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Sports et Performances indigènes :
le Haka des All Blacks et les politiques identitaires en Nouvelle Zélande
Steven J. Jackson, Jay Scherer
Université Otago (NZ), université d’Alberta (Canada)
Jackson, S. and Scherer, J. (2007). Sports et Performances indigènes: le Haka des All Blacks et les
politiques identitaires en Nouvelle-Zélande, “Corp Sportif” special issue of Corps Revue
Interdisciplinaire, 2, 43-48.
Traduction par S. Héas
Résumé :
Cet article analyse des corps sportifs indigènes. Plus précisément, il pointe les
représentations, les arrangements et résistances des corps sportifs Mãoris in Aotearoa
(Nouvelle Zélande) dans le cadre du rituel Haka. Le corps Mãori révèle un paradoxe
post moderne : célébration du corps indigène et renaissance corporelle/culturelle mais
aussi violence, « pousse au crime » (?), dans le cadre d’une culture guerrière obsolète.
Mots clefs : Sport, Mãori, Nouvelle Zélande, Haka.
Les recherches culturelles sur le corps sont de plus en plus nombreuses. Où le corps
au-delà du substrat physique est une entité socioculturelle dont les significations
relèvent de l’histoire, des questions de pouvoir et de politiques (Blake, 1996 ;
Brownell, 1995 ; Butler, 2004 ; Cole, 2000 ; Shilling, 1994 ; Turner, 1997). Ainsi, le
corps loin d’être figé est une instance fluide et relationnelle où la subjectivité et les
expériences participent des démonstrations, négociations, contestations ou résistances
identitaires.
Le corps est central pour les dimensions sociale, politique, économique, médicale,
légale, technologique, en terme de performance et l’ensemble des aspects d’identités
politiques : genre, race, sexualité, religion et nation. Chaque manifestation corporelle
permet de saisir le monde social qui l’entoure. Nous analysons, ici, le corps sportif
indigène en Nouvelle Zélande (Aotearoa) comme il est représenté, arrangé, contesté
dans le cadre du rituel Haka. Suivant Armstrong (1964 : 119) le Haka est une pratique
culturelle importante :
« Il est discipline et émotion. Plus que tout autre élément de la culture Mãorie,
cette danse complexe est l’expression de la passion, de la vigueur et de
l’identité de la “race”. Il est un vrai message de l’esprit Mãorie exprimé par
des mots et des postures ».
Le Haka constitue une clef d’analyse qui permet de débattre (1) des identités
politiques, (2) des droits de propriété intellectuelle, et (3) de la reproduction d’une
ancienne culture guerrière. Pour commencer, nous indiquons des informations à
propos des Mãoris dans le contexte post colonial de la Nouvelle Zélande. Ensuite,
nous soulignons les origines et la signification du Haka d’un point de vue général puis
à partir du célèbre Ka Mate Ka ora (C’est la mort, c’est la vie ou Je meurs Je vis).
Enfin, nous précisons par des exemples en quoi cette performance corporelle Mãorie
constitue un révélateur d’identité politique en relation avec les stéréotypes raciaux et
l’hypermasculinité.
Les Mãoris en Nouvelle Zélande post coloniale
La Nouvelle Zélande (NZ) ou Aotearoa (“ la terre au long nuage blanc “) est une
nation relativement isolée du Pacifique Sud composé de deux îles principales avec
une population de près de 4 millions d’âmes. Les Maoris représentent 14% de la
population et sont reconnus comme les indigènes de NZ. Ils ont pour particularité
d’être performant en sport et notamment au sein de l’équipe nationale de rugby. En
effet, « le rugby est l’un des rares espaces à la télévision où les Maoris sont
valorisés » (Starr, 1992 : 134-135). Ce sport joue un rôle dans la reproduction du
caractère soi-disant inné des compétences athlétiques Mãories (Hokowhitu, 2003 ;
2004a ; 2004b). Cependant, ce stéréotype ne provient pas uniquement de leur
excellence rugbistique mais plutôt de la visibilité médiatique de cette pratique
indigène particulière qu’est le Haka, combinée à la présence des tatouages Ta moko1.
Le paradoxe post moderne articule d’une part la représentation de l’élite sportive
Mãorie comme les derniers guerriers n’hésitant pas à revendiquer la puissance
physique, la force, la vitesse, voire l’agression. D’autre part, ces mêmes
caractéristiques positionnent les Mãoris comme des guerriers du passé, figures
emblématiques du noble sauvage. Nous allons expliquer l’histoire et le sens du Haka
comme une forme indigène de performance corporelle, ses liens avec le sport et la
manière dont il peut être l’objet de controverses et de débats.
1 Tatouage plus ou moins complet du visage, signe de valeur sociale.
1
Haka : Histoire et sens.
Haka est un terme générique qui réfère à un panel de cérémonies culturelles Mãories
incluant danses, chansons et expositions d’armes. Les personnes peu familières avec
le Haka peuvent penser qu’il en existe une seule forme. En fait, différents types de
Haka sont réalisés à différentes occasions. Par exemple, le Haka peut souhaiter la
bienvenue à des visiteurs, fêter un événement ou une réussite, mais aussi
commémorer des funérailles ou manifester des protestations. Il est aujourd’hui encore
exécuté à diverses occasions et dans les écoles par exemple.
Malgré des mots et des significations différentes, le Haka est toujours intense, il
mobilise une coordination verbale et physique de tout le corps. Il est souvent
interprété comme effrayant et agressif en partie parce qu’il est réalisé par des
hommes, qui frappent bruyamment leur corps (notamment leurs cuisses2) de leurs
mains, les yeux dilatés, proférant des vocalises passionnées et, dans certains cas, tirant
une langue saillante. Cependant, il est important de comprendre les significations de
ces actions dans le contexte Mãori. Par exemple, Karetu (1993 : 29) note que « les
yeux sont les fenêtres de l’esprit et disent plus que ne peut le faire le reste du corps
(…) la langue (elle) est l’avenue qui guident les pensées vers leur destinataires ».
Cette simple explication illustre comment la performance du Haka peut prendre des
significations particulières au monde Mãori.
Le Haka sportif comporte le célèbre Ka Mate Ka ora réalisé par les All Blacks. Il est
devenu un signifiant national de l’identité néo-zélandaise au niveau local et global.
L’équipe nationale réalise cet Haka avant chaque rencontre internationale.
Notamment, cet Haka particulier raconte une histoire dont les origines et les
traductions sont inconnues de la plupart des gens, y compris de la majorité des néo-
zélandais. Nous allons rapidement souligner les origines du Ka Mate pour mettre en
lumière pourquoi il est devenu une controverse culturelle… en tant que performance
corporelle.
L’émergence du Ka Mate comme Haka sportif
Suivant l’approche la plus communément acceptée, le Ka Mate Haka provient du
célèbre chef Mãori Te Rauparaha (1768-1849, dit le Napoléon du Sud) de la tribu
Ngati Toa, qui le premier l’accomplit en 1820 (Karetu, 1993). Il a été composé par ce
chef réfugié dans une fosse pour échapper à ses ennemis. Il reflète sa réflexion sur son
sort : “Dois-je vivre ou mourir ?”. Le point essentiel à retenir est que cet Haka n’a à
l’origine rien de sportif. Sa popularité actuelle est une réinvention de la tradition.
Néanmoins, en un peu plus d’un siècle, il est devenu une expression nationale en
même temps qu’un élément essentiel de l’identité masculine Mãorie.
Malgré cette construction statutaire indiscutable, le Haka contient des contradictions
et fomentent des résistances. Par exemple, certaines équipes néo-zélandaises ignorent,
voire se moquent du Haka (Barlow, 1996 ; Revington, 1997). Pour elles, il n’est pas
approprié notamment en terme de fair-play d’autoriser à utiliser un tel rituel
d’intimidation. En outre, le Ka Mate Haka est contesté par la tribu Ngai Tahu dont des
ancêtres ont été massacrés par le chef Te Rauraparah. Une autre contestation concerne
son exploitation commerciale, notamment son utilisation dans des publicités par des
2 Nous pouvons noter un changement postural au fil du temps. Le Haka actuel est plus dynamique :
jambes écartées et fléchies, génuflexions, etc. lorsque les versions du début du XXème siècle étaient
davantage verticales…
2
firmes comme McDonald’s, Lotto, Fiat, Ford et surtout Adidas (Jackson, Hokowhitu,
2002). Analysons maintenant les plus récentes controverses en lien avec le Haka des
All Blacks dans la mesure où elles éclairent les politiques d’instrumentalisation des
sportifs indigènes. Nous décrivons brièvement l’utilisation par Adidas de ce rituel et
les critiques qui s’en suivirent. Ensuite, nous présentons un nouveau Haka des All
Blacks, le Kappa O Pango. Il cristallise aujourd’hui les critiques quant à la légitimité
de l’utilisation d’un rituel incitant potentiellement à la violence dans le cadre d’une
culture guerrière.
Adidas et le Haka
En juillet 1999, les All Blacks débutent une relation avec un nouveau sponsor, la
société Adidas®. Le Haka devient un enjeu pour la fédération néo-zélandaise de
rugby (New Zealand Rugby Union, NZRFU) et Adidas (Jackson, Batty, Scherer,
2001). Précédant la coupe du monde de rugby en 1999, Adidas avec l’annonceur
publicitaire Saatchi®, lancent une campagne de soixante secondes, en noir et blanc,
figurant le Haka des All Black. Cette publicité met en scène un lien avec le passé des
guerriers Mãoris et les joueurs contemporains. Les guerriers légèrement vêtus sont
présentés comme des combattants féroces, bardés de tatouages notamment sur le
visage. Comme l’indique Howard Greive, ce concept publicitaire est centré sur « le
Haka et l’atmosphère primitive, tribale (…) nous avons voulu créer une publicité
effrayante » (1999, 22). Le publicitaire admet que l’objectif esthético-commercial
était de capturer un aspect particulier de la culture guerrière.
Cette publicité a été projetée dans 72 pays, elle a été relayée par des affiches, un site
Internet. Une des images les plus dramatiques un immense panneau noir et blanc au
centre de Londres, figure des joueurs exécutant le Haka avec neuf guerriers en arrière
plan. Une autre affiche montre le tatouage facial d’un Mãori fixant furieusement
l’objectif ; les logos de la marque et celui de la fédération discrètement indiqués en
bas du visuel. Chaque visuel interpelle les personnes peu familières avec le rugby, les
All Blacks, a fortiori avec la culture Mãorie. Ces images publicitaires ne renforcent-
elles pas les stéréotypes à l’encontre des indigènes néo-zélandais, à savoir leur
violence, leur caractère sauvage ou d’autres images exotiques ? L’ambivalence des
significations et des discours médiatiques disponibles confirme l’essence
stéréotypique Mãorie entendue comme « des guerriers primitifs, des prédateurs
sexuels immoraux, des simples d’esprits comiques, des membres de tribus
irrationnelles, proches de la nature » (Wall, 1997 : 41).
Des résistances se sont développées à la suite de cette campagne. En juin 2000, une
loi sur le copyright et les marques a été déposée contre la NZRU et Adidas par un
avocat représentant la tribu Ngati Toa, descendant du chef inventeur du Haka. La
réponse générale à ces critiques et requêtes judiciaires en vue d’obtenir des
compensations financières est que l’utilisation du Haka pour célébrer à la fois les
cultures Mãorie et néo-zélandaise devrait être source de fierté et de reconnaissance
générale.
Cependant, d’autres ont contesté cette position. Par exemple, Julie Paama-Pengelly se
réfère spécifiquement à la question de la représentation sociale lorsque sont utilisés
des moko dans les publicités Adidas : pour elle, les Mãoris n’ont pas le contrôle de
leur image. Comment saurions-nous la manière dont ils voudraient que les moko
soient présentées puisqu’ils débordent largement le sport ou la guerre3 ? En outre, les
3 Backchat, Television One, Sunday June 18, 2000.
3
moko ne sont pas des tatouages comme les autres. Leurs dessins indiquent
scrupuleusement l’héritage individuel et tribal. Bien qu’ils soient portés par un
individu, ils symbolisent et appartiennent au groupe. La campagne publicitaire
d’Adidas n’est certainement pas la première à utiliser le Haka ou les Maoris, mais elle
demeure significative. Comme exemple final, précisons une dernière controverse qui
indique la complexité des représentations corporelles indigènes.
Le Kappa O Pango Haka
Le samedi 27 août 2005, les All Blacks lancent un nouvel Haka, intitulé Kapa o
Pango lors d’une rencontre contre l’Afrique du Sud. Cette nouveauté est plus longue
et plus intense encore que le Ka Mate. L’action la plus controversée est un geste
d’égorgement (le pouce glisse latéralement sur la gorge), interprété par de nombreuses
cultures comme une extrême violence. La réponse publique a été mitigée. Des joueurs
internationaux, des entraîneurs et des médias considèrent ce geste comme inapproprié,
offensif, voire comme un mauvais exemple donné aux jeunes joueurs. Pour autant, les
oppositions ne proviennent pas uniquement des fans des équipes adverses. Un club
local a eu pour projet de déposer une plainte suivant l’argument : « Il s’agit d’une
seule interprétation du geste, menaçant de tuer (...) Pouvons-nous mimer ce geste
impunément parce que dans la Rome antique cela signifiait un égorgement par la lame
d’un glaive ?4 ». Pour défendre le nouvel Haka, son créateur Mãori, Derek Lardelli,
explique : « le geste d’égorgement à la fin du nouvel Haka des All Black symbolise
l’incertitude sportive (cutting edge of sport) et non le massacre des adversaires (…)
Les joueurs sont comme sur le tranchant d’une lame. Ils sont des gladiateurs dans une
arène. S’ils gagnent, ils sont des héros, s’ils perdent ils sont mis de côté ». La NZRFU
à travers son directeur exécutif, David Rutherford, refuse de reconnaître qu’elle
compensation que ce soit :
« Nous ne voulons pas que le Haka soit vendu, nous ne désirons pas l’acquérir
non plus. Je suis sûr que personne ne pense que le Haka est réalisé dans un but
commercial (…) C’est une partie de notre sport, nous nous défendrons contre
toutes les attaques, toujours. Nous ne paierons jamais pour avoir ce
privilège5 ».
Les débats sur cet Haka et les autres sont toujours d’actualité en NZ…
Conclusion
Nous avons noté aux débuts le paradoxe Mãori dans le sport moderne. D’un côté,
cette contradiction effleure entre des pratiques traditionnelles comme le Haka et le
tatouage moko dans un contexte contemporain. Réussir un Haka requiert une intensité
d’implication à travers le chant et une expression corporelle dynamique. Pour des
spectateurs naïfs, ces rituels apparaissent primitifs et effrayants. Peut-être est-ce
simplement une question d’éducation, d’ouverture d’esprit et de tolérance. Cependant,
les manifestations corporelles néo-zélandaises sont confrontées à de larges défis. Les
critiques montent face à ces mises en scène corporelles agressives et violentes. Dans
un récent épisode de 60 Minutes, titré : “Un défi Maori ” , le reporter Mark Scott
demande : « Si cette poussée pour davantage de culture Mãorie n’est pas mobilisée
4 New Zealand Herald, July 11, 2006.
5 No 1.5m haka”, June 12, 2000, Otago Daily Times, p. 18.
4
pour combattre le crime, n’est-ce pas parce le problème réside dans la culture
(indigène) elle-même ? ». Ces propos possèdent en filigrane un racisme. D’autres
critiques émanant aussi des Mãoris indiquent que l’évaluation de cette culture
masculine est en retard.
Notre objectif ici est de souligner la complexité des mises en jeu corporelles en
Nouvelle Zélande avec un focale sur le Haka. Sans conteste, le Haka est l’expression
d’une tradition, un vecteur publicitaire, un sujet de débats académiques. Il permet
surtout de questionner la place de comportements violents, si ce n’est la place d’une
culture guerrière aujourd’hui.
5
References
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