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Réchauffement climatique et acceptabilité des vins par le consommateur

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Abstract

Nous fournissons les résultats d’un projet expérimental obtenus sur différents types de vins rouges à dominante Merlot dans le vignoble bordelais. Une trentaine de vins d’une même AOC ont été analysés sur la base de leur typicité et de descripteurs couramment attribués au Réchauffement Climatique (RC) tels que la figue et le pruneau. Cette évaluation effectuée par une cinquantaine de dégustateurs professionnels nous a permis d’effectuer une classification ordinale puis de sélectionner deux vins polaires et un vin intermédiaire, par rapport aux descripteurs présupposés. Les trois vins ont ensuite été soumis à cent-quatre-vingt consommateurs réguliers de cette AOC, dans le cadre d’un protocole original associant analyse sensorielle (évaluation des caractéristiques visuelles, olfactives et gustatives) et économie expérimentale (évaluation des consentements à payer des consommateurs à chaque étape de l’analyse sensorielle). L’une des originalités essentielles de ce protocole réside dans la prise en compte explicite des effets de consommation des vins sur le long terme. Les résultats obtenus montrent une capacité très nette des consommateurs à discriminer les vins et à justifier leur choix en fonction des descripteurs du RC. Nous montrons également comment s’effectuent les différents ‘ancrages’ des consommateurs tout au long de l’évaluation en information croissante (depuis l’appréciation visuelle jusqu’à l’évaluation finale intégrant le gustatif). De façon très significative les consommateurs plébiscitent en première intention le vin le plus représentatif du RC, avec un ordre des préférences parfaitement structuré, le vin intermédiaire se retrouvant également en position intermédiaire dans les évaluations. Toutefois une consommation plus régulière de ces vins conduit à une forte remise en cause de ces résultats, voire à une inversion des préférences. Nous concluons l’article par les enseignements à tirer du point de vue des stratégies des producteurs et de leur intérêt/capacité à réagir face au RC.
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JANVIER 2016
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Technique
Alejandro Fuentes Espinoza1, Stéphanie Pérès2, Alexandre Pons3,4,5, Sophie Tempère3,5, Philippe Darriet3,5, Éric Giraud-Héraud1
1 Université de Bordeaux, INRA, GREThA UMR CNRS 5113 – Villenave d’Ornon – France.
2 Bordeaux Sciences Agro, ISVV – Villenave d’Ornon – France.
3 INRA – ISVV – USC 1366 Œnologie – Villenave d’Ornon – France.
4 Seguin Moreau France – Cognac – France.
5 Université de Bordeaux – ISVV – EA 4577 – Unité de recherche Œnologie – Villenave d’Ornon – France.
Réchauffement climatique
et acceptabilité des vins
par les consommateurs
Introduction
De très nombreux travaux ont
souligné l’importance des modi-
fications des conditions de matu-
ration des raisins et notamment
la présence de plus en plus fré-
quente d’épisodes climatiques
chauds et secs dans la région
bordelaise. Ce constat effectué
à une échelle locale peut trouver
son explication par un examen
macroscopique des effets de la
production de gaz à effet de serre,
lors de la combustion d’énergies
fossiles (IPCC 2014). De nom-
breux experts s’accordent pour
affirmer que ces phénomènes
climatiques devraient s’accen-
tuer au cours des prochaines
années. À Bordeaux, ce phéno-
mène climatique est en partie à
l’origine d’une modification de
la composition chimique des
raisins récoltés de façon fortuite
ou à dessein, en conditions de
maturité excessive. Les vins issus
de leurs vinifications, plus riches
en alcool, moins acides, sont
systématiquement marqués par
des nuances caractéristiques de
fruits confiturés tels la figue et le
pruneau rappelant ainsi l’expres-
sion aromatique traditionnelle des
vins élaborés sous les latitudes
plus chaudes et sèches.
Il reste que la nécessité de ré-
pondre à la demande d’une cer-
taine clientèle correspond souvent
à cette évolution des caractéris-
tiques. Celles-ci se retrouvent en
effet grâce à des choix de dates
de récoltes tardives et avec des
pratiques culturales favorisant
la maturation du raisin, comme
par exemple l’application répétée
d’effeuillages sévères. On choi-
sirait ainsi, d’offrir aujourd’hui
des vins qui demain, pourraient
ressembler au « dénominateur
commun » de l’ensemble des
vins d’une même appellation.
Dans ce contexte, il peut être
utile de connaître la capacité
des consommateurs à accepter
durablement ces caractéristiques
et la possibilité réelle de généra-
lisation de mise en vente de ces
vins qui leur sont proposés sur
les marchés (si ce qui relève du
singulier aujourd’hui rejoignait
la tradition de demain).
L’objectif de cette recherche est
donc de ce fait, à la fois prospec-
tif par rapport aux évolutions du
climat et de ses conséquences
sur la qualité et à la fois actuel/
récapitulatif par rapport à l’adé-
quation durable entre l’offre et
la demande pour des caractéris-
tiques de vins issus de modes
de productions spécifiques. La
méthode d’analyse est celle d’un
travail de mise en place d’un mar-
ché expérimental en laboratoire,
couplé à une analyse sensorielle,
effectuée auprès de consomma-
teurs traditionnellement acheteurs
des vins de Bordeaux. Dans ce
contexte, nous avons mesuré le
consentement à payer (CAP) des
consommateurs, défini comme
le prix maximum consenti pour
acheter un vin (i. e. le prix au-delà
duquel un consommateur refuse
d’acheter le vin). Cette mesure est
effectuée par une procédure de
révélation directe (le consomma-
teur déclare le CAP en fonction
de l’information dont il dispose
sur le vin) et incitative (le consommateur est incité à dire la vérité
sur ce CAP) : voir par exemple, la méthodologie utilisée dans les tra-
vaux de Lange et al., 2002 et Combris et al., 2009. Dans une approche
prospective, il s’agit en outre, de prendre en considération l’hétéro-
généité des goûts tout, en anticipant les préférences de long terme
(suivant les arguments développés entre autres par Köster, 2009).
Matériels et méthodes
Sélection des vins (évaluation en laboratoire par un
groupe d’experts)
La contrainte que nous nous sommes fixée est d’expérimenter
des vins réellement présents sur le marché. Pour ce faire, 20 vins
rouges provenant d’une même AOC de la région de Bordeaux et
10 vins issus d’autres appellations, mais plus généralement issus
d’un assemblage à dominante Merlot (1), ont été dégustés par un
jury composé de 48 dégustateurs professionnels. Ces vins étaient
issus du millésime 2010, sélectionné pour la qualité générale de
l’ensemble des vins des appellations bordelaises. Les dégustations
ont été effectuées au cours de l’année 2013. Il a été demandé au
jury d’analyser les vins selon plusieurs critères. Dans un premier
temps il était demandé (via une échelle non graduée de 0 à 10) si
(1) Compte tenu du caractère précoce de ce cépage l’effet à l’échelle locale
du réchauffement climatique se fait déjà ressentir au niveau de la matu-
rité des raisins.
Figure 1 : Intensité moyenne des notes fruits frais et fruits
confiturés obtenus pour les vins rouges sélectionnés.
Intensité de la note fruits confiturés
Intensité de la note fruits frais
Vin A Vin C Vin B
0
10
9
8
7
6
5
4
3
2
1
Vin A Vin C Vin B
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10
9
8
7
6
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le vin était caractéristique, ou typique, de l’appellation bordelaise
d’où ces vins étaient majoritairement issus. Dans un second temps
le dégustateur devait préciser pour chaque vin l’intensité des des-
cripteurs antagonistes « fruit frais » et « fruit confituré ». Une analyse
de comparaison des échantillons (Friedman), couplée à la méthode
de majorité de jugement (Balinski et Laraki, 2012), nous a alors per-
mis de classer l’ensemble de ces vins, pour finalement sélectionner
trois vins A, B, et C. Comme le montre la figure 1 le vin A présentait
l’intensité fruit cuit/confituré la plus faible, le vin B diamétralement
opposé, l’intensité la plus forte, alors que le vin C présente un niveau
d’intensité intermédiaire.
Enfin, un vin « pirate » A’ a été confectionné à partir du vin A, par un
ajout artificiel d’éthanol, afin de retrouver le niveau exact de pour-
centage d’éthanol obtenu par le vin B. Les principaux paramètres
analytiques des quatre vins issus de cette première expérience de
sélection sont répertoriés dans le tableau 1. Outre la teneur en éthanol
des différences importantes sont retrouvées lors de l’analyse de la
teneur en sucre résiduelle, l’AT, le pH, l’acidité volatile. Dès lors, les
vins A et B sont clairement différenciés d’un point de vue sensoriel
et également du point de vue de leur constitution.
Recrutement des consommateurs
184 consommateurs girondins composés de 87 femmes et 97 hommes
ont été sollicités sur la base de la consommation et de l’achat régu-
liers de vins de Bordeaux au-delà de 15 €. Nous avons réparti ces
consommateurs en deux groupes G1 et G2 ayant sensiblement les
mêmes répartitions sur les critères de l’âge, du sexe et des catégories
socioprofessionnelles. Ces deux groupes étaient soumis au même
protocole expérimental en laboratoire. Néanmoins, le groupe G2
était beaucoup plus familiarisé avec les vins extrêmes A et B. Dans
le cadre d’une dégustation préalable « à la maison » portant sur
deux jours, une bouteille de chaque vin avait en effet été fournie à
chaque consommateur avec la seule mention de référence A ou B
en guise d’étiquetage. Notons par ailleurs que ces consommateurs
du groupe G2 n’étaient à aucun moment avertis que les vins A et B
étaient également présents le jour de l’expérience en laboratoire.
Protocole expérimental
4 séances composées de 22 à 28 consommateurs ont été nécessaires
pour chaque groupe G1 et G2. L’objet de l’étude « affichée » auprès
des consommateurs lors du recrutement consistait à déclarer qu’il
s’agissait uniquement de recueillir leur appréciation de différents
vins de la région bordelaise en fonction de la couleur des vins, de
leur odeur et de leur qualité gustative et d’autres caractéristiques
extrinsèques liées à l’étiquetage, ce que nous appellerons ensuite
les « étapes informationnelles ». Chaque consommateur devait de
surcroît, pour chaque étape informationnelle et pour chaque vin,
révéler son consentement à payer (CAP) en fonction de l’informa-
tion dont il dispose (Becker, DeGroot et Marschak – BDM, 1964).
Le déroulement des étapes infor-
mationnelles était le suivant :
– étape 0 (cadrage information-
nel) : information commune aux
quatre vins sur le nom de l’AOC
et le millésime (2010) ;
– étape 1 (étape visuelle) : éva-
luation simultanée de la couleur
de chacun des quatre vins.
– étape 2 (étape olfactive) : éva-
luation simultanée des arômes
de chacun des quatre vins ;
– étape 3 (étape gustative) : éva-
luation simultanée du goût de
chacun des quatre vins ;
– étape 4 (étape « information
degré d’alcool ») : Information
donnée sur le degré d’alcool
exact de chacun des quatre vins.
À l’étape 0, chaque consomma-
teur déclarait son CAP compte
tenu de cette seule information
disponible. Pour les étapes sui-
vantes, chaque consommateur
fournissait, pour chaque vin, à
la fois une note hédonique sur
une échelle de 0 à 10 et un CAP
compte tenu de l’information dis-
ponible. Par exemple, à l’étape 2,
les consommateurs n’ont pas
encore dégusté les vins alors
qu’à l’étape 4 les dégustateurs
connaissent le nom de l’AOC et le
millésime, la couleur, les arômes,
les caractéristiques gustatives, et
de surcroît, le degré d’alcool des
quatre vins. Comme on le voit,
le protocole expérimental est en
information croissante sachant
que notre démarche consistait
à respecter au mieux « l’ordre
naturel » de découverte des ca-
ractéristiques intrinsèques des
vins, en fonction de nos objectifs
expérimentaux.
Résultats
La figure 2, représente l’évolution
des CAP moyens des groupes de
consommateurs 1 et 2 en nor-
malisant à 100 celui obtenu à la
première étape de l’expérience.
Pour le groupe G1, le vin B est
très nettement préféré au vin A.
Les tests non paramétriques de
Friedman montrent une préfé-
rence du vin B par rapport au
vin A avec une significativité de
5 % pour ce qui concerne l’étape 3
gustative et l’étape 4 d’informa-
tion sur le degré d’alcool. Le vin C
Figure 2 : Consentements à payer (CAP) normalisés moyens
par vin et par étapes pour les groupes G1 et G2.
AOC 2010 Olfactif GustatifVisuel Degré d’alcool
CAP – Groupe G1
(%)
0
110
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
AOC 2010 Olfactif GustatifVisuel Degré alcool
CAP – Groupe G2
(%)
0
110
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
BA’
A
C
BA’
A
C
Tableau 1 : Prix de mise en vente et caractéristiques
chimiques des vins sélectionnés.
Prix TTC (€)1Ethanol (% vol) G + F (g/L) AT (g/L) pH AV (g/L)
Vin A 13 13,9 1,4 2,95 3,62 0,21
Vin A /°A + 1,3°
Vin C 28 14,4 2,1 3,35 3,48 0,29
Vin B 39 15,2 2,6 3,51 3,45 0,43
1 Prix moyen départ propriété en 2013.
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intermédiaire obtient un CAP
moyen également intermédiaire
entre le vin A et le vin B. À l’in-
verse, le vin pirate A’ obtient le
CAP moyen le plus faible.
Nous vérifions comment cette
évolution des CAP du groupe G1
peut être largement remise en
question pour le groupe G2 (après
familiarisation avec les vins).
L’allure générale de l’évolution
des CAP est similaire sur la deu-
xième série de courbes, mais elle
s’accompagne d’une inversion
des CAP, avec le vin A qui devient
significativement préféré au vin B,
pour les étapes « olfactive » et
« information degré d’alcool ».
Le vin C obtient là encore un
CAP intermédiaire entre le vin A
et le vin B, alors que le vin A’ est
maintenant considéré comme très
inférieur et de façon significative
à l’ensemble des autres vins.
Le point important que nous
voulons soulever est que cette
inversion des préférences n’est
pas particulièrement liée à une
meilleure appréciation du vin A
entre les deux groupes (le CAP
pour ce vin ne varie que de 6 %
entre les deux groupes et de fa-
çon non significative). Il s’agit au
contraire d’un désintérêt pour le
vin B qui perd plus de 20 % entre
le groupe G1 et le groupe G2.
Ce désintérêt, mesuré ici à la
dernière étape du protocole, est
en réalité perceptible dès l’étape
olfactive de l’expérience.
La question est alors de savoir si
ce sont bien les consommateurs
qui ont modifié leurs préférences.
Nous avons pour cela effectué
une enquête complémentaire
auprès des consommateurs sur
leur perception et leur apprécia-
tion réelle des caractéristiques
directement influencées par le
réchauffement climatique. Il ap-
paraît notamment, que si 63 %
des consommateurs plébisci-
taient le vin B, justement pour
son caractère de fruit confituré,
seulement 39 % répondaient posi-
tivement à la même question pour
ce qui concerne le groupe G2.
Au final, nous retrouvons ici un
phénomène de renforcement
de la capacité de discrimination
des consommateurs après qu’ils
aient été confrontés à la dégusta-
tion de différents vins (Owen et
Machamer, 1979), sachant que la
reconnaissance des vins peut être
acquise grâce à un apprentissage
perceptif « incident » (phénomène
inconscient observé notamment
par Hughson et Boakes, 2009).
Conclusion
Cet article a rendu compte d’une
expérience menée sur des carac-
téristiques des vins de Bordeaux
qui seraient liées au réchauffe-
ment climatique. Nous avons
alors montré la fragilité des ju-
gements que l’on peut avoir sur
des préférences de court terme
et pourquoi il est indispensable
de laisser le temps aux consom-
mateurs d’évaluer les différents
vins dans une ambiance familière,
si l’on veut recueillir une infor-
mation réellement structurante
et révélatrice des achats répétés
et réfléchis.
Ce résultat nous paraît essentiel si
l’on veut effectuer des projections
sur l’adéquation offre-demande
et sur les équilibres futurs des
marchés. Dans le cas où l’offre de
vins ne serait plus en adéquation
avec la demande, il y aurait alors
un risque important de détour-
nement des consommateurs
et par voie de conséquence de
perte de part de marchés.
NDLR : Ces travaux ont été présentés
dans le cadre du Symposium interna-
tional d’Œnologie de Bordeaux, Œno
2015 en juillet 2015.
NDLR : Les références bibliographiques
concernant cet article sont disponibles
sur simple demande auprès de la Revue
des Œnologues.
– Par courrier : joindre une envelop pe
af franchie, avec les références de l’article
– Sur internet : www.oeno.tm.fr
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