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Trainer pour Prendre Place
Socialisation, Interactions, Education
Tome 1
Note de synthèse
Pour l’obtention de l’Habilitation à Diriger des Recherches en Sciences de
l’Education (70e section CNU)
Présentée par
Véronique Bordes
7 décembre 2015
Jury :
Christine Mias. Professeure des Universités. Université Toulouse Jean Jaurès.
Sciences de l’Education. Accompagnant et Rapporteur
Alain Vulbeau. Professeur des Universités. Université Paris Ouest Nanterre La
Défense. Sciences de l’Education. Rapporteur.
Gilles Monceau. Professeur des Universités. ESPE Cergy, Sciences de l’Education.
Rapporteur.
Myriam De Léonardis. Professeure des Universités. Université Toulouse Jean
Jaurès. Psychologie.
Marc-Henry Soulet. Professeur des Universités. Université de Fribourg. Titulaire de
la Chaire Sociologie, politiques sociales et travail social.
Joel Zaffran. Professeur des Universités. Université Bordeaux 2. Sociologie.
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REMERCIEMENTS
Je souhaite d’abord dédier ce travail à mes fils Gilles, Bastien et plus
particulièrement Jérôme qui avait pour coutume de m’interpeller « une HDR, non,
tu vas encore errer toutes les nuits dans la maison ! ». Finalement j’ai bien erré et
je n’ai pas fini !
A mon petit fils Joshua qui doit désormais supporter mes discours sur la sociologie
de l’Ecole de Chicago et sur l’importance d’interroger sa place.
Je souhaite remercier les enseignants chercheurs du département des Sciences de
l’Education de l’Université Paris 10 Nanterre la Défense, et plus particulièrement
Marie Anne Hugon et Alain Vulbeau sans qui je ne serai pas là aujourd’hui.
Je remercie aussi les enseignants chercheurs du département des Sciences de
l’Education et de la Formation de l’Université Toulouse Jean Jaurès et de l’UMR
EFTS et plus particulièrement les membres de l’entrée 3 qui me supportent au
quotidien, dans tous les sens du terme.
Un merci particulier à Christine Mias qui m’accompagne dans cette aventure,
acceptant de décaler son regard de chercheure, influençant aussi sur le mien,
sacrifiant un peu de ses vacances.
Merci à tous les acteurs de terrain sans qui mes recherches ne pourraient exister.
Je ne peux les nommer tous, mais je sais combien les relations de partenariats
développées au jour le jour sont précieuses pour moi.
Enfin, un grand merci aux membres du jury qui ont accepté de se plier à ce jeu
institutionnel que représente la soutenance d’une Habilitation à Diriger des
Recherches.
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SOMMAIRE
REMERCIEMENTS 3
INTRODUCTION : DE L’ANIMATION A LA RECHERCHE 6
PREMIERE PARTIE : POSTURE SOCIO ETHNOGRAPHIQUE OU COMMENT
TRAINER SUR LE TERRAIN 23
1. REVISITER LA POSTURE SOCIO ETHNOGRAPHIQUE :
APPROCHE SOCIO ETHNOGRAPHIQUE EN SCIENCES DE L’EDUCATION 29
2. LA DECOUVERTE DE THEORIE ANCREE PUIS DE LA THEORIE ENRACINEE 31
3. DE L’ANCRAGE A L’ENRACINEMENT 40
4. HUGHES ET LA THEORIE ANCREE 42
5. APPROCHE SOCIO ETHNOGRAPHIQUE OU THEORIE ANCREE ? 44
DEUXIEME PARTIE : DES OBJETS AUX CONCEPTS. DU TERRAIN A UNE
CONSTRUCTION THEORIQUE 49
1. LA JEUNESSE : DE L’OBJET AU TERRAIN 50
2. CONSTRUCTION IDENTITAIRE ET PLACE DE LA JEUNESSE 65
3. EDUCATION ET SOCIALISATION 71
4. SOCIALISATION RECIPROQUE ET PROFESSIONNALISATION : LA RECIPROCITE
REVUE DANS LES LIENS ENTRE ACTEURS ET JEUNES 81
5. EDUCATION ET SOCIALISATION RECIPROQUE 108
6. SOCIALISATION RECIPROQUE PAR ET POUR LA RECHERCHE-ACTION 114
7. PRENDRE PLACE 135
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TROISIEME PARTIE : PERSPECTIVES ENRACINEES!!!!!!!!!!!149
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1. L’ACCOMPAGNEMENT DES ETUDIANTS 150
2. PLACE AU SEIN DE L’UMR EFTS ET PLUS PARTICULIEREMENT DANS L’ENTREE 3 154
3. RECHERCHES EN COURS ET À VENIR 158
4. L’OUVERTURE A L’INTERNATIONAL 161
CONCLUSION 164
BIBLIOGRAPHIE 169
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"Celui qui voudrait lutter contre l'aliénation et éveiller les gens à leurs véritables
intérêts aura fort à faire, car le sommeil est profond.
Mon intention n'est pas ici de leur chanter une berceuse, mais seulement d'entrer
sur la pointe des pieds et d'observer comment ils ronflent"
E. Goffman (1991)
Le conflit est le cœur même d’une société libre et ouverte. Si l’on devait traduire
la démocratie en musique, le thème majeur serait « l’harmonie de la dissonance »
S. Alinsky (1971)
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INTRODUCTION
DE L’ANIMATION A LA RECHERCHE
!
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« Je n'ai pas l'intention de sacrifier au genre,
dont j'ai assez dit combien il était à la fois convenu et illusoire,
de l'autobiographie.
Je voudrais seulement essayer de rassembler et de livrer quelques éléments
pour une auto-socioanalyse.
Je ne cache pas mes appréhensions,
qui vont bien au-delà de la crainte habituelle d'être mal compris.
J'ai en effet le sentiment que,
en raison notamment de l'amplitude de mon parcours dans l'espace social et
de l'incompatibilité pratique des mondes sociaux qu'il relie sans les réconcilier,
je ne puis pas gager
- étant loin d'être sûr d'y parvenir moi-même avec les instruments de la sociologie
- que le lecteur saura porter sur les expériences
que je serai amené à évoquer le regard qui convient,
selon moi ».
P. Bourdieu (2004)
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Lors de mon travail de thèse, j’introduisais mon propos en proposant une
interpellation récurrente que me lançaient les acteurs de mon terrain de
l’époque : « Tu es chercheur ? Tu cherches quoi, l’interrupteur ? ». Cette phrase
provocatrice pose la question de la posture du chercheur. Comment devient-on
chercheur ? Pourquoi ? Quel est le parcours qui nous mène à nous investir dans un
travail de thèse pour en venir, après quelques années, à écrire une Habilitation à
Diriger des Recherches ?
Il semble donc important, avant d’aborder mes différents travaux de recherche et
la manière dont se construit ma réflexion scientifique, de revenir sur ce parcours.
Il apparaît comme nécessaire de prendre le temps, dans cette introduction de
poser mon expérience de professionnelle, d’apprentie chercheure puis de
chercheure. Ce passé socioprofessionnel ne doit pas être un frein, mais une
approche critique permet de le mobiliser dans mes réflexions tout en le tenant à
distance pour m’inscrire dans un processus d’objectivation participante (Bourdieu,
2003). Finalement, l’exercice de l’écriture d’une note de synthèse s’inscrit bien
dans l’idée de prendre de la distance avec son travail de recherche pour trouver un
sens et une signification à son parcours et à ses travaux de recherche, à l’image
d’une autobiographie raisonnée (Mias, 2005).
Ainsi, aborder le processus de socialisation professionnelle mise en œuvre depuis
mes premières expériences d’animatrice sur le terrain, puis mon entrée dans le
monde universitaire me permettra, en m’appuyant sur les travaux de Hughes
(1996) repris par Dubar (1998), d’éclairer mon parcours. Les interrogations que je
mène depuis plusieurs années autour de la place de la jeunesse m’amènent aussi à
réfléchir à la construction de ma propre place dans la recherche, dans la formation
mais aussi dans la société.
DEVENIR ANIMATRICE
!
Dans les années 1980, alors que je termine mon parcours en lycée agricole, sans
toutefois valider ma formation, je signifie à ma famille qu’il n’est plus possible
pour moi de continuer un parcours scolaire. On me suggère donc d’aller travailler.
Depuis mes 17 ans, chaque été je deviens animatrice volontaire lors de séjours ou
de centres de loisirs. A l’époque, l’animation est fortement portée par les
!
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mouvements d’éducation populaire qui vont contribuer à ma construction
professionnelle. Ces espaces, conçus à l’époque comme des lieux d’échanges,
d’accompagnement vers une émancipation des personnes, vont influencer, aussi,
ma construction identitaire. Partant de l’idée que les identités sont formées par
des processus sociaux, chacun s’inscrit dans plusieurs identités qu’elles soient pour
soi ou pour autrui. Les processus mis en jeu sont déterminés par la structure
sociale, et inversement, les identités produites par interaction avec la structure
sociale l’influencent par retour en la maintenant, la transformant, ou lui donnant
de nouvelles formes. L’identité est donc un phénomène qui émerge de la
dialectique entre l’individu et la société. Cette question de l’identité traverse
cette note de synthèse, qu’elle se positionne au niveau professionnel (que
j’interroge par l’exploration du processus de reconnaissance pour trouver une
place), ou au niveau personnel qui n’apparaitra ici toutefois qu’en lien avec le
professionnel. Comme Bourdieu (2004, p11-12) « en adoptant le point de vue de
l’analyste, je m’oblige (et m’autorise) à retenir tous les traits qui sont pertinents
du point de vue de la sociologie, c’est-à-dire nécessaires à l’explication et à la
compréhension sociologique, et cela seulement ». Nous somme bien là dans « la
réflexivité comprise comme objectivation scientifique du sujet de
l’objectivation » (Bourdieu, 2004, p 84)
Face à la nécessité d’intégrer le monde du travail, je deviens animatrice dans la
ville de Mérignac en Gironde, rattachée à un centre socioculturel. Si mes
expériences d’animation volontaire m’ont permis d’approcher des publics variés,
aussi bien du point de vue de l’âge que de l’origine sociale, ce nouveau travail va
m’amener à prendre en charge un public de jeunes de 15-17 ans (l’idée de la
direction étant d’aller à la rencontre des jeunes qui ont déserté le centre
socioculturel) et de développer avec eux des projets. Ce travail sera déterminant
et guidera mes réflexions et mes recherches quelques années plus tard. En étant
dans l’espace public, auprès des jeunes qui y stationnent, en développant ce
travail au plus près du public, je vais prendre place dans une profession qui n’est
pas vraiment reconnue alors, l’animation, tout en posant de façon intuitive l’idée
que pour travailler avec le terrain, il faut savoir adapter sa posture et donc
l’interroger. Je prends alors pied dans un nouveau monde professionnel, sans
!
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formation ni diplôme, ne possédant alors qu’un Brevet d’Aptitude aux Fonctions
d’Animation (BAFA).
Les années 1980 sont faites de transformations politiques. Après les événements de
l’été 1981 dans le quartier des Minguettes à Lyon, la mise en place de la politique
de la ville dans l’urgence va avoir des conséquences sur la prise en charge de la
jeunesse au niveau local et par conséquent, sur la commande politique qui va se
développer en direction des professionnels en charge de ce public. Jeune
animatrice à l’époque, la municipalité qui m’emploie demande aux animateurs,
jeunes, de réfléchir à la mise en place de dispositifs de prise en charge de la
jeunesse. C’est ainsi que je vais participer à la mise en forme d’un service
jeunesse ainsi que de différents espaces d’accueil comme par exemple le Bureau
Information Jeunesse de la ville. Cette expérience porte aujourd’hui encore mes
réflexions scientifiques : Quelle commande politique se développe en direction des
professionnels pour une prise en charge de la jeunesse ? Et que veut dire « prise en
charge de la jeunesse » ? Quelle place souhaite-t-on donner à la jeunesse, pour
quelle société ?
Mon parcours est jalonné de rencontres qui vont me permettre d’évoluer et de me
construire en tant que chercheur.
A cette époque, une des animatrices avec qui je travaille me pousse à me
professionnaliser en reprenant une formation dans l’animation. Je m’inscris en DUT
Carrières sociales, option animation socioculturelle à l’IUT de Bordeaux. La
particularité de cette formation est que des étudiants sans Baccalauréat sont
acceptés. Le responsable de l’époque, Jean-Pierre Augustin, pense que ce n’est
pas parce qu’on a raté son BAC qu’on ne peut s’inscrire dans un parcours de
formation supérieure. La suite lui donnera raison. Cette possibilité de venir
réinterroger ses apprentissages, rejoint les idées de Desroche (1985) qui a montré
comment « entreprendre d’apprendre » et rendu visible tout l’intérêt d’une
éducation permanente. Le milieu professionnel de l’animation est un vaste terrain
dans lequel la formation devrait pouvoir être développée tout au long de la vie
professionnelle des animateurs.
Durant ces deux années de formation, je vais cumuler cours et travail de terrain,
l’un ne pouvant, à mes yeux, aller sans l’autre. Cette reprise d’études s’inscrit
!
*+!
pleinement dans ce parcours suivi au sein de l’Education populaire. Je prends
conscience de l’importance de former, d’être formé pour s’émanciper et devenir
acteur de la société pour prendre place. Cette idée ne me quittera plus.
Les années qui suivront seront nourries de différentes expériences dans
l’animation, ma vie familiale étant faites de déménagements successifs. Je suis sur
le terrain et pour agir et pour tenter de réfléchir à ma profession et ses enjeux.
L’installation en région parisienne va déclencher une prise de conscience forte de
la difficulté de certaines populations à vivre dans des espaces relégués où se pose
la question de la place des jeunes. Le train de banlieue qui me conduit dans mon
nouveau logement traverse la banlieue nord. Par les fenêtres je regarde défiler les
grands ensembles et je m’interroge. Mon enfance s’est passée dans ce genre
d’habitat et mes premières expériences d’animation m’ont souvent conduites vers
ces espaces. Pourtant, la vue de ces grands ensembles qui semblent oubliés de
tous, anime de nouveau mes interrogations. Face aux nombreuses expériences
professionnelles et aux limites que je perçois alors dans ma compréhension du
terrain, je décide de reprendre le chemin de l’université pour interroger ma
pratique et pour tenter de comprendre ce qui se passe dans les quartiers
populaires.
REPRENDRE DES ETUDES
!
Comment choisir une discipline qui puisse répondre à mes besoins ? Après avoir
discuté avec différentes personnes pouvant m’informer, je choisis de m’inscrire en
Licence Sciences de l’Education à l’université de Paris 10 Nanterre. Je ne sais pas
vraiment ce que sont les Sciences de l’Education, mais ce qui m’attire c’est
d’abord le mot « éducation » et aussi le public d’étudiants qui est fait de
professionnels en reprise d’études.
Une autre rencontre va être importante pour mon entrée dans le monde de la
recherche. Lors de l’inscription pédagogique, je me retrouve face à un enseignant
chercheur qui me demande de choisir entre trois recueils de données : entretien,
questionnaire, observation. A ce moment de mon parcours, je ne connais pas
vraiment les buts et les enjeux du recueil de données, mais face à ses explications,
je choisis l’observation comme une évidence, je viens du terrain et j’en ai besoin
!
**!
pour comprendre ce qui se passe. Intuitivement, je commence donc mon
inscription dans un besoin de comprendre le phénomène de l’intérieur. Ce choix
méthodologique, développé par les sociologues de l’Ecole de Chicago, va orienter
mon inscription dans la démarche de recherche. Finalement, avant même de
m’inscrire dans un cadre théorique, c’est la méthode qui va m’intéresser. Regarder
n’est pas observer. Après quelques lectures, je vais commencer à exercer mon
regard et mon oreille, développant une attention soutenue au terrain multiforme
qui m’entoure : l’université, les transports en communs, la sortie de l’école où je
vais chercher mes enfants, les réunions de famille et les soirées entre amis. Mon
quotidien devient un espace de formation. Je prends des notes d’abord sur des
calepins, puis des cahiers, sans lignes avec des pages un peu jaunies. Je date et
j’écris, souvent après coup entrainant ma mémoire. Je prends pied
progressivement dans une méthodologie que je construis au jour le jour, ne
sachant pas vraiment où tout cela me mène. Je prends aussi l’habitude de
ramasser tout les papiers, affiches, flyer qui trainent. Je me retrouve vite envahie
par des carnets que j’empile et des documents que j’entasse dans des cartons. Je
prends aussi conscience de la nécessité de lire sur les phénomènes que j’observe.
Finalement, je structure un espace pour légitimer un cadre à ces observations qui
ne peuvent plus se contenter d’être dans l’unique intuition. Je change de place
pour observer sous différents angles et je trouve finalement une grande similitude
entre l’observation et la photographie que j’ai commencé à pratiquer durant mes
expériences d’animation.
C’est la méthode qui m’a amenée à la recherche.
Dans le même temps, les cours suivis en Licence Sciences de l’Education à
l’Université de Paris X Nanterre me permettent de m’inscrire progressivement dans
une connaissance d’approches variées en Sciences Humaines. Je « teste »
l’approche psychologique avec un travail autour de la maltraitance des enfants et
la découverte du champ de l’éducation familiale. J’explore les questions de
jeunesse en lien avec la culture Hip Hop grâce à la lecture d’un livre « Cœur de
banlieue » (Lepoutre, 1997). Cette période, faite de tâtonnements et
d’expérimentations, est riche en découvertes et progressivement, mes lectures
rejoignent mes essais en matière de méthodologie.
!
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L’APPRENTISSAGE DE LA RECHERCHE
!
A partir de quand se forme-t-on à la recherche ?
Les cours de méthodologies peuvent être considérés comme un point de départ. Ils
comprenaient, alors, un temps de travail en groupe autour d’une problématique de
recherche. Les étudiants avec lesquels je devais travailler avaient choisi le SAMU
Social. Nous avons élaboré un travail de théorisation autour de ce thème, puis très
vite, j’ai eu envie d’aller voir ce qui se passe réellement sur le terrain. J’ai donc
passé quelques nuits en maraude dans les camions du SAMU Social du 92, celui de
Paris ne souhaitant pas avoir d’étudiant avec eux. C’est peut être la première fois
que j’ai « trainé » en camion la nuit, tentant d’aider les personnes, en observant
pour comprendre les mécanismes qui amènent des êtres humains à se retrouver
dans la rue, sans autre solution que de trouver un hébergement d’urgence. Puis,
toujours dans le cadre de la formation universitaire, j’ai testé l’observation des
répétitions d’une chorale à partir de grilles. J’ai très vite trouvé des limites à
l’utilisation de grilles dans lesquelles je me sentais enfermée. Plus tard, en
maitrise, en m’intéressant à la culture Hip Hop, j’ai commencé à réellement
« trainer » sur le terrain pour observer la ville de Saint Denis, un des lieux dans
lequel s’est développée cette culture. L’observation participante s’est vraiment
imposée comme une évidence, mais a commencé aussi à me poursuivre dans mon
quotidien. Apprendre à observer nécessite une formation, il faut du temps pour
que l’œil et l’oreille captent consciemment puis inconsciemment. L’observateur
est un être en alerte constante, trainant très souvent avec lui un carnet !
Sur les conseils de mon directeur de mémoire, j’ai commencé à m’intéresser aux
travaux des sociologues de l’Ecole de Chicago, lisant systématiquement les auteurs
que je pouvais trouver traduits en français, ne faisant pas vraiment confiance à
mon niveau de compréhension de la langue anglaise. J’ai aussi exploré des auteurs
français ayant développé l’approche ethnographique.
L’entrée en DEA m’a permis de déterminer, encore plus sûrement, mon cadre
théorique, préparant mon terrain pour le travail de thèse et commençant à me
construire en tant qu’apprentie chercheure.
!
*#!
S’INSCRIRE DANS UN PROCESSUS DE SOCIALISATION PROFESSIONNELLE
!
Les travaux de Hughes vont me permettre d’expliquer le processus de socialisation
professionnelle qui s’est mis en œuvre lors de mon inscription dans la recherche.
J’avais lu les travaux de cet auteur lors de mon travail de thèse. Je les ai repris
ensuite lors de l’écriture d’articles ou dans la préparation de certains cours. Pour
ce travail de réflexion autour de mon parcours, je me suis replongée dans
différentes lectures, et notamment les écrits de/ou sur Hughes qui sont apparus
comme signifiants de ma pratique en tant que professionnelle de la recherche1.
Pour Hughes (1958), le monde du travail ne peut être considéré uniquement
comme un espace dans lequel s’effectuent des échanges marchands. L’inscription
dans le monde du travail donne une reconnaissance sociale à la personne et permet
une construction de son identité sociale. Dans notre société où les périodes de
chômage font désormais partie de notre vie professionnelle, cette idée de
reconnaissance sociale prend une dimension intéressante lorsqu’on explore la place
que donne la société à ses acteurs et à la place qu’ils prennent. Si nous restons sur
l’exemple du chercheur, son inscription dans le monde universitaire lui donne-t-
elle une reconnaissance sociale ? Dans quelles conditions et à quel prix ?
Petites histoires de chercheur :
A la fin d’une conférence donnée à l’attention de professionnels de l’éducation, une dame
s’approche de moi timidement et tient à me remercier pour mon exposé dont elle a tout
compris.
Lors d’une table ronde où je suis invitée, alors que les participants avaient rempli une
fiche présentant leur statut et l’objet de l’intervention, l’animateur me présente comme
chercheur laissant entendre que le propos sera trop scientifique pour qu’on s’y arrête.
Ainsi, si la qualité de chercheur représente pour autrui une position sociale centrée
sur une image scientifique, loin des réalités du terrain, elle le positionne aussi
comme quelqu’un d’inaccessible, voire d’impossible à comprendre.
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*!Se pose souvent en effet la question lors de la formation des étudiants du choix entre formation
professionnelle et recherche, pourtant, à mon sens, la recherche est une profession ce que nombre
de personnes ont encore du mal à entendre. Mon entrée en DEA m’avait déjà fait m’interroger sur
la recherche comme profession.
!
*$!
Ce constat pose la question de l’usage du chercheur par le terrain. Doit-il
développer des connaissances scientifiques utiles à la société, donc accessibles et
utilisables, ou doit-il développer des réflexions théoriques pas toujours
compréhensibles par le commun des mortels ?
Pour Hughes, le travail est un drame social qui nécessite un processus de
conversion permettant au profane d’intégrer le monde des professionnels par
identification progressive. La construction des professions s’appuie sur des
stéréotypes et autres systèmes de justification. C’est l’observation que j’en fais
tous les jours. Le métier de chercheur est sous tendu par des représentations
sociales construites à partir de l’idée que l’on peut se faire d’une profession aussi
diverse et variée qu’insaisissable. Cette dimension scientifique du chercheur
appelle un langage incompréhensible pour le profane. Cette représentation pose
une autre question qui sous tend la recherche : à quoi sert-elle ? Et du coup, à quoi
servent la recherche et le chercheur, particulièrement en sciences humaines ?
Pour certains chercheurs, la recherche sert à produire du savoir savant. Pour
d’autres, elle sert à transformer les pratiques. Pour ma part, et je ne suis pas seule
à le défendre, la recherche doit servir à créer du savoir savant, mais aussi à
accompagner le changement de pratiques pour permettre une évolution constante
de la société. Je ne compte plus le nombre d’échanges avec des chercheurs, durant
lesquels j’ai du tenir cette position. C’est sûrement ce qui m’a toujours poussée à
articuler le travail de terrain et la théorisation. Nous y reviendrons plus loin.
Reprenons la description du processus de socialisation professionnelle dans lequel
je me suis inscrite à partir du moment où je suis passée d’une profession,
l’animation, pas toujours reconnue comme telle, à une autre, la recherche, qui
apparait souvent comme mystérieuse pour le profane.
La socialisation professionnelle, chez Hughes, se découpe en trois mécanismes : la
fabrication d’un professionnel, l’initiation à la culture professionnelle et la
conversion à une nouvelle conception de soi et du monde.
La fabrication d’un professionnel se fait par le « passage au travers du
miroir », c’est-à-dire en se plongeant dans la culture professionnelle par
identification progressive au rôle attendu.
!
*%!
Ce premier mécanisme du processus se retrouve dans la formation. Lorsque j’ai
repris mes études en Sciences de l’Education, j’ai suivi des cours, côtoyé des
enseignants chercheurs comme tout étudiant. L’identification au rôle attendu va se
faire progressivement d’abord en se plongeant dans la lecture de travaux de
recherche, d’ouvrages de conceptualisation, mais aussi lors de rencontres avec des
chercheurs. Participer à des colloques scientifiques, assister à des conférences
données par des chercheurs va permettre de se faire une idée de ce que pourrait
être une posture de chercheur. Ce travail d’identification à une profession amène
la construction d’une image de ce que nous voulons être et de ce que nous ne
voulons surtout pas renvoyer. La question étant de savoir quel genre de chercheur
nous souhaitons devenir. Ces questions vont aussi permettre un renoncement aux
stéréotypes construits autour de la profession. Cette nouvelle identité
professionnelle va pouvoir émerger par l’anticipation des tâches, une conception
du rôle, une anticipation des carrières et une évolution de l’image de soi.
Pour ma part, j’avais une représentation du chercheur assez floue. Quand on me
parlait de laboratoire, je pensais aussitôt à une paillasse et des tubes à essais. Je
n’aurais jamais imaginé qu’un laboratoire pouvait n’être finalement qu’un
ensemble de bureaux. Le chercheur, quant à lui, était pour moi, quelqu’un
d’inaccessible vivant dans un monde de pensées que je ne pouvais comprendre.
C’est la rencontre de chercheurs, notamment l’équipe du département des
Sciences de l’Education de Nanterre qui va me permettre de déconstruire ces
représentations et m’autoriser à expérimenter une place au sein de la recherche.
Le passage au travers du miroir nécessite ainsi un accompagnement pour permettre
au formé de trouver un intérêt qui sera moteur pour sa formation. L’accueil de
l’équipe de recherche reste alors primordial dans l’entrée en formation de
l’apprenti chercheur, tout comme la dynamique qu’il va engendrer.
Le deuxième mécanisme, pour Hughes, est l’initiation à la culture
professionnelle. Il s’agira de trouver un positionnement entre le modèle idéal
représenté par la valorisation symbolique de la profession et la réalité de
l’exercice de cette dernière. L’expérimentation du métier doit pouvoir permettre
de construire ce positionnement. Dés mon inscription en DEA, mon directeur de
mémoire qui deviendra mon directeur de thèse m’a proposé de donner des
!
*&!
conférences auprès de professionnels. Ces premières expériences m’ont permis
d’interroger le modèle idéal et de m’affronter à la réalité de l’exercice. Il m’est
ainsi proposé de participer à une table ronde aux côtés d’un sociologue pour
apporter mon expertise sur le langage des jeunes. Même si j’ai entamé un travail
autour du rap et plus particulièrement des jeunes des quartiers populaires, je ne
suis pas absolument certaine de mon expertise sur le sujet, d’autant plus que je
dois intervenir avec un sociologue de la jeunesse connu et reconnu.
La table ronde se déroule dans un amphithéâtre rempli de professionnels de la santé en
charge de public jeune. Je m’aperçois donc que je suis installée face à un public, derrière
une table qui n’a rien de ronde. Je me dis que l’animation devrait permettre une
circulation de la parole. Finalement, le sociologue parle, longtemps, puis se souvient tout
à coup que j’ai aussi un temps de parole et me cède finalement 10 minutes pour exposer
ce qui devait durer le double de temps. Mon expérience en animation me permet de
m’adapter et de tenir le temps en exposant l’essentiel, l’humour venant à mon secours
une fois de plus.
Cette première expérience me laisse entrevoir que finalement les chercheurs sont
des êtres normaux ! La représentation du scientifique rigoureux, respectant les
cadres commence à se fissurer.
De nombreuses autres expériences me mettant en présence de chercheurs, me
montreront que finalement la nature humaine prime souvent sur la posture
professionnelle. La réalité des situations amène l’apprenti chercheur à ne plus voir
le monde de la recherche comme un espace à part, préservé, fait de respect et de
réflexion, mais comme un sous monde dans lequel chacun cherche sa place. La
science n’est pas un monde à part, mais subit l’influence de la société puisqu’elle
est produite par certains de ses membres (Martin, 2005).
Les conférences ou communications dans des colloques sont des expériences
importantes pour le chercheur en devenir. Il se frotte au monde de la recherche et
expérimente ses croyances, s’affrontant au monde réel de la recherche. Il est
regardé, jaugé, évalué de façon informelle, mais il peut aussi observer ce monde
dans lequel il se bat pour trouver une place. Ce sont ces temps qui deviennent
décisifs dans la poursuite ou non de son combat pour intégrer la profession. Il n’y a
pas que la sociologie qui soit un sport de combat (Bourdieu, 2001).
!
*'!
Le processus de socialisation va permettre à l’apprenti chercheur de tester des
rôles passant d’un modèle idéal à un modèle plus proche de la réalité de
l’exercice.
L’existence d’un groupe de référence permettra de comprendre quels sont les
attendus de la profession tout en légitimant son existence. Le rôle de ce groupe est
donc très important. Plus il sera présent, plus l’apprenti chercheur pourra trouver
sa place.
L’accompagnement de l’apprenti chercheur au sens du compagnonnage (Paul,
2003) amène l’idée d’apprendre, de pratiquer et de transmettre. Il ne s’agit pas
d’intervenir « sur », mais bien d’être dans une relation « avec », les compagnons
étant des pairs. Cette notion de compagnonnage est intéressante, car elle amène
l’idée que l’apprenti chercheur s’engage dans une profession par transmission
entre pairs. Le groupe de référence étant constitué de personnes différentes, de
modèles différents, chacun s’identifiera finalement différemment. Cette
hétérogénéité de modèles ouvrira la possibilité à chacun de construire sa propre
identité professionnelle.
Pouvoir être en charge d’enseignements, participer à des colloques, prendre place
dans une équipe de recherche seront autant d’actions accompagnant la projection
dans une carrière future par identification aux membres du groupe de référence.
Cette phase d’expérimentation du métier permet aussi l’acquisition de normes, de
valeurs, de modèles comportementaux utiles à la construction d’une identité de
chercheur. Enfin, la transmission d’une possibilité d’évolution de carrière
renforcera l’engagement des individus dans les taches professionnelles attendues.
C’est pourquoi l’accompagnement de l’équipe est important dans la transmission
d’informations comme la nécessité de penser à une qualification, les
fonctionnements de recrutement des enseignants chercheurs et la perspective, une
fois en poste, de réaliser une HDR.
!
*(!
Quand j’étais doctorante, lors des séminaires on nous répétait qu’il fallait penser à sa
thèse, certes, mais qu’il fallait aussi communiquer dans des colloques, publier et penser à
la qualification.
Quand j’ai soutenu ma thèse et obtenu ma qualification, on m’a poussée à chercher un
poste de MCF.
Quand j’ai obtenu mon poste de MCF, on m’a dit de commencer à penser à une HDR.
Toutes ces sollicitations m’ont maintenue dans un parcours me permettant de me
projeter dans un processus de professionnalisation, ne perdant jamais de vue l’idée d’une
évolution à construire en permanence.
Le troisième mécanisme est l’ajustement de la conception de soi. L’identité
professionnelle en voie de constitution doit projeter le formé dans une carrière
avec des choix lui permettant d’envisager raisonnablement une réussite et une
reconnaissance professionnelle.
Ce troisième mécanisme prend tout son sens lorsque le docteur qualifié passe
l’épreuve de l’audition et se retrouve pourvu de ce poste de MCF tant espéré.
L’institution donne donc une forme de reconnaissance en attribuant un grade :
MCF, dans une fonction : enseignant chercheur.
L’arrivée dans une nouvelle équipe peut apporter un décalage dans la conception
du métier, toutes les équipes n’ayant pas les mêmes fonctionnements. Afin de
trouver sa place dans ce nouveau sous monde, le recruté va devoir comprendre les
codes et les règles qui ont cours dans cet espace.
Chaque département a son histoire, ses fondateurs et évolue dans un contexte
particulier. Il va falloir entrer dans un processus d’adaptation. Le nouveau recruté
va donc passer par une phase de remise en cause des représentations de la
profession et réajuster sa posture pour pouvoir trouver une place reconnue dans
l’équipe. Le risque sera de glisser de l’initiation à l’imitation permettant de se
fondre dans ce nouveau sous monde, perdant alors son identité propre.
Lors de mon arrivée à l’université Jean Jaurès, je me suis retrouvée en décalage
par rapport à mon équipe d’origine. Les fonctionnements n’étaient pas les mêmes,
l’histoire était différente. Je suis donc entrée dans un processus de connaissance
pour accéder à la reconnaissance d’une place.
Après coup, l’analyse de ce processus peut se faire au travers des gestes
professionnels (Jorro, 1998). J’ai d’abord tenté de saisir la situation dans laquelle
!
*)!
j’arrivais, essayant de comprendre les stratégies de chacun. J’ai développé des
gestes de résistance afin de déjouer les stratégies dont je pouvais être l’objet
(Ardoino, 1993). J’ai ensuite essayé de coller au terrain en réfléchissant à une
posture développant des gestes de bricolage (Levi Strauss, 1960). Enfin, souhaitant
pouvoir garder mon identité première, même si l’évolution n’était pas exclue, j’ai
adopté des gestes de braconnage (De Certeau, 1990) me permettant de faire
reconnaître mes particularités et leurs utilités pour l’équipe.
Prendre place dans une profession est un processus complexe. Si les
fonctionnalistes pensent qu’une profession est une communauté relativement
homogène, les interactionnistes envisagent la profession comme une multitude
d’identités, de valeurs et d’intérêts. Des sous groupes se forment, s’opposant au
sein même d’une profession (Bucher, Strauss, 1961). Les travaux de Bucher
prolongés par Hughes et repris par Chapoulie proposent une analyse de la
dynamique des professions (Strauss, 1992). Ils qualifient de « segments » les
groupements qui émergent au sein d’une profession.
L’université présente un grand nombre de professions et d’acteurs. Elle est
organisée en disciplines, les Sciences de l’Education pouvant être positionnées
comme un segment. Elle a des missions qui lui sont propres, luttant pour une
reconnaissance et posant l’idée de son utilité sociale aussi bien du point de vue de
la recherche que de l’enseignement. Des tâches diverses sont accomplies :
recherche, enseignement, création de formations, gestion de diplômes, gestion des
instances universitaires. Ces différents niveaux de segments seront réalisés de
façon variable selon l’importance accordée. Certains professionnels s’inscriront
prioritairement dans la recherche, celle-ci devant alimenter l’enseignement. Mais
pour que l’enseignement existe, il faut créer des formations qui devront être
défendues dans les instances universitaires. Pour que ces formations vivent, il
faudra aussi développer une mise en visibilité afin que les étudiants s’y inscrivent.
On comprend bien le lien des différents segments et les choix qu’ils entrainent.
L’ensemble de ces tâches réalisées dans les différents segments va amener un
sentiment d’appartenance à un groupe qui s’appuiera sur des caractéristiques
comme le contrôle à l’accès au métier, l’idée d’une mission commune, le
développement d’une posture envers les autres groupes, donnant à voir une unité
!
"+!
de la profession. Pourtant, à l’intérieur de chaque segment, les missions
particulières pourront éloigner les professionnels appartenant à d’autres segments.
C’est ainsi que si nous retrouvons une cohésion dans la posture des enseignants
chercheurs en Sciences de l’Education, chaque département appartenant à des
universités différentes va développer des particularités qui le mettra en
concurrence avec les autres. Au sein du segment département, chaque enseignant
chercheur développera un autre niveau de posture le mettant en concurrence avec
ses collègues et ainsi de suite. Finalement, la profession peut apparaître comme
homogène dans une vue d’ensemble, mais propose des différences fortes en
matière de postures au fur et à mesure que nous détaillons les segments. L’identité
professionnelle sera alors vécue différemment, les segments étant en mouvement
dans un processus d’évolution de la profession.
La socialisation professionnelle peut être, dés lors, analysée comme un
processus perpétuel d’adaptation, de conversion et d’ajustement, dans lequel
l’individu devra s’inscrire et trouver une place. Prendre place demande un
investissement de la personne, mais aussi un accompagnement des membres de la
profession et l’acceptation d’une place possible.
Prendre place dans le métier d’enseignant chercheur a nécessité pour moi de
comprendre le contexte dans lequel j’arrivais et de défendre la richesse des
particularités de mes approches théoriques et de ma démarche s’inscrivant dans un
cadre socio ethnographique.
Ces propos linéaires visent à présenter comment, singulièrement, enraciner un
parcours de chercheur inscrit dans un processus socio professionnel en perpétuelle
évolution.
Dans la suite de ce travail nous allons essayer de comprendre comment j’ai
pu réfléchir à ma posture scientifique. Modélisée dans les premiers travaux en
thèse avec une orientation assumée en « socio ethnographie », réinterrogée en
permanence par la lecture de travaux sur la « Théorie ancrée », elle reste marquée
des choix théoriques et méthodologiques, dans la tradition de Hughes, pour une
compréhension des phénomènes de l’intérieur. Ce choix épistémologique impose le
terrain comme central.
!
"*!
Nous aborderons ensuite les objets interrogés et analysés dans mes
recherches au travers du concept de socialisation. Ce concept avait été étudié lors
de ma thèse en développant la dimension de réciprocité, je tenterais maintenant
d’explorer plus avant les effets positifs, mais aussi négatifs d’un tel processus en
éducation et en formation. En effet, pourquoi une socialisation réciproque ne
serait-elle étudiée que sous son angle positif et en faisant toujours l’hypothèse que
les interactions entre pairs ne développent que la construction de « nobles
valeurs » ?
Il s’agit ici de montrer les enjeux scientifiques et pédagogiques du processus de
socialisation réciproque et de dessiner pour l’avenir une orientation
scientifique enrichie et renforcée au sein de l’entrée thématique que je co anime
dans l’UMR EFTS, au croisement des travaux d’orientation psychosociale qui y sont
développés. L’ensemble de ce travail ouvre ainsi des perspectives scientifiques à
différents niveaux : les recherches du chercheur, du chercheur inscrit au sein d’une
équipe et du chercheur habilité à accompagner de futurs chercheurs.
Dans une première partie, je réinterrogerai la posture socio ethnographique
à partir d’une réflexion autour des notions de théorie ancrée et théorie enracinée.
Je m’appuierai sur les travaux de Hughes qui, s’il reste évident qu’il a permis le
développement du travail empirique, a aussi posé une critique de l’approche
ancrée.
Dans une deuxième partie, je reviendrai sur mes objets et les concepts qui
me permettent une réflexion scientifique. La jeunesse, l’éducation et la
socialisation seront explorés du point de vue de la place. Quelle place pour la
jeunesse ? Quels sont les enjeux de définir l’éducation comme un nécessaire
partenariat traversant tous les temps et les âges de la société ? Quels sont les
effets de la socialisation réciproque pour la jeunesse, dans l’éducation et durant
la professionnalisation ? Finalement, comment et pourquoi Prendre Place ?
Cette partie est particulièrement dense. Il me semblait important que objets et
concepts soient travaillés ensemble au regard du terrain. Prendre Place est une
notion qui peut se travailler de façons diverses. Elle reste au cœur de mes
réflexions scientifiques, comme un fil rouge guidant mes réflexions et mon travail
scientifique. Jeunesse, éducation, socialisation, Place ne peuvent être séparés. Je
!
""!
reste consciente de l’importance (en densité et au sein de ma réflexion
scientifique) de cette deuxième partie qui témoigne aussi des mécanismes de
pensée du chercheur enraciné dans son terrain.
Enfin, la troisième partie ouvrira des perspectives enracinées qui sont
encore, à ce jour, en construction et réflexion, le chercheur ne travaillant jamais
seul, l’équipe et le terrain ayant une place centrale dans mes recherches.
La lecture de ce document oscille volontairement entre des engagements
professionnels et de recherche et tente de trouver une harmonie entre les
problématiques de terrain et des problématiques théoriques au service de tous.
Comme souvent mentionné au cours des pages, le terrain reste toutefois le nœud
central des différentes interrogations suscitées au plan théorique. Il permet la
rencontre. Il peut être articulé à d’autres, au carrefour de différentes
communications, actions et compréhensions formant un ensemble infini à explorer.
Ce peut être là la définition de la multiréférentialité : autant de connexions,
autant de convections, autant de complexités à explorer voire à déplier et à
expliciter.
De ce fait, afin de faciliter la lecture du document, j’ai jugé utile de proposer des
encadrés qui sont des « histoires » de terrain et des insertions de commandes et de
résultats de recherche2 enracinés dans le terrain.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
2 Ces insertions prendront la forme d’un texte en retrait, interligne simple pour faciliter la lecture et la
compréhension. Elles sont toutes issues de commandes et de rapports de recherche ou d’articles publiés et
référencés en bibliographie. Cette note de synthèse est donc composée d’un texte général et d’un texte
secondaire.
!
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PREMIERE PARTIE
POSTURE SOCIO ETHNOGRAPHIQUE
OU
COMMENT TRAINER SUR LE TERRAIN
Dans toutes ces expériences,
la lenteur ne signifie pas l’incapacité d’adopter une cadence plus rapide.
Elle se reconnait à la volonté de ne pas brusquer le temps,
de ne pas se laisser bousculer par lui,
mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde
et de ne pas nous oublier en chemin.
P. Sansot (1998)
!
"$!
Trainer sur le terrain : cette expression m’a été soufflée d’une part par les
acteurs de terrain qui trouvent toujours intéressant et curieux de voir un chercheur
sembler errer sur le terrain, prenant part aux activités, mais ne donnant pas
l’impression de réfléchir ou de faire quoi que ce soit de scientifique et d’autre
part par les étudiants lorsque je tentais d’expliquer ma posture lors de mes
recherches.
Les différentes définitions du verbe trainer sont intéressantes à interroger. Si nous
nous arrêtons sur le verbe transitif : « tirer derrière soi », « déplacer
péniblement », « emmener quelqu’un de force », « amener partout avec soi »,
nous ne sommes pas dans la représentation de mon exploration du terrain, même si
la dernière définition pourrait s’appliquer à mes lecteurs !
Le verbe intransitif semble plus proche non pas dans les définitions « pendre
jusqu’à terre » ou « durer trop longtemps » mais plutôt « flâner, être trop lent,
s’attarder », le principe étant de prendre son temps.
Dans son ouvrage, Pierre Sansot (1998) décrit des attitudes qui laissent place à la
lenteur, présentées comme un inventaire à la Prévert : flâner, écouter, l’ennui,
rêver, attendre, la province intérieure, écrire, le vin, moderato cantabile. Pour
ma part je flâne, j’écoute et j’observe en me laissant porter puis en orientant mon
regard. Je ne m’ennuie jamais parce que trop curieuse de ce qui m’entoure et je
n’ai donc pas le temps de rêver. J’attends quelquefois désespérément seule,
j’écris, j’évite le vin ( !) même si l’auteur le définit comme une « école de
sagesse » et je suis plus dans la mesure que dans la modération. Quand je suis sur
le terrain, j’y passe beaucoup de temps et quand je le quitte c’est avec
l’impatience d’y revenir (comme le soulignait Marc Bru, je garde « la prise de
terre »). Je tente alors de l’éclairer en pensant toujours à cette question des
jeunes « tu cherches quoi, l’interrupteur ? », et à cette métaphore de
l’interrupteur de Alain Vulbeau : « Il est suggéré que l’éclairage n’est pas source
de lumière mais de construction sociale. Bien plus, l’interrupteur (…), selon Le
Robert, est un dispositif permettant d’interrompre ou de rétablir le passage du
courant électrique dans un circuit. Autrement dit, il y a quelqu’un pour couper ou
rétablir le courant et autoriser ou non la visibilité de la scène locale » (Bordes,
2007, p12). Trainer sur le terrain c’est peut être, aussi, permettre que le courant
soit rétabli, même si, comme nous le dit Schneider à propos du travail de
!
"%!
Baudelaire, la clarté n’est pas une affaire de lumière, mais de regard (Schneider,
2014).
Ainsi, Daniel Cefaï (2010) interroge « l’engagement ethnographique » qui illustre
scientifiquement ce choix de trainer sur le terrain.
Pour Cefaï, trois niveaux de réflexions apparaissent, alimentés par des écrits et
analyses de différents chercheurs :
- Observer, décrire, comprendre.
- Ethiques et politiques du terrain.
- Espace et temps de l’enquête.
Ces trois niveaux d’approches posent le processus de l’enquête et amènent un
travail dynamique sur la posture qui reste, à mon sens, nécessaire tout au long de
la recherche, reconstruit en fonction de chaque contexte, tenant le chercheur tout
au long de sa vie scientifique.
Observer, décrire, comprendre
L’induction analytique défendue par Katz (2001) et reprise par Cefaï,
propose d’entrer dans un procédé d’enquête qui permet d’approcher des situations
qui seront compréhensibles dans un contexte particulier, durant le temps
d’observation. Je prends souvent l’exemple de la photographie pour expliquer ce
travail de terrain. Le résultat sera un instantané révélant des situations dans un
contexte, à un moment donné. Ces situations pourront être analysées et ne seront
compréhensibles que dans ce contexte donné et à partir aussi de ce qu’en disent
les acteurs du terrain.
Ainsi, l’induction analytique, permet de définir simultanément l’objet à expliquer
et les facteurs qui l’expliquent. L’idée sera alors d’étudier l’objet tout en faisant
émerger les critères de son analyse. Ce sont les processus d’apprentissage qui vont
permettre de structurer l’activité permettant des ajustements, comme l’ont
développé les chercheurs s’inscrivant dans le courant de l’interactionnisme
symbolique. Nous ne sommes pas là dans une démarche de vérification
d’hypothèses, mais bien dans une expérimentation empirique. Dans ce processus,
le chercheur est amené à se placer du point de vue des observés. La conséquence
est l’émergence du ressenti des acteurs de terrain, le chercheur développant alors
une posture en équilibre, sans jugement, se servant des faits pour comprendre, au-
!
"&!
delà de toutes croyances ou tout a priori. Cette posture nécessite donc du
chercheur un travail constant d’interrogations de ses propres représentations. Pour
ma part, j’utilise les lectures scientifiques avant, pendant et après le travail de
terrain, me permettant d’interroger et de mettre à distance, tout au long de la
recherche, mes propres croyances, voire intuitions. In fine, le travail
ethnographique va permettre, s’il est bien mené, de rendre compte d’une réalité
de terrain en croisant observations, entretiens, étude de documents d’orientations
sociopolitiques produits par le terrain, et de lectures scientifiques attentives.
Il faut ensuite rendre compte de ces observations. L’écriture n’est pas un
acte anodin. Elle nécessite l’inscription dans un processus permettant de passer du
« voir et entendre » au « faire voir » (Laplantine, 1996). Il faut nécessairement
passer de l’activité de la perception à l’activité de nomination avant de finalement
écrire. Mais l’activité descriptive ne suffit pas, il faut ensuite analyser pour tenter
d’élaborer un savoir construit. L’écriture est un mécanisme complexe qui demande
une connaissance de son propre fonctionnement, la tentative étant souvent grande
de faire autre chose devant la difficulté de l’exercice. L’écriture ethnographique
est une épreuve initiatique renouvelée à chaque recherche, pour chaque contexte
et face à chaque posture scientifique.
Ethiques et politiques du terrain
L’implication que demande l’approche ethnographique complique la tâche
du chercheur car elle nécessite un investissement humain, dont il faut ensuite
savoir se mettre à distance, pour pouvoir entrer dans la compréhension du terrain.
C’est ce que Bourdieu appelle l’objectivation participante (Bourdieu, 2003). Le
chercheur doit tout à la fois observer et s’observer observer, prenant en compte le
contexte et les acteurs. Le sujet de l’objectivation sera, ainsi, le chercheur. Celui-
ci pourra alors mobiliser ses propres expériences de recherche à la condition de les
soumettre à une critique rigoureuse. Le regard du chercheur sera compréhensif et
objectivant. L’ethnographie devient ainsi réflexive pour permettre d’interroger sa
posture. En dévoilant celle-ci, le chercheur va travailler cette implication et ses
effets sur les données recueillies.
L’éthique doit accompagner le chercheur tout au long de son travail lui
permettant de construire une posture le temps de sa présence sur le terrain, mais
!
"'!
aussi lors de son travail d’analyse et de production de savoirs. Elle doit donc être
réfléchie en termes de droits et de devoirs envers son terrain de recherche.
L’éthique permet donc d’interroger la posture. Elle n’est pas conceptualisée, mais
utilisée au sens « moral » du terme. Lors de mes différentes recherches, éthique et
implication deviennent des outils pour travailler la place des uns et des autres et
notamment, celle du chercheur.
Espace et temps de l’enquête
Le temps passé sur le terrain sera déterminant sur la posture.
L’appartenance pourra être périphérique, active ou complète (Adler, 1987) selon le
degré d’implication.
Pour ma part, si mes premières recherches ont permis de développer une
appartenance complète au terrain, le temps ne m’étant pas compté, aujourd’hui
je ne peux plus trainer sur le terrain de façon permanente. Je suis donc obligée
d’adapter mes temps d’observation à l’ensemble de mes autres charges
professionnelles. Je suis inscrite dans une appartenance active au terrain,
l’approche périphérique ne satisfaisant pas mon idée que la compréhension du
terrain se fait de l’intérieur. Nous verrons plus loin comment, répondant à un
contrat de recherche dans le cadre des expérimentations sociales de la Jeunesse,
je n’ai pu rester sur une approche périphérique et me suis retrouvée dans une
appartenance active.
L’observation participante doit me permettre de comprendre des faits complexes
en prenant en compte le quotidien, concevant un cadre interprétatif
progressivement, ne cherchant jamais à vérifier des hypothèses posées a priori.
Ainsi, trainer sur le terrain est bien plus séduisant que s’installer devant un
ordinateur ou réaliser des tâches professionnelles qui incombent à un enseignant
chercheur. Le risque est alors de ne plus vouloir ou pouvoir sortir du terrain. Il faut
alors trouver un équilibre, jongler avec les différentes charges à réaliser, pour
prendre le temps de finalement trainer sur le terrain, action qui motive,
aujourd’hui encore, mon travail de chercheur.
Le travail sur la posture prend, finalement, une place prépondérante dans
l’approche ethnographique. Elle nécessite un travail sur l’éthique du chercheur,
sur ce qu’il est prêt à recevoir du terrain et à donner.
!
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Cours à des étudiants :
« Madame, si vous observez une agression, vous faites quoi ? »
« Il est évident que je ne vais pas rester là, avec mon carnet de bord, à noter ce qui se
passe devant moi. Je suis chercheur, j’observe, mais j’ai aussi une éthique à laquelle j’ai
réfléchi avant l’entrée sur le terrain et qui fait, que je suis aussi citoyenne et donc
j’interviens »
Sur un terrain d’observation :
« Ca te dis un téléphone tout neuf, pour rien ? »
« Non tu sais moi j’ai un téléphone, il marche bien, je n’ai pas besoin d’un autre trop
sophistiqué, moi j’aime quand c’est simple ! »
Ce sont les travaux des sociologues de l’Ecole de Chicago qui m’ont amenée à aller
au-delà d’une approche ethnographique qui m’apparaissait trop comme narrative.
La constitution de monographie n’est pour moi qu’une étape donnant à voir le
terrain. Ce qui m’intéresse alors est de voir quel cadre interprétatif se construit à
partir de ces données pour pouvoir développer une compréhension scientifique des
petits faits du quotidien. Les travaux de Jodelet (1989) sur la folie ou de Kauffman
(1997) sur l’organisation de la vie au quotidien montrent comment ses petits faits
permettent de comprendre la constitution de normes et la structuration de la
société.
!
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1. REVISITER LA POSTURE SOCIO ETHNOGRAPHIQUE : APPROCHE SOCIO
ETHNOGRAPHIQUE EN SCIENCES DE L’EDUCATION
Lors de mon travail de thèse j’avais proposé une définition de la posture socio
ethnographique. Je vais partir de ce premier temps de réflexion pour montrer
comment je l’ai d’abord posée, puis interrogée au regard des travaux sur la théorie
ancrée, pour enfin revenir à cette posture, envisageant encore de la développer.
Le positionnement socio ethnographique se construit jour après jour, en réponse
aux situations rencontrées sur le terrain. « Regarder ne consiste pas seulement à
être attentif, mais aussi et surtout à être inattentif, à se laisser approcher par
l’inattendu et l’imprévu » (Affergan, 1987).
Le positionnement socio ethnographique (Beaud, Weber, 1997) est fait à la fois des
cadres interprétatifs de la sociologie et des pratiques de recueil de donnés de
l’ethnographie. Ce positionnement s’inscrit dans un courant relativement
minoritaire de la sociologie, mais néanmoins bien présent. En France, on le
rencontre très tôt dans les travaux de Robert Hertz (1928), sociologue de l’école
durkheimienne qui va fonder ses travaux théoriques sur des matériaux
ethnographiques. Quelques années plus tard, Marcel Mauss (1967) en dispensant un
enseignement marquant pour l’ethnographie, mais aussi pour l’ensemble des
sciences humaines, va permettre de construire un positionnement particulier, à
partir des principes élaborés par Emile Durkheim, qui sera repris par de nombreux
chercheurs de disciplines diverses3.
D’autres vont utiliser cette méthode, et pourtant sociologues et ethnologues
s’ignorent. C’est la découverte de la traduction des travaux de la sociologie de
l’Ecole de Chicago (Chapoulie, 2001) qui va permettre un certain soutien à ce
positionnement. L’ethnographie sociologique émerge grâce aux travaux de
sociologues comme Erving Goffman (1968), Ulf Hannerz (1983), Howard Becker
(1985), Anselm Strauss (1992), , Nels Anderson (1993), et en France Yvette Delsaut
(1976) ou Michel Pialoux (1999). Depuis, de nombreuses revues s’attachant aux
travaux de terrains ont vu le jour ou ont élargi leur intérêt à ce genre de travaux. Il
reste à noter que ce positionnement a été utilisé par des historiens (Revel, 1995 ;
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
3 Les travaux de Claude Lévi-Strauss restent influencés par Marcel Mauss ainsi que ceux de A Leroi-Gourhan,
élève de Mauss, qui va appliquer son enseignement pour faire évoluer la technologie.
!
#+!
Farge, 1997 ) et des psychosociologues (Lapassade, 1998 ; Pain, Gaudin-Degois, Le
Goff, 1998).
En éducation, l’usage de l’ethnographie est pluriel (Barthèlemy, Combessie,
Fournier, Monjaret, 2014). Cette méthode est utilisée dans des travaux
s’intéressant aux inégalités scolaires et de façon plus générale à la socialisation de
l’enfant, du jeune, et aux interactions dans la classe (Van Zanten, 1994 ;
Debarbieux, 1990 ; Montandon et Osieck, 1997, Delalande, 2007).
Au-delà de l’Ecole, les Sciences de l’Education développent des recherches à partir
de la méthode de l’observation ethnographique, s’intéressant aux liens entre
l’école et son environnement (Lepoutre, 1997) ou aux espaces publics occupés par
les populations jeunes (Duret, 1996). La socialisation urbaine des jeunes (Vulbeau,
2001) est une des thématiques dans laquelle peut s’inscrire ce genre de travaux de
recherche. Les observations vont permettre, par exemple, de donner une définition
de la jeunesse et de la socialisation en milieu urbain, présentant les objets, les
usages et les processus qui caractérisent cette socialisation. Les jeunes, en
s’appropriant la ville, développent des usages et des pratiques que les institutions
locales jugent plus ou moins adaptés (Bordes, 2007).
Où se place, alors, la discipline des Sciences de l’Education ? On la trouve d’une
part, dans l’étude de la mise en œuvre de la formation et l’émergence de
nouveaux métiers, à l’origine de nouvelles pratiques éducatives dans un échange
de savoirs et de savoir-faire. On la repère d’autre part, dans des connaissances
capitalisées par la mise en œuvre de recherches qui lient l’école à la ville dans un
échange réciproque.
Finalement, le chercheur s’inscrivant dans une démarche socio ethnographique en
Sciences de l’Education développe des recherches à partir d’un travail de terrain
permettant l’approche d’une population donnée dans un espace défini. Ces travaux
fermement situés en Sciences de l’Education, s’appuient sur la sociologie pour
l’étude d’un groupe humain relevant de notre société, menés grâce à une méthode
d’observation ethnographique développant ainsi un positionnement socio
ethnographique. L’usage de la sociologie, quant à elle, se trouve dans les théories
de la Jeunesse, des politiques publiques, le concept « d’interaction » faisant le lien
entre la dimension « micro » et « macro » du travail de recherche.
!
#*!
2. LA DECOUVERTE DE THEORIE ANCREE PUIS DE LA THEORIE ENRACINEE
En 2010, je prends connaissance de l’ouvrage de Glaser et Strauss (2010) traduit en
français, qui développe le modèle de la théorie ancrée. Lors de la première
lecture, je suis ravie de constater que je peux me prévaloir d’un modèle, la
théorie ancrée. On est bien là dans l’explication du travail de terrain qui permet
aux concepts d’émerger. Pourtant, en allant plus loin dans la découverte de la
théorie ancrée et en prenant connaissance des différents courants, une vraie
question épistémologique s’impose m’incitant à penser que je ne sais plus dans
quel courant je me situe. Le doute amenant la réflexion, il semble important, ici,
de poser les quelques éléments qui différencient ma posture socio ethnographique
de l’appartenance à la théorie ancrée, telle que décrite par Glaser et Strauss
(2010) ou Charmaz et Bryant ( 2007) pour les principaux.
Ce qui apparaît comme commun dans nos différentes démarches est, sans doute,
une présence longue sur le terrain qui permet à la théorie d’émerger. Le chercheur
propose de nouvelles connaissances scientifiques dans une logique de découverte
(Garreau, Bandeira-de-Mello, 2010). La sensibilité théorique (Glaser et Strauss,
2010 ; Charmaz et Bryan, 2007) amène le chercheur à déterminer en quoi les
données sont intéressantes, comment elles peuvent s’organiser et être analysées,
le chercheur devant faire preuve d’une grande rigueur.
Si pour Glaser, la revue de littérature intervient a posteriori, pour Strauss et
Corbin (2008), elle intervient au moment du processus de codage « axial » ou
croisement de catégories. Pour ma part, la lecture commence avec le premier pied
mis sur le terrain. Cette revue de littérature permet de comprendre le terrain
observé et de faire des allers et retours entre observations et réflexions.
En ce qui concerne les données de terrain, si pour Glaser et Strauss elles
permettent une procédure objectivante indépendante du chercheur, pour
Charmaz, le chercheur intervient dans la construction des données. Pour ma part,
différentes étapes se déroulent dans mon recueil de données. Je commence par me
laisser porter par le terrain et les observations qu’il propose. Puis, à partir des
lectures, des échanges avec le terrain, j’oriente mes observations en fonction de
mes questionnements tout en laissant la place à l’inattendu. Comme Charmaz, je
découvre la réalité au travers d’interactions entre chercheur et participants, le
!
#"!
contexte tenant une place importante dans le recueil de données, mais aussi dans
la compréhension du terrain.
Pour l’analyse des données, je ne passe pas par un codage et des critères
d’évaluation à la manière de Strauss, mais j’organise mes données en tentant de
les ranger dans des catégories qui vont me permettre de développer la théorie que
j’ai vu émerger au cours de mes observations. Cette théorie est ensuite utilisée
pour développer mon analyse et proposer une connaissance du terrain réfléchie
scientifiquement. Contrairement à Charmaz, le résultat ne prend pas la forme d’un
récit littéraire à proprement parler. Le travail d’écriture est régi par les codes
scientifiques, éclairé par des minis monographies que j’appelle « les petites
histoires du terrain » qui vont permettre aux lecteurs de vivre la réalité du terrain.
La description a donc une place, mais n’est pas le cœur du travail d’écriture, elle
vient supporter le travail de conceptualisation.
On comprend bien dans cette courte tentative de discussion que la théorie ancrée
n’est pas toujours posée de la même façon par les chercheurs.
Cette réflexion autour de la théorie ancrée s’est faite suite à un séminaire que
nous avions organisé à l’université Paris 10 Nanterre la Défense réunissant des
chercheurs s’interrogeant sur cette approche. Ces journées de réflexion ont donné
lieu à une publication dans la revue Spécificité (n°7, 2014) qui n’a pas pour but de
produire des résultats, mais bien de montrer la réflexion en cours autour de cette
théorie.
Dans le cadre de cette publication, je me suis appuyée sur l’exemple d’une
commande de recherche, montrant comment, en développant une posture que je
continuerai de nommer socio ethnographique, je commence une recherche et j’en
finis une autre. Cet exemple me semble important à présenter ici.
Exemple d’une recherche sur commande
Lors de l’appel à projet lancé dans le cadre des expérimentations sociales de la
jeunesse par le Haut-Commissariat à la Jeunesse et aux Solidarités Actives, j’ai
été contactée par une association d’éducation populaire pour évaluer, avec des
membres de mon équipe, leur expérimentation s’inscrivant dans la thématique
du décrochage scolaire. Le but est de recueillir le ressenti des jeunes
bénéficiaires de l’expérimentation, mais aussi d’obtenir le point de vue des
expérimentateurs et des institutions participant au projet. L’idée est de
pouvoir repérer les leviers et les obstacles à la prise en charge des jeunes
!
##!
potentiellement décrocheurs, ainsi que les effets de la mise en place
d’activités pour les accompagner vers un raccrochage scolaire. L’évaluation,
sur demande du Ministère, a été pensée d’un point de vue quantitatif et
qualitatif.
Le dispositif mis en œuvre par le porteur du projet, propose diverses actions de
médiation destinées à trois types de public en situation de décrochage
scolaire : les élèves des lycées professionnels (LEP) inscrits en première année
du nouveau baccalauréat professionnel de 3 ans ou en première année de BEP
et CAP, les apprentis de première année de CAP et de BEP inscrits dans les CFA,
puis les jeunes inscrits depuis plus d’un an dans les Missions Locales et sans
solution dans leur démarche d’insertion sociale et professionnelle. Treize
lycées professionnels volontaires, deux CFA et cinq Missions Locales répartis
dans les 7 départements de la région Midi-Pyrénées ont participé à
l’expérimentation.
De janvier 2010 à décembre 2011, le porteur du projet a réalisé des suivis
individuels et des ateliers collectifs d’une durée moyenne de 4 mois auprès de
plusieurs cohortes de jeunes issus des trois publics cibles de l’expérimentation.
Ces actions se sont appuyées sur ses expériences développées dans le cadre des
ateliers et dispositifs relais au sein des collèges. Plusieurs cohortes de jeunes
ont donc été constituées simultanément durant deux années dans les différents
territoires et établissements volontaires de la région. Au total, plus de 250
jeunes ont participé à l’expérimentation (52 élèves issus des CFA, 124 élèves
issus des LEP et 80 jeunes inscrits en Mission Locale), hors groupes témoins.
L’effet de l’expérimentation sur les bénéficiaires a été évalué à partir des
variables actives suivantes : l’estime de soi, le sentiment de contrôle (Mias,
2010) et la capacité à expliciter et à formaliser un projet professionnel et/ou
de formation et de s’y investir. Des questionnaires standardisés, ont été
administrés en trois temps : avant, pendant, après l’expérimentation. Des
observations ont été menées lors de la passation des questionnaires et lors des
mises en place des ateliers. Enfin, des entretiens semi directifs ont été réalisés
avant et après l’expérimentation avec les jeunes bénéficiaires, mais aussi avec
les expérimentateurs et les responsables des institutions concernées.
Les résultats de l’évaluation ont permis de décrire, de manière précise, les
caractéristiques des publics ciblés par l’expérimentation. D’une part, ils
montrent que les jeunes en situation de décrochage scolaire (potentiel et
avéré) partagent des caractéristiques sociodémographiques communes : ils sont
issus pour la plupart de conditions socio-économiques relativement modestes et
sont de sexe masculin. Leurs parents sont, dans la grande majorité, employés,
ouvriers, artisans ou bien sans activité professionnelle. Ces résultats confirment
d’autres travaux nationaux et internationaux qui mettent en évidence
l’influence des conditions familiales sur les processus de décrochage scolaire.
De même, ils confirment les travaux montrant que les garçons semblent plus à
risque de décrocher que les filles.
Globalement, les activités mises en œuvre par le porteur du projet ont eu des
effets significatifs sur la progression des décrocheurs scolaires potentiels et
avérés concernant les variables actives mesurées (l’estime de soi, le sentiment
de contrôle et la capacité à formaliser et à s’investir dans un projet
professionnel et/ou de formation). Pour le public des CFA, l’expérimentation a
eu un effet bénéfique sur l’évolution de la dimension scolaire de l’estime de soi
des élèves ainsi que sur leur investissement psychologique dans un projet
professionnel. Pour le public des LEP, elle a eu un effet sur la dimension
scolaire de l’estime de soi des élèves. Enfin, pour le public des Missions
Locales, les dimensions sociales et émotionnelles de l’estime de soi, le
sentiment de contrôle et l’investissement dans le projet professionnel ont
!
#$!
évolué chez les jeunes du groupe expérimental. Les effets de l’expérimentation
n’ont pas été homogènes. Les actions mises en œuvre par le porteur du projet
ont eu des conséquences inégales sur les jeunes en fonction de plusieurs
paramètres liés notamment au contexte de l’expérimentation et aux profils
psychosociaux des publics.
Parmi les effets induits et inattendus de l’expérimentation, l’évaluation
qualitative a mis en évidence un écart entre le dispositif, tel qu’il a été conçu
et pensé initialement, et les pratiques effectives mises en œuvre par les
intervenants avec les publics cibles. L’analyse des entretiens réalisés avec
plusieurs intervenants du dispositif ont montré une hétérogénéité des pratiques
sur les dimensions suivantes : les buts et les sous-buts des intervenants, les
modalités d’organisation pédagogique, les outils et les supports mobilisés, les
contenus et les thèmes abordés avec les bénéficiaires et la temporalité des
pratiques. Cette hétérogénéité des pratiques est fortement liée à la
particularité des contextes de l’action (le contexte de l’établissement, les
profils des publics, le nombre de jeunes par groupe, les relations avec l’équipe
éducative de l’établissement, etc.) et aux ressources personnelles et
professionnelles mobilisées par chacun des intervenants (ressources internes et
externes).
Par ailleurs, l’évaluation qualitative réalisée à partir des entretiens semi
directifs a permis d’identifier deux configurations de pratiques d’intervention
mises en œuvre durant l’expérimentation auprès du public des CFA. Une
première configuration que nous avons assimilée à la pédagogie du « détour ».
Ces pratiques sont caractérisées par la mobilisation d’activités décadrées et
décalées par rapport au champ scolaire afin de conduire les élèves à porter un
autre regard sur une problématique donnée. Le changement de cadre vise à
transformer les représentations que les jeunes ont d’eux-mêmes et d’autrui, à
prendre du recul sur leurs propres pratiques et sur les problématiques
personnelles auxquelles ils sont confrontés (Lac, Mias, Labbé, Bataille, 2010).
Plusieurs moyens sont utilisés par les intervenants pour susciter ce changement
de cadre : les activités ludiques et culturelles ainsi que la mise en œuvre de
projet collectif. L’intérêt du détour est de les amener parfois loin de leur cadre
habituel avec comme objectif d’utiliser les émotions et le vécu pour faire
évoluer leurs représentations (Dumont, 2011). Les activités proposées laissent
généralement beaucoup de marge de liberté aux jeunes et beaucoup
d’incertitudes concernant le produit final. La créativité et l’expression des
jeunes sont particulièrement privilégiées.
Une deuxième configuration de pratiques d’intervention a été également
repérée. Celle-ci mobilise une pédagogie que nous avons qualifiée de directe,
de visible et d’explicite. Elle se caractérise par des actions qui ont pour
fonction de s’attaquer « directement » aux obstacles cognitifs des élèves, en
résolvant des problématiques relatives à leur expérience et projet scolaires.
Aucun détournement des activités vis à vis de la forme scolaire n’est
recherché. Ces modes d’intervention sont « visibles » et « explicites » dans la
mesure où ils annoncent clairement aux élèves les objectifs à atteindre et les
enjeux associés aux tâches proposées. Les intervenants élaborent et mobilisent
des outils et des dispositifs (pré)visibles pour eux-mêmes et les élèves. Peu de
marges de liberté et d’incertitude sont laissées aux jeunes dans l’élaboration
des tâches. Dans ce type de configuration, les intervenants vont par exemple
aider explicitement les jeunes à identifier et à formaliser leurs compétences en
les faisant travailler sur le portefeuille de compétences et de réussite ou bien
sur l’élaboration d’un curriculum vitae. Ces deux configurations de pratiques
sont fortement dépendantes des contextes de l’action et des ressources
!
#%!
personnelles et professionnelles (ressources cognitives et affectives) des
intervenants.
La rencontre avec les jeunes a été particulièrement intéressante puisqu’elle a
permis de recueillir des données sur leur carrière scolaire passée et en cours,
et leurs espoirs pour l’avenir. Au-delà de l’évaluation de l’expérimentation qui
tente de comprendre comment une association peut intervenir dans le cadre du
décrochage scolaire, est apparue progressivement l’idée de l’importance d’un
accompagnement vers la professionnalisation lors de la formation initiale.
Dans la continuité de travaux antérieurs (Bordes, 2007), je me suis posée la
question de la place que l’institution scolaire donne aux jeunes dans la
projection vers un futur professionnel.
Lorsque j’écoutais les jeunes, ce qui ressortait fortement était l’orientation
par défaut, soit qu’ils n’aient pu obtenir la filière qu’ils souhaitaient, soit que
l’établissement souhaité était trop loin, donc apparaissant comme inaccessible,
soit enfin, qu’ils souhaitaient rester avec leurs amis et choisissaient donc une
filière par défaut. L’ensemble de ces constats est connu des chercheurs sur le
décrochage scolaire (Blayat, 2010). Pourtant, certains entretiens ont attiré
mon attention. En effet, certains jeunes exprimaient leur déception du début
d’année face à une filière non choisie, puis m’expliquaient comment ils avaient
trouvé un intérêt à la formation pour finalement souhaiter s’y
professionnaliser.
« Moi au début, je voulais être maçon. Mais on m’a dit qu’une fille ne pouvait
pas être maçon, que je ne trouverai pas de patron. Alors ils m’ont mis en
esthétique. Au départ, franchement je ne voulais pas y aller et puis je me suis
aperçue que ça m’intéressait. Et voilà, maintenant je viens en cours et
j’espère pouvoir avoir un salon à moi un jour ! » (Jeune fille en lycée
professionnel)
Cet exemple montre les interrogations qui naissent face à ce genre de propos :
l’action de l’expérimentateur a-t-elle permis à ces jeunes de trouver leur place
dans une profession non choisie ? Le but étant d’évaluer les effets de
l’expérimentation. Certes le travail sur l’estime de soi, les rendez-vous individuels
qui permettaient de discuter de l’ensemble des problèmes rencontrés par les
jeunes ont certainement eu un impact. Mais en discutant avec les jeunes, je me
suis aperçue que l’action des enseignants et des professionnels intervenants dans la
formation et rencontrés sur le terrain avait aussi une influence sur les jeunes. Ces
actions sont clairement identifiées comme différentes. Les enseignants et les
professionnels intervenant dans la formation vont apporter une vision de la
profession à partir d’un vécu ou d’une représentation du métier, alors que les
expérimentateurs vont proposer une écoute puis une discussion pour explorer les
représentations propres de l’élève afin d’entamer un travail de déconstruction ou
d’affirmation vis à vis des connaissances de l’élève. Ce « double » travail
d’accompagnement des élèves s’inscrit dans des notions de complémentarité
!
#&!
éducative et de coéducation qui sont trop souvent rejetées ou ignorées par
l’institution scolaire, mais aussi, quelquefois par les associations.
Ayant déjà développé des travaux mettant en avant la socialisation réciproque, je
me suis intéressée à la socialisation professionnelle des jeunes en formation et à la
présence ou non de réciprocité en tentant de comprendre les processus et les
effets. J’avais déjà constaté (Bordes, 2007) que lorsqu’on étudie les relations entre
les jeunes et les institutions, très souvent les acteurs de l’institution n’avaient pas
conscience d’une relation réciproque qui se mettait en place et qui permettait
l’échange et la construction de nouvelles postures. Cette réciprocité dans
l’accompagnement à la professionnalisation existe-t-elle ? S’il est évident pour tous
que dans la relation Professionnel - Jeune, ce sont les professionnels qui
transmettent et les jeunes qui acquièrent, très rarement nous prenons conscience
que les jeunes peuvent aussi transmettre et par l’échange, renvoyer au
professionnel une réflexion sur sa posture et son métier.
En m’appuyant sur les travaux de Hughes (1958) sur les processus de
professionnalisation, dont je me suis servi pour analyser mon propre parcours de
professionnalisation, j’ai essayé de comprendre comment des jeunes subissant leur
orientation pouvaient, au bout d’un certain temps, souhaiter continuer la
formation et exercer un métier non choisi au départ.
Entrer dans une profession implique l’expérience d’un choix professionnel, plus
ou moins choisi, plus ou moins informé qui provoque une transformation
identitaire. Dubar (1998) en s’appuyant sur les travaux de Hughes (1958) et
Davis (1966) montre comment on devient professionnel avant, pendant et/ou
après l’obtention d’un diplôme. Hughes (1958) met en avant trois mécanismes
spécifiques de socialisation professionnelle.
Le premier « le passage à travers le miroir » est le temps de l’immersion dans
la culture professionnelle qui apparaît en opposition à la culture profane et
pose la question de l’identification progressive de l’individu à sa profession.
Elle ne peut se faire que par le renoncement volontaire aux stéréotypes
professionnels concernant la nature des tâches, la conception du rôle,
l’anticipation des carrières et l’image de soi qui constituent, pour Hughes, les
quatre éléments de base de l’identité professionnelle. C’est la découverte de
la « réalité désenchantée » du monde professionnel qui ne doit intervenir ni
trop tôt, ni trop tard pour ne pas être traumatisante. Si nous reprenons
l’exemple de notre jeune fille qui avait développé une image professionnelle
de maçon, son entrée dans une formation d’esthéticienne lui a demandé un
renoncement fort, bien au-delà de ce que décrit Hughes, puisqu’elle s’est
retrouvée dans une profession non choisie, donc non imaginée. Son « passage à
travers le miroir » est donc d’autant plus violent puisqu’elle ne connaît pas la
culture professionnelle face à laquelle elle se retrouve. Pourtant, elle va
arriver à développer une identification progressive à une profession qu’elle n’a
!
#'!
pas choisie. Certes, elle n’a pas à renoncer aux stéréotypes professionnels
concernant la nature de tâches, mais plutôt découvrir cette nature même et se
projeter dans une carrière qu’elle découvre, se construisant une nouvelle
image de soi. Comment traverse-t-elle cette première étape ? Plusieurs
explications s’offrent à nous. Tout d’abord le travail de l’association qui va
permettre à la jeune fille de s’exprimer, de poser ses regrets et de se projeter
dans une profession qu’elle ne connaît pas. Ensuite, les enseignants qui vont lui
montrer tout l’intérêt d’une telle formation. Enfin, les professionnels sur le
terrain qui vont lui apprendre les gestes et lui faire percevoir la possibilité
d’une profession qui va bien au-delà du simple statut d’employée. C’est ce
qu’exprime la jeune fille quand elle parle « d’ouvrir son salon ». Dans cet
exemple, ce qui permet aussi cette « réorientation » professionnelle est
certainement le poids informel de la société sur la division stéréotypée des
métiers. Le fait de passer d’un métier qualifié de masculin à un métier qualifié
de féminin a sans doute été plus simple à accompagner que l’inverse.
Le second mécanisme concerne l’installation dans la dualité entre le « modèle
idéal » qui caractérise la dignité de la profession et le « modèle pratique » qui
concerne les tâches quotidiennes. La distance entre les deux modèles est en
constant débat au sein des professions. Ainsi, lors de la socialisation
professionnelle, intervient une série de choix de rôles, c’est-à-dire
d’interactions qui permettent de réduire cette dualité en passant constamment
d’un modèle à l’autre. La constitution d’un groupe de référence au sein de la
profession permettra une anticipation des positions souhaitables et une
instance de légitimation de ses capacités, gérant la dualité des modèles. Ce
processus de projection personnelle par identification aux membres du groupe
de référence rejoint la théorie de Merton (1997) sur la socialisation
anticipatrice. En se comparant aux membres de son entourage professionnel
dotés d’un statut social plus élevé, l’individu se forge une identité non pas à
partir de son groupe d’appartenance, mais par identification à un groupe de
référence auquel il souhaite appartenir. Cette identification implique
l’acquisition par avance de normes, de valeurs et de modèles de comportement
des membres du groupe de référence. Ces acquisitions sont favorisées par
l’existence de filières professionnelles instituées. Ce modèle développé par
Hughes a permis à Davis (1966) de mettre en avant, lors d’une recherche sur la
professionnalisation des infirmières, le modèle de « la conversion doctrinale ».
Dans l’exemple de notre jeune fille convertie au métier d’esthéticienne, elle
n’est pas, dans ses propos, une employée, elle se positionne comme future
propriétaire d’un salon. Elle a déjà intégré les normes, les valeurs et les
modèles d’une profession qu’elle découvre pourtant. Le travail des différents
intervenants évoluant autour de la jeune fille a permis de la projeter dans une
représentation de la profession positive, donc acceptable.
Le dernier mécanisme est l’ajustement de la conception de soi, c’est-à-dire
l’identité professionnelle en voie de constitution. Elle passe par la prise de
conscience de ses capacités face aux chances de carrière que le professionnel
peut raisonnablement escompter dans le futur. Il s’agit d’identifier les filières
possibles qu’elles soient institutionnalisées ou informelles, mais existantes,
liées à des modifications dans la composition des activités. Il s’agit ensuite de
repérer les décisions cruciales qui mettent en relation les critères de succès
professionnels avec les opportunités de mobilité et qui impliquent des choix
judicieux de groupe de référence qui détermineront l’avenir. Enfin, il s’agit de
mettre en œuvre des stratégies de carrière définies en termes de prise de
risque, de projection de soi dans l’avenir et de prédictions plus ou moins
réalistes sur l’évolution du système. Ce qui étonne dans notre exemple est la
rapidité avec laquelle cette jeune fille, pourtant bien décidée à devenir
!
#(!
maçon, change de posture et développe des choix judicieux en posant, alors
que sa formation n’en est qu’au milieu, des stratégies de carrière construites.
Lors de notre dernier entretien, elle est apparue comme totalement socialisée
à sa nouvelle profession.
Ainsi, Hughes et Dubar parlent de « schéma de référence » qui permet d’étudier la
formation et/ou la professionnalisation. L’étude de la socialisation ne doit pas
s’arrêter à la manière dont les conceptions et les techniques sont transmises, elle
doit explorer les conflits d’opinions et les interactions qui mettent en jeu une
réciprocité permettant aux différents individus d’apprendre, de transmettre et de
faire évoluer les postures de chacun. C’est cette socialisation réciproque qui
permettra à la fois au novice d’apprendre du professionnel, mais aussi au
professionnel, en transmettant ses savoirs de développer ses propres savoirs, des
savoirs faire et ses savoir être. Ce sont ces interactions constantes qui vont
permettre aux individus de s’inscrire dans une profession (fabrication d’un
professionnel, initiation à la culture professionnelle et conversion à une nouvelle
conception de soi et du monde) et aux professionnels de faire évoluer les cadres de
la profession tout en affirmant leur place dans la profession par leur appartenance
au groupe de référence.
En lien avec les travaux de recherche de mes collègues de l’entrée 3 de l’UMR EFTS
que je co anime, j’aurais pu analyser cette évolution professionnelle par le modèle
de la construction et de la dynamique des représentations et de l’implication
professionnelle dans les interactions sociales qui utilise la réflexivité (Bataille dans
Garnier et Rouquette, 2000). Dans ce cas, j’aurais exploré la construction
collective d’une représentation professionnelle spécifique à ce groupe. Mais les
jeunes interrogés ne formaient pas réellement un groupe de professionnels inscrits
dans une même profession. Pourtant, des liens existent bien en matière de
réflexibilité qu’il conviendra d’éprouver lors de travaux futurs.
L’exemple nous montre comment le chercheur, lorsqu’il est sur le terrain et qu’il
adopte une posture socio ethnographique, peut voir émerger des données qui
appellent des concepts qui n’étaient pas envisagés au début de la recherche.
Dans ce cas, le chercheur est sur le terrain pour réaliser une évaluation dont il a
posé les termes avec l’expérimentateur. Le chercheur est donc présenté et repéré
comme tel. Les échanges qui s’opèrent alors avec les jeunes sont régis par un
!
#)!
protocole. Pourtant, le contact du chercheur représentant le savoir et les jeunes
repérés comme potentiellement décrocheurs peut être perçu comme une forme de
contrôle des expérimentateurs, mais aussi des responsables institutionnels et des
jeunes. Or, le chercheur peut venir sur le terrain pour comprendre la réalité du
quotidien. L’autre problème est celui de la peur des acteurs de terrain de ne pas
comprendre ce que dit le chercheur. La présence du chercheur, au-delà du temps
de l’entretien, permet de lever les craintes du terrain
Dans le cadre de recherches développées avec une approche socio ethnographique,
la particularité vient du fait que la recherche qui sera achevée sera différente de
celle qui a été commencée. La posture du chercheur évoluera donc et se
transformera au fil de la recherche. Ce qui pourrait apparaître comme une
difficulté constitue, dans les faits, le fondement de la posture socio
ethnographique à partir de laquelle le chercheur construit sa place tout au long
de la recherche, place qui restera mouvante jusqu’à la « sortie officielle du
terrain ».
La théorie monte bien du terrain, mais dans quel modèle, à partir de celui posé
dans mes précédents travaux ou à partir du modèle posé par Glaser et Strauss
(2010), ou Charmaz (2006) ?
Se pose ici une question de démarche et l’inscription pour le chercheur dans un
modèle idoine.
!
$+!
3. DE L’ANCRAGE A L’ENRACINEMENT
Dans leurs travaux, Luckerhoff et Guillemette (2012) traduisent « théorie ancrée »
par « théorie enracinée ». On peut alors s’interroger sur cette distinction. Serait-
elle due à une question de traduction ou à une volonté délibérée de différenciation
sémantico scientifique ?
La théorie enracinée est présentée, comme la théorie ancrée, comme une
démarche inductive permettant de faire émerger des éléments conceptuels qui
amèneraient à théoriser à partir de données empiriques. Cette nouvelle théorie
serait enracinée ou ancrée dans les données de terrain. La subtilité de cette
dénomination double vient peut être de la différence d’origine des disciplines des
chercheurs. Si Glaser et Strauss s’inscrivent pleinement dans la sociologie,
Guillemette est professeur en Sciences de l’Education et Luckerhoff professeur en
communication et éducation au Québec.
On pourrait alors s’interroger sur la traduction de « The discovery of Grounded
theory » qui pour Marc Henry Soulet et Kerralie Oeuvray (Traducteurs de la théorie
ancrée, 2010) donnerait « théorie ancrée » alors que Jason Luckerhoff et François
Guillemette (2012) préféreraient « théorie enracinée ».
Les deux expressions cachent-elles la même théorie ?
Dans l’introduction de leur ouvrage, Luckerhoff et Guillemette (2012) argumentent
dans le sens de l’utilisation de « théorie enracinée » comme étant un choix
sémantique. Ils expliquent que « Grounded Theory » n’est pas une théorie en elle-
même mais plutôt une approche méthodologique, ce qui peut se discuter. En effet,
cette affirmation lance la discussion de l’organisation du travail de recherche selon
l’approche méthodologique que le chercheur utilise. Dans le cadre de recherches
inductives, la méthodologie intègre la démarche de recherche. Le terrain n’y a pas
la même place que dans des démarches déductibles. Nous pourrions avancer, dans
ce cadre, l’idée d’une méthodologie épistémologique. Cette question mérite d’être
prise en considération dans l’enjeu de la place des différentes formes de
recherche. Cette discussion scientifique devra être développée plus avant, mise en
débat au sein de mon unité de recherche, et plus largement.
Ces auteurs développent ensuite l’idée d’une méprise dans la traduction de
« grounded » qui ne veut pas dire ancrée et qu’à aucun moment cette théorie doit
être figée, retenue, après être « montée » du terrain. Elle se constitue à partir des
!
$*!
données de terrain et continue à évoluer au fils des recherches. Cette méthode est
un processus qui ne peut s’ancrer à tout jamais, mais doit pouvoir s’enraciner pour
se développer. On peut reprendre ici la métaphore du bateau et de l’arbre
proposée par Luckerhoff et Guillemette (2012). Le bateau est ancré pour être
stabilisé et ne plus avancer, l’arbre s’enracine pour pousser et grandir.
L’enracinement permet donc au processus d’évoluer, la théorie étant intimement
en lien avec les données de terrain qui évoluent, changent, se transforment.
Au regard de ces explications, l’enracinement correspond mieux, à mon sens, à
cette démarche qui n’est jamais achevée, mais qui se développe comme un
processus évoluant avec les données de terrain, le contexte et les acteurs.
L’ancrage de cette théorie serait donc une entrave ignorant les changements et
l’évolution du terrain.
Pourtant, si nous allons plus loin dans l’exploration de la métaphore, si l’ancre
permet de stabiliser le bateau, elle peut aussi être remontée pour que le bateau
navigue encore. De même, l’enracinement peut se faire de différentes façons selon
l’arbre. Les rhizomes permettent aux plantes de bouger, ils permettent aussi de se
démultiplier. Dans ses réalisations, Gilles Clément (2006) permet aux jardins de
bouger. Il laisse les plantes se développer librement, amenant le jardinier à
observer plus et jardiner moins. Donc ancrage et enracinement peuvent être vus,
interprétés, posés différemment selon le contexte et le sens que l’on souhaite,
renvoyant des images de mobilité ou d’immobilité.
!
$"!
4. HUGHES ET LA THEORIE ANCREE
Lors de mes interrogations sur ces différences sémantiques entre « théorie
ancrée » telle que définie par Glaser et Strauss (2010), appelée encore « théorie
enracinée » définie par Luckerhoff et Guillemette (2012), je me suis penchée sur
le travail de réflexion que Hughes a développé autour de la « Grounded Theory ».
Lors de mes premiers travaux, je m’étais intéressée aux travaux de Hughes, mais je
fais l’hypothèse que le travail de terrain et de recherche n’était pas suffisant pour
que je puisse m’y arrêter correctement. En reprenant mes lectures, je me sens
beaucoup plus proche de la réflexion de Hughes aujourd’hui.
Au-delà de son travail sur les professions et la professionnalisation que j’ai déjà
évoqué plus haut, Hughes a développé une critique autour de la « Grounded
Theory ». En expliquant l’articulation du travail de terrain et de la théorie, Hughes
en vient à remettre en cause la démarche et les effets de cette méthode.
Il part de l’idée que les sociologues créent des catégories à partir des données de
terrain pour arriver à une théorie. Il met en avant deux types de catégories : les
« substantives concepts » qui rendent compte de mécanismes propres à un champ
particulier d’analyse et les « formal concepts » qui vont permettre une
signification théorique transversale à plusieurs domaines. L’idée est de pouvoir
passer à la « formal theory » qui doit permettre la découverte d’homologies
structurales entre des processus différents mettant en jeu la même catégorie
théorique. Ce processus de théorisation implique un travail de traduction, de
transformation du langage. Le chercheur partira donc des mots des gens
(catégories les plus ordinaires) aux mots des sociologues (catégories les plus
théoriques). La démarche inductive permettra donc de passer de catégorie
« naturelles » à des catégories « abstraites ».
Pour Hughes, dans cette démarche, le risque de la Grounded therory est que
l’analyse soit une continuité généralisante avec un risque, en fin d’analyse, de
proposer des concepts importés de l’extérieur du terrain et donc revenir sur une
démarche hypothético déductive.
Pour éviter ce risque, Hughes va décider de construire ses catégories d’analyse en
reprenant à son compte les catégories naturelles. Il va donc élaborer ses concepts
au moyen de mots issus du langage des gens en situation. Ces catégories naturelles
!
$#!
sont enrichies de significations par l’accumulation de notations et d’observations et
détournées de leur sens premier. Il va développer son travail sur le concept de
profession à partir d’observations de médecins. Il montre alors que le mot
« profession » est utilisé par les médecins comme principe d’organisation et
d’identification collective. Hughes le reprend pour désigner un processus de
fabrication du groupe professionnel qui développera sa propre culture, ses modèles
et ses rituels.
Cette appropriation progressive et critique du concept de profession étudié par
Hughes, est un exemple de sa démarche méthodologique. Il va partir du terrain, de
ses observations, des propos entendus pour développer une théorie issue du terrain
et toujours provisoire puisque s’inscrivant dans un processus dépendant du terrain,
du contexte et des acteurs en présence. En cela, ma démarche vise, bien
modestement, à rejoindre celle de Hughes. Comme lui, je pense que la
théorisation ne peut être un catalogue de propositions qui serait à l’origine d’un
système conceptuel fermé et totalisant. La théorisation ne peut se penser qu’en
lien avec l’expérience des acteurs de terrain qui doivent pouvoir reconnaître leurs
activités dans le travail du chercheur. La théorisation sera donc toujours
provisoire, en (re) construction, nécessitant des interrogations permanentes. Avec
cette approche, la recherche ne produira pas de modèle ou de vérité mais un
ensemble de catégories analytiques « enracinées » dans l’analyse empirique. Le
travail de Hughes a produit des interrogations susceptibles d’être reprises et
approfondies. C’est dans cette démarche que j’inscris mon travail global de
recherche.
!
$$!
5. APPROCHE SOCIO ETHNOGRAPHIQUE OU THEORIE ANCREE ?
Dans la postface de leur ouvrage, Beaud et Weber (2003) posent la question de la
forme que doit prendre l’analyse des données récoltées sur le terrain. Comment
sortir du simple récit ethnographique et permettre de faire de cette approche un
outil des sciences sociales ? Les auteurs mettent en avant la rencontre de
l’ethnographie et de deux courants, un porté par l’anthropologie sociale
britannique et l’autre par la tradition de la sociologie de l’École de Chicago
(Chapoulie, 2001 ; Hannerz, 1980 ).
L’ethnographie est une méthode qui consiste à rendre compte d’une culture qui
n’est pas la sienne ou d’une partie de sa propre culture que l’on connaît peu ou
pas. François Laplantine (1996) la décrit comme l’action de rendre familier ce qui
nous paraît étrange, rendre concret ce qui est abstrait. Le chercheur de terrain va
se tenir au plus près des sujets en mettant en place une situation d’interaction
prolongée. Il rendra compte du « point de vue de l’acteur », des pratiques et des
usages de la population observée (Olivier de Sardan, 2008).
On peut percevoir encore une fois, la proximité avec les travaux des théoriciens
des représentations sociales, en particulier dans le fait de rendre concret
l’abstrait. Dans ses travaux, Denise Jodelet (1989) définit l’objectivation comme
une opération imageante et structurante. Elle se sert de l’observation et de
l’immersion dans et sur le terrain pour étudier au plus prés les phénomènes sous
l’angle de la psychologie sociale. Elle travaille aussi sur le processus d’ancrage qui
est l’enracinement social des représentations, et comme le souligne Doise (Doise,
Palmonari, 1986), en cela proche de Bourdieu, est un principe générateur de prises
de positions. La place occupée dans un espace social contextualisé, génère des
prises de positions différentes en fonction de l’enracinement social. Au fond, des
interactions sociales entre jeunes et policiers ne sont pas du même ordre que les
interactions entre jeunes et animateurs, pourtant, elles existent, nous y
reviendrons dans la deuxième partie de cette note de synthèse.
J’ai pris conscience très vite que si l’ethnographie m’apportait le matériel, la
sociologie pouvait, via les conceptualisations développées dans cette discipline, me
permettre d’analyser les données recueillies. Ainsi, l’ethnographie me permet de
passer de « voir » à « écrire », la sociologie m’accompagne dans la compréhension
!
$%!
de cet écrit et dans la construction d’une réflexion savante autour du terrain
observé. L’ensemble de cette posture nécessite un travail rigoureux qui va se
construire par étape. En effet, derrière le regard ethnographique se cachent
différents niveaux qui vont être importants. Ils vont contribuer à entrer sur le
terrain, s’en imprégner et se faire absorber pour pouvoir y être perçu comme
familier et ne représentant pas de danger pour les observés. Il ne faut pas oublier
que si le chercheur regarde, il est aussi regardé par son terrain. Il a donc une
posture à tenir, un rôle à jouer. Ce va-et-vient entre observé et observateur, s’il
influe sur le travail du chercheur, reste pourtant à l’origine d’une construction de
savoirs. Ce positionnement savant se construira donc jour après jour, en réponse
aux situations rencontrées sur le terrain.
Cette note de synthèse est ainsi pour moi l’occasion de montrer comment le travail
de terrain, lorsque le chercheur développe une posture socio ethnographique, peut
commencer sur des questions, une commande, et progresser vers des interrogations
qui n’avaient pas été pensées ou repérées à l’origine de la recherche. La présence
longue du chercheur sur le terrain permet de développer des interactions, de
découvrir la vie affichée et cachée de ce terrain passant de l’étrange au familier.
Mes différentes recherches montrent l’intérêt de ne pas s’enfermer dans une
théorie prédéfinie et de laisser le terrain s’exprimer et faire monter une théorie
qui sera, finalement utile à la réflexion scientifique. Dans l’exemple de
l’expérimentation sur le décrochage scolaire, les chercheurs partaient, au départ,
avec l’idée que les travaux précédents montraient un certain nombre d’indicateurs
qui appellent le décrochage chez les jeunes. Parmi ces indicateurs repérés,
l’orientation subie apparaît comme une des causes importantes du décrochage
scolaire. Pourtant en prenant le temps d’entendre les jeunes, on voit apparaître
l’idée qu’une orientation subie peut devenir une découverte et permettre une
professionnalisation souhaitée. Pour cela, l’accompagnement des adultes, quels
qu’ils soient, reste primordiale. Il n’est pas question, ici, de faire changer à tout
prix la perception de l’élève sur la filière dans laquelle il se retrouve malgré lui,
mais bien de lui faire découvrir, au-delà de ses a priori, ce que pourrait être un
métier non envisagé. Si le chercheur s’en tient au protocole de départ, c’est-à-dire
!
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une évaluation des effets d’une expérimentation sur les jeunes, il risque fort de
trouver des résultats, souvent déjà connus, sans pouvoir faire évoluer la
connaissance. Le fait de « trainer » sur le terrain, permet au chercheur de voir
émerger des indicateurs qui auraient pu lui échapper. Savoir que
l’accompagnement des jeunes peut être efficace est une chose. Comprendre les
mécanismes d’entrée dans une profession en est une autre. Cette posture
revendiquée, trainer sur le terrain, permet d’aller au-delà des constats pour
réinvestir une connaissance qui sera utile. Nous sommes bien là face à une question
qui traverse la recherche quant à son utilité. Doit-on faire de la recherche pour
créer du savoir ou pour faire évoluer les pratiques ?
L’approche socio ethnographique permet, à mon sens, de développer de la
recherche qui pourra ensuite être utile à l’évolution des pratiques sur le terrain.
Elle permet donc de trainer pour accompagner à prendre place et prendre place
soi même.
!
$'!
Pour aller plus loin sur la méthode :
Barthèlemy. T. Combessie. P. Fournier. LS. Monjaret. A. 2014. Ethnographies plurielles.
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DEUXIEME PARTIE
DES OBJETS AUX CONCEPTS.
DU TERRAIN A UNE CONSTRUCTION THEORIQUE
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Tout au long de mes travaux, je m’emploie à comprendre ce que le terrain
me donne à voir. La jeunesse, l’éducation et la socialisation sont des objets et
concept que je tente d’explorer depuis mes premières réflexions scientifiques. Ces
objets et ce concept sont intimement liés à mon développement personnel et
professionnel. Lorsque j’étais en DEA, nous avions un cours avec Claudine
Blanchard-Laville qui nous amenait à nous interroger sur le choix du sujet que nous
souhaitions traiter en thèse. Ce cours s’inscrivait dans une approche
psychanalytique. Si pour moi la jeunesse était un objet évident à traiter, ces
échanges m’ont fait comprendre l’importance de la place. A ce jour, j’interroge
toujours la place de la jeunesse dans notre société.
L’éducation, qui reste au cœur des travaux de la discipline des Sciences de
l’Education, s’impose comme objet lorsque l’on souhaite s’intéresser à la jeunesse.
Mon passé, personnel et professionnel, s’inscrit dans des idées d’éducation
populaire. L’éducation doit être émancipatrice et ne pas se focaliser sur l’idée
d’une transmission de savoirs, mais plus largement, elle doit être un outil utile
pour trouver sa place. Elle mérite d’être interrogée, au même titre que la
jeunesse. Enfin, le concept de socialisation reste un processus en perpétuel
mouvement, évoluant et changeant au gré du contexte. Ce sont donc ces trois
notions qui me permettent d’interroger la place : des jeunes, de l’éducation, de la
socialisation et, du chercheur.
Cette deuxième partie a pour ambition d’éclairer le lecteur sur les réflexions et les
positions qui portent mes recherches. On ne peut que constater qu’elle est
particulièrement dense, mais je n’ai pu dissocier les objets, le concept et la
notion, le tout ne pouvant, à mes yeux qu’être présenté et discuté ensemble, dans
une articulation reposant sur mon travail de terrain.
1. LA JEUNESSE : DE L’OBJET AU TERRAIN
Mes expériences et mon engagement en animation auprès du public jeune ont
contribué à orienter mes recherches vers cet objet pour m’interroger
scientifiquement.
La jeunesse est un vaste sujet qui est devenu un enjeu politique fort depuis les
années 1980. A travers elle apparaît nombre de questionnements émanant de
!
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l’histoire et de l’évolution de la société française. En effet, l’étude de l’évolution
de l’image de la jeunesse au fil des ans nous permet d’interroger la société dans
laquelle nous vivons. Comment sommes nous passés d’une vision bienveillante à
une vision de méfiance, puis d’insécurité vis-à-vis de la jeunesse, mais aussi, vis-à-
vis de la société toute entière ? Aujourd’hui, alors que nous subissons une crise
économique forte, des questions sociales se posent. Qu’en est-il alors de la
jeunesse et des décisions et orientations politiques la concernant ?
Pour comprendre comment la jeunesse est devenue une préoccupation puis un
enjeu politique, il est nécessaire de revenir sur l’évolution de la place de la
jeunesse en France, de sa prise en charge, sa situation actuelle, mais aussi sur les
politiques qui la concernent au niveau local, pour enfin comprendre quelle place la
société donne à sa jeunesse et quelle place elle prend.
La notion de jeunesse en tant que catégorie sociale apparaît réellement
dans les années 1950, après la deuxième guerre mondiale (INJEP, 2001). Si sous le
Front Populaire, les loisirs sont devenus une préoccupation de l’Etat, le
gouvernement de Vichy va développer la première réelle préoccupation politique
vis-à-vis de la jeunesse, guidé par l’idée qu’il faut encadrer la jeunesse et
l’éduquer de façon « totale », (Giolitto, 1991). Le gouvernement de Vichy décide
aussi d’encadrer les institutions. Il crée des écoles de cadres, le corps des
inspecteurs généraux de la jeunesse (1940) et le Commissariat général de la
jeunesse (1943). C’est aussi à cette époque qu’apparaît l’idée de « maisons de la
jeunesse ».
A la fin de la guerre, alors que les Etats s’accordent sur la nécessité de ne plus
jamais vivre un tel conflit, le gouvernement comprend que la jeunesse qui s’est
massivement investie dans la Résistance, doit avoir une place reconnue dans la
société française. Pour cela, il développe une politique spécifique qui va permettre
de reconnaître la jeunesse comme catégorie sociale et décide de travailler en lien
étroit avec les mouvements d’éducation populaire.
Dans les années 1950-1960, la jeunesse est le temps durant lequel on se prépare,
on s’instruit et on se socialise. C’est le temps de la liberté, imprégnée d’un esprit
de curiosité dont l’épanouissement mène à la découverte de sa propre vocation. La
jeunesse est donc perçue comme une période d’expérimentation positive.
!
%"!
Les années 1970 vont apporter la crise économique et avec elle une vision de la
jeunesse différente, elle n’est pas prioritaire sur le marché de l’emploi et pour la
faire patienter, l’Etat développe différentes formes de stages, préparant à un
emploi futur, mais repoussant, de facto, l’entrée dans la vie professionnelle.
Les années 1980 font apparaître, sur la scène publique, les banlieues populaires et
se développent alors les notions de précarité, d’enfermement, de dégradation et
de jeunesse dangereuse (Bordes, Vulbeau, 2004).
Aujourd’hui, la jeunesse dans notre société est la catégorie qui subit le plus les
effets de la crise sociale, avec un accès au travail qui se fait par des emplois
précaires, aux revenus faibles et une discrimination à l’embauche. Il existe un
décalage entre la qualification, les diplômes et leur prise en compte au niveau
salarial. La génération née après 1970 est dans une situation plus difficile que celle
de ses parents avec une augmentation du taux de chômage et une espérance
d’amélioration de la qualité de la vie moindre. Les perspectives d’accéder à une
retraite sont très faibles du fait même de l’entrée tardive des jeunes dans le
monde du travail. Cette génération de jeunes est à la fois très formée, pauvre et
mal insérée (Chauvel, 2002).
En matière de Politique Jeunesse, sous la Vème république et le gouvernement de
Charles De Gaulle, on assiste à des délibérations publiques qui vont orienter la
prise en charge de la jeunesse d’une part, par le biais de la prévention (en réponse
aux mouvements populaires comme le phénomène des blousons noirs), d’autre part
par le développement d’équipements (1000 clubs, MJC), enfin en
professionnalisant l’animation (Augustin, Gillet, 2000). Les années 1970 et l’arrivée
de la crise économique font disparaître les ambitions des politiques jeunesses. Les
années 1980 voient apparaître les premiers événements dans les banlieues mettant
en scène une « certaine » jeunesse stigmatisée. La politique de la ville prend alors
une nouvelle dimension renvoyant au niveau local la prise en charge de la
jeunesse. Les municipalités font comme elles peuvent entre l’injonction de la
population d’une paix sociale et la volonté de développer une prise en charge de la
jeunesse, qu’elle confie à des professionnels pas toujours bien formés (Bordes,
2008).
Aujourd’hui, les observations du terrain montrent que, dans certains espaces, on
!
%#!
tente de formaliser une politique jeunesse au niveau local. Pourtant, il est rare
qu’elle fasse l’objet d’un débat et reste une politique faite par des adultes pour
des jeunes, ce qui crée un décalage dans sa mise en œuvre. Les tentatives de
politiques jeunesse transversales restent difficiles à réaliser. Ce qui ressort le plus
de la tentative de mise en place de politique jeunesse reste le « contrôle social ».
Il faut occuper la jeunesse en l’encadrant pour la repérer et savoir où elle est et ce
qu’elle fait. Il faut aussi insérer la jeunesse dans la société, ce qui oriente les
prises en charges et les politiques développées en direction de la jeunesse.
Pourtant, les acteurs de terrain commencent à se saisir des différents travaux des
chercheurs pour envisager une réflexion politique autour de la jeunesse. Ainsi, si
depuis quelques années des professionnels de la jeunesse me demandent de venir
les aider à réfléchir, certains élus font appel à moi pour les aider à comprendre ce
qu’est la jeunesse aujourd’hui et comment développer une réflexion face à leur
accompagnement. Le terrain pose donc l’idée qu’il ne faut plus proposer des
dispositifs a priori, mais construire une réflexion avec les jeunes. La difficulté
reste dans la représentation de ce que doit être une politique jeunesse et ce
qu’elle peut être. Au niveau de l’Etat, mes différents travaux me permettre de
constater que nous ne pouvons avoir que des orientations prescrites dont le local
doit se saisir pour agir. Mes différentes observations de terrain montrent que pour
développer une politique en direction de la jeunesse, il faudrait d’abord poser une
réflexion politique commune entre jeunes et adultes. Il faudrait aussi que les
politiques en direction de la jeunesse soient conçues comme des processus fait
d’expérimentations, de tâtonnements et de réajustements ne donnant pas de
résultats affichables institutionnellement, mais des transformations accompagnées
par des changements de pratiques en fonction de l’évolution rapide de la société et
des jeunes. Des orientations politiques en direction de la jeunesse ne peuvent donc
être réfléchies et mises en œuvre si elles ne sont pas adaptées aux problématiques
locales.
Depuis 2014, j’ai entamé un travail de recherche-action avec des acteurs de terrain
dans le Gers. Le principe est de développer une culture commune, de faire un état
des lieux de l’existant en matière de prise en charge de la jeunesse de façon à
développer des expérimentations localisées adaptées au public et au contexte. Ce
travail, qui n’en est qu’à ses premiers balbutiements, demande du temps, des
!
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allers retours avec le terrain afin de développer une réflexion politique autour des
jeunesses du territoire. Si les acteurs de terrain impliqués dans le travail trouvent
l’expérience enrichissante et adaptée aux besoins du territoire, les élus ont du mal
à comprendre que nous ne puissions leur fournir des résultats donnant lieu à un
« guide de bonne conduite » en matière de politique jeunesse. Ce travail ne
correspond pas à la représentation qu’ils se font d’un travail de recherche. Très
souvent, ils ont croisé des consultants répondant à une commande et fournissant
un « mode d’emploi ». Cette expérience montre combien, en matière de jeunesse,
il est temps que la société se ré interroge, si toutefois elle souhaite réellement
laisser place.
Néanmoins, lorsque des élus décident de développer des politiques en direction de
la jeunesse, ils doivent se forger une représentation de la jeunesse. Il faut à la fois
penser une définition de la jeunesse et donner une version plausible de la réalité
des problèmes de la jeunesse en s’appuyant sur un référentiel (Muller, 1990). Cette
notion de « jeunesse » permet de rendre visible le sens et les contenus de l’action
publique et sa place vis-à-vis des autres catégories sociales.
Les travaux de Chantal Guerin-Plantin (1999) m’ont particulièrement
interpellée à ce propos. Elle propose quatre référentiels qui ne présentent pas de
hiérarchie et peuvent se croiser, se compléter, s’entrechoquer sur le terrain :
- Le modèle de la jeunesse messianique : les jeunes sont capables de
changer, voire de sauver le monde à partir de leurs propres règles. Les adultes
attendent que la jeunesse fasse la Révolution. La jeunesse messianique fait rupture
et refonde la société. Cette idée a orienté les idéologies et les expérimentations
d’éducation alternative.
- Le modèle de la jeunesse fragile : la jeunesse a besoin d’être protégée par
une justice spécifique et une censure de la presse et des spectacles.
- Le modèle de la jeunesse dangereuse et en danger : l’idée est que les
jeunes criminels pourraient contaminer les autres jeunes. La jeunesse dangereuse
ne représente qu’une infime partie dans les statistiques, pourtant c’est elle qui
apparaît comme la plus nombreuse.
- Le modèle de la jeunesse citoyenne : on développe une croyance en
l’éducation et la transmission des principes de la société adulte qui peuvent se
!
%%!
développer dans les partis politiques, les mouvements de jeunesse, les associations
d’éducation populaire, etc.
Ces quatre modèles se retrouvent de façon inégale ces dernières années avec une
mise en avant systématique par les pouvoirs publics, relayé par les médias, de la
jeunesse dangereuse et en danger. Pourtant, si nous explorons ce modèle au regard
du terrain, nous constatons que son usage peut entrainer un regard différent sur la
jeunesse et des conséquences pour son accompagnement.
Revenons plus précisément sur ces quatre catégories :
- Le modèle de la jeunesse messianique :
Pour les acteurs de terrain, cette jeunesse n’est pas réelle. L’idée pour eux est
que d’une part la jeunesse ne peut se débrouiller seule et d’autre part, si ce
modèle existait, leur profession n’aurait plus lieu d’être. Pourtant, elle est bien là
et il est certainement temps pour les professionnels d’interroger l’évolution de
leurs pratiques. Cette jeunesse en capacité de refondre la société devrait pouvoir
être reconnue et accompagnée si nous partons de l’idée que ce sont les acteurs qui
font la société et non l’inverse. Nous avons depuis quelques temps des exemples
d’actions de la jeunesse s’inscrivant dans de nouvelles formes de résistance. Nous
ne sommes plus là dans le cadre de l’engagement tel qu’il est imaginé par les
adultes, mais bien en lien avec l’envie des jeunesses de changer leur société. Les
printemps arabes, les zadistes, les indignés ( même si ce mouvement rassemble au-
delà de la jeunesse) les différents mouvements au travers de l’Europe en sont
autant d’exemples. Cet objet reste à être exploré, ce que j’envisage pour l’avenir.
Il s’agit de comprendre comment les jeunesses décident d’agir autrement que dans
des cadres pré établis par les adultes. Un travail est amorcé dans ce sens via la
construction d’un numéro de revue4.
- Le modèle de la jeunesse fragile :
Ce modèle se construit à partir d’un constat : la jeunesse doit être protégée. Il se
traduit de différentes façons. Nous pouvons observer des dispositifs de protection
de la jeunesse, d’interdictions institutionnelles, familiales, etc. en fonction de
l’âge du jeune. Pourtant, l’idée d’une jeunesse fragile peut aussi amener des
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
4 Avec Goucem Redjimi, (DRJSCS-IdF, CRF-CNAM) nous avons le projet de développer un numéro autour de
la question des nouvelles formes de résistances des jeunes. Suite au refus de la revue Agora, nous explorons
d’autres pistes.
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dérives qui interdiront l’accès à l’autonomie.
Petite histoire de terrain :
L’élue en charge de la jeunesse de cette ville me propose de