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Dissertation de Saint-Pétersbourg
Jean-Joseph-Louis Graslin ∗
∗Cette édition de la Dissertation de Saint-Pétersbourg de J.-J.-L. Graslin a été publiée
dans Philippe Le Pichon et Arnaud Orain (sous la direction de), Jean-Joseph-Louis Graslin
(1727-1790). Nantes au temps des Lumières, Rennes : Presses Universitaires de Rennes,
2008, pp. 293-317. Pour une mise en perspective de ce texte, voir G. Faccarello, ‘Galima-
tias simple ou galimatias double ? Sur la problématique de Graslin’, ibid., pp. 89-125, et
‘The enigmatic Mr Graslin. A Rousseauist bedrock for classical economics?’, The European
Journal of the History of Economic Thought, 16(1), 2009, 1-40.
1
Dissertation de Saint-Pétersbourg 2
Présentation
La question mise au concours en 1765 par la Société d’Économie et
d’Agriculture de Saint Pétersbourg, dans la formulation officielle, était la
suivante : Est-il plus avantageux à un État que le paysan possède en propre
du terrain, ou qu’il n’ait que des biens meubles ? & jusqu’où doit s’étendre
cette propriété pour l’avantage de l’État ? Pour des raisons qu’il expose
au début de son mémoire, J.-J.-L. Graslin la reformula en ces termes :
Est-il plus avantageux & plus utile au Bien public, que le paysan possède
des terres en propre, ou seulement des biens mobiliers ; & jusqu’où doit
s’étendre cette propriété ?
Il y eut plus de 150 participants. En 1768 l’académie décerna le prix
au mémoire soumis par Béardé de l’Abbaye. Elle décerna aussi quatre
accessits – à des mémoires rédigés, l’un en français : celui de Graslin,
deux en allemand et un en russe – et attira l’attention sur les disser-
tations d’autres concurrents en raison de leur intérêt. L’ouvrage publié,
intitulé Dissertation qui a remporté le prix sur la question posée en 1766
par la Société d’Œconomie et d’Agriculture à St. Pétersbourg, à laquelle
on a joint les Pièces qui ont eu l’Accessit, comprend la dissertation qui
a remporté le prix, et trois des quatre accessits – il ne comprend pas
la dissertation en langue russe 1. Le lieu d’édition n’est pas indiqué.
Le mémoire de Graslin porte le n°100. Il occupe les pages 109 à 154.
La devise en est une citation tirée des Satires d’Horace 2.
Dans le texte qui suit, l’orthographe a été modernisée : c’est ainsi que
les terminaisons de l’imparfait ou du conditionnel en « ais », « ait »
ou « aient » remplacent celles en « ois », « oit » ou « oient », ou en-
core que « mobilière » remplace « mobiliaire » ; « domanial » (avec ses
déclinaisons) est utilisé en lieu et place de « domainial ». La ponctuation
a été conservée.
1. L’ouvrage consulté est celui conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la
cote S-20912.
2. La devise qui figure en tête du mémoire de Béardé de l’Abbaye est tirée de la même
œuvre : « Epigr. In favorem libertatis omnia jura clamant ; mais, est modus in rebus. Horat.
Lib. 3 sat. 2. »
Dissertation de Saint-Pétersbourg 3
Des fautes manifestes de typographie ont été corrigées, comme par
exemple lorsque la préposition « à » est utilisée pour « a » – troisième
personne du verbe avoir. Si le symbole « & » a été maintenu pour la
conjonction de coordination « et » qu’il traduit, il a en revanche été
remplacé une fois par « est » – troisième personne du singulier du verbe
être – lorsque le sens a paru l’exiger ; et une fois, inversement, « est » a
été remplacé par « & ». Les modifications sont indiquées entre crochets
et dans les notes que nous avons adjointes au texte 3. Ces notes pro-
posent également quelques corrections au texte de Graslin – nécessaires,
semble-t-il, à la bonne marche de son raisonnement.
Enfin, la pagination d’origine a été indiquée dans le texte : elle figure
entre crochets 4.
Gilbert Faccarello
3. Le texte original ne comporte aucune note de bas de page.
4. Par exemple, [118/119] signifie que l’on se trouve à la fin de la page 118, et que le
texte qui suit débute la page 119.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 4
[109]
Dissertation sur la question
proposée par la
Société Œconomique de St. Pétersbourg
Est-il plus avantageux & plus utile au bien public, que le paysan possède des
terres en propre, ou seulement des biens mobiliers ;
& jusqu’où doit s’étendre cette propriété !
———————————————————————
Nam propriae telluris herum Natura neque illum
Nec me, nec quemquam statuit. Horat. Lib. 2 sat. 2.
———————————————————————
[111]
Introduction
La question, que j’entreprends d’examiner, intéresse tous les hommes; & je
ne crains pas de dire que l’économie politique n’a point de problème dont la
résolution importe davantage à l’humanité. Pénétré de la dignité de mon sujet,
j’ai cru devoir le traiter moins en Orateur qu’en Philosophe, aimant mieux
convaincre par la solidité de mes raisonnements, que d’éblouir les lecteurs su-
perficiels par les prestiges d’une vaine éloquence.
Pour prouver qu’il est avantageux au bien public que les paysans possèdent
des terres en propriété, j’aurais pu considérer l’ordre des paysans en lui-même
comme devant faire, dans toute société, une partie considérable & essentielle
du corps politique : J’aurais pu m’élever contre le préjugé qui a mis au dernier
rang des citoyens ces hommes précieux dont les travaux nourrissent & vivifient
tous les membres de l’État : mais la voix de l’intérêt d’une classe d’hommes
Dissertation de Saint-Pétersbourg 5
avilis pendant tant de siècles, ou par l’esclavage personnel, ou par l’état de
mercenaire dans lequel les réduit la non-propriété, aurait-elle prévalu sur celle
de l’intérêt de quelques hommes puissants, qu’une longue & malheureuse pos-
session a trop accoutumés à faire dépendre leur bonheur de l’asservissement
de cette classe utile & respectable ?
Laissant donc à l’écart l’intérêt particulier de la classe des paysans, il s’agis-
sait de faire voir que l’avantage des hommes des autres classes est que [111/112]
la production, qui est le fruit du travail des paysans, soit aussi abondante qu’il
est possible. D’après cela, j’aurais pu remarquer que la culture abandonnée
à des esclaves ou à des mercenaires ne leur rend qu’à regret une partie des
richesses qu’elle prodigue aux soins du cultivateur libre & propriétaire; que
des cultivateurs courbés sous le joug de la servitude languissent sans ému-
lation dans le champ que leurs sueurs auraient dû fertiliser, par l’attrait de
la jouissance ; ou que des hommes à gages, étrangers au climat qui les a vu
naître, sans foyers, sans goût pour la population, sont toujours prêts à quitter
des lieux où nul intérêt ne les retient, & à porter ailleurs leur misère & leur
industrie. J’aurais pu enfin opposer à ce tableau celui des provinces en trop
petit nombre, où le paysan laborieux, cultivant de ses mains l’héritage de ses
pères, force la nature à verser l’abondance sur le sol le moins fertile ; & où l’on
voit les campagnes couvertes de familles vigoureuses, qui assurent à l’État une
nombreuse population.
Mais j’ai compris que la question exigeait des recherches plus philosophiques,
& que sa vraie solution dépendait de principes, qui ne sont circonscrits ni par
les temps, ni par les lieux. J’ai donc écarté les faits, & les inductions qui en
résultent, pour chercher dans les lois mêmes de la nature ces principes qui
doivent être immuables comme elle ; & le problème s’est trouvé résolu pour le
plus grand avantage de tous. [112/113]
Je me croirais heureux, si en plaidant la cause du genre humain devant
des Sages, j’ai pu remplir avec quelque succès une tâche aussi glorieuse, &
seconder les vœux patriotiques de l’anonyme que sa modestie dérobe à vos
éloges & aux bienfaits de son auguste Souveraine. Les fastes de l’humanité
conserveront le souvenir de cette époque mémorable, & l’avenir saura, avec
quels transports d’admiration l’Europe voit une grande Princesse, sensible à
la gloire de conquérir les cœurs, s’occuper du bonheur de Ses sujets, appeler
du haut de Son trône la Philosophie dans ses vastes États, faire asseoir les
sciences à Ses côtés, signaler les jours de Son règne par autant de bienfaits, &
Dissertation de Saint-Pétersbourg 6
s’attirer les hommages du Monde, moins par l’étendue de Sa domination que
par l’ascendant de Ses vertus.
[113/114]
Question proposée
Est-il plus avantageux & plus utile au Bien public, que le paysan possède des
terres en propre, ou seulement des biens mobiliers ; & jusqu’où doit s’étendre
cette propriété !
Le bien public peut être envisagé sous deux considérations différentes ; ou
comme le plus grand avantage de tous les membres de l’État; ou comme le
bien de l’État, pris dans sa constitution particulière. Sous le premier aspect, la
question proposée est générale, unique, & doit être résolue d’après les principes
puisés dans la nature de l’homme, & dans l’ordre physique et immuable des
choses : sous le second elle est particulière, conditionnelle, & susceptible d’au-
tant de solutions différentes qu’il y a de différentes sortes de gouvernement.
Je crois que ce sera me conformer aux vues de la société économique, que de
discuter cette question sous la première de ces deux considérations, en rappro-
chant, autant qu’il me sera possible, mes raisonnements & mes observations
de l’état actuel de la Russie, objet direct de cette Dissertation. [114/115]
Il se présente d’abord une réflexion très simple ; c’est que, si les paysans
sont considérés comme membres de l’État, le plus grand bien public exige
qu’ils puissent jouir des avantages attachés à la propriété, soit foncière, soit
mobilière, comme tous les autres citoyens, sans que cette propriété doive être
plus limitée pour eux que pour les autres ; car les paysans sont, dans chaque
État, & surtout en Russie, la plus grande partie de la nation ; & le bien public
réside toujours dans celui du plus grand nombre.
Mais, sans nous arrêter à cette réflexion, qui intéresse moins une nation, où
les paysans sont serfs par les constitutions établies, & où, par conséquent, ils
n’entrent encore que passivement dans la considération du bien public; faisons
marcher ensemble les intérêts de tous les hommes réunis en un corps de société,
& considérons d’abord l’homme dans les rapports naturels & primitifs, tant
avec ses semblables, qu’avec les choses, pour savoir d’où et comment a pu
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naître la propriété soit foncière, soit mobilière. Nous observerons en même
temps, quels sont les divers effets de cette propriété, tant par rapport à ceux
qui en jouissent, que par rapport aux autres hommes ; ce qui nous fournira des
vues applicables à toutes les différentes formes de gouvernement.
Un philosophe moderne avance que, dans l’ordre de la nature, la terre n’est
à personne, & que ses productions sont à tous. Cette assertion ne peut être
vraie que par rapport aux productions spontanées, qui étant un bienfait gra-
tuit de la nature n’ont pas été données privativement à un homme ou à
plusi[115/116]eurs, à l’exclusion des autres : mais, quant aux fruits que la
terre ne reproduit qu’autant qu’elle est sollicitée par le travail, il faut dire,
que la terre, considérée dans sa productibilité, est à tous, & que les fruits
appartiennent à ceux qui les font naître.
De la propriété des fruits, à ce titre, découle nécessairement celle du sol en
faveur de celui qui le cultive. Le philosophe, que je viens de citer, dit que le
droit du cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labourée, lui en donne
un sur le fonds, au moins jusqu’à la récolte ; & ainsi d’année en année : ce
qui faisant une possession continue se transforme aisément en propriété. Mais
cette idée, très vraie, a aussi besoin d’être étendue & développée.
L’homme qui a défriché un champ, qui l’a entouré de haies & de fossés
pour le défendre des incursions des autres hommes & des animaux, qui a bâti
dessus une cabane pour la facilité de son exploitation, doit avoir la propriété
de ce champ, non seulement jusqu’à la récolte qui lui rendra ses semences, mais
encore pendant tout le temps qu’il continuera à cultiver le même champ : car il
n’y a que l’espérance d’une culture continue qui ait pu l’engager à entreprendre
& à perfectionner les travaux dont nous venons de parler ; & il faut qu’il y ait
eu une convention, au moins tacite, de la part des autres hommes, qu’il ne
serait pas trompé dans son espérance.
Mais comment accorder ces idées de propriété particulière & isolée avec la
maxime que nous avons présentée d’abord comme une des lois fondamentales
de la nature ? Un certain nombre d’hommes pouvant [116/117] acquérir, par
leur travail, une propriété imperturbable sur le sol entier, à l’exclusion des
autres hommes, comment la terre sera-t-elle à tous? Comment pourra-t-on dire
que la productibilité du sol est un bien, auquel chacun a un droit égal ? Cette
contradiction n’est qu’apparente, & je vais la faire disparaître, en prouvant que
ce n’est que par la possession constamment assurée à ceux qui ont commencé
& qui continuent à cultiver la terre, que tous les autres hommes jouissent,
Dissertation de Saint-Pétersbourg 8
autant qu’il est possible, et même autant que les cultivateurs propriétaires, du
bienfait de la nature, qui consiste dans la productibilité de la terre.
Pour simplifier cette discussion, & traiter mon sujet avec toute la méthode
dont il est susceptible, supposons d’abord, que l’homme n’ait besoin que d’une
espèce de production : s’il pouvait se la procurer par son propre travail & sans
le secours de ses semblables, chacun serait obligé de travailler à la culture de
cette production, parce que nul ne donnerait gratuitement à un autre le fruit
son travail : alors, chacun ne travaillerait, qu’en raison de son besoin, au-delà
duquel l’objet lui serait absolument inutile : &, dans cette supposition, un
homme n’ayant enclos que la portion de terre dont il a besoin pour fournir
à sa subsistance individuelle, la terre serait à tous, puisqu’elle se trouverait
partagée entre tous par égales portions.
Si la culture de cette production exige le concours de quelques instruments,
il pourra se faire que les hommes, au lieu de s’occuper tous en même temps à
la fabrication des instruments & au labou[117/118]rage, se partageront entre
eux ces deux genres de travail ; ce qui sera plus avantageux pour chacun : parce
que le même nombre d’hommes, au moyen de ce partage, travaillera avec plus
de succès, & plus de facilité.
Les hommes se trouveront donc divisés en deux classes, dont l’une s’adon-
nera à la culture proprement dite, & l’autre à la fabrication des instruments
aratoires. La classe cultivatrice sera, ou plutôt paraîtra exclusivement proprié-
taire de la terre ; cependant, chacun des individus de l’une & de l’autre classe
aura un droit égal à la production, soit que tous soient convenus de ce droit par
un engagement formel, soit qu’il n’existe aucune convention. Dans le premier
de ces deux cas, qui ne peut avoir lieu que pour un petit nombre d’hommes
réunis, & qui constitue un ordre de société entière & parfaite, les travaux &
les fruits seront partagés avec égalité ; parce qu’une convention unanime &
générale, qu’a formée et que doit maintenir l’intérêt réciproque de chacun des
contractants, ne peut avoir pour base & pour objet que l’avantage de tous ;
avantage qui consiste, pour chaque individu, à fournir sa part du travail avec
moins de peine, & à conserver le même droit à la production.
Dans le second cas, qui est celui qu’on appelle improprement l’état de so-
ciété, & qui n’est que l’état des relations entre les hommes, il n’y a aucune
convention que chaque classe ou chaque individu puisse réclamer; mais l’éga-
lité dans le sort des individus de l’une & de l’autre classe, naîtra toujours de
la nature même des choses, du moins tant que [118/119] l’ordre naturel ne
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sera point interverti. Les divers rapports que les hommes ont entre eux, dans
cet état, demandent à être approfondis, & développés avec quelque détail.
Quoi que les hommes se soient partagés entre eux les différents travaux,
l’objet du travail de chacune des deux classes est encore la production, qui,
dans notre hypothèse actuelle, est leur unique besoin ; & c’est encore dans ce
travail de l’une & de l’autre classe que résidera son droit, soit médiat, soit
immédiat, à la production. Ce droit sera immédiat pour les cultivateurs ; &
il ne sera que médiat pour les ouvriers, qui seront dans le cas de recevoir
leur portion dans la production de la main des cultivateurs, en échange de
leur instruments. Dans cet état, chaque classe a en propre tout le fruit de son
travail, soit qu’il soit l’objet de son propre besoin, soit qu’il soit l’objet du
besoin de l’autre classe ; et toutes deux feront l’échange en raison du besoin
que l’une a des fruits du travail de l’autre.
Or, les cultivateurs ayant besoin de tous les instruments, & les ouvriers
d’une partie seulement de la production, l’échange se fera dans ce rapport ; &
cet échange, dans lequel une classe paraît donner tout le fruit de son travail,
& l’autre seulement une partie, est dans la plus parfaite égalité. Pour s’en
convaincre, il ne faut que se rappeler que l’objet unique du travail de chacun des
hommes de ces deux classes, est d’obtenir une portion égale de la production :
or, par le résultat de l’échange, le cultivateur qui reçoit tout le fruit du travail
de l’ouvrier, en échange d’une partie seulement du fruit [119/120] de son
travail, n’a cependant aucun avantage sur lui, puisqu’il ne reste au premier
qu’une portion de la production égale à celle qu’il a donnée en échange.
Cependant, le droit de chacun des hommes à la production ne dépend plus
absolument & uniquement de son travail personnel, puisque la production est
entre les mains des seuls cultivateurs, qui eux-mêmes n’auraient pas pu l’ob-
tenir par leur travail, s’ils n’avaient pas reçu, par la voie de l’échange, les
instruments du labourage. Ce droit à la production dépend donc en partie,
pour chaque classe, de celui qu’elle a sur les fruits du travail de l’autre ; or
ce droit de chaque classe, dans l’état des relations, réside uniquement dans le
besoin que l’autre peut avoir des fruits du travail de celle-là, & ce droit serait
nul, si le besoin de l’autre classe n’existait plus.
De ce que le droit d’une classe n’est fondé que sur le besoin que l’autre a du
fruit de son travail, & de ce que ce droit cesse avec le besoin, il s’en suit qu’il
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a les mêmes bornes dans [son étendue] 5que l’étendue du besoin. Ainsi, d’un
côté, le besoin des cultivateurs n’étant que d’un certain nombre d’instruments,
il ne donne droit à la classe des ouvriers sur la production, que jusqu’à la
concurrence de ce qu’il faut pour entretenir le nombre d’hommes nécessaires à
la fabrication de ces instruments. D’un autre côté, le besoin des ouvriers n’étant
que d’une certaine quantité de production, (quantité qui, comme nous l’avons
observé, ne peut être que la partie excédente à celle dont les cultivateurs ont
besoin personnellement) ce besoin des ouvriers ne donne droit à la [120/121]
classe des cultivateurs sur le travail de ceux-là, que jusqu’à la concurrence de
ce qu’il faut d’instruments pour la culture. D’après cela, si, dans le rapport des
besoins respectifs, il faut un plus grand nombre de cultivateurs que d’ouvriers,
la classe des premiers, qui sera la plus nombreuse, ne donnera pas la moitié
de sa production en échange de tous les instruments; elle ne donnera qu’une
portion proportionnelle au nombre des ouvriers. Si au contraire l’état des choses
demande que la classe des ouvriers soit la plus nombreuse, cette dernière classe
donnera toujours la totalité de ses instruments qui n’ont pour elle qu’une utilité
de relation ; mais elle recevra en échange plus que la moitié de la production,
en raison de l’excédent dans le nombre des hommes dont elle est composée.
L’ordre que je présente ici n’est pas imaginaire : il dérive nécessairement du
partage que les hommes ont fait entre eux des travaux différents, sans lesquels
on ne peut pas obtenir la production. Cet ordre se soutiendra toujours de lui-
même par la loi seule des relations, parce qu’il arrivera toujours qu’une partie
des individus d’une classe passera dans celle où il y aura le plus d’avantage, &
qu’en partageant cet avantage, ils le diminueront pour chacun. Par exemple, si
les ouvriers, avec une moindre portion de travail que les cultivateurs, avaient
un droit suffisant à la production, une partie des cultivateurs passerait aus-
sitôt dans la classe des ouvriers ; dès lors, la quantité des instruments serait
augmentée, & se trouverait excéder l’étendue du besoin qu’en peut avoir la
classe cultivatrice : or la partie excédente au [121/122] besoin étant super-
flue, ne donnerait aucun accroissement au droit de la classe des ouvriers, &
augmenterait cependant le nombre de ceux qui doivent participer à ce droit, en
diminution de celui de chaque individu. D’un autre côté le droit des cultivateurs
sur le travail des ouvriers augmenterait par le besoin plus étendu de ceux-ci,
en raison de l’accroissement dans leur nombre; & ce droit, partagé entre les
individus de la classe cultivatrice, serait plus grand pour chacun. Cette liberté
5. « son l’étendue » dans le texte.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 11
qu’aurait constamment chaque individu d’une classe de passer dans l’autre, s’il
espérait d’y trouver un sort plus doux ; & le désavantage qui résulte toujours
pour une classe de son trop grand accroissement ; tendraient perpétuellement à
mettre les deux classes en équilibre, non pas de classe à classe, mais d’individu
à individu.
Il ne faut pas confondre ce que je viens de dire, avec ce que j’ai dit plus
haut, que plus une classe est nombreuse, & plus son droit sur le travail des
autres est étendu. Cette proposition n’est vraie que dans le cas, où ce grand
nombre d’hommes est demandé par la nature des choses, & où l’objet dont
ils s’occupent, ne peut pas s’obtenir avec un plus petit nombre, parce qu’alors
la quantité dans l’objet qui est le fruit de leur travail ne peut pas excéder
l’étendue du besoin de l’autre classe. Mais, dans notre dernière hypothèse le
nombre d’ouvriers est supérieur à celui qu’exige l’objet, ce qui est incontestable,
dès qu’on suppose que chacun des ouvriers sera moins chargé de travail dans
son genre que chacun des cultivateurs. Dans ce cas, les cul[122/123]tivateurs,
comme je l’ai dit, pourraient être attirés dans cette classe, mais ils seront
bientôt arrêtés, parce qu’une partie des ouvriers seulement, qui portera son
travail, jusqu’où il peut aller, donnera la quantité d’instruments nécessaires ;
ce qui, non seulement empêchera les cultivateurs d’entrer dans la classe des
ouvriers, mais fera même refluer dans la classe des cultivateurs une partie des
ouvriers, qui ne recevraient plus qu’une trop faible portion de la production
en échange des instruments qu’ils auraient pu fabriquer, & dont la quantité
totale se trouverait excéder l’étendue du besoin.
On se figurera peut-être, qu’il ne serait pas aussi facile, qu’une partie des
ouvriers passât dans la classe des cultivateurs, s’ils se trouvaient plus lésés
que ceux-ci dans le partage des travaux & des fruits ; ou du moins, que ce
serait contredire les principes que j’ai établis sur la propriété de la terre, qui
doit appartenir exclusivement aux premiers cultivateurs, tant qu’ils veulent
continuer de la cultiver. Mais ces derniers ne cultiveront jamais en pure perte
pour eux ; il faut toujours que la production qu’ils feront naître, au delà de
l’étendue de leur besoin personnel, leur soit de quelque utilité ; & cette utilité,
dans la supposition qui réduit les hommes à deux classes, ne se trouve que
dans l’échange qu’ils en peuvent faire contre les instruments du labourage. Que
si tous les ouvriers, en refusant de leur fournir ces instruments, renonçaient à
recevoir d’eux une portion de la production, les premiers cultivateurs n’auraient
rien de mieux à faire que de restreindre leur culture, & par conséquent leur
pro[123/124]priété territoriale, à la demande de leur propre besoin ; & le
Dissertation de Saint-Pétersbourg 12
terrain qu’ils seraient forcés d’abandonner comme absolument inutile pour eux,
pourrait être cultivé par les autres. Il suit de là que, si un certain nombre
seulement d’ouvriers veut passer dans la classe des cultivateurs, aucun obstacle
ne s’y opposera, parce que la partie de la culture, qui était pour les premiers
cultivateurs un objet de relation ou d’échanges, diminuera toujours d’autant.
Je suppose ici, à la vérité, que la population totale n’excédera point la quantité
de productions que la terre peut fournir : car, s’il en était autrement, ce serait
un désordre dont on ne peut ni prévoir, ni calculer les effets.
Ces migrations des hommes d’une classe dans l’autre seraient encore plus
sensibles, si on les considérait dans toutes leurs divisions & subdivisions, re-
lativement à la multiplicité des besoins. Avant que de passer à cet état où les
hommes ont plusieurs besoins différents, arrêtons-nous à examiner quels sont
leurs divers rapports dans l’hypothèse actuelle, où il n’existe qu’un seul be-
soin & où le travail productif de l’objet de ce besoin étant divisé, partage les
hommes seulement en deux classes; celle des cultivateurs-propriétaires & celle
des ouvriers.
Il est sensible que, dans cet état, les cultivateurs, qui paraissent avoir la
propriété exclusive de la terre, n’ont rien de plus que les ouvriers, qui, chargés
d’une portion égale du travail, ont droit à une portion égale de la production :
on comprend encore plus aisément que les ouvriers n’ont pas un plus grand
avantage dans la propriété de leurs [124/125] instruments; propriété qui est
essentiellement celle qu’on doit appeler mobilière.
Le droit qu’acquièrent les ouvriers sur la production de la terre, au moyen
des instruments dont ils ont la propriété, & dont les autres ne peuvent pas se
passer, les rend [copropriétaires] 6effectifs de la terre, du moins autant que le
serait, dans nos constitutions actuelles (où la culture n’est plus le titre de la
propriété) le possesseur d’une rente en gain assignée sur un fonds qui lui est
étranger.
Ainsi, dans l’hypothèse où nous nous sommes placés, la terre est encore à
tous les hommes, & la productibilité est encore un avantage commun et géné-
ral ; puisque tous ont également droit de participer à la production, en raison
de leur travail, seul titre auquel ils puissent prétendre d’entrer légitimement
dans le partage des bienfaits renaissants de la nature.
6. « compropriétaires » dans le texte.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 13
Dans cet échange que font entre eux les hommes de chaque classe, il n’y
a jamais que la portion de travail dont une classe s’est chargée pour l’autre,
qui soit l’objet réel de l’échange respectif. Ainsi, si on suppose que chacun des
hommes isolés eût été tenu d’employer le quart de son temps à la fabrication
des instruments de labourage, ceux qui en sont exempts, au moyen de ce qu’ils
se sont chargés de la culture, tant pour eux que pour les autres, n’ont dû
augmenter leur travail de culture que de l’équivalent de l’autre, c’est-à-dire
comme de 3 à 4 ; par la même raison, ceux qui restent chargés de la fabrication
des instruments, ont dû augmenter leur travail de fabrication comme de 1 à 4
[125/126] puisqu’ils sont déchargés du travail de la culture, qui eût été pour
eux, dans la somme de leur travail particulier, les 3
4de ce travail. D’après cela
on voit que l’échange du travail qui se fait d’une classe à l’autre [est]71
4de la
part de la classe des cultivateurs & 3
4de la part de la classe des ouvriers. Mais
si, comme je l’ai dit, le nombre de ceux qui composeront chaque classe s’est
établi en raison de celui qu’exige la quantité relative du travail, la classe des
cultivateurs devant être triple de celle des ouvriers, l’échange entre les individus
est de 1 contre 1. En effet, si chaque ouvrier doit les 3
4de son travail à trois
cultivateurs qui lui doivent chacun 1
4du leur, il s’en suit que l’échange se fait,
pour chaque ouvrier, de 3
4contre 3
4,&, pour chaque cultivateur, de 1
4contre 1
4.
Il est de la plus grande importance, si on veut ne pas confondre les rapports
élémentaires de la théorie que nous étudions, de bien distinguer, dans le travail
de chaque classe, ou de chaque individu, la partie qui était, & qui est encore
pour son compte personnel, & celle qui n’est que de relation ou d’échange. Ici,
par exemple, la partie du travail de la culture qui est personnelle aux hommes
de cette classe, est 3
4; & la partie qui est pour eux objet de relation est 1
4.
En effet, ils donnent 1
4de la production, qui est le fruit de leur travail, en
échange des instruments. Quant aux ouvriers, la partie de leur travail qui leur
est personnelle est 1
4, & celle qui est pour eux objet de relation est 3
4. Cependant
les ouvriers donneront, dans l’échange, la totalité de leurs instruments ; parce
que, sans cela, [126/127] ces instruments ne seraient d’aucune utilité; & parce
que le seul usage auquel on puisse les appliquer étant le labourage, ils doivent,
par leur destination seule, passer entre les mains de ceux qui sont chargés de ce
travail, & cela sans que les ouvriers puissent rien obtenir en échange de cette
partie.
7. « & » dans le texte.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 14
On se rendra facilement raison de cette différence, si on considère que la
quatrième partie des instruments est celle qui aurait été nécessaire aux ouvriers
eux-mêmes pour leur culture personnelle, s’il n’y avait point eu d’échange.
Cette partie doit donc être remise gratuitement aux cultivateurs, parce qu’elle
n’est pas comprise dans l’échange, qui se fait seulement entre la partie des
instruments que les cultivateurs auraient été obligés de se fabriquer pour eux-
mêmes, & la partie de la culture dont les autres auraient été chargés aussi
pour leur compte ; chacun étant tenu d’ailleurs de son travail personnel comme
auparavant.
Cette analyse confirme ce que j’ai déjà dit, qu’il y a la plus parfaite égalité
dans l’échange, par lequel les ouvriers donnent la totalité des fruits de leur
travail contre une partie seulement des fruits du travail des cultivateurs. Car
les ouvriers, devant 8la totalité de leurs instruments, tant à titre de leur travail
personnel, qu’à titre de relation ou d’échange, tandis qu’il ne leur est dû que
le 1
4de la production, l’échange qui se fait de chose à chose entre les derniers,
pris tous ensemble, & les cultivateurs pris de même, doit être du tout contre
un quart ; & les parties de chaque chose doivent s’échanger dans cette même
proportion. [127/128]
Quoique le droit de chaque classe sur le travail des autres soit en raison du
nombre d’hommes que demande nécessairement l’objet dont elle s’occupe, le
plus ou moins grand nombre dont une classe est composée, ne donne aucun
avantage ni désavantage à chacun des hommes de cette classe quant à la par-
tie de travail dont elle reste chargée pour son propre compte : parce que ce
travail est toujours tel qu’il était dans le principe. Quant au travail qui est
objet d’échange, il paraît d’abord que si une classe est plus nombreuse que
l’autre, chacun des individus de la première classe sera chargé d’une moindre
quantité de ce travail : mais cela est encore égal puisqu’il aura d’autant moins
à recevoir de l’autre classe, qu’il aura moins à lui donner, & que la quantité du
travail, dont il est chargé par l’échange, est toujours la mesure de la quantité
de l’autre genre de travail, dont il se serait trouvé chargé sans l’établissement
des échanges.
Il n’en serait pas de même si quelque invention nouvelle, en facilitant le tra-
vail d’une des classes, diminuait la quantité d’hommes qui y sont nécessaires :
cet avantage ne serait d’abord que pour les individus de cette classe, dont le
8. Du verbe « devoir ».
Dissertation de Saint-Pétersbourg 15
travail serait diminué, sans diminution dans la quantité de l’ouvrage qui en
serait le fruit ; &, par conséquent, sans diminution dans le droit de chacun sur
le fruit du travail de ceux de l’autre classe.
Mais on doit comprendre par tout ce que j’ai déjà dit sur l’équilibre qui
s’établit toujours naturellement entre les individus de différentes classes, que
cet avantage, c’est-à-dire, cette diminution dans le tra[128/129]vail, dont une
des classes est chargée, tournera bientôt également au profit des individus de
l’autre classe. Je ne répéterai pas les principes : mais je suivrai encore, avec
quelque détail, les effets de cette révolution, pour qu’on puisse, lorsque les
rapports sont plus compliqués, reprendre aisément le fil de l’analyse.
Supposons donc que les nouvelles découvertes donnent la facilité de fabri-
quer une même quantité d’instruments avec un nombre d’hommes moindre de
moitié, les ouvriers se réduiront dans leur nombre, non pas précisément en rai-
son de ce que chacun peut faire plus d’ouvrage, car ceux qui resteraient dans
cette classe, se trouveraient n’avoir rien gagné à cela ; leur nombre diminuera
seulement jusqu’à ce qu’il y ait égalité entre le travail de chaque ouvrier & celui
de chaque cultivateur. Cette égalité demande que la réduction dans le nombre
des ouvriers soit, non pas comme de 2 à 1 ou comme de 8 à 4, ce qui laisserait
ceux, qui resteraient dans cette classe, chargés d’autant de travail qu’aupara-
vant, mais seulement comme de 8 à 59. La classe des ouvriers se trouvera, par
ce moyen, moins nombreuse qu’elle ne l’était de 3
8
10. Nous avons vu que, pour
que chaque individu fût au pair dans son travail depuis l’invention nouvelle,
il fallait que sa classe fût réduite de moitié : or elle n’est réduite que de 3
8
11 ;
chaque individu a donc gagné 1
8.
9. Pour que les conclusions de Graslin soient exactes, il faut que la proportion soit de
7 à 4 et non de 8 à 5. En effet, les besoins globaux de l’économie n’étant pas modifiés, les
quantités globales produites de biens ne changent pas : l’effet du progrès technique survenu
dans l’artisanat se diffuse de telle manière que, selon l’auteur, le temps de travail de chacun
diminuera d’un huitième, quelle que soit l’activité.
Soit Nm(resp. : N′
m)le niveau d’emploi initial (resp. : final) dans l’activité qui fabrique
les « machines » – les « instruments aratoires » sont en fait du capital circulant, et l’on exclut
en outre tout phénomène d’indivisibilité – et h(resp. : h′) la durée individuelle initiale (resp. :
finale) du travail. Puisque la productivité double, on doit avoir, pour une production totale
identique : h′N′
m=1
2hNmavec : h′=7
8h, d’où N′
m=4
7Nmet une diminution de 3
7de
l’emploi dans l’artisanat.
10. Lire 3
7(voir ci-dessus).
11. Lire 3
7(voir ci-dessus).
Dissertation de Saint-Pétersbourg 16
Observons que ce gain que fait l’ouvrier, autrement la diminution qu’il
éprouve dans son travail, n’est que sur la partie de ce travail, qui lui est per-
sonnelle, & non sur celle qui n’est que d’échange; [129/130] & cela parce que
l’ordre des relations est toujours conforme à l’ordre de la nature, dans lequel
chacun aurait été obligé de travailler, tant à la fabrication des instruments
qu’à la culture, pour obtenir la production dont il a besoin. Dans cet état na-
turel, l’ouvrier, qui aurait été en même temps cultivateur, n’aurait trouvé de
diminution, par l’invention nouvelle, que dans son travail d’ouvrier; & cette
diminution eût été de moitié; elle est encore la même dans l’état des relations :
l’ouvrier gagne encore moitié sur la partie de son travail qui lui était, & qui lui
est encore personnelle en ce genre, & rien sur l’autre qui n’est que d’échange,
parce qu’il n’est que représentatif de son travail de culture. Mais comme la
partie de son travail qui lui est personnel ne fait que 1
4dans la somme de son
travail, & qu’il n’a gagné que la moitié dans cette partie, son avantage, comme
nous l’avons dit, se réduit à 1
8dans son travail, tant personnel que de relation.
Quant à la classe des cultivateurs, elle [se] 12 trouvera accrue de la quantité
d’ouvriers qui auront passé chez elle : cette quantité, qui était 3
8
13 de la classe
des ouvriers, n’augmentera celle des cultivateurs que de 3
24
14 , parce que cette
dernière classe était déjà à la première comme 3 à 1. Il résulte de nos principes
qu’il n’y aura aucun avantage pour les individus de cette classe, quant au travail
de sa culture personnelle, qui est toujours le même, mais seulement dans son
travail de relation. En effet 15, il y aura dans cette classe une quantité d’hommes
plus grande qu’auparavant de 3
24 ; pour fournir une quantité de travail moindre
de 3
8: les cultivateurs gagneront [130/131] donc, d’une part 3
24 , & d’autre
12. « le » dans le texte.
13. Lire 3
7(voir ci-dessus).
14. Lire 1
7. En effet, l’agriculture doit produire la même quantité globale de blé qu’aupa-
ravant avec une diminution de la durée individuelle du travail d’un huitième et une technique
inchangée. Soit Nb(resp. : N′
b) le niveau d’emploi initial (resp. : final) dans l’activité qui fa-
brique le blé. On doit avoir, la productivité agricole restant la même : h′N′
b=hNb, toujours
avec : h′=7
8h, d’où N′
b=8
7Nbet une augmentation de 1
7de l’emploi dans l’agriculture.
On remarque que la diminution de l’emploi qui se produit dans l’artisanat est égale à
l’augmentation de l’emploi dans l’agriculture. Si Ndésigne l’emploi total, on avait au départ :
Nm=1
4Net Nb=3
4N. La diminution dans l’artisanat est donc de : 3
7Nm=3
28 N, ce qui
correspond bien à l’augmentation dans l’agriculture : 1
7Nb=3
28 N. La répartition finale de
l’emploi total est la suivante : N′
m=4
7Nm=4
71
4N=1
7Net N′
b=8
7Nb=8
73
4N=6
7N.
15. La fin de ce paragraphe est ambiguë, et les calculs de Graslin ne fonctionnent plus si
l’on rectifie des chiffres. Ce n’est au demeurant pas très grave, car le raisonnement suppose
ce qu’il veut « démontrer » : que chacun voit son temps de travail diminuer d’un huitième.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 17
part 3
8ou 9
24 , ce qui fait en tout 12
24 ou 1
2de diminution dans la partie de leur
travail qui est objet d’échange ; mais cette partie ne faisait qu’un quart de la
somme entière de leur travail ; or ce bénéfice de 1
2sur 1
4n’est autre chose que
1
8sur le tout : avantage absolument égal à celui qui sera resté aux ouvriers.
Cette diminution de 1
8dans le travail de chacun des hommes des différentes
classes était aisée à calculer, d’après les deux suppositions que nous avons
faites ; la 1re Que la fabrication des instruments occupait 1
4des hommes ; &
la seconde que le même ouvrage, dans ce genre, peut se faire à moitié moins
de travail qu’auparavant : car, la somme du travail étant déjà partagée par
égale portion entre les individus des différentes classes, celui de la fabrication
des instruments était nécessairement 1
4de tout le travail : &, dès que cette
fabrication n’exige plus qu’un travail moindre de moitié, il y aura en tout 1
8
de travail de moins ; avantage qui se répartira entre tous les hommes par la
loi seule des relations, à moins que cette loi ne soit gênée par des institutions
particulières.
La règle simple & générale pour connaître ce qui résulte, dans l’ordre naturel
des relations[,] 16 d’une découverte qui diminue le travail d’une des classes, est
de voir [quelle]17 portion fait cette classe dans la quantité totale des hommes, &
ensuite, de combien est diminué le travail de cette classe : le gain, autrement la
diminution du travail de chacun des hommes sera toujours comme la somme 18
de ces deux rapports. [131/132]
Il ne paraît pas bien nécessaire, maintenant, de parler des inventions par
lesquelles les cultivateurs peuvent, de leur côté perfectionner leur art, & obtenir
autant de fruits avec un moindre travail, parce que les raisonnements qu’on
peut faire sur cela, sont absolument les mêmes que ceux que nous venons
de voir : cependant la question que nous discutons demande que nous nous
arrêtions principalement sur cet objet.
Si la classe des cultivateurs, que nous supposons toujours composer le 3
4
des hommes, peut, par une plus grande perfection de son art, obtenir une
production plus abondante de 1
3avec un travail égal, ou, ce qui est la même
chose 19, une production égale avec un travail moindre d’un tiers, il doit résulter
16. « ; » dans le texte.
17. « qu’elle » dans le texte.
18. Lire : « le produit ».
19. En toute rigueur : avec un travail moindre d’un quart, et non d’un tiers.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 18
pour chacun des hommes, soit cultivateur, soit ouvrier, une diminution de 1
4
dans son travail ; & cela, parce qu’il n’y a que 1
4de gain dans la masse du
travail : car le tiers, sur celui de la culture qui est les 3
4du tout, ne fait que 1
4
du tout.
Pour que chacun des cultivateurs gagne précisément 1
4sur la somme de son
travail, il faut que sa classe se réduise de 1
12 seulement. 20 Car, en 1er lieu, si
la réduction était de 1
3en raison de ce que 2 hommes, avec le même travail
qu’auparavant, peuvent faire le même ouvrage que 3, il n’y aurait pour chacun
ni perte ni gain. En 2d lieu s’il n’y avait aucune réduction, chacun gagnerait
1
3; or, la réduction n’étant que de 1
12 , le gain de chacun sera 1
3moins 1
12 , ce qui
fait 1
4.
Observons que la diminution est uniquement dans la partie du travail qui
est personnelle aux cultiva[132/133]teurs, & qu’elle est sur cette partie de 1
3.
Mais, comme ce travail qui leur est personnel ne fait que les 3
4de tout leur
travail, il s’en suit que la diminution, dans la considération de tout leur travail,
tant personnel que de relation, est du 1
3de 3
4, ou 1
4.
C’est le contraire par rapport aux ouvriers ; je veux dire que leur gain n’est
que sur leur travail de relation, gain qui sera aussi de 1
3sur ce travail, parce
que les hommes qui auront passé de la classe des cultivateurs dans celle des
ouvriers, & qui ne diminuent la première que de 1
12 , augmentent la seconde
de 3
12 . Le travail de relation de cette dernière classe sera donc, premièrement
moindre de 1
12 , & secondement il sera réparti entre une quantité d’ouvriers plus
grande de 3
12 ; ce qui fait un gain de 4
12 ou 1
3. Mais ce travail n’étant que les 3
4
de celui dont ils sont chargés, leur gain dans la somme de leur travail sera de
même 1
4.
Jusqu’à présent on ne peut pas douter de la vérité de notre première propo-
sition, savoir que l’avantage de tous les hommes demande, que les cultivateurs
aient sur la terre, qu’ils cultivent, le droit de propriété le plus assuré, & le plus
imperturbable ; puisque ceux, qui sont occupés à d’autres travaux, jouissent,
autant que les cultivateurs eux-mêmes, des fruits de cette propriété, & qu’ils
partagent avec eux toutes les améliorations qui ne peuvent se faire que par
des propriétaires incommutables; & que le découragement, qui accompagne-
rait nécessairement une propriété incertaine & précaire, tournerait également
au préjudice de tous les hommes. [133/134]
20. Le lecteur est invité à vérifier les calculs de l’auteur.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 19
En divisant les hommes en deux classes, celle des cultivateurs & celle des
ouvriers, j’ai négligé les subdivisions pour ne pas compliquer les idées ; mais
les principes sont les mêmes dans la subdivision d’une de ces deux classes que
dans la première division, c’est-à-dire, que, si le travail de la fabrication des
instruments exige l’extraction du métal, & en outre la façon qui le rend usuel ;
& que ceux que j’ai appelés du nom générique d’ouvriers se soient partagé
entre eux ces deux espèces de travail ; le droit à la production, que donne la
fabrication des instruments, sera partagé entre les classes de ceux qui s’en sont
chargés, en raison de la quantité d’hommes qu’exige chaque espèce de travail.
Observons, que plus une classe se subdivisera pour la production d’un seul
objet de besoin, plus chacun des hommes se trouvera chargé de travail de
relation ; mais que la quantité de son travail n’en sera pas plus grande pour
cela, parce que la quantité du travail dont il eût été tenu personnellement, sera
diminuée d’autant. Il faut dire même, pour plus d’exactitude, qu’il aura moins
de travail, puisque l’échange ou le partage des travaux ne s’est fait que par ce
que chacun y a trouvé l’avantage de diminuer son travail.
Observons encore, pour mettre ici toute la précision possible, que celui qui
est chargé du genre de travail le moins pénible, doit en avoir une plus grande
quantité. C’est une compensation qui résulte de l’ordre des relations, où l’état
d’un homme ne peut être ni pire ni meilleur que celui d’un autre homme.
[134/135]
Il est temps de voir les hommes avec tous leurs besoins, & de considérer les
relations qui doivent naître du partage qu’ils ont fait entre eux des travaux
productifs des objets de ces besoins. Ces relations ne seront pas différentes de
celles que nous avons vu devoir s’établir entre plusieurs classes d’hommes qui
s’étaient partagés les travaux nécessaires pour la production d’un seul objet
de besoin.
En effet, que chacun des hommes ait vingt espèces de besoins à satisfaire, il
ne le peut, dans l’ordre de la nature, que par son travail personnel, rien ne lui est
dû sur la terre qu’à ce titre, & à cette condition ; mais tous peuvent échanger
entre eux les travaux qu’exige la production des objets de ces besoins, de
manière que la production de chaque objet, dans une quantité suffisante pour
le besoin de tous, soit le fruit du seul travail d’un certain nombre d’hommes.
Dans cet état, le partage qui se fera de tous les hommes en différentes classes,
en raison des travaux qui ont rapport chacun à un besoin particulier & distinct
de tous les autres besoins, sera la division première & plus générale ; & celui des
Dissertation de Saint-Pétersbourg 20
travaux différents qu’exige la production d’un seul objet, par où nous avons
commencé notre discussion, ne sera plus qu’une subdivision de ce premier
partage.
Cette division des hommes en différentes classes, en raison des divers be-
soins, n’est pas arbitraire ; elle est fondée essentiellement sur l’ordre & la nature
des choses. Tous ceux qui ont écrit sur cette matière n’ont fait qu’une seule
classe de tous les hommes attachés à la culture, & une autre de ceux qui
[135/136] s’occupent des ouvrages de l’industrie, ce qui ne peut avoir de jus-
tesse que dans le cas hypothétique, dont nous avons parlé, où il n’y aurait qu’un
seul besoin, & un seul objet de besoin, à la production duquel concourraient
également, quoique diversement, tous les cultivateurs & tous les ouvriers : mais,
dès qu’il existe seulement deux besoins, & dès qu’il peut exister deux objets,
qui chacun indépendamment l’un de l’autre procurent quelque jouissance, on
doit nécessairement réunir sous une seule classe les hommes, soit cultivateurs,
soit ouvriers qui s’occupent médiatement ou immédiatement à la production
de l’objet de chaque besoin ; sauf à subdiviser chaque classe en autant d’autres
que le travail nécessaire pour l’obtention de la chose dans son état d’objet de
besoin se subdivise lui-même en travaux d’espèces différentes. Voilà la seule
méthode par laquelle on puisse analyser avec précision & connaître avec cer-
titude, les relations qui sont entre les choses, & qui naissent de celles que les
hommes ont entre eux.
En effet, l’échange de chose à chose, quant à la jouissance qui est le terme
du travail de tous les hommes, ne peut avoir lieu qu’entre deux choses dont
chacune soit devenue, par le concours des travaux nécessaires, l’objet d’un
besoin ; tous les hommes qui ont concouru à la production & à l’appropriation
de cette chose au besoin, doivent donc être compris dans une seule classe; car
on ne peut pas séparer l’échange qui se fait entre les travaux des hommes,
de celui qui se fait entre les choses, & qui dérive immédiatement du premier.
[136/137]
D’ailleurs, toutes les classes partielles qui composent une classe entière,
n’ont ensemble qu’un droit commun sur les fruits du travail des autres classes,
parce que les travaux de chacune de ces classes partielles se réunissent, dans
leur objet, sur un seul & même besoin, & que, dans l’état des relations, le
seul droit que puisse avoir un homme, ou une classe d’hommes quelconque,
sur le fruit du travail des autres, réside absolument & uniquement dans les
besoins que les autres ont du fruit de son travail. Comment entendrait-on que
Dissertation de Saint-Pétersbourg 21
ces hommes, réunis par un droit commun, ne fissent pas une classe unique?
comment le cultivateur & l’ouvrier qui ont concouru par leur travail à la forma-
tion d’un même objet de besoin, seraient-ils renvoyés chacun dans une classe
essentiellement différente ? comment enfin ne ferait-on qu’une seule classe des
cultivateurs, dont l’un concourt à la production du pain, l’autre à celle du
vin, un troisième à celle de la toile &c ? est-il étonnant qu’avec des éléments
aussi confus on se soit jeté dans des systèmes qui sont uniquement l’ouvrage
de l’imagination ?
La masse du travail, dont tous les hommes pris ensemble sont chargés, &
sans lequel ils ne peuvent obtenir les différents objets de leurs besoins, se trouve
diminuée par les secours qu’ils se prêtent réciproquement; & les échanges que
chacun fait respectivement de son travail personnel contre celui des autres; on
ne peut voir que cela dans ces échanges, lorsqu’on prend tous les hommes dans
leurs collections, parce qu’alors il n’importe pas que ce soit tel ou tel homme qui
ait fait tel ou tel genre de travail ; ainsi, [137/138] sous cette considération, il
ne peut résulter autre chose de l’ordre des relations que l’avantage, ou d’obtenir
la même quantité d’objet de besoin avec une moindre somme de travail, ou
d’ajouter à la quantité des objets, soit des mêmes besoins, s’il y avait indigence
auparavant, soit d’autres besoins si les premiers étaient assez abondants, & cela
sans augmentation de travail.
Si ensuite on considère chaque classe entière ou partielle, ou même chaque
individu d’une classe séparément des autres, il se trouvera que, par le résultat
des échanges, son travail peut être augmenté, ou son droit aux objets de ses
besoins diminué, & peut-être l’un et l’autre ensemble, en raison de ce que
ces deux avantages auront tourné au profit des autres classes ou individus.
Cette inégalité, qui est contraire à l’ordre naturel des choses, & à l’esprit des
relations, où les hommes se sont mis entre eux pour leur avantage réciproque,
n’en a pas moins son principe dans la nature même de l’homme ; & elle dépend
de différentes causes physiques et morales, dont la recherche n’est pas de mon
sujet.
Il me suffit ici de faire voir que l’ordre des relations n’est dans le principe
de son institution que le remplacement de l’ordre naturel, dans lequel chaque
homme obtenait les objets de tous ses besoins par son travail personnel ; consé-
quemment, que tant que cet ordre n’est point altéré, les travaux des hommes
doivent se balancer de classe à classe, de manière que chaque individu de toutes
les classes ait une portion égale du travail général. Pour cela, il faut qu’une
Dissertation de Saint-Pétersbourg 22
classe donne une portion de son tra[138/139]vail d’autant plus grande, à cha-
cune des autres, que le travail, dont celle-ci est chargée, exige un plus grand
nombre d’hommes.
Si on voulait fixer exactement le rapport dans lequel doivent se faire ces
échanges du travail, & des fruits du travail, entre toutes les classes, il faudrait
savoir quelle quotité fait le nombre d’hommes qui compose une classe dans la
collection de tous les hommes en relation entre eux des objets de leurs besoins.
La partie que chaque classe aura à recevoir des fruits du travail de toutes les
autres sera en raison de ce que le nombre d’hommes, dont elle est composée,
est à tous les hommes pris ensemble; & elle donnera à chacune des autres
classes une portion du fruit de son travail proportionnelle à la portion que
fait celle-ci dans la masse des hommes. Je suppose donc qu’une classe fasse
1
20 des hommes ; elle recevra de toutes les autres 1
20 du fruit de leur travail,
quel que soit le nombre d’hommes qui compose chacune d’elles ; quant à sa
propre chose, elle en gardera 1
20 , et elle en échangera 19
20 avec toutes les autres
classes prises ensemble. Mais elle donnera à chacune en raison du nombre qui
la compose relativement à la masse; par exemple, elle donnera à une classe qui
fait le cinquième des hommes, 1
5du fruit de son travail quoiqu’elle ne reçoive
d’elle que 1
20 du sien. Cette dernière classe gardera de même 1
5de sa propre
chose, & donnera, en échange des autres objets, les quatre autres cinquièmes ;
mais toujours en raison du nombre respectif de chacune des autres classes.
On voit ici que l’inégalité dans les échanges de classe à classe est en raison
de la différence du [139/140] nombre d’hommes dont chacune est composée,
puisque celle qui est 1
5des hommes est quadruple de celle qui n’est que 1
20 [&]21
qu’elle reçoit d’elle quatre fois plus qu’elle ne lui donne. On voit en même temps
qu’il en résulte la plus parfaite égalité entre les échanges d’individu à individu,
puisque 1
20 , que donne la classe quatre fois plus nombreuse, est le fruit du
travail d’un même nombre d’hommes que 1
5que donne l’autre classe.
Nous avons dit que les divers besoins [font] 22 la division naturelle des
hommes qui s’occupent les uns à la production de l’objet d’un besoin, & les
autres à celle de l’objet d’un autre besoin, & qu’on doit compter autant de
classes qu’il y a de besoins, sauf les subdivisions de chaque classe, en raison
de ce que le travail productif de chaque objet est lui-même subdivisé. Mais
il se peut que, par l’analogie qui se trouve, dans l’ordre physique, entre la
21. « est » dans le texte.
22. « sont » dans le texte.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 23
fabrication de plusieurs instruments qui ont rapport à des besoins différents,
un même homme se charge de la fabrication de ces instruments; c’est même
une conséquence du motif qui a déterminé les hommes à se partager entre eux
les différents travaux ; motif qui n’est autre chose que la plus grande facilité
que tous doivent trouver à fournir ceux dont ils restent chargés respectivement.
Alors, l’ouvrier fait partie de plusieurs classes différentes, & ce serait confondre
tous les rapports que de ne pas faire cette distinction dans le travail même d’un
seul homme, puisqu’il participe au droit que donne, sur les fruits du travail
de tous les autres, le besoin que ceux-ci ont des différents objets auxquels son
travail a con[140/141]couru : il en faut dire autant du travail de l’agriculteur
qui a rapport à plusieurs objets de besoin différents, tels que le pain, la laine,
le vin &c.
On doit sentir que, dans le cas où un même homme est occupé à des objets
de différents besoins, il ne peut être compris dans chacune des classes, soit
entière, soit partielle, dont il est membre, que pour la partie de son travail
qu’il donne à chaque objet, c’est-à-dire que trois hommes, qui ne donneraient
chacun qu’un tiers de leur travail à un objet quelconque, ne seraient comptés
dans cette classe que pour un seul homme.
Chacun des besoins communs à tous les hommes, & dont l’objet est de
nature à pouvoir occuper un certain nombre d’hommes pour tous, fera donc
l’occupation d’une classe particulière. Du nombre de ces besoins est celui que
chacun des hommes a de pourvoir à la sûreté de sa personne, & de la propriété
des choses qu’il a acquises par son travail. De là doit naître l’établissement
d’une puissance tutélaire, dont le travail consiste dans les soins de l’adminis-
tration intérieure & extérieure, & dont le droit sur les fruits du travail des
autres classes est en raison du nombre d’hommes que cette puissance emploie
aux fonctions, dont elle est chargée. Voilà l’état social, qui n’est toutefois que
l’ultimatum de l’ordre des relations ou des échanges des travaux de tous les
hommes réunis sous une même puissance tutélaire ; ce qui constitue une nation.
Car ce serait très improprement qu’on appellerait cet état un état de société
dans toute la force du mot ; à moins qu’on ne considère chaque corps social
[141/142] uniquement dans son rapport avec les autres; parce que l’intérêt
du corps, considéré ainsi, est un intérêt commun à tous les membres ; mais le
corps social, pris intrinsèquement, & dans ses rapports intérieurs, n’est qu’un
composé d’intérêts particuliers & très distincts l’un de l’autre. La puissance
protectrice elle-même quoique érigée spécialement pour la sûreté et la tran-
quillité de tous, a essentiellement son intérêt privé dans l’ordre des relations.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 24
Cet intérêt est lié avec celui de tous, en ce qu’il importe à tous que cette puis-
sance soit mise en état de remplir sa fonction envers eux. Mais on peut en dire
autant de l’intérêt de chacune des classes, puisqu’il importe de même à toutes
les autres, que chacune en particulier soit en état de leur fournir l’objet dont
elle s’est chargée. L’état social, qui est celui où les hommes sont réunis en un
même corps gouverné par un seul chef, n’est donc encore qu’un état de rela-
tions et d’échanges, où chaque classe, ainsi que chaque individu, donne l’objet
du besoin des autres en échange de l’objet de son propre besoin, & où l’intérêt
de chacun en particulier étant de recevoir plus & de donner moins, l’intérêt de
l’un n’est certainement pas le même que celui de l’autre.
L’ordre des relations considéré ainsi dans son vrai jour, il ne faut plus, pour
compléter la solution de la question proposée, que rapprocher les conséquences
qui dérivent des principes que nous venons d’analyser. Pour cela je suivrai la
division que présente la question même : je vais donc démontrer en premier
lieu que c’est le plus grand avantage de tout le corps social, du souverain en
par[142/143]ticulier, & de chacun des membres que les paysans soient proprié-
taires de la terre jusqu’à la concurrence de ce que chacun d’eux peut cultiver
de ses mains. Ce sera répondre, en même temps, à la question ultérieure &
conditionnelle, qui consiste à savoir, dans le cas de l’affirmative sur la pro-
priété territoriale des paysans, jusqu’où doit s’étendre cette propriété. Je dirai
ensuite un mot des biens mobiliers que peuvent posséder les paysans.
On entend par paysans les hommes qui sont particulièrement attachés à la
culture de la terre. Ces hommes composent des classes partielles, en raison des
divers objets de besoin dont leurs différents travaux sollicitent la production.
Cette production, qui est le fruit de leur travail, leur appartient dans l’ordre
de la nature, & dans celui des relations qui n’en est que le remplacement ; avec
cette seule différence, qu’ayant cultivé plus que leur besoin, ils échangeront
l’excédent contre les objets des autres besoins qui sont entre les mains des
autre classes, & cela en raison du besoin que celles-ci ont de la production du
sol.
Mais dans les institutions de presque toutes les nations anciennes & mo-
dernes, cet ordre s’est trouvé interverti par deux causes différentes, qui consistent
ou dans l’esclavage, auquel le paysan a été réduit, ou dans la propriété doma-
niale de la terre qui a été acquise par des hommes non cultivateurs. L’historique
de ces deux dominations, soit des hommes, soit de la terre, ne fait rien à la
question que j’examine. Je ne m’arrêterai pas même à les distinguer ici, parce
Dissertation de Saint-Pétersbourg 25
que je suis dans [143/144] le cas de ne les considérer que dans ce qu’elles ont
de commun, qui est de ne pas laisser au cultivateur la propriété des fruits de
son travail ; propriété à laquelle tient essentiellement, comme nous l’avons vu,
celle du sol qu’il cultive.
Il résulte de tout de que nous avons dit ci-dessus, que, tant que la production
du sol appartient exclusivement au cultivateur, qui la fait naître par son travail,
le droit que donne l’ordre des relations à toutes les autres classes sur cette
production est aussi grand qu’il puisse l’être. Nous avons distingué le travail
de chaque classe, en travail personnel & en travail de relation : nous avons vu
que tout l’excédent du travail personnel d’une classe ne pouvait être que son
travail de relation, c’est-à-dire la partie de son travail qu’elle donne aux autres
classes en échange du leur. Si un maître, soit de la personne du cultivateur,
soit du sol, a droit à la production, sans y avoir donné son travail ; ce droit
paraît n’être uniquement que sur le travail personnel du cultivateur, qui sera
augmenté de tout ce qu’exige ce maître oisif : mais le travail personnel du
premier ne peut pas être augmenté, que son travail de relation ne soit diminué
d’autant, au désavantage de toutes les autres classes. C’est ici précisément le
contraire de ce que nous avons dit d’une invention nouvelle qui, facilitant une
espèce de travail, diminue le nombre d’hommes qu’exige ce travail.
En effet, dans le cas d’une invention qui diminue de moitié le travail d’une
des classes, cette classe pourrait être réduite à moitié, & fournir en[144/145]core,
à la masse, la même quantité d’objets de besoin. Lorsque nous avons supposé
qu’il n’existait qu’un seul besoin, l’avantage, tant de cette classe que de toutes
les autres, résultant de cette invention, ne pouvait être qu’une diminution pro-
portionnelle dans le travail de chacun. C’est pourquoi nous n’avons pas réduit,
pour lors, cette classe à moitié, parce que les autres classes auraient joui seules
par là, d’un bienfait qui devait être commun à toutes. Mais ici, où nous sup-
posons un très grand nombre de besoins existants, la classe dont le travail
est diminué par une découverte nouvelle, serait réduite autant qu’elle peut
l’être ; & les hommes sortis de cette classe, ou passeraient dans d’autres, trop
peu nombreuses pour fournir l’objet du besoin dont elles s’occupent dans une
quantité proportionnée à l’étendue du besoin général, ou formeraient une nou-
velle classe qui s’adonnerait à la production d’un objet de besoin qui manquait
auparavant à la jouissance des hommes.
Au contraire, dans le cas où les hommes puissants ont asservi leurs sem-
blables qu’ils font travailler pour eux à la culture, ou, ce qui revient au même
Dissertation de Saint-Pétersbourg 26
pour l’effet dont nous nous occupons, se sont emparés de la terre dont ils ne
permettent la culture qu’à condition qu’on leur donnera gratuitement une par-
tie de la récolte, la classe des cultivateurs se trouve d’autant plus chargée de
travail ; & c’est, par rapport aux autres classes, comme si la culture exigeait
pour son travail ce surcroît d’hommes, qui lui sont inutiles, mais qui, ayant leur
part dans la production, ont droit aux fruits du [145/146] travail de toutes
les autres classes ; puisque ce droit réside dans le besoin que les autres classes
ont de cette production.
Je n’ai pas besoin de m’étendre beaucoup ici pour prouver que, si une partie
des hommes a droit sur le travail d’une des classes, sans être obligée de donner
le sien en échange, ce ne peut être qu’en augmentation du travail de tous
les autres, ou en diminution des objets [que] 23 tous peuvent obtenir par leur
travail. On doit même voir que, dans le cas où la propriété ne serait que sur le
sol, le cultivateur ne souffrirait pas plus de cette propriété que les hommes des
autres classes, à moins que quelque cause étrangère ne concourût à aggraver
son état ; parce qu’au moyen de la liberté qu’il aurait de quitter la culture
pour passer dans une autre classe, il n’augmenterait pas son travail en raison
du droit domanial des propriétaires ; &, tous ayant intérêt que la production,
qui est le fruit du travail de cette classe, soit dans une quantité suffisante pour
le besoin général, il faudrait bien que cette classe fût augmentée en nombre,
jusqu’à ce qu’il y eût égalité dans le travail des individus de cette classe, & de
toutes les autres.
Le souverain, qui étend sa protection sur toutes les classes de l’État, & re-
çoit en échange, les divers objets de besoin qui sont le fruit de leur travail,
verra diminuer aussi le nombre d’hommes qu’il peut employer dans son admi-
nistration, 1°parce que cette classe ne peut qu’être diminuée comme toutes les
autres, en raison de l’augmentation demandée dans celle des cultivateurs ; 2°
parce que la [146/147] protection recevant d’autant moins des divers objets
de besoin, qui sont le fruit du travail de toutes les classes, que ce travail est
plus diminué, ne peut plus entretenir le même nombre d’employés. A la vérité
les propriétaires, soit des hommes, soit de sol, qui ne tiennent à aucune des
classes productives des divers objets de besoin, peuvent se donner eux-mêmes
gratuitement au service du souverain; ce qui peut remettre toutes choses à
leur place. En effet toutes les classes auraient été nécessairement diminuées en
nombre pour fournir au souverain les personnes qu’il est obligé d’employer, &
23. « qui » dans le texte.
Dissertation de Saint-Pétersbourg 27
en outre elles eussent toutes donné une portion des choses, qui sont les fruits de
leur travail, en échange de la protection, pour subvenir aux dépenses de la puis-
sance tutélaire : or, le service gratuit des propriétaires domaniaux peut remplir
l’un & l’autre objet ; & ces propriétaires, rendant ainsi à tous les membres de
l’État ce qu’ils en retirent, l’ordre des relations restera tel qu’il était quant au
fond des choses. Mais tous feront-ils ce service, et le feront-ils gratuitement,
lorsqu’ils seront les maîtres de s’y refuser? si on use de contrainte, quel fonds
pourra-t-on faire sur leur travail? si on n’emploie que des ressorts moraux, ces
ressorts auront-ils toujours la même vigueur? combien de causes, surtout dans
les États parvenus à un certain degré de prospérité, peuvent contribuer à les
affaiblir ? enfin, en supposant que ces propriétaires se consacrent d’eux-mêmes
au service du souverain, quelle disproportion n’y aura-t-il pas souvent entre le
droit que leur donne leur propriété & celui qu’ils doivent avoir naturellement,
en raison de la [147/148] portion de service qu’ils font dans l’administration ?
si leur propriété domaniale ne suffit pas pour les mettre au niveau des individus
de chaque classe, le souverain ne peut pas refuser d’y ajouter en raison de leur
service ; &, si cette propriété excède l’état qu’ils devraient avoir, l’excédent est
une charge qui porte sur tous les membres de l’État, & dont rien ne peut les
dédommager, puisque le propriétaire domanial qui jouirait, à ce titre, d’une
portion dix fois plus grande que celle qu’il doit avoir, en raison de son travail
personnel, ne peut pas donner plus que ce travail en échange à la société.
Examinons maintenant s’il ne serait pas avantageux au souverain d’être pro-
priétaire de toutes les terres. Je ne crains pas de dire que s’il fallait absolument
des propriétés domaniales, il serait, non seulement de l’intérêt du souverain,
mais aussi de celui de tous les membres de l’État, que ces propriétés fussent
toutes réunies dans la main du souverain. 1°Il n’en résulterait aucune perte du
travail des hommes ; 2°le droit du souverain, qui serait directement à la charge
de la classe cultivatrice, & indirectement à celle de toutes les autres classes,
par le niveau qui résulte de l’ordre des relations, lui tiendrait lieu d’une grande
partie du droit que la puissance protectrice a, par elle-même, de prendre, en
échange de sa protection, une portion des objets qui sont le fruit du travail de
toutes les classes. Mais, si dans la spéculation, la propriété domaniale est à sa
vraie place dans la main du souverain, il n’y aurait peut-être pas d’institution
plus [148/149] susceptible d’inconvénients dans la pratique. Combien d’abus
ne pourrait-il pas y avoir dans les fermages, & dans la recette des revenus, &
surtout dans les comptes des dépenses, tant des constructions & réparations
des bâtiments nécessaires à l’exploitation, que des autres dépenses diverses, qui
Dissertation de Saint-Pétersbourg 28
ne peuvent être faites que par le propriétaire, parce que leur objet ne se borne
pas à la récolte de l’année, ou du bail, & que les propriétaires sont les seuls qui
aient intérêt de porter leurs vues plus loin. En outre, combien de ces dernières
dépenses seraient négligées, au détriment de toutes les classes puisque de là
dépend l’amélioration de la culture, dont l’effet est de procurer de plus grandes
récoltes avec moins de travail. Il est sensible que, ni l’État dont la propriété
serait immense, ni les fermiers dont la jouissance est momentanée, ne peuvent
pas se livrer à ces améliorations dispendieuses. On ne peut donc s’en reposer
que sur les soins d’un propriétaire-cultivateur, éclairé par son propre intérêt,
& encouragé par la certitude de pouvoir laisser sa propriété à ses enfants au
même titre.
Il ne nous reste plus qu’à considérer les propriétés domaniales par rapport à
ceux même qui en jouissent. Les propriétaires sont, ou employés par le gouver-
nement sans aucune rétribution, ou occupés à la production de quelque objet
de besoin commun, ou enfin ils jouissent de leur droit dans une inaction abso-
lue. La propriété des premiers est certainement un droit respectable, d’autant
qu’un service libre & désintéressé, qui ne peut être exigé que par l’honneur
seul de le rendre, promet davantage à la [149/150] nation. Mais nous avons
fait voir combien il est difficile que tous les propriétaires aient le même titre à
faire valoir : quelques-uns, qui rendent gratuitement à la masse du travail ce
qu’ils en retirent gratuitement, ne réparent qu’une partie du désordre de cette
institution, qui, par là, est autant à la charge de ces propriétaires utiles que de
toutes les autres classes. Ainsi, quant à ces propriétaires qui, en donnant leur
travail gratuitement & en recevant de même les fruits du travail des autres, ne
gagnent rien à celà, & qui d’ailleurs supportent leur part de l’oisiveté onéreuse
des autres propriétaires, il serait plus avantageux pour eux de donner, suivant
l’odre naturel des relations, travail pour travail.
Les propriétaires qui, outre le droit qu’ils ont sur la masse des objets de
besoins, sont dans le cas de chercher à ajouter à ce droit, celui que donne le
travail, n’ont apparemment qu’une très petite portion de la propriété doma-
niale ; dès lors, il y a lieu de croire que, si elle était supprimée généralement, ils
gagneraient plus par l’augmentation du droit qu’acquérerait le travail de toutes
les classes ; qu’ils ne perdraient par la suppression de leur droit domanial.
Enfin, les propriétaires qui sont concentrés absolument dans la jouissance
de leur propriété, perdraient sans doute à ce qu’elle n’existât point ; puisque,
sans mettre leur travail à la masse, ils ont un droit assuré sur celui de toutes
Dissertation de Saint-Pétersbourg 29
les classes. Mais ces hommes sont dans l’État, sans faire partie de l’État;
car l’État, ou le corps social, n’est que la collection des individus dont les
travaux respectifs se balancent les uns les autres. Ces hommes, d’ailleurs, se
sont af[150/151]franchis de la loi imprescriptible de la nature, qui veut que
l’homme ne puisse obtenir les objets de ses besoins que par son travail person-
nel ; & ils n’ont pu se procurer ce privilège qu’en aggravant le joug de tous les
autres. Ainsi, leur intérêt, qui est en opposition directe avec l’intérêt général,
ne doit être considéré que comme une quantité négative dans le calcul du bien
public.
Il est démontré, par tout ce que nous venons de dire, que le bien public
demande que la terre appartienne en propriété uniquement & exclusivement à
ceux qui la cultivent, c’est-à-dire aux paysans ; & il en résulte, en même temps,
que la mesure de cette propriété doit être l’étendue du terrain qu’ils peuvent
cultiver; puisqu’au delà, ils seraient eux-mêmes propriétaires à titre domanial.
Que si les conditions établies dans un État ne permettent pas de songer à
une aussi grande réforme que celle de supprimer toute propriété domaniale, &
de restreindre le titre de propriété au travail de la culture ; au moins ne doit-
on pas exclure particulièrement le cultivateur de la propriété. Car, si le plus
grand avantage de tous est, qu’il soit seul propriétaire, comme je crois l’avoir
démontré, le plus grand désavantage pour tous serait qu’il fût seul exclu de ce
droit.
Il me reste à dire quelque chose des biens mobiliers que peuvent posséder
les paysans; ces biens, qui ne doivent consister que dans les bestiaux & les ins-
truments du labourage, ne sauraient être en trop grande abondance entre leurs
mains, parce que c’est un des moyens d’amélioration de la culture, [151/152]
en diminution du travail personnel des hommes ; & que, moins il y a d’hommes
nécessaires dans cette classe, plus toutes les autres y gagnent. D’ailleurs il faut
rapprocher ce principe de celui que nous avons établi sur les bornes de la
propriété territoriale des paysans. Chacun d’eux ne devant avoir en propriété
que ce qu’il peut exploiter lui-même, il n’aurait pas de plus grand intérêt que
de se procurer une grande quantité de bestiaux, d’engrais, & de tout ce qui
peut améliorer une culture bornée dans son étendue, ce qui serait l’avantage
de toutes les classes.
La mesure à laquelle il serait à propos que fût fixée cette seconde propriété
est la quantité de richesses mobilières que chaque paysan peut appliquer aux
terres qu’il cultive, de manière qu’il ne pût avoir ni instruments ni bestiaux à
Dissertation de Saint-Pétersbourg 30
donner à loyer à d’autres cultivateurs ; parce que, dans l’ordre des relations,
cette propriété a le même effet que la propriété oisive & domaniale de la terre.
Je dois dire à ce sujet qu’il est encore plus contraire au bien général que
les troupeaux, bestiaux, & instruments soient fournis par des hommes riches
à des cultivateurs, à charge de redevance; ou, ce qui revient au même, que
les premiers leur donnent de l’argent pour les acheter à la charge d’un intérêt
annuel; parce que cet intérêt est une vraie propriété domaniale, qui, comme
celle de la terre serait en diminution de la somme du travail, & des droits res-
pectifs de toutes les classes sur les fruits de leurs travaux réciproques. Ce n’est
pas qu’il faille nécessairement que les instruments soient [152/153] fabriqués
par les cultivateurs eux-mêmes, que les bestiaux soient élevés par eux &c. Ces
travaux co-opérateurs de la culture peuvent être le partage de quelques classes
particulières, au moyen d’une subdivision dans le travail de la culture.
Mais il importe à la masse des hommes que le travail de ces autres classes
soit aussi libre que celui des cultivateurs immédiats; & qu’il ne soit point grevé
par des rentes qui sont des domaines fictifs, auxquels l’invention des espèces
représentatives a malheureusement donné lieu.
Si on voulait entendre, par richesses mobilières, les productions qui sont le
fruit du travail des cultivateurs, ainsi que tous les autres objets de jouissance
qu’on a coutume de comprendre sous le nom général de biens mobiliers ; alors
il ne faudrait mettre d’autre borne à la possession des cultivateurs, de même
qu’à celle de toutes les autres classes, que d’empêcher que cette possession ne
fût assez considérable pour leur faire abandonner leur travail pour toujours.
Il est bien vrai que la plus grande quantité de ces biens dans les mains d’une
des classes, augmente l’étendue de son droit sur les fruits du travail des autres,
& peut même dispenser cette classe de son travail, en tout ou en partie, pen-
dant tout le temps qu’elle aura des choses à donner aux autres en échange
des fruits de leur travail ; mais il faut observer : 1°Qu’il est de droit natu-
rel qu’un homme, travaillant à obtenir les objets de tous ses besoins, puisse,
en augmentant son travail, amasser une certaine provision de ces objets, ou
pour parer aux accidents, ou même pour se procurer [153/154] quelque re-
pos ; & que l’homme, ou la classe dont nous parlons, ne fait pas autre chose,
dans l’état des relations, lorsqu’il amasse des choses qui sont les objets des
besoins des autres, pour les leur donner successivement en échange des objets
de ses propres besoins. 2°que le droit, que donne à cette classe une quantité
considérable d’objets des besoins des autres, ne ressemble en aucune façon à
Dissertation de Saint-Pétersbourg 31
un droit domanial, puisqu’elle ne reçoit jamais le fruit du travail des autres
classes, qu’en donnant quelque objet qui est également le fruit de son travail ;
par conséquent, que ce droit n’est pas onéreux aux autres classes. 3°enfin, que
toutes les autres classes ne doivent s’en prendre qu’à elles si elles n’ont pas le
même avantage ; & qu’elles peuvent aussi amasser une provision des objets à la
production desquels elles s’adonnent ; ce qui amènera la plus grande richesse de
tous les hommes, & l’état le plus heureux auquel il leur soit permis d’aspirer.
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