soit, d’un point
de vue marxiste, de déceler chez Boisguilbert des traits d’analyse marxiste
(Fernandès : 1989 ; Ivanciu : 1989) ou de placer Boisguilbert dans l’histoire de
la pensée économique (Kuczynski : 1989 ; Nagels : 1989). C’est dans une op-
tique voisine que se situe le propos de J. Cartelier (1976) qui tente d’interpréter
la théorie de Boisguilbert à la lumière de la pensée classique : la conception des
prix de proportion n’aurait rien à voir avec un équilibre général de type wal-
rassien, l’utilité n’y jouerait aucun rôle. Il s’agirait là en réalité d’un système
de prix de production auquel il ne manquerait que l’expression d’une règle de
répartition du surproduit (Cartelier 1976 : 29–31).
Pour terminer 181 cette brève revue de la littérature, on notera enfin la résur-
gence du « filon janséniste ». Après Cadet et Roberts, J. Hecht (1966) insiste
sur la passage de Boisguilbert aux Petites Écoles de Port-Royal. Parallèlement,
l’intérêt pour la pensée politique, sociale et économique des auteurs jansénistes
est ravivé par la publication de l’étude de L. Goldmann (1955), de celle de
L. Rothkrug (1965) et d’une série d’ouvrages de R. Taveneaux (1965, 1973,
181. On peut encore noter la reprise du thème monétaire (Herland 1981 : 106–12, situe
Boisguilbert comme point de départ d’une lignée qui aboutit à Keynes en passant par
Proudhon et Gesell), ainsi que de celui de l’État (Rosanvallon, 1982). Enfin, une nouvelle
synthèse est fournie par Jacques Wolff (1973, chapitre VII) et par T.W. Hutchison (1988).
Boisguilbert à travers les âges 227
1977). On a vu l’application théorique faite par Nagels. Dans la perspective
de Rothkrug et Taveneaux, qui remet à l’honneur les textes de P. Nicole, se
situent les études de Keohane (1980), Faccarello (1984), Perrot (1989).
228 Annexe
Références bibliographiques
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ou la naissance de l’économie politique, 1966 – deux volumes à pagination continue
– publiée par Jacqueline Hecht. Le premier volume contient quelques études sur
Boisguilbert – dont une biographie de l’auteur par J. Hecht –, la correspondance de
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toutes les autres œuvres de l’auteur.
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244 Index des noms de personnes
Index des noms de personnes
Alix, Pierre Michel, 36
Allegrain, Étienne, 153
Amelot de la Houssaye, Nicolas, 3
Andilly, Robert Arnauld d’, xii
André, Louis, 62
Anne d’Autriche, 60
Aristote, 10
Armand Jean du Plessis, cardinal de, 19,29
Arnauld, Agnès, xiv
Arnauld, Antoine, xiii,16–19,44,52
Augustin, évêque d’Hippone, 5,8,15,18,19,33
Bérulle, Pierre, 18
Bacon, Francis, 110
Barcos, Martin de, 19
Bastiat, Frédéric, 211,219
Baudelot, Bernard, 41,58
Beaussant, Philippe, 6
Belesbat, Charles Hurault de l’Hôpital de, 74–76
Berger, Guy, 27,31,43
Bernard, Samuel, 168
Bernard-Béchariés, Jean-François, 221,222
Bignon, Jérôme, xii
Bignon, Thierry, xii
Bodin, Jean, 4,29,37,46,49,50,59,110,112,155
Boileau, Nicolas, 18,57
Boislisle, Arthur de, 207,214
Bonneville, François, 11
Bosse, Abraham, 62,88,93,95,97
Bossuet, Jacques-Bénigne, 18,19,36
Botticelli, Sandro, 5
Bouhours, Dominique, xiii
Bouzonnet-Stella, Claudine, 86
Brossette, Claude, 57
Cadet, Félix, xiii,xiv,207–211,214,215,226
245
246 Index des noms de personnes
Caillemer, Robert, 75,76
Cantillon, Richard, 202
Cartelier, Jean, 226
Castiglione, Baldassare, 53
Chalette, Jean Bernard, 167
Chamillart, Michel, x,xi,xvii–xix,40,54
Champaigne, Catherine de, xiv
Champaigne, Jean-Baptiste de, 17,24
Champaigne, Philippe de, xiv,5,51
Chanteur, Janine, 45
Chedozeau, Bernard, 67
Child, Josiah, 4
Choisy, François-Timoléon de, 75
Cognet, Louis, 4
Colbert, Jean-Baptiste, x,xvi–xviii,xxi,30,60,62,64,125,160,171,203,211,
225
Cole, Charles W., 214
Colomb, Christophe, xi
Coornaert, Émile, 78
Copernic, Nicolas, xi,214
Coquille, Guy, 47
Corneille, Pierre, 11
Courteille, Nicolas de, 200
Courtilz de Sandras, Gatien de, 62
Croix, Émeric de la (Émeric Crucé), 29,59
Cureau de la Chambre, Marin, 27
Curmond, Henri, 214
Dühring, Eugen, 210
Daire, Eugène, 207,213,221
Dascal, Marcelo, 110
Davanzati, Bernardo, 214
Delumeau, Jean, 4,225
Demaretz, Nicolas, x
Derathé, Robert, 45
Descartes, René, 6,9,10,14–16,27,28
Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, 8
Desmaretz, Nicolas, x,xvii,126,139
Domat, Jean, xxiii,xxiv,15,16,19–23,25,28,29,31–33,35–39,41–44,49,50,
57–59,64,67–69,74,79,84,96,107,132,135,136,152,193
Droz, Joseph, 210
Dubos, Jean-Baptiste, 4
Duguet, Jacques-Joseph, 19,20,67,74
Dumont, Louis, 27
Dupont de Nemours, Pierre-Samuel, 202,205
Index des noms de personnes 247
Dupuigrenet-Desroussilles, Guy, 226
Durand, René, 214,217
Einaudi, Luigi, 110
Elle, Louis Ferdinand II, 145
Esprit, Jacques, 134
Estienne, Charles, 74
Fénelon, François de Salignac de la Mothe-Fénelon, 18,20,74,76–80,82
Féry, Jean, 221
Faccarello, Gilbert, 227
Faucher, Léon, 207
Fernandès, Santiago, 226
Fernandez-Diaz, Osvaldo, 226
Fleury, Claude, 74
Fontenelle, Bernard Le Bovier de, 9,10
Forbonnais, François Véron de, 202,204,205
Forge, Louis de la, 27
Fournel, Victor, xiii
Frédéric II, 112
Fragonard, Jean-Honoré, 194
François 1er, 64,96
François, Jean-Charles, 38
Frotier de la Messlière, Maurice, 214,215
Froumenteau, Nicolas, 211
Galiani, Ferdinando, 194,225
Galloche, Louis, 9
Garnier, Jean, 138
Gerson, Jean, 3
Gesell, Silvio, 226
Girard du Haillan, Bernard, 211
Goldmann, Lucien, 67,225,226
Goubert, Pierre, 66,67,74,170
Gouhier, Henri, 79
Gracián, Baltasar, 54
Gramont, Scipion de, 66,112
Gray, Alexander, 215
Grotius, Hugo, 57
Guggenheim, Thomas, 110
Guillet de Saint-Georges, Georges, dit La Guilletière, 202
Hals, Frans, 14
Harsin, Paul, 110,214
Hauser, Henri, 62,110,214
Hay du Châtelet, Paul, 77
248 Index des noms de personnes
Hecht, Jacqueline, xi,4,39,78,215,226
Henri IV, 96
Herbert, Claude-Jacques, 202
Herland, Michel, 226
Hirschman, Albert O., 27
Hobbes, Thomas, 9,22,29,57,110
Hodgskin, Thomas, 208
Horn, Ignace Einhorn, 207–209,211–217
Horne, Thomas A., 73
Huppert, George, 67,68,74
Hutchison, Terence W., 226
Ivanciu, Nocolae-Vàleanu, 226
James, Edward Donald, 5
Jansenius, Cornelius Jansen, dit, xii,5,18
Jouanna, Arlette, 68
Keohane, Nannerl O., 27,28,227
Keynes, John Maynard, 221,222,225,226
Kolm, Serge-Christophe, 27
Kubota, Akiteru, 222
Kuczynski, Marguerite, 226
La Bruyère, Jean de, 18,68
La Rochefoucauld, François VI, duc de, 18,28,134
Lagniet, Jacques, 58
Lax, John, 214
Le Branchu, Jean-Yves, 214
Le Bret, Cardin, 45,47,111
Le Brun, Charles, 136,147,160,178
Le Gendre, Thomas, 125
Le Nain de Tillemont, Louis-Sébastien, xii
Le Nain, Louis, 184,187
Leduc, Michel, 221,222,225
Lefebvre, Claude, xvi
Leibniz, Gottfried Wilhelm, 110
Liébault, Jean, 74
Locke, John, 4,57,73,97
Longueville, Anne-Geneviève de Bourbon-Condé, duchesse de, 7,171
Louis XIII, 96,225
Louis XIV, 48,64,66,68,69,77,80,138,145,153,160,164,170,199,202,
203,205,207,208,217,225
Louvois, François Michel Le Tellier, marquis de, 62
Loyseau, Charles, 45,47
Lutfalla, Michel, 221,224,225
Index des noms de personnes 249
Luynes, Louis-Charles d’Albert, duc de, 67
Médicis, Catherine de, 60
Médicis, Marie de, 60
Méthivier, Hubert, 47,66
Machiavel, Nicolas (Niccolò Machiavelli), 27
Maistre, Joseph de, xiii
Malebranche, Nicolas, 28
Malestroict, Jehan Cherruyt de, 30,110,112
Mandeville, Bernard de, 73
Mandrou, Robert, 15,67,225
Marrou, Henri-Irénée, 18
Marshall, Alfred, 218
Martin, Germain, 110
Marx, Karl, 120,135,208,209,225,226
Maspétiol, Roland, 41
Matteucci, Nicola, 41
Maximilien de Béthune, duc de Sully, xvii,xxi
Mazarin, Jules (Giulio Mazzarino), 60,171,203,225
McDonald, Stephen L., 222–224
Mesnard, Jean, 5
Mesnard, Pierre, 37
Michelet, Jules, 207,215
Michelin, Jean, 190
Mirabeau, Victor Riqueti, marquis de, 40,202,204–206,209
Molière, Jean-Baptiste Poquelin, dit, viii,91
Molinier, Jean, 92,102,107,221,222,224,225
Mongin, Philippe, 27
Monnier, Louis, 111
Montchrestien, Antoine de, 29,30
Montesquieu, Charles Louis de Secondat de, 29
Montherlant, Henry de, xiii
More, Thomas, 59,212
Mousnier, Roland, 79
Nagels, Jacques, 102,221,225–227
Necker, Jacques, xxi
Nicole, Pierre, xiii,xiv,xxiv,5,8,9,15,16,18–33,36–39,43,49,55,56,64,
67,73,74,79,84,96,133,135,136,155,193,210,227
Niderst, Alain, 75
Nourrisson, Paul, 41,57
Oncken, Auguste, 210
Pascal, Blaise, xiii,xiv,5,15,18–21,33,38,39,59,64,67,79,96,225
Paumier, rançois, 47
250 Index des noms de personnes
Perrot, Jean-Claude, 13,227
Petty, William, 4
Picard, Roger, 110
Platon, 10,59
Pontchartrain, Louis II Phélypeaux de, ix,x
Poullain, Henri, 111
Poussin, Nicolas, 83,105,108,174
Proudhon, Pierre-Joseph, 219,226
Pythagore, 10
Quesnay, François, 92,199,204,225
Quesnel, Pasquier, 19,51
Racine, Jean, xii,7,8,225
Ragot de Beaumont, Vincent, 78
Raphaël, 53
Ravenstone, Piercy, 208
Raymond, Marcel, 27,31
Regnesson, Nicolas, 158
Richelieu, Armand Jean du Plessis, cardinal de, 51,52,62–64,68,69,77,148,
149,170,225
Richet, Denis, 59,68,80
Riese, Walther, 27
Rigaud, Hyacinthe, 149
Rodis-Lewis, Geneviève, 15
Rosanvallon, Pierre, 226
Rothkrug, Lionel, 27,74,75,77,215,217,226
Séguier, Pierre, 171
Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de, xiii
Saint-Cyran, Jean-Ambroise Duvergier de Hauranne, abbé de, xiii,18,19
Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc de, ix,x,74,207
Sainte-Beuve, Charles-Augustin, xii,xiii
Sainte-Beuve, Jacques de, 3
Salleron, Louis, 221
Santerre, Jean-Baptiste, 7
Sauvy, Alfred, 215
Say, Jean-Baptiste, 80,210,221,222,225
Schatz, Albert, 75,76
Schelle, Georges, 214
Schumpeter, Joseph Alois, 215,222
Selden, John, 22,29
Senault, Jean-François, 27,28
Sergent, Antoine Louis François, xviii,xix
Singlin, Antoine, 7,21
Sismondi, Jean-Charles-Léonard Simonde de, 208
Index des noms de personnes 251
Skarzinski, Witold von, 219
Smith, Adam, xxiii,26,120,199,209,217,219
Spengler, Joseph J., 215,221,222,224,225
Spiegel, Henry William, 222
Sully, Maximilien de Béthune, duc de, xix,xxi,60,170
Sylvestre, Israel, 152
Talbot, Albert, 214,216,217
Tans, Joseph Anna Guillaume, 37
Taveneaux, René, 4,7,43,44,51,52,225,226
Temple, William, 4
Thieriot, Nicolas-Claude, 202
Thomas, Antoine Léonard, xxi
Tuck, Richard, 22
Turenne, Henri II de La Tour d’Auvergne, vicomte de, 171
Turgot, Anne-Robert-Jacques, 199,214
Urbain, Charles, 78
van Dyke Roberts, Hazel, 107,120,214,215,217–220,226
Vauban, Sébastien Le Prestre de, ix,x,62,75–78,202,213
Vaubourg, Jean-Baptiste Desmaretz de, x
Vernet, Joseph, 114,117
Verrio, Antonio, 91
Vignes, Jean-Baptiste Maurice, 44,47,77,78,150
Viner, Jacob, 43,73
Virgile, 8
Vivien, Joseph, 79,168
Voeltzel, René-Frédéric, 41
Voltaire, François-Marie Arouet, dit, xii,31,201–203,207
Vouet, Simon, 127
Walras, Léon, 221,222,225
Weulersse, Georges, 205,214
Wolfe, Martin, 45
Wolff, Jacques, 4,102,226