Aussi bien en France qu’en Europe, ces dernières années, la volatilité des prix des céréales au niveau du producteur a considérablement augmenté : en Europe, la libéralisation progressive de la politique agricole commune a mis les agriculteurs en prise directe avec les flucturations des prix mondiaux, qui ont du reste toujours existé. Mais les prix mondiaux, eux-mêmes, ont connu récemment des alternances de hausses et de baisses analogues à celles que l’on avait pu observer à la fin du 19ème siècle, et qui semblaient oubliées depuis la crise de 1974. La question de savoir si les prix mondiaux sont plus instables reste controversée, soulignant leur instabilité intrinsèque et les difficultés de mesures de l’instabilité (sensibilité à la période de référence, multitude des définitions). Il existe cependant un consensus sur un risque d’instabilité croissante lié au changement climatique, aux modifications de l’équilibre offre/demande au niveau mondial (épuisement des gains de productivité, baisse de la fertilité dans certaine régions, croissance de la population), aux nouvelles stratégies d’accès aux ressources (processus d’accaparement des terres), etc.
De fortes fluctuations des prix ont des conséquences très dommageables: en périodes de prix élevés, les consommateurs souffrent, et certains des plus pauvres peuvent en mourir. En situation de prix bas, les agriculteurs ne peuvent rembourser leurs banques, qui se trouvent elles-mêmes en difficulté. Les faillites s’accumulent. La production baisse, préparant ainsi une nouvelle pénurie. Les industries alimentaires doivent sans cesse changer leurs plans de production, au détriment de leur productivité.
Dans ces conditions, les gouvernements tentent depuis longtemps de trouver les moyens d’atténuer les impacts négatifs de ces fluctuations et le stockage public joue un rôle important dans les instruments mobilisés. Son efficacité et sa contribution au bien être global restent le sujet d’une vive controverse en économie. Pour ses détracteurs, il est source de distorsion, de comportements opportunistes et de perte de bien-être global. Pour ses partisans, il peut permettre de remédier aux difficultés de fonctionnement des marchés et à leurs conséquences désastreuses sur la sécurité alimentaire des plus pauvres.
Le présent rapport a pour but de faire le point sur cette question. Il s’agit d’abord de faire une synthèse des travaux de recherche qui, depuis maintenant plus de cinquante ans, ont été entrepris pour répondre à cette question (Chapitre I). Etant donnée l’abondance des contributions, il ne s’agit pas de faire une revue exhaustive de la littérature. On se contentera d’examiner les grandes lignes de la théorie du stockage, telle qu’elle existe actuellement, et d’isoler les éléments encore sujets à controverse. Cela permettra de prendre la mesure de la complexité de cette question et de la multitude des mécanismes, variables et interactions à considérer, au niveau d’une économie nationale, pour une évaluation des coûts et avantages du stockage public.
La théorie dominante conclue à l’inutilité du stockage public, mais au prix d’hypothèses extrêmement fortes sur l’information dont dispose les agents économiques au moment de la prise de décision. En particulier, il faut pour cela négliger partiellement ou totalement la réaction aux risques des producteurs, qui n’est que rarement évoquée, et sur des bases discutables quand elle l’est.
D’un autre côté, au-delà de la souffrance des consommateurs vulnérables engendrée par l’instabilité des prix des denrées alimentaires et des effets ponctuels mentionnés ci-dessus, plusieurs auteurs soulignent ses effets négatifs sur la croissance globale des économies les plus pauvres. On explique ainsi les phénomènes de "trappe à pauvreté". Alors que l’épargne est peu importante, l’instabilité des prix met en péril la rentabilité des investissements qui sont ainsi découragés. En l’absence de capital, la productivité du travail est faible, les revenus également tout comme l’épargne…C’est un cercle vicieux maintenant bien documenté. La mise en place d’un stockage public offrant un prix « plancher» aux producteurs serait-elle un levier suffisant pour instaurer un cercle vertueux où un investissement suffisant permet la croissance de la productivité du travail et des revenus ? La revue de la littérature permet de mettre en évidence plusieurs contributions importantes qui vont dans ce sens.
Mais il ne faut pas se contenter de rechercher qui a dit quoi sur quoi. Il faut aussi essayer de créer de l’information nouvelle. A cet effet, pour évaluer les impacts du stockage public dans des situations concrètes, un modèle économique stylisé de l’Afrique Subsaharienne a été construit et utilisé dans la construction de plusieurs scénarii (Chapitre II). L’Afrique Sub-saharienne (hors Afrique du Sud) a été choisie car il s’agit du continent le plus touché par la pauvreté, quels que soient les indicateurs utilisés. Le modèle est extrêmement stylisé mais représente les éléments essentiels, définis lors de la revue de la littérature menée en partie I. L’ensemble de l’économie est représentée de façon dynamique, les stockeurs publics et privés sont pris en compte, le commerce international joue un rôle clé dans la formation des prix sur le marché. Ce modèle permet ainsi d’analyser à la fois les impacts du stockage privé et public sur la stabilité des prix, les relations entre ces deux variables, l’évolution des revenus et des importations, la croissance des secteurs agricoles et la croissance générale de l’économie. Les résultats sont extrêmement riches. Ils confirment et affinent les travaux théoriques : stockage et commerce extérieur sont intimement liés dans le processus de formation des prix. Le stockage public, associé à des mesures sur le commerce extérieur permet la stabilisation des prix mais ne peut y parvenir sans ces mesures.
La conclusion cependant sans doute la plus intéressante est que, à elle seule, dans le contexte présenté ici d’une Afrique Sub-saharienne extrêmement stylisée, la stabilisation des prix des céréales par stockage public est insuffisante pour enclencher un « cercle vertueux » de croissance.
L’étude d’un pays isolé ne fait cependant pas le tour de la question : il faut aussi envisager les conséquences que peut avoir sur les pays voisins une politique mise en place dans un pays donné. C’est pourquoi la Chapitre III est dévolue aux relations entre pays et à l’analyse des impacts des politiques menées dans une nation sur ses partenaires. Ce point est important, car l’une des objections majeure à l’encontre de l’intervention publique dans les politiques agricoles tient au fait que de telles actions sont susceptibles d’entraîner des conséquences très néfastes pour les autres pays (c’est le cas des politiques protectionnistes et des politiques de soutien aux prix agricoles dans les pays riches souvent accusées de réduire le bien être et de freiner le développement dans de nombreux pays pauvres (Anderson et al., 2006a,b)). On va montrer ici, sur la base des résultats d’un micro-modèle théorique, que cette objection est parfois fondée, mais que les choses sont plus compliquées que ne le laisse croire en la matière le discours dominant, et que, finalement, chaque cas est particulier...