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La coordination en jeu dans un projet de changement technico-
organisationnel : les consignations en France et aux États-Unis
François PALACI
Université de Technologie de Troyes, Institut Charles Delaunay, Équipe Tech-CICO
12, rue Marie Curie, BP 2060, 10010 Troyes Cedex, France
EDF R&D, Département Management des Risques Industriels, Groupe Facteurs Humains
1, avenue du Général de Gaulle, 92141 Clamart Cedex, France
francois@palaci.fr
Geneviève FILIPPI
EDF R&D, Département Management des Risques Industriels, Groupe Facteurs Humains
genevieve.filippi@edf.fr
Pascal SALEMBIER
Université de Technologie de Troyes, Institut Charles Delaunay, Équipe Tech-CICO
pascal.salembier@utt.fr
ABSTRACT
Coordination at stake in a techno-organizational change project: the case of tagging in France
and in the USA. The study presented in this paper is undertaken within the context of a project which
purpose is to improve the risk prevention process during maintenance activities (tagging) in French
nuclear power stations. This project aims at studying North American work organization regarding
tagouts and its supporting tools, in order to identify features that could possibly be integrated in the
future process. In this paper, the tagging process is considered as the manifestation of a highly
distributed joint activity. This joint activity relies both on formal coordination mechanisms and on
informal coordinative practices to achieve reliability and efficiency. Coordination in the tagging joint
activity is documented from two perspectives: human adaptation to formal coordination in order to
overcome their limitations, and the adaptation of coordination technologies uses. The empirical
material is provided by a workplace study undertaken in France and on data collected in the USA.
Findings describe and analyze activity situations in France, in which formal coordination turned out to
be more of a constraint than a resource for effective action. They also illustrate the role played by
artifacts in coordinated joint activity, focusing on the use of a particular artifact: the tagout tag.
KEYWORDS
Coordination, team work, artifact, nuclear, change.
1. Introduction
Depuis quelques années, EDF met en œuvre de nombreux projets innovants qui visent à améliorer la
performance des arrêts de tranche en termes de durée comme de sécurité du personnel et de sûreté
industrielle. Ces projets sont principalement motivés par la nécessité de se préparer à absorber
l’augmentation significative des volumes de maintenance prévue sur le court terme et par l’opportunité
de tirer profit des possibilités offertes par les TIC pour simplifier le recueil des prescriptions au
personnel. En particulier, l’amélioration de l’efficacité du processus de consignation (dont le but est la
sécurisation des interventions de maintenance) est considérée comme un objectif de première
importance.
Dans ce contexte, la question s’est posée d’évaluer la pertinence de faire évoluer le dispositif de
consignation français vers le modèle organisationnel utilisé par des opérateurs de production nord-
américains et les logiciels de gestion de l’exploitation associés. Cette démarche est sous tendue par
l’hypothèse implicite selon laquelle l’introduction de nouvelles technologies ou d’une nouvelle
organisation pourrait directement se traduire en gains de productivité et de sécurité. Néanmoins, de
plus en plus de managers sont convaincus de l’intérêt que représente l’analyse de l’activité pour les
projets d’innovation. Ils reconnaissent que les échecs des projets de conception de dispositifs
innovants sont souvent liés à une mauvaise connaissance des pratiques de travail réelles.
Ainsi, un projet de recherche en ergonomie est mené, visant à identifier et comprendre les facteurs de
réussite culturels, organisationnels et humains du processus de consignation dans les centrales
nucléaires françaises et nord-américaines, de manière à contribuer à la conception du futur dispositif
français. Cette communication présente les premières étapes de ce projet de recherche.
2. Le processus de consignation : la manifestation d’une activité conjointe
Le processus de consignation est largement distribué : dans l’espace, dans le temps et entre
professionnels. Il est aussi médiatisé par de nombreux artefacts. Sa complexité sociale,
organisationnelle et technique crée un fort besoin de coordination, de gestion des dépendances entre
activités (Malone & Crowston, 1994). Le processus de consignation peut ainsi être pensé comme la
manifestation d’une activité conjointe (Lorino, 2008), menée par un ensemble de professionnels qui
agissent en coordination les uns avec les autres (Clark, 1996). Il est donc indispensable, pour
concevoir le futur dispositif de consignation, de comprendre comment cette activité parvient à être
coordonnée et quand, pourquoi, comment, elle n’y parvient au contraire pas.
La littérature – par exemple Johansson & Hollnagel (2007) – fait état de deux moyens
complémentaires permettant de parvenir à une activité conjointe coordonnée :
la coordination formelle, c’est-à-dire des procédures ou des plans prédéfinis qui, quand ils sont
réifiés dans des artefacts, forment ce que Schmidt et Simone appellent des « mécanismes de
coordination » (1996) ;
les pratiques coordinatrices ad hoc, qui ont trait à des phénomènes tels qu’intelligibilité mutuelle
(Hoc, 2001 ; Salembier 2002), ‘mutual awareness’ (Schmidt, 1994), ‘shared situation awareness’
(Bolstad, Cuevas, Gonzalez & Schneider, 2005), ‘common ground’ (Klein, Feltovich, Bradshaw &
Woods, 2004).
Ces pratiques ont été étudiées, depuis une vingtaine d’années, dans divers secteurs dans lesquels la
gestion des risques représente un enjeu critique, tels que la régulation du trafic métro (Heath & Luff,
1992), des appels d’urgence SAMU (Benchekroun, Pavard & Salembier, 1994), du trafic aérien
(Salembier & Zouinar, 2006), la conduite de réacteur nucléaire en situation accidentelle (Theureau,
Filippi, Saliou, Le Guilcher & Vermersch, 2002), les services hospitaliers de chirurgie (Bardram &
Bossen, 2005). Ce vaste ensemble de recherches s’est toutefois centré sur des activités collectives
« en temps réel » ; les pratiques coordinatrices des professionnels distribués sur des empans
temporels plus longs, comme dans le cas des acteurs du processus de consignation qui travaillent
pendant différents quarts, sont peu documentées (Randell, Wilson, Woodward & Galliers, 2010).
Quant aux « mécanismes de coordination », le besoin indiqué par Schmidt (1997) d’étudier leur usage
réel de manière détaillée, systématique et critique, reste d’actualité.
3. Les consignations dans les centrales nucléaires françaises
Chaque fois qu’une intervention de maintenance doit avoir lieu sur un ouvrage, cet ouvrage doit être
retiré de l’exploitation et des conditions de sécurité appropriées doivent être fournies au personnel.
L’objectif de la mise sous régime de consignation est à la fois d’isoler les ouvrages concernés par des
travaux de maintenance et de protéger le personnel en prévenant les risques.
Avant toute intervention, il est prescrit au service « Maintenance » de désigner un chargé de travaux
et de requérir un régime auprès du chef d’exploitation pour faire retirer de l’exploitation l’ouvrage
concerné. La demande de régime est instruite à deux reprises, par un chargé de consignation hors
quart et par un chargé de consignation en quart à chaque reprise. Une fois que le régime est validé
par le chef d’exploitation et que le service « Maintenance » confirme que l’intervention peut avoir lieu,
le chargé de consignation édite une fiche de manœuvre qu’il donne à un agent de terrain. Ce dernier
va condamner, c’est-à-dire maintenir dans une position déterminée (ouvert, fermé ou débroché), au
moyen d’un cadenas, les organes de séparation (par exemple : disjoncteurs, vannes) indiqués sur la
fiche. Les commandes d’un organe ainsi condamné sont munies d’une pancarte signalant que cet
organe ne doit pas être manœuvré. Une « bulle » isolée de toute source possible d’énergie est ainsi
formée (la figure 1 présente un exemple simplifié).
V1
V2
R
Figure 1 : Exemple simplifié : pour permettre une intervention sur le réservoir R, on vidangera le circuit
et on condamnera les vannes V1 et V2 en position fermée.
Figure 1: Simplified example of an isolation boundary: to secure a maintenance activity on tank R, the
system would be drained and valves V1 and V2 closed and locked.
Le chargé de consignation peut alors délivrer au chargé de travaux l’attestation de mise sous régime
qui lui certifie que la « bulle » est formée. À l’issue de l’intervention, l’attestation est rendue au chargé
de consignation et les ouvrages remis en exploitation.
4. Méthodes
Le recueil et l’analyse des données ont été réalisés en référence aux approches situées et distribuées
de la cognition et de l’action.
4.1. Des données empiriques recueillies in situ
Des observations de nature ethnographique ont été conduites in situ auprès de quatre chargés de
consignation sur une durée de six quarts (soit 48 heures). Des prises de notes des actions et
communications du chargé de consignation ont été complétées d’enregistrements des
communications des trois derniers quarts, des relèves et des réunions de début de quart. Les
supports à l’activité (pages du cahier de quart, documents et procédures consultés) ont
systématiquement été photographiés.
Pour accéder au sens, du point de vue de l’acteur, de l’activité observée, des verbalisations
provoquées interruptives ont été recueillies pendant des « entretiens en situation ». La visée de ces
entretiens est la même que dans l’auto-confrontation mais il s’agit de « saisir un instant durant lequel
l’acteur concerné semble disponible et le questionner sur ce qui venait de se passer » (Stoessel,
2010, p. 20). Par exemple : « tout à l’heure, quand tu as vu la pancarte, qu’est-ce que tu ne
comprenais pas ? »
Les enregistrements et notes ont été retranscrits.
4.2. Méthodes d’analyse des données
4.2.1. Construction des chroniques d’activité
Cette étape consiste à placer en vis-à-vis dans les deux colonnes d’un tableau (le tableau 1 présente
un exemple) :
une description de l’activité (colonne de gauche) ; elle est construite sur la double base des
observations faites par le chercheur et de caractéristiques de la situation relevées par le chercheur
(des éléments du contexte tels que l’état du process nucléaire, par exemple) ;
le point de vue de l’acteur sur sa propre activité (colonne de droite) ; il est restitué par la
retranscription des propos tenus par l’acteur lors des entretiens.
4.2.2. Découpage des chroniques d’activité et définition d’histoires
Cette étape consiste à découper les chroniques d’activité en séquences d’action continues, le
passage d’une séquence à une autre étant déterminé par le changement des préoccupations
significatives du chargé de consignation à l’instant t en lien avec la situation. Par exemple, dans
l’extrait présenté dans le tableau 1, l’engagement du chargé de consignation est de comprendre la
raison de la présence de la pancarte.
Tableau 1 : Extrait d’une chronique d’activité.
Table 1: Excerpt from an activity log.
Actions et interactions verbales de l’acteur
Commentaires de l’acteur sur ses actions
et interactions verbales
L’intervenant de maintenance dit au chargé de
consignation : « Il y a une pancarte agrafée
sur le régime »
Le chargé de consignation dit : « Pourquoi il y
a une pancarte agrafée là ? Qu’est-ce que
c’est que cette histoire encore ? »
« La pancarte, elle était agrafée, alors…
visiblement, par le chargé de consignation qui
a posé le régime. Comme sur un des
organes… c’est une interprétation que je fais,
sur un des organes il y avait un RX, un RX qui
condamnait… Il a retiré la PX et il l’a
remise… »
Les histoires sont définies en identifiant les séquences d’action continues qui présentent une unité
thématique intrinsèque. Par exemple : alors que le chargé de consignation cherche à comprendre la
raison de la présence de la pancarte, il est interrompu par un appel téléphonique. Son engagement
initial reprend ensuite : il continue à chercher à comprendre la raison de la présence de la pancarte.
Une histoire « pancarte » est ainsi définie.
4.2.3. Analyse des histoires
Les histoires dans lesquelles des phénomènes empiriques ayant trait à l’adaptation de l’homme à la
coordination formelle ou à l’adaptation des technologies de coordination dans l’usage ont été retenues
pour l’analyse. Pour chaque histoire, le flux continu de l’activité du chargé de consignation a été
analysé en cherchant à documenter :
ses préoccupations dans sa situation ;
les éléments de sa situation qui focalisent son attention ;
ses attentes quant à l’évolution de sa situation ;
les connaissances qu’il mobilise, liées à son vécu et à sa culture métier.
5. Résultats
Les résultats illustrent deux dimensions d’une activité conjointe coordonnée. La première, exposée
dans la sous-section qui suit, concerne les pratiques ad hoc mises en œuvre pour dépasser les limites
de la coordination formelle.
5.1. L’adaptation de l’homme face aux limites de la coordination formelle
Pour gérer les dépendances (qu’elles soient humaines ou techniques) au sein du processus de
consignation, une coordination formelle existe, qui prend souvent la forme de procédures écrites ou
de formulaires informatisés. Dans cette section, des histoires (au sens défini supra dans la section
« Méthodes ») sont rapportées dans lesquelles la coordination formelle s’est avérée être plus une
contrainte qu’une ressource pour une action efficace. Dans ces histoires, c’est l’adaptation de
l’homme face à ces limites qui a permis la réussite.
5.1.1. Activité collective d’interprétation face aux procédures
Avant que certains ouvrages puissent être remis en exploitation après une intervention de
maintenance, des essais sont requis. Le but de ces essais est de vérifier que l’ouvrage concerné
fonctionne intrinsèquement et qu’il remplit bien sa fonction au sein du système plus large auquel il
participe. Ces essais sont généralement menés, selon des procédures spécifiées, par des
professionnels du même service.
Dans la situation rapportée ici, toutefois, l’ouvrage concerné était situé en salle de commande. Son
essai devait par conséquent être mené à la fois par des professionnels du service « Automatismes »
et par des opérateurs de salle de commande (service « Conduite »). Mais la procédure principale de
l’essai ne faisait mention que de la procédure du service « Automatismes ». Aussi les professionnels
des deux services se sont-ils interrogés sur la question de savoir qui était tenu de faire quoi.
Un long échange s’en est suivi entre pas moins de cinq personnes (deux automaticiens, un opérateur
de salle de commande, le chef d’exploitation délégué et le chargé de consignation). Ils ont finalement
remarqué, dans la procédure du service « Automatismes », une étape qui mentionnait des actions qui
ne peuvent être réalisées que par les opérateurs de salle de commande. Ils en ont déduit que si la
procédure correspondant à ces actions n’était pas mentionnée de manière explicite, c’était parce
qu’elle n’existait pas pour l’ouvrage concerné. Le chargé de consignation a alors créé la procédure
nécessaire en copiant la procédure correspondant au même ouvrage sur la seconde unité de
production du site.
Les professionnels impliqués dans cette situation savent que l’essai d’un ouvrage de la salle de
commande doit se faire dans le respect de la coordination formelle. La procédure qui leur est fournie
manquant de clarté, ils s’engagent dans une activité collective d’interprétation de la situation. Une fois
qu’ils ont donné sens à la situation, le chargé de consignation agit de manière à ce que l’ouvrage
puisse être remis en exploitation dans les meilleurs délais.
5.1.2. Procédures informatisées et gestion des situations
Pour adresser une demande de régime au chargé de consignation, les professionnels du service
« Maintenance » doivent remplir un formulaire informatisé. Ils doivent notamment indiquer un titre, qui
résume l’objet de l’intervention, les repères fonctionnels des ouvrages sur lesquels porte l’intervention
et les repères fonctionnels des ouvrages qui doivent être condamnés avant l’intervention.
Dans la situation rapportée ici, le chargé de consignation avait reçu une demande de régime dans
laquelle le titre et la référence de l’ouvrage sur lequel portait l’intervention ne correspondaient pas. Le
titre mentionnait un plancher alors que l’ouvrage indiqué était une pompe. En outre, aucune
condamnation n’était demandée ; à la place, une remarque laissant le chargé de consignation
perplexe mentionnait que les ouvrages à condamner n’étaient « volontairement pas indiqués ».
Le chargé de consignation a téléphoné au service « Maintenance » pour comprendre quelle était
l’intervention prévue. Il aurait été en droit de tout bonnement rejeter la demande de régime mais il a
expliqué au cours d’un entretien que son travail consistait à « faciliter la réalisation du planning ».
Un professionnel du service « Maintenance » a dit au chargé de consignation que la demande de
régime portait sur un plancher qui est situé sous la pompe dont il était fait mention. Il a expliqué que
ce plancher n’a pas de repère fonctionnel et qu’il est donc impossible de le désigner dans le
formulaire informatisé de demande de régime ; il a précisé que c’était la raison pour laquelle il avait
indiqué la pompe à la place.
Le chargé de consignation a discuté de cette situation avec le chef d’exploitation délégué. Ils ont
déterminé que cette intervention pouvait être menée sous couvert d’un accord pour activité sans
régime.
Dans cette situation, comme dans celle rapportée dans la section précédente, une activité collective
d’interprétation a lieu. Son origine est néanmoins d’une nature différente ; elle se trouve dans un
« mécanisme de coordination » (le formulaire informatisé de demande de régime) qui, par conception,
ne permet pas de traiter une classe particulière de situations (les interventions sur des ouvrages sans
repère fonctionnel). De même que dans la situation précédente, l’épilogue est une réussite. Il est
intéressant de noter que la solution adoptée par l’acteur ne consiste pas à contourner la coordination
formelle mais à trouver, dans ce même cadre, les éléments formels mobilisables pour gérer la
situation. Mais qu’en aurait-il été si la situation n’avait pas permis le recours à un accord pour activité
sans régime ?
5.1.3. Contournement de la coordination formelle par des pratiques efficientes
Dans la situation rapportée ici, une intervention a lieu en zone radio-contrôlée et un essai d’étanchéité
sur l’ouvrage réparé est prévu en fin d’intervention. L’arrivée d’eau, nécessaire à la réalisation de cet
essai, a toutefois été condamnée en position fermée par le service « Conduite » car elle appartient à
la frontière de la bulle de consignation qui sécurise l’intervention.
Dans le strict respect de la coordination formelle, une fois l’intervention terminée, le technicien de
maintenance aurait dû quitter la zone radio-contrôlée, rendre l’attestation de mise sous régime au
chargé de consignation, attendre qu’un agent de terrain du service « Conduite » remette en
exploitation l’arrivée d’eau, entrer de nouveau en zone radio-contrôlée, pour enfin réaliser l’essai. En
cas de fuite pendant l’essai, il aurait dû quitter la zone radio-contrôlée, demander un nouveau régime,
ad libitum…
La pratique en vigueur est différente. Un agent de terrain du service « Conduite » accompagne le
technicien de maintenance. Ainsi, quand l’intervention est terminée, l’agent de terrain rouvre l’arrivée
d’eau et le technicien réalise l’essai. Si l’ouvrage fuit, l’agent de terrain peut refermer l’arrivée d’eau et
le technicien ajuster sa réparation. Le technicien rend l’attestation de mise sous régime quand
intervention et essai sont terminés.
Cette situation fournit un bon exemple d’une pratique coordinatrice employée par les professionnels
pour contourner certaines procédures de la coordination formelle pour plus d’efficience. Il est
important de souligner que la sûreté n’est pas oubliée dans cette pratique largement partagée puisque
l’agent de terrain reste en permanence aux côtés du technicien de maintenance.
5.2. L’adaptation des technologies de coordination dans l’usage :
l’exemple des pancartes de consignation
Les résultats présentés dans cette section illustrent, en s’appuyant sur l’exemple des pancartes de
consignation, qu’une même technologie de coordination peut donner lieu à différents usages et servir
de support aussi bien à la coordination formelle qu’à des pratiques coordinatrices ad hoc.
5.2.1. Les pancartes de consignation dans la coordination formelle : leur rôle
Tout ouvrage condamné faisant partie de la frontière d’une bulle de consignation est cadenassé et
une pancarte y est fixée. La pancarte stipule en lettres rouges « Condamné, ne pas manœuvrer »
(voir figure 2). Elle réifie la prescription faite au personnel de ne pas manœuvrer les ouvrages
consignés et peut ainsi être pensée comme un « mécanisme de coordination », un protocole de
coordination formelle incorporé dans un artefact, donc une technologie de coordination.
Figure 2 : Une pancarte de consignation attachée à un cadenas condamnant un ouvrage.
Figure 2: A tag attached to a padlocked energy isolating device.
La fonction formelle et réelle de la pancarte est triviale : c’est de gérer la dépendance de ressources
partagées (les ouvrages). Un organe sans pancarte pourrait être manœuvré par des professionnels de
différents services alors que la présence d’une pancarte impose l’autorisation préalable du chargé de
consignation.
5.2.2. Les pancartes de consignation dans les pratiques coordinatrices :
leur usage selon la culture métier
À l’issue d’une intervention, les ouvrages condamnés doivent être rendus à l’exploitation et remis en
service. Des agents de terrain en sont chargés avec la consigne de suivre la fiche de manœuvre que
le chargé de consignation leur donne.
Les observations menées dans le cadre d’une étude précédente (Palaci, 2010) ont révélé que tous les
agents de terrain, tout en respectant la prescription qui exige qu’ils cochent la fiche de manœuvre
après chaque retrait de pancarte, conservent les pancartes qu’ils enlèvent. Ils les donnent au chargé
de consignation à leur retour au bureau de consignation avec la fiche de manœuvre. Par un simple
compte des pancartes, le chargé de consignation et les agents de terrain peuvent s’assurer ensemble
que tous les ouvrages condamnés ont bien été pris en compte. Si une pancarte est manquante, la
comparaison de la fiche de manœuvre et des pancartes enlevées permet d’identifier l‘ouvrage qui est
resté condamné.
Cette pratique, bien que non prescrite par la coordination formelle, est largement répandue et
appartient à la culture métier des chargés de consignation et des agents de terrain. Elle peut être
pensée comme une pratique coordinatrice dans la mesure où elle facilite la gestion de la dépendance
qui caractérise la relation entre agent de terrain et chargé de consignation autour du retrait des
pancartes (le retrait des pancartes par l’agent de terrain étant un prérequis à la levée de la
consignation par le chargé de consignation).
5.2.3. Les pancartes de consignation dans les pratiques coordinatrices : un usage innovant
Cette section présente l’analyse d’une histoire (au sens défini supra dans la section « Méthodes ») en
ne retenant que les aspects liés aux pancartes de consignation.
Une centrale, un mercredi matin, 8 h 47. Un chargé de travaux vient au bureau de consignation se
faire délivrer une attestation de mise sous régime. Le chargé de consignation lui donne l’attestation
pour qu’il la signe. À cet instant, le téléphone du chargé de consignation sonne. Sachant qu’il faudra
un peu de temps au chargé de travaux pour consulter l’attestation avant de la signer, temps pendant
lequel il est possible d’avoir une conversation téléphonique, il répond à l’appel. Il s’attend à ce que ce
soit le chef d’exploitation qui l’appelle au sujet d’un autre régime qui pose problème.
Après avoir raccroché le téléphone, il revient vers le chargé de travaux. Ce dernier lui fait alors
remarquer qu’une pancarte est agrafée entre les deux feuillets de l’attestation. Le chargé de
consignation sait bien que la place d’une pancarte est habituellement en local, associée à un organe.
L’information communiquée par le chargé de travaux constitue donc un élément de surprise pour le
chargé de consignation (« moi j’étais un peu surpris, je ne m’attendais pas à voir… ») qui focalise son
attention sur la pancarte et dont la préoccupation change : de « délivrer l’attestation », son
engagement devient « comprendre la signification de la pancarte agrafée sur l’attestation ».
Il observe la pancarte et constate d’après le numéro de régime qu’elle correspond à un régime
d’exploitation. Il en déduit qu’elle porte sur une vanne qui est ouverte en temps normal (ce dont il ne
se souvenait pas) pour les besoins du service « Conduite », a été fermée pour répondre à la demande
de régime du service « Maintenance » et devra être rouverte à l’issue de l’intervention. Cette analyse
lui suffit pour s’assurer que, même si la signification de la présence de la pancarte lui échappe, les
intervenants sont bien couverts par le régime dont il délivre alors l’attestation au chargé de travaux.
Après avoir délivré l’attestation, il s’engage de nouveau dans la recherche de cette signification. Il fait
très vite l’inférence que le chargé de consignation qui a fait lever la pancarte du régime d’exploitation
a voulu attirer l’attention sur le fait qu’elle serait à reposer à l’issue de l’intervention.
Si cette inférence est exacte (les données ne permettent pas de la valider ou de l’infirmer), cette
histoire révèlerait après-coup un nouvel usage possible des pancartes à des fins de coordination. La
surprise exprimée par le chargé de consignation montre toutefois que cette hypothétique pratique
coordinatrice n’est pas encore partagée au sein de la communauté des chargés de consignation.
6. Perspectives
Le travail réalisé jusqu’ici dans le cadre de cette étude doit être poursuivi avant de pouvoir donner lieu
à la formulation de recommandations utiles à la conception du futur dispositif de consignation.
Néanmoins, cette communication montre l’intérêt de la contribution de l’ergonomie aux projets
d’innovation.
En effet, comme les résultats qui ont été présentés le montrent, l’analyse de l’activité de travail in situ
permet d’identifier certaines limites des outils (au sens général du terme) dont l’organisation équipe
les professionnels. Mettre en évidence de telles limites permet de dégager des perspectives vers ce
qu’il serait souhaitable de concevoir pour étayer à la fois l’efficacité et la sécurité des professionnels et
de l’organisation. Au-delà des pratiques marginales, les pratiques qui appartiennent à la culture métier
sont particulièrement intéressantes à découvrir. Il est en effet possible de penser que s’en inspirer
pourrait permettre d’améliorer l’appropriation des solutions innovantes.
L’étude préliminaire présentée dans cette communication n’est qu’une pièce d’un projet de recherche
plus large, lequel vise à étudier le modèle organisationnel utilisé par des opérateurs de production
nord-américains et les logiciels de gestion de l’exploitation associés, en vue d’identifier un ensemble
de caractéristiques potentiellement intégrables dans le futur dispositif de consignation. Dans cette
perspective, la démarche méthodologique envisagée consiste à :
construire une bibliothèque de situations caractéristiques relatives aux pratiques françaises de
consignation (certaines situations rapportées dans cette communication viendront alimenter cette
bibliothèque) et trouver une manière de les modéliser ;
identifier des caractéristiques des pratiques de consignation qui sont spécifiques aux centrales
américaines ; un recueil de données aux États-Unis vient tout juste d’être mené à cette fin ;
évaluer l’impact potentiel du transfert des caractéristiques américaines sur les situations clés
retenues, ce qui nécessitera la mise au point d’une méthode adéquate.
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September 8-11.
RESUME
L’étude présentée est menée dans le cadre d’un projet de modification du dispositif de sécurisation
des interventions de maintenance (consignation) dans l’industrie nucléaire civile française. Ce projet
vise à étudier le modèle organisationnel utilisé par des opérateurs de production nord-américains et
les logiciels de gestion de l’exploitation associés, en vue d’identifier un ensemble de caractéristiques
potentiellement intégrables dans le futur dispositif. Cette communication appréhende le processus de
consignation comme la manifestation d’une activité conjointe largement distribuée. Cette activité
conjointe, pour être fiable et efficiente, mobilise à la fois des mécanismes de coordination formels et
des pratiques coordinatrices ad hoc. La coordination dans l’activité conjointe de consignation est
documentée selon deux points de vue : l’adaptation de l’homme à la coordination formelle face aux
limites de cette dernière et l’adaptation des technologies de coordination dans l’usage. Le propos se
fonde sur des données recueillies en France et aux États-Unis. Les résultats décrivent et analysent
des situations d’activité dans des centrales françaises, pour lesquelles la coordination formelle s’est
avérée être une contrainte davantage qu’une ressource. Ils illustrent également le rôle joué par les
artefacts dans une activité conjointe coordonnée, par une analyse de différents usages d’un artefact
particulier : la pancarte de consignation.
MOTS CLES
Coordination, activité collective, artefact, nucléaire, changement.