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a cr é a tivité est une va l eur mon t a n te .
Q u’il s’ a gisse du mon de de l’en tre-
pri s e , de l’indu s tri e , des pri n c i p a u x
s e cteu rs de l’écon om i e , p a r to u t son t
rech erchées des pers onnes capables de
s’ ad a p ter aux nouve a ut é s , de sti mu l er la
con cepti o n de nouveaux obj et s , voi re de nou-
veaux envi ron n em ents ou soluti ons pour faire
f ace , n o t a m m e n t , au manque de re s s o u r ce s
é n er g é t i q u e s . Quel changement en un siècle !
Autrefois, la créativité était une question quasi
mystique. L’inspiration venait des cieux, des
muses ou de Dieu. Or dès le début du
XX
e
siè-
cle, le psychologue français Alfred Binet pro-
pose de prendre en considération l’imagination
dans l’évaluation de l’intelligence, en élaborant
des épreuves où les enfants peuvent fournir
plusieurs réponses à une même question. C’est
le début de la pensée divergente, dont on exa-
minera le rôle crucial dans les mécanismes de la
c r é a t ivi t é . Ma l h eu reu s e m en t , l ’ o util imagi n é
par Binet sombrera dans l’oubli et le concept
d’imagination ou de créativité ne stimulera
guère les chercheurs français par la suite…
C’est aux États-Unis qu’il a pris son essor, au
milieu des années 1950.
Les trav aux du psychologue américain Joy
Paul Guilford ont d’abord suggéré que la créa-
tivité nécessite des capacités intellectuelles spé-
cifiques: identification des problèmes, analyse,
évaluation, synthèse, le tout accompagné d’une
pensée flu i d e et flex i bl e . Sa théorie repo s e
notamment sur la pensée divergente, capacité à
produire le plus grand nombre d’idées à partir
d’un élément de départ. Un autre psychologue
d’Outre-Atlantique, Paul Torrance, prendra la
relève en lançant un programme de recherche
sur les compétences créatives des enfants, des
adolescents et des adultes, jusqu’à construire
en 1976 un test de pensée divergente créative, le
Torrance Test of Creative Thinking, toujours très
utilisé dans les études scientifiques sur la créa-
tivité. Ce test propose par exemple des figures
énigmatiques (voir la figure 2) dont il faut ima-
giner ce qu’elles peuvent représenter. Plus le
candidat propose de réponses plausibles, plus
son score de créativité est élevé.
Un objet d’étude scientifique
Depuis, de nombreux chercheurs se sont
intéressés à la créativité en utilisant diverses
approches. Une définition de la créativité est
toutefois admise par la plupart des chercheurs
du domaine. Selon le psychologue américain
Robert Sternberg,la créativité est la capacité à
réaliser une production qui soit à la fois nou-
velle et adaptée au contexte dans lequel elle se
manifeste. Ainsi, une idée, un concept, une pro-
duction artistique, pour être considérés comme
créatifs, doivent, d’une part, se distinguer de ce
qui a été précédemment proposé et, d’autre
part, satisfaire les contraintes de l’environne-
ment où elle s’exprime.
Il y a to u j o u rs eu des pers onnes pour tra n s -
gre s s e r les normes ex i s t a n t es dans divers
Maud Besançon e s t
docteur en psychologie
et attachée
d’enseignement
et de recherche
à l’Université
de Bourgogne.
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La créativia le vent en poupe. Psychologues
et neuroscientifiques mettent au jour certains mécanismes
mentaux qui sous-tendent cette faculté. Des traits de personnalité
et certaines thodes éducatives favorisent son épanouissement.
Les clés
de la créativité
En Bref
La créativité repose
en partie sur la pensée
dite divergente, qui
favorise la production
de réponses variées à
une même question.
Diverses aires
cérébrales sont activées
par les mécanismes de
la créativité. Chez
les individus les plus
créatifs, les deux
hémisphères cérébraux
«dialoguent » plus
que la moyenne.
Certains traits
de personnalité, tels la
tolérance à l’ambiguïté
ou la prise de risque
favorisent la créativité.
Les modes éducatifs
associant des règles
strictes et une certaine
liberté favorisent la
créativité des enfants.
Dossier
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domaines et apporter un nouvel écl a i ra ge su r
le mon de (Galilée) ou un apport scien t i f i qu e
r é v o luti o n n a i re (Ei n s tein) ou propo s e r un
n o uveau co u rant arti s ti qu e , tel Paul Cézanne
dans le domaine pictu r a l . Al ors , qu’ e s t - ce qu i
rend un indivi d u créati f ? Quels rôles jouen t
s on caract è re , sa pers on n a l i t é , et l’envi ron n e-
m e n t ? Com m ent cultiver ces qualités chez un
en f a n t ? Autant de qu e s ti ons auxqu e lles les
n e u r o s c i en c es et la psych o l o gie apporten t
a u j o u rd ’ hui des répon s e s .
Un des pionniers de l’étude scientifique des
processus créatifs, Todd Lubart, de l’Université
René De s c a r te s - P a r i s 5 , con s i d è re , com m e
nombre de ses collègues, que chaque personne
a un potentiel créatif plus ou moins élevé.
Plusieurs facteurs en modulent l’expression. Ils
sont de trois ty pes : les facteurs cognitifs (liés
aux connaissances et aux facultés mentales); les
facteurs dits conatifs (liés aux traits de person-
nalité de l’individu, ainsi qu’à sa motivation) ;
et les facteurs environnementaux, qui regrou-
pent l’influence de la famille, des parents, de
l’école, des amis, etc.
Les facteu rs cogn i ti fs , to ut d’abord , fon t
r é f é ren ce aux con n a i s s a n c es et aux capac i t é s
i n tell e ctu elles qui fac i l i tent la pensée créative .
Les con n a i s s a n c es corre s pon dent aux inform a-
ti ons stockées en mémoi re . Cet en s e m b le d’in-
form a t i ons se con s truit to ut au long de notre
vie par l’édu c a ti o n que nous recevon s , m a i s
aussi au fil de nos ex p é ri en ces pers on n ell e s .
E l les nous perm et tent de com pren d re les situ a -
ti ons difficiles qui se pr é s en tent à nous, m a i s
aussi de savoir si les soluti o ns envisagées on t
déjà été proposées par d’autres ou non .
La pensée divergente
Il faut donc dispo s er d’un minimum de
connaissances dans un domaine pour pouvoir
être créatif. Toutefois, les connaissances peu-
vent avoir des effets négatifs : la spécialisation
excessive comporte le risque de s’enfermer dans
les connaissances acquises, et de ne plus être en
mesure de sortir des chemins déjà tracés.
Pa rmi les capacités intell e ctu ell e s , deux qu a -
lités essen ti e ll e s , la pensée diver gen te et la
f l e x i b ilité men t a l e , j o u ent un rôle de prem i er
p l a n . La pensée diver gen te est un proce s su s
m e ntal qui perm e t de produ i r e de nom breu s e s
idées à partir d’un sti mu lus uniqu e . Sel on
Gu i l f ord , il s’ a git d’une capacité cruciale po u r
la créativi t é . P lus une pers onne livre d’idées
quand on lui pose un probl è m e , p lus elle a de
ch a n ces de déco uvri r, dans le lot, une idée
n o uvelle et ori ginale ( voir la figure 3).
La flex i b ilité men t a l e , quant à ell e , est l’apti-
tu de à tro uver différen tes soluti o ns à un pro-
blème et à envi s a g er un problème sous de s
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1 . Comment stimuler
la créativité
c h e z
l ’ e n f a n t ? Les psychologues
identifient divers facteurs
qui favorisent cette
capacité à l’école
ou en famille.
Ils suggèrent, par
exemple, de lui laisser
une certaine liberté,
à condition qu’elle
s’exerce dans des limites
bien définies, que l’enfant
doit respecter.
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a n gles différen t s ; il ne s’ a git pas,par con s é qu en t ,
de mu l ti p l i e r seu l em ent les idées, mais de ch a n-
ger d’angle d’attaqu e , de se déga ger des habi tu-
des de pen s é e s . Par exem p l e , la flex i b ilité men-
tale est sollicitée par le cl a s s i que probl è m e
consistant à form er qu a tre tri a n gles équ i l a t é ra u x
avec six allu m et tes ( v oir la figure 4). Cet te qu a l i t é
ref l è te la souplesse et de la mobilité de l’espri t .
Com m ent ces qualités ref l è ten t - elles le fon c-
ti o n n em ent du cerve a u ? La pensée diver gen te
s em b le faire intervenir les parties antéri eu res du
cerve a u , les lobes fron t a u x . Ai n s i , les neu ro s-
c i en ti f i q ues In g rid Ca rl s s on , Peter Wendt et Ja rl
Ri s berg de l’Un iversité de Lund en Su è de on t
vi s ualisé l’activité cérébrale de su j ets soumis à
des tests de pensée diver gen te . Les pers on n e s
deva i ent propo s er le plus d’uti l i s a ti ons po s s i-
bles d’une bri que (con s tru i r e un mu r,s e rvir de
pre s s e - p a p i ers , de march ep i ed , de ra n gem en t
pour des styl o s , etc . ) . Les neu robi o l ogi s tes on t
constaté que le flux sanguin était plus élevé dans
le lobe frontal des pers onnes les plus créative s .
Les neu r o s c i e n t i f i q ues et psych o l o g u e s
Gr é goi re Borst et Amandine Du boi s , en co ll a-
bora ti on avec T. Lu b a r t , ont réalisé une syn-
thèse des travaux à ce su j et , qui su g g è re que les
pers onnes à haut po ten t i el créati f pr é s e n te-
ra i ent une plus gra n de qu a n tité de neu ron e s
dits assoc i a ti fs dans le cortex , n eu r ones établ i s -
sant des con n ex i ons en t re les six co u ches corti-
cales ( voir la figure 5 ). Il est bi en en ten du diffi-
cile de savoir si cet t e parti c u l a rité neu r oa n a t o-
m i que détermine la créativité excepti on n e ll e
de ces pers on n e s , ou si la pra ti que d’activi t é s
d é vel oppant la pensée diver gen te , l ’ i m a gi n a-
ti on ou la flex i bilité mentale favorise l’établ i s -
s em ent de telles con n ex i ons en tre différen t e s
co u ches du cortex .
Des neurones
pour associer les idées
La qualité de flex i bilité cogn i tive sem ble avoi r
elle aussi des bases neu rophys i o l ogi q u e s :u n
n eu rom é d i a teur nommé noradrénaline a la
c a p aci té de modu l er l’éten due des réseaux neu-
ronaux rec rutés lors d’une tâche men t a l e . Or les
réseaux assoc i a ti fs sti mu l era i ent les assoc i a ti on s
d’idées lesqu elles perm et t ent de tro u ver de s
s o luti ons inédites – donc créative s – à un pro-
bl è m e : en associant des idées d’une façon nou-
vell e , on peut tro u ver une soluti on à un pro-
blème à laqu elle pers onne d’autre n’ a u r ait pen s é
a u p a rava n t . En outre , les neu rones qui libèren t
de la norad r é n a l i n e , l ocalisés dans le locus coe-
ru l eu s , ont des pro l on gem e nts qui attei gn ent le
cortex cérébral (on dit qu’ils se proj et tent sur le
cortex) et plus parti c u l i è rem e nt les lobes pari é-
taux inféri eu rs ( voir la figure 6). Ai n s i , les neu r o-
nes ad r é n e r g i q ues favori s e nt les assoc i a t i o n s
d’idées to u t en ren forçant l’atten ti o n , ce qui per-
m e t d’iden t i f i e r les plus perti n e n t es (OK? ? ) .
Enfin, la qualité de la communication entre
les deux hémisphères cérébraux serait détermi-
nante chez les personnes présentant de très
h a uts niveaux de créativi t é . Dès la fin de s
années1980, des expériences avaient suggéré
l’importance du corps calleux, ensemble de
fibres reliant les deux hémisphères cérébraux,
dans la capacité à produire des idées créatives
dans le test de Rorschach (ce dernier consiste à
observer des tâches quasi symétriques et à ima-
giner ce qu’elles pourraient représenter). Ce
psychiatre et psychanalyste suisse avait obser
que des personnes dont le corps calleux avait
été sectionné (où chez qui les deux hémisphères
c é r é b raux ne com mu n i q u a i ent plus) deve-
naient incapables d’imaginer quoi que ce soit.
Selon les connaissances actuelles, il semble-
rait que la source de la créativité serait plutôt
localisée dans l’hémisphère droit, plus intuitif
et moins rationnel, et que la production de
réponses sensées ferait intervenir l’hémisphère
gauche de façon concertée avec le droit, ne
serait-ce que pour formuler les idées intuitives
élaborées par le second. La notion de connecti-
3. Comment imaginer
un dessin à partir
d’une ligne donnée?
Un excellent exercice
de créativité...
2. Une figure
du test de pensée
créative de To r r a n c e . Le sujet testé
doit imaginer ce que peut
représenter ce motif. Par exemple,
une araignée écrasée, une
molécule en trois dimensions, un
impact sur un pare-brise, etc.
La capacité à fournir le plus
de réponses possibles est un reflet
de la pensée divergente,
ingrédient de la créativité.
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vité entre hémisphères atteint une per tinence
p a r ti c u l i è r e dans le cas des enfants à haut
potentiel créatif. Ces derniers, exceptionnelle-
m e nt doués pour produ i re une mu l t i t u d e
d’idées ou d’hypothèses à partir de n’importe
quel stimulus qu’on leur propose, obtiennent
des scores très élevés dans des tests de créativité
tel celui de Torrance. Ils semblent favoriser une
pensée divergente qui se traduit par une grande
capacité de produire des solutions et à alterner
les types de solut ion grâce à leur flexibilité
mentale. De telles capacités sont associées à une
grande aptitude de recherche et de sélection des
i n f orm a ti o ns stockées en mémoi r e à lon g
terme, ainsi qu’à une bonne capacité d’associa-
tion et de combinaison des idées.
Le dialogue des misphère s
Un tel mécanisme assoc i a t i f pren d rait sa
source dans un fonctionnement neuropsycho-
logique particulier et plus intégré que chez les
autres enfants. Des recherches d’imagerie céré-
brale réalisées en 2004 par l’équipe du psycho-
logue américain Michael O’Boyle à l’Université
de Melbourne montrent que, lors de la résolu-
tion de problèmes mathématiques, les « sur-
doués » en mathématiques ne présentent pas
l’asymétrie hémisphérique classique. Durant la
résolution de problèmes, les deux hémisphères
de ces enfants sont activés alors que les enfants
«normaux » présentent une asymétrie en faveur
de l’hémisphère gauche.
En 2005, M . O’ B oyle et ses co l lègues on t
aussi examiné le fon cti on n em ent cérébral de
su rdoués en mathémati ques à l’aide d’une
t â che de ro t a ti on men t a l e . Ils ont ainsi ob s e rv é
une activa ti o n très net te de l’hémisph è r e ga u-
che dans un proce s sus qui requ i ert habi tu ell e-
m e nt l’activité de l’hémisph è re droi t . Ils en
con clu rent que ces enfants pr é s en tent une acti-
va ti on corticale plus généralisée que les autre s
en f a n t s , qu e l que soit le type d’activité cogn i-
tive ex a m i n é e . Ai n s i , les enfants à haut po ten-
ti el se caract é r i s e ra i ent par une mei ll eu re com-
mu n i c a ti o n interh é m i s ph é ri que et donc par un
fon cti on n em ent cérébral plus intégr é . Cet te
activa ti on su g g è re que ces enfants acc è dent à
d i f f é r ents types d’inform a t i o ns en même
tem p s . Il en résu l te une import a n te flex i bi l i t é
cogn i t ive perm ettant à l’enfant d’avoir accès à
d i f f é rent s types de con c epts simu l t a n é m ent et ,
dès lors , de po uvoir les assoc i er afin de propo-
s er de nouvelles soluti o n s .
Après les facteurs cognitifs sous-tendant l’ac-
tivité créatrice, abordons les facteurs conatifs.
Ce terme regroupe ce qui a trait à la fois aux
caractéristiques de la personnalité et à la moti-
va ti on de l’indivi du . É voqu ons d’abord les
traits de personnalité. En 1995, R. Sternberg et
T. Lubart ont repris les principaux résultats
obtenus au moyen de questionnaires de person-
nalité sur la psychologie de la créativité. De tels
questionnaires évaluent différentes dimensions
de la personnalité, et il est en outre possible de
faire passer aux participants des tests de créati-
vité, tel celui de Torrance. Le résultat mis au
jour par les deux psychologues révèle que les
individus les plus créatifs se distinguent par
certains traits de caractère, dont: la persévé-
rance, la tolérance à l’ambiguïté (ne pas se lais-
ser dérouter par les allusions ou les formules
équivoques), l’ouverture aux expériences nou-
velles, l’individualisme et la prise de risque.
Une activité créatri ce dem a n d e de se
con c en t rer sur une situ a t i o n et de ne pas
ren on cer si les prem i è res soluti ons propo s é e s
ne convi en n ent pas : c’est la dimen s i on de per-
s é v é r a n ce . Ai n s i , la pensée diver gen te qui doi t
propo s e r sans cesse de nouvelles soluti on s , s a n s
se déco u r a ger,ex i g e de la pers é v é ra n ce . La to l é-
ra n ce à l’ambiguïté est éga l em ent import a n te ,
car elle perm et les ra ppr och em en t s : les méta-
ph ore s , les do u bles sen s , la faculté d’interpr é ter
un gra phe de différen tes façon s , vont de pair
avec la flex i bilité men t a l e . L’ouverture aux nou-
velles expériences est nécessaire presque par
définition, et les individus obtenant de faibles
scores dans cette dimension de la personnalité
sont généralement rebutés par ce qui sort des
s en ti ers battu s . Quant à l’indivi du a l i s m e , i l
reflète une capacité d’originalité, de résistance
au courant dominant, nécessaire pour rompre
avec la tradition et pour innover.
En 1988, la psychologue Margaret Clifford de
l’Université de l’Iowa a étudié la dimension de
prise de risque chez des enfants. Elle a demandé
à de jeunes élèves de résoudre des problèmes de
leur choix, de difficultés variées. Elle a constaté
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4. Comment former
quatre triangles équilatéraux avec sixa l l u m e t t e s ? Le premier
réflexe est d’essayer de les disposer à plat sur une table. La tâche semble impossible.
Jusqu’au moment où l’on change de regard et où l’on envisage de réaliser
la tâche en trois dimensions. Un tétraèdre fournit alors la solution. Ce changement
d’approche fait appel à une capacité cognitive essentielle: la flexibilité mentale.
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que les enfants tendent à choisir des problèmes
plus simples que ce qu’ils sont capables de faire;
plus les élèves avancent dans le système scolaire,
plus ils choisissent des problèmes inférieurs à
leur niveau sco l a i r e réel . Ai n s i , ils ne pren n en t
pas le ri s que de se trom per, et pr é f è rent jouer la
s é c u r i t é . Cet te atti tu de est ad a ptée dans le
c a d re sco l a i r e , mais pas dans le domaine de la
c r é a t ivi t é , où il faut po uvoir qu i t ter ses habi tu-
des pour inven ter. Une telle qualité néce s s i te ,
o utre une forme de co u r a ge ou de goût de l’in-
con n u , la capacité de rem et tre en qu e s ti on les
s t ra t é g ies ex i s t a n te s . On sait aujourd ’ hu i , gr â ce
à divers travaux datant des années 1 9 9 0 , qu e
cet te apti tu de repose sur le cortex pr é f ron t a l ,
s i tué dans la partie la plus antéri e u re du cer-
ve a u :l ors que le cortex pr é f ront al est lésé,
An tonio Damasio et ses co llègues de l’In s t i tut
du cerveau et de la créativi t é , à Los An gel e s , on t
constaté que les pers onnes examinées pers i s-
tent dans des stra t é g ies non ad a p t é e s .
S’ ad a pte r, ch a n ger de stra t é g i e , voilà une capa-
cité qui repose sur un équ i pem ent cérébra l
propre à l’espèce hu m a i n e , le cortex pr é f ron t a l .
Cet te régi on du cerveau est sans do u te impor-
t a n te pour faire preuve de créativi t é .
Pour ach ever l’inven t a i re des facteu rs con a ti f s ,
é v oqu ons le rôle fon d a m ental de la motiva ti on
chez le créateu r . L’ activité créatri ce dem a n de de
l ’ é n er g i e , et doit tro uver son carbu ra n t . Deu x
formes de motiva ti on peuvent a pri o ris o u s - ten -
d re la démarche du créateu r. La prem i è re , l a
m o tiva ti on ex tri n s è qu e , est l’envie de recon n a i s-
s a n ce , de ri ch e s s e , de réussite , de gra ti f i c a t i on
ex t é ri eu re sous to u tes ses form e s . L’ a utre , l a
m o tiva ti on intri n s è qu e , est liée au plaisir de
s’ adon n er à l’activité créatri c e . La gra ti f i c a ti o n
d é c oule alors de l’activité en ell e - m ê m e , et non
des récom penses ex ternes qui être assoc i é e s .
Teresa Am a b i l e , de l’Un i versité Ha rva r d , a
réalisé de nom breuses étu de s , à la fois en milieu
s co l a i r e et dans le mon de de l’art , sur le nive a u
de créativité des indivi dus et leur motiva ti on .
E lle met au jour un lien fort en tre créativité et
m o tiva ti on intri n s è qu e . Ai m e r créer est le mei l-
l eur sti m ulant de la créati o n . G l ob a l e m en t , l e s
pers onnes qui ti ren t du plaisir de la produ cti on
de nouvelles idées con ti nu ent à le faire sans se
l i m i ter dans leu rs approch e s ; elles ne se pr é oc-
c u pent pas de savoir si ces idées seront ou non
co u ronnées de su cc è s . En reva n ch e , les pers on-
nes habi tuées à s’ adon n er à une activité pour les
b é n é f i c es qu’ils espèrent en reti rer, su pporten t
mal l’idée de s’ en ga g er sur une voie trop inno-
va n t e , qui ne ra p porterait aucun néfice
i m m é d i a t . C’est po u rqu o i le goût de la créati on
doit s’ e n r ac i n e r en soi - m ê m e , et le fait de pro-
m e t tre à des enfants une récom pense pour leu rs
activités créatri ces est sans do u te un des plu s
s û rs moyens de met tre en danger leur créativi t é !
Innover tout en respectant
des règles
Comme on s’ en do ute , l ’ é du c a t i on joue un
rôle de prem i er plan dans l’écl o s i on des capac i-
tés créatri ce s . Mais qu e lle édu c a t i o n , au ju s t e? À
ce propo s , deux théories se sont lon g tem p s
oppo s é e s : le psych o l ogue américain Ca rl Rogers
f ut par exemple l’un des prem i ers à défen d re
l’idée que l’envi ron n em ent familial doit être
ri ch e , s ti mulant et rel a tivem ent peu cri ti que à
l ’ é ga r d des enfants pour leur perm et tre de déve-
l opper leu rs po ten ti a l i t é s ; à sa su i t e , le psych o -
l ogue américain Dean Si m on ton s’est intéressé à
la créativité des en f a n t s , constatant qu’un envi-
ron n em ent familial ri che en sti mu l a ti o ns cultu-
rell e s , par exem p l e , par la pr é s en c e de livre s , de
m a ga z i n e s , où la proximité des cen t res cultu rel s ,
f a vorise ef fectivem ent leur créativi t é .
Malgré cela, la profusion de stimulations et la
liberté ne semblent pas suffire: ainsi, le psycho-
logue américain Richard Ochse découvrit que
les enfants ayant surmonté des difficultés pro-
duisaient plus d’idées créatrices. La créativité
bénéficierait-elle plus d’un contexte éducatif
p lutôt perm i s s i f ou d’un envi r on n e m en t
contraignant ? En 1998, T. Lubart et Jacques
Lautrey, professeur émérite à l’Université de
Paris Descartes, examinent la question auprès
d’enfants scolarisés en classe de
CE
2
. Ils propo-
sèrent à cette occasion un questionnaire aux
parents, leur demandant d’indiquer, pour une
série de situations éducatives, le comportement
qu’ils adoptaient généralement parmi trois pos-
sibles:attitude laxiste, contraignante ou souple.
Simultanément, les enfants devaient passer les
é preuves de pensée diver gen t e du test de
Torrance. Les résultats ont révélé qu’un envi-
ronnement souple favorise plus que les deux
autres (laxiste ou contraignant) le développe-
ment des performances créatives des enfants.
L’ envi ron n em ent souple est fait de règl e s
qu’il faut respecter, mais au sein desquelles peu-
vent se développer des variations. Les activités
ne sont pas immuables, l’enfant peut proposer
des innovations, et il existe un équilibre entre
les contraintes et la liber té. Finalement, cette
situation est assez proche de la dynamique créa-
trice, en art comme ailleurs: innover en respec-
tant des règles.
5 . Ludwig van
B e e t h o v e n ,
c o m m e
d’autres créateurs,
se distinguent par
une forte personnalité,
et sont capables de
se détourner des courants
dominants, sans se
préoccuper exagérément
des réactions du public.
De tels traits de caractère
comptent favorisent
la personnalité créatrice.
La motivation intrinsèque
est liée au plaisir de s’adonner
à l’activité créatrice.
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Le milieu sco l a i r e laisse éga l e m ent une
empreinte profonde sur les capacités créatrices
de l’enfant. À l’école élémentaire,un enseignant
principal s’occupe de la classe; des intervenants
ou d’autres enseignants de l’équipe pédagogi-
que peuvent aussi appo rter leur soutien pour
une matière plus spécifique, par exemple les
arts plastiques, le sport, les langues étrangères.
Les enseignants transmettent ainsi, de façon
explicite ou implicite, leurs attitudes et leurs
préférences. En 1993, la psychologue améri-
caine Ka t h r yn Wen t zel , de l’Un ive rsité du
Maryland, a dressé un état des lieux de la
conception qu’ont les enseignants américains
de l’élève idéal. Ses études ont montré que c’est
celui qui suit les consignes, reste silencieux et
comprend ce qu’on lui enseigne. Cette attitude
favorise l’obéissance et le conformisme, mais
laisse de côté la curiosité et l’indépendance. Or
ce sont précisément ces caractéristiques qui
sont nécessaires au développement de la créati-
vité. Dès lors, l’école ne constituerait pas, du
moins aux États-Unis, l’influence la plus stimu-
lante dans le domaine de la créativité.
Stimuler la créativité
chez l’enfant
Heureusement, comme l’a montré le psycho-
logue américain Arthur Cropley en 1997, cer-
tains comportements des enseignants favori-
sent le développement de la créativité chez leurs
élèves:par exemple, certains favorisent non
seulement un apprentissage indépendant (ou
chaque élève évolue à son rythme), mais aussi
un apprentissage coopératif (lorsque les élèves
se constituent en petits groupes pour effectuer
une tâche particulière, tel un exposé). Quand
les enseignants demandent aux élèves de réali-
ser un travail par eux-mêmes, ils encouragent
l’auto-évaluation du travail; il faut aider les élè-
ves à surmonter les échecs et la frustration pour
favoriser la persévérance. Ainsi, l’enseignant a
son rôle à jouer dans le développement de la
créativité chez les élèves.
D’autres recherches se sont plutôt intéressées
à l’influence du type de pédagogie (classique ou
alternative, c’est-à-dire favorisant les rythmes
personnels de l’enfant, l’initiative et l’autono-
mie) dans le développement de la créativité. Les
résultats obtenus divergent d’une étude à l’au-
tre, certains montrant une créativité renforcée
chez les élèves fréquentant des écoles à pédago-
gie alternative, d’autres obte nant des résultats
inverses, d’autres encore révélant une relation
complexe entre le type de scolarité, le sexe de
l’élève et le type de mesure de créativité, verbale
ou graphique… En 2006, mon travail de docto-
rat a porté sur les conséquences sur la créativité
du type de pédagogie, classique, d’une part, ou
de type Montessori et Freinet, d’autre part. Ces
méthodes alternatives mettent l’accent sur l’ex-
pression libre de l’enfant, qu’il s’agisse de gra-
phisme, de publication de journaux scolaires,
etc. Les résultats ont mis en évidence que, quelle
que soit la méthode, le développement de la
créativité fluctue, ralentissant, voire disparais-
sant par moments, mais pas en même temps
dans les deux méthodes. En outre, les enfants
scolarisés dans une école alternative obtiennent
de meilleures performances créatives.
Toutefois, ce résultat est sans doute lié au
mélange adroit de règles et de liberté laissée à
l’élève. La personnalité de l’enseignant compte
pour beaucoup, même si l’école sous sa forme
traditionnelle n’est peut-être pas le lieu par
excellence où l’on développe la créat ivité. À
chaque parent de sentir les besoins de son
enfant et de se rappeler quelques principes bien
établis aujourd’hui: la capacité de créer est
indissociable du plaisir qu’offre la créativité, à
travers la motivation intrinsèque,les connais-
sances et les influences culturelles multiples
jouent un rôle important, de même que la capa-
cité à croire en soi et le goût pour la prise (réflé-
chie) de risque. Enfin, l’enfant doit apprendre à
respecter des règles, mais ces dernières ne doi-
vent pas l’étouffer. Aux parents d’innover pour
favoriser, eux aussi, ces conditions!
n
6 . Le cerveau créatif.
L’acte créateur fait intervenir différentes structures cérébrales.
Le cortex frontal favorise la multiplication des idées par la pensée divergente,
notamment grâce à des neurones dits associatifs qui favorisent l’échange
d ’ i n f o rmations entre les six couches du cort e x . Le cortex préfrontal permet
de se libérer d’une stratégie inefficace. Le cortex pariétal inférieur permet de changer
d’angle d’attaque face à un problème, faisant preuve de flexibilité, sous l’influence
d’un neuromédiateur nommé noradrénaline, issu du locus coeruleus. Enfin, le corps
calleux est un faisceau de fibres reliant les deux hémisphères cérébraux
et leur permettant de mieux dialoguer pour produire des idées innovantes.
B i b l i o g r a p h i e
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Cortex préfrontal
Changement de stratégie
Cortex frontal
Pensée divergente
Cortex pariétal inférieur
Flexibilité, mobilité
de l’attention
Corps calleux
Intégration des idées Locus cœruleus
Projections de neurones
à noradrénaline
cp46_p054060_cle_crea_besancon_fp.qxp 15/06/11 12:48 Page 45
... Hence, perseverance is involved in transforming creative potential into a creative product. It is particularly relevant for divergent thinking, which requires the repeated proposition of new solution options (Besançon, 2011). ...
... Creativity results from risk taking and uninhibited exploration (Amabile, 1983;Dewett, 2006; and from the desire to overturn established traditions (Albert & Runco, 1989). Creativity is described as the exploration of the unknown, the courage to question existing strategies (Besançon, 2011) or the readiness to risk failure (Fidelman, 2008). ...
... A strong determination with regard to work seems neces- Kirsch, Ch., Lubart, T., Houssemand, C. Creative Personality Profile in Social Sciences: ... Brought to you by | Universita di Bologna Authenticated Download Date | 3/14/16 10:52 AM sary to overcome existing frameworks and create pioneering ideas. Indeed, perseverance is thought to intervene especially in divergent thinking; in the early stages of the creation process (Besançon, 2011). Abandoning the creative process early in its initial stages may result in more mainstream creations, where the innovation lies within the existing frameworks and not beyond. ...
Article
Full-text available
The literature on creativity has often focused on the analysis of artists and scientists. The ability to generalize these findings to respective professional sub-disciplines is examined. In particular, the present study addresses the generalizability of the personality profile of creative scientists to creative social scientists. Autonomy was found to be the most important personality feature for creativity in social sciences. These results suggest the importance of fostering an autonomous working style.
... 4 Perseverance is involved in transforming creative potential into a creative product. 5 ...
Presentation
Full-text available
Creativity plays an important role in education and on the job market. In this perspective, the present study addresses the personality profile of creative people in specific domains of achievement. Literature on creativity is predominantly based on the analysis of psychology students, artists and scientists. The question which emerges from the current state of the art concerns the ability to generalize these findings. Hence, the current study examines additional professional subsamples in terms of their creative personality. The sample consists of 176 participants (109 women, 66 men, MAge = 24.47, SD = 3.52, age range: 19-39 years). In the general sample, only the correlation between creativity and autonomy was significant (r = .16, p < .05). In the sample of psychologists, this correlation was stronger (r = .57, p < .01). These results suggest the importance of fostering an autonomous working style.
... Perseverance gets considered as a core feature of the creative process, especially during the finalization of a creative product (Rossman, 1931). Perseverance specifically intervenes in the capacity of keeping focalized on a creative activity despite of temporary drawbacks (Besançon, 2011). This holds also true during required defences against criticism (Eysenck, 1993a), the necessity to swim against the flow and the need to go against established ideas. ...
Conference Paper
Creativity plays an important role in education and on the job market. In this perspective, the present study addresses the personality profile of creative people in specific domains of achievement. Literature on creativity is predominantly based on the analysis of psychology students, artists and scientists. The question which emerges from the current state of the art concerns the ability to generalize these findings. Hence, the current study examines additional professional subsamples in terms of their creative personality. The sample consists of 176 participants (109 women, 66 men, MAge = 24.47, SD = 3.52, age range: 19-39 years). In the general sample, only the correlation between creativity and autonomy was significant (r = .16, p < .05). In the sample of psychologists, this correlation was stronger (r = .57, p < .01). These results suggest the importance of fostering an autonomous working style.
... 4 Perseverance is involved in transforming creative potential into a creative product. 5 ...
Chapter
Full-text available
Creativity plays an important role in education and on the job market. In this perspective, the present study addresses the personality profile of creative people in specific domains of achievement. Literature on creativity is predominantly based on the analysis of psychology students, artists and scientists. The question which emerges from the current state of the art concerns the ability to generalize these findings. Hence, the current study examines additional professional subsamples in terms of their creative personality. The sample consists of 176 participants (109 women, 66 men, MAge = 24.47, SD = 3.52, age range: 19-39 years). In the general sample, only the correlation between creativity and autonomy was significant (r = .16, p < .05). In the sample of psychologists, this correlation was stronger (r = .57, p < .01). These results suggest the importance of fostering an autonomous working style.
Article
Dans la perspective d’exploiter la créativité dans différents contextes scolaires et dans l’apprentissage des disciplines, cet article a pour but de susciter la réflexion à l’égard de pratiques inspirantes en matière d’intégration de la dimension culturelle à l’école québécoise, tout en prenant appui sur les faits marquants qui ont permis au système éducatif québécois d’entrer dans la modernité depuis la parution du rapport Parent au début des années 1960. Il est proposé d’expliciter les rouages du processus d’élaboration du matériel conçu à l’intention des enseignants dans le cadre du Mois de la culture à l’école. Ce matériel vise à soutenir concrètement la mise en oeuvre de pratiques représentatives d’une approche culturelle à l’enseignement que certains chercheurs en éducation ont contribué à définir et à documenter (Chené et Saint-Jacques, 2005; Falardeau et Simard, 2007). Illustrées sous forme de pistes d’activités et de vidéos accessibles dans Internet, ces pratiques constituent des exemples pouvant être réinvestis dans la formation initiale à l’enseignement. Elles contribuent aussi au développement des compétences professionnelles de l’enseignement (MEQ, 2001b), particulièrement celle qui relève de l’ agir du passeur culturel. L’exploitation de ce matériel est une avenue créative pour apprivoiser les disciplines scolaires et leur apport culturel dans la formation des jeunes.
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