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L’inscription spatiale d’une grève ouvrière en
Bretagne
Le Joint français, Saint-Brieuc, 1972
Tudi KERNALEGENN
La dimension territoriale d’un mouvement social est un élément
généralement crucial mais souvent négligé. En effet, appréhender de
manière fine la territorialisation d’un mouvement social est parfois la clé
pour en comprendre le succès. C’est ce que nous souhaitons illustrer en
analysant un mouvement social qui a marqué la Bretagne des années 1970,
la grève du Joint français (Saint-Brieuc, mars-mai 1972), restée, quarante
ans après, dans la mémoire collective comme le symbole même d’une
grève bretonne. Cette grève, qui commence par des revendications portant
sur les salaires et les conditions de travail, prend une dimension régionale
au fur et à mesure qu’elle dure, pendant huit semaines. Des comités de
soutien aux grévistes se mettent en place dans toute la région. La grève
elle-même devient le support d’un discours militant qui monte en
généralité et souligne que la condition des ouvriers du Joint français est
celle de tous les travailleurs bretons. Toute la nébuleuse de gauche et
d’extrême gauche, tout particulièrement la CFDT qui anime la grève et le
PSU, force politique majoritaire à Saint-Brieuc, se concentre sur cette grève
et en fait un symbole. D’autant plus qu’elle se termine par la victoire des
grévistes, le 6 mai.
Il va s’agir ici de comprendre les modalités de la transformation d’un
conflit ouvrier en un conflit à dimension régionale. Cette transformation
provient de deux aspects : les réseaux de solidarité aux grévistes et les
cadres d’analyse des acteurs de cette solidarité. Il nous faut en effet
distinguer entre la grève, d’un côté, qui reste jusqu’à la fin liée à des
revendications purement socio-économiques
1
, et le mouvement social, de
1
Ce qui n’exclut pas un investissement supra-local des grévistes, qui se déplacent, y compris
hors de Bretagne, pour expliquer leur lutte et recueillir des fonds. Notons ainsi une
présence symboliquement importante des grévistes lors des défilés du 1er mai à Paris
(Capdevielle et alii, 1975).
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l’autre, qui se structure et effectue une montée en généralité qui prend une
forme régionaliste.
Pour analyser les modalités de régionalisation de ce mouvement social
2
,
nous nous concentrerons sur les discours et les réseaux de la lutte sociale.
Par quels processus discursifs les revendications de départ sont-elles
montées en généralité ? Quelles organisations mènent cette montée en
généralité et pourquoi ? Quel est le rôle des acteurs externes, notamment
des médias, dans la régionalisation du discours porté sur la lutte sociale ?
Comment se structurent des réseaux de solidarité externes à la grève
proprement dite ?
Pour tenter de répondre à cette série de questions, nous nous appuierons
sur la théorie des frames ou « cadres de l’action collective ». S’inspirant des
travaux d’Erving Goffman (Goffman, 1991), cet axe d’analyse des
mouvements sociaux, développé notamment par David Snow et Robert
Benford (Snow et alii, 1986 ; Snow & Benford, 1992 ; Benford & Snow,
2000), s’intéresse au travail politique qui consiste à donner un sens à la
réalité, par le biais d’un travail de cadrage idéologique, c’est-à-dire d’un
effort stratégique conscient de la part de groupes de personnes visant à
mobiliser, sélectionner, présenter d’une certaine façon, des idées et des
significations pour former une compréhension partagée du monde et
d’eux-mêmes qui légitime et motive l’action collective. L’objectif est de
mobiliser au maximum les soutiens et de démobiliser, délégitimer au
maximum les antagonistes ou adversaires. Selon les propres termes de
David Snow et Robert Benford, le cadre se « réfère à un schéma
interprétatif qui simplifie et condense le monde ‘là-dehors’ en ponctuant et
encodant de manière sélective les objets, situations, événements,
expériences, et séquences d’action, dans le cadre de son environnement
présent ou passé » (Benford & Snow, 2000 : 137. Traduction de l’auteur).
Mais les cadres d’action collective ne se limitent pas à jouer un rôle de
ponctuation et de concentration de l’attention. Ils attribuent et articulent
également.
2
Nous entendons par régionalisation la dynamique d’élargissement territorial d’un conflit
local, aussi bien au niveau des réseaux impliqués que des représentations et des discours,
autant donc au niveau spatial que cognitif. La régionalisation n’implique pas la disparition
de l’échelle locale : au contraire, dans le cadre d’une régionalisation réussie, le niveau local et
régional s’articulent et s’alimentent mutuellement, avec souvent d’ailleurs des logiques et
des acteurs différents. La régionalisation ne se fait pas toute seule, naturellement ; elle
implique des acteurs (militants) et des vecteurs (médias).
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Cette approche suggère qu’« une des fonctions des mouvements sociaux
(…) est de fournir des cadrages alternatifs à ce qui semblait auparavant
relever de l’ordre de la malchance ou de la fatalité, en le transformant en
injustice sociale ou en transgression morale qui appelle l’action » (Snow,
2001 : 35). De fait, l’intérêt de cette approche est de souligner que les
mouvements sociaux ne sont pas seulement des porteurs neutres
d’idéologies préexistantes, mais que le cœur de leur apport est de travailler
à la production de sens, en étendant voire transformant d’anciennes visions
du monde, et en proposant de nouvelles façons d’appréhender
cognitivement le monde (Benford & Snow, 2000). Dans cette perspective,
les mouvements sociaux sont des acteurs cognitifs.
David Snow et ses coauteurs ont suggéré l’existence de trois opérations de
cadrage différentes : le cadrage de diagnostic qui consiste à définir les
sources et responsables des problèmes, les victimes de ces problèmes, etc. ;
le cadrage de pronostic qui consiste à proposer une solution au problème
soulevé ou, du moins, une stratégie pour l’aborder ; et le cadrage de
motivation qui donne des raisons de s’engager dans l’action. Nous posons
ici l’hypothèse qu’il existe un cadre de la région ou de l’injustice régionale.
Il va s’agir dans les pages qui suivent d’en étudier les modalités de
constitution, les différents éléments qui le composent, son acceptation ou
non par les différents acteurs de la lutte sociale, l’extension de sa diffusion,
et enfin de suggérer les effets qu’il a pu avoir.
Cette contribution repose essentiellement sur un travail de terrain
(dépouillement d’archives, entretiens) réalisé dans le cadre d’une thèse
portant sur la territorialisation des mouvements sociaux. Elle s’inscrit
largement dans le cadre théorique d’une sociologie cognitive du territoire
(Brubaker et alii, 2004 ; Zerubavel, 1997 ; DiMaggio, 1997 ; Bourdieu,
1980), c’est-à-dire que nous appréhendons le territoire non comme une
réalité du monde, mais comme une perspective sur le monde. Espace
socialement construit, le territoire n’existe que par, et à travers, nos
perceptions, interprétations, classifications, catégorisations et
identifications. Il est un outil pour faire sens de ses problèmes, identifier
ses intérêts et orienter son action.
Dans un premier temps, nous nous interrogerons sur la dynamique de
régionalisation d’un conflit ouvrier au travers du prisme des médias, en
étudiant la régionalisation telle que perçue par le grand public. Il s’agira de
poser la chronologie de l’extension territoriale du mouvement social de
soutien à la lutte ouvrière. Dans un deuxième temps, nous nous
interrogerons sur la mise en place d’un cadre de l’injustice régionale par la
CFDT, principal acteur de la grève du Joint français, en analysant son
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discours et sa stratégie. Enfin, nous nous pencherons sur les acteurs et
réseaux de la régionalisation du conflit, notamment les entrepreneurs
politiques en matière de régionalisation. La régionalisation n’est en rien
spontanée, quoique non préméditée non plus, mais bien le fait d’acteurs
stratèges interconnectés via la CFDT et le PSU, qui travaillent à créer un
rapport de force favorable aux grévistes.
Ces trois temps de la démonstration s’appuieront à chaque fois sur
l’analyse de sources spécifiques, la presse quotidienne régionale et
nationale, la presse militante, les archives de l’Union régionale et des
unions départementales de la CFDT en Bretagne, en particulier un corpus
d’une douzaine de tracts et communiqués de presse, les archives des
diverses organisations de gauche (archives de la CFDT, du PSU…) portant
sur la grève du Joint français, déposées aux archives départementales des
Côtes-d’Armor, et des archives des acteurs de l’époque. Ce travail en
archives a été complété par des interviews des acteurs (Jean Le Faucheur,
Félix Nicolo…). Nous nous sommes également appuyé sur la thèse
d’histoire orale de Vincent Porhel (2005), qui porte pour partie sur la grève
du Joint français et qui reproduit des interviews très approfondis avec
d’anciens ouvriers grévistes. Chacune de ces sources a été analysée de
manière exhaustive en relevant systématiquement tous les éléments de
territorialisation, ainsi que tous les processus rhétoriques de
problématisation et de politisation de la grève.
Les modalités de la régionalisation d’un conflit ouvrier au travers du
prisme médiatique
Nous allons nous intéresser pour commencer à la progressive extension
géographique d’un conflit ouvrier, en nous appuyant sur les médias et tout
particulièrement sur la presse quotidienne régionale, Ouest-France (OF) et
Le Télégramme (LT). Il s’agit de comprendre la chronologie de la
régionalisation du conflit du Joint français et de donner à voir les
moments-clés de cette extension. Nous en avons repéré cinq, qui dessinent
autant d’étapes de la transformation d’une grève ouvrière localisée dans
une usine à un conflit régional.
Le conflit du Joint français éclate le 13 mars 1972 avec le début de la grève
illimitée, mais ses origines sont bien plus lointaines, ce qui explique qu’elle
devienne dès le début une priorité pour la CFDT. En effet, dès 1971 (voire
dès 1968), la CFDT commence une action interne à l’usine et une
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campagne dans l’opinion publique sur la question des bas salaires, des
conditions de travail et du respect des droits syndicaux. La grève s’ouvre
sur des revendications purement internes à l’usine et d’ordre socio-
économique. Les revendications portent sur cinq points, dont le principal
est l’augmentation du salaire horaire de soixante-dix centimes.
Si les grévistes ont, dès le début, le soutien des Unions départementales CFDT
et CGT (les deux syndicats ouvriers présents à l’intérieur de l’usine
3
), le conflit
sort aussi très rapidement de l’usine. Dès le 15 mars, « un cortège d’une
centaine d’ouvriers et d’ouvrières » accompagne les quatre représentants
syndicaux CFDT et CGT « devant le Palais de Justice, après un défilé dans les
rues du centre-ville » (OF, 16 mars). Ceux-ci ont été convoqués devant le
tribunal des référés pour se voir notifier l’expulsion de l’usine qu’ils occupent.
Le vendredi 17 mars, les gendarmes mobiles occupent l’usine, provoquant le
premier moment-clé et la première territorialisation : le conflit du Joint français
se passera hors de l’usine, occupera l’espace local.
Le deuxième moment-clé apparaît dans les journaux le 21 mars. « Les
organisations agricoles manifestent leur solidarité aux ‘grévistes’ du Joint
français
4
» (LT). « L’après-midi des cultivateurs de la région sont venus
distribuer du beurre, du lait, et divers légumes » (OF). C’est le début de la
solidarité et l’élargissement du territoire concerné par la grève à Saint-
Brieuc et le pays briochin. Un meeting de solidarité, organisé par les unions
départementales de la CFDT, de la CGT et de FO, a d’ailleurs lieu le mardi
21 mars, avec plus de cinq mille participants, suivi par un gala de solidarité
auquel se joignent bénévolement de nombreux chanteurs bretons. Le
conflit commence déjà à avoir une coloration bretonne par la chanson. La
solidarité paysanne s’étend progressivement à tout le département. Ainsi, le
3
La CFDT est le syndicat majoritaire et l’animateur de la grève et de la lutte sociale qui
l’entoure. Si l’unité d’action est maintenue tout au long de la grève, la CGT donnera une
image de pusillanimité par son opposition au durcissement et au prolongement de la grève
de même qu’aux comités de soutien, repères de « gauchistes » d’après elle (cf. Capdevielle et
alii, 1975, notamment pp. 106-18).
4
Si cela peut sembler spontané à la lecture des journaux, il ne faut pas s’y méprendre. Les
contacts entre l’UD-CFDT et la FDSEA et CDJA sont forts dans les Côtes-du-Nord.
Nombre des dirigeants départementaux de la CFDT, à commencer par le secrétaire général
Jean Le Faucheur, sont directement issus du monde rural et ont été socialisés dans la
mouvance chrétienne (JAC, JOC). En outre, aussi bien Jean Le Faucheur que Jean Le
Floc’h, secrétaire général de la FDSEA, sont membres du PSU. Sollicités par les ouvriers du
Joint français, les agriculteurs décident, lors d’une réunion réunissant les responsables
syndicaux agricoles du pays briochin le 18 mars, de soutenir matériellement les grévistes
(Capdevielle et alii, 1975).
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30 mars, c’est au tour des agriculteurs de Lannion-Tréguier de distribuer
des légumes, du beurre et des œufs (LT, 31 mars).
Le troisième moment-clé se déroule dans la nuit du 5 au 6 avril. Alors que
des discussions sont conduites à la direction départementale de la main-
d’œuvre entre trois responsables du Joint français et les responsables
syndicaux, les grévistes envahissent les locaux, s’installent pour la nuit et
empêchent les membres de la direction de quitter les lieux en leur
reprochant l’absence de propositions décentes aux revendications des
grévistes, délogés par les CRS au matin en présence des médias.
Photo 15 – Confrontation entre un CRS et un gréviste
Jacques Gourmelen© 1972
Un photographe de Ouest-France immortalise à cette occasion une
confrontation entre un ouvrier et un CRS (en fait, deux copains d’enfance).
Cette image devient le symbole immédiatement reconnaissable de la grève
du Joint français. Elle apparaît ainsi en fond quand les journaux télévisés
évoquent la grève (Porhel, 2005 : 238-239). L’impact de ce moment-clé est
d’inscrire le conflit du Joint français au cœur de l’actualité : la
« séquestration » passe au 20h00 de la première chaîne pendant une minute
et demie et à celui de la deuxième chaîne pendant deux minutes. Comme
on peut le voir dans le graphique ci-dessous, l’événement provoque
l’arrivée du Joint français en une de Ouest-France pour la première fois et,
surtout, le début du traitement en profondeur de la grève dans les pages
économiques et sociales
5
. Tous les lecteurs de Ouest-France ont désormais
5
Précisons que la courbe rend compte des articles dans les pages supra-départementales
(région, économie et société, etc.).
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accès à l’actualité sur le Joint français, alors que celle-ci était jusqu’alors
essentiellement départementale.
Graphique 1 – Le Joint français dans Ouest France
Lors de leur édition des 8-9 avril, les deux quotidiens de Bretagne
consacrent pour la première fois de longs articles d’analyse aux questions
soulevées par la grève du Joint français. Dans un article ayant pour titre
« Joint Français, un conflit qui remonte… à l’implantation de l’usine », Le
Télégramme reprend indirectement nombre des arguments de la CFDT sur
les salaires, l’implantation de l’usine, les rapports entre la direction et les
syndicats, etc. Ouest-France va encore plus loin dans un article intitulé « À
propos d’un conflit : cette inégalité de moins en moins supportée ».
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L’auteur contribue à diffuser le travail de montée en généralité effectué par
la CFDT, en reprenant certains des arguments portés par le syndicat
concernant la régionalisation du conflit, notamment sur l’écart des salaires
entre l’usine de Bezons (l’usine-mère du Joint français) et celle de Saint-
Brieuc. Et, plus largement, il voit dans le conflit du Joint français la
contestation d’une certaine forme de décentralisation. « Mais que penser
d’un pays qui aurait des régions sous-développées proposant de la main-
d’œuvre à bon marché alors que le Premier ministre vient de dire qu’il ne
devrait pas y avoir plusieurs catégories de Français ? » conclut le
journaliste. Si la dimension explicitement bretonne et régionaliste est
encore absente, le cadre de l’injustice régionale est déjà bien présent sous
sa forme « centre-périphérie ».
La dimension spécifiquement bretonne commence à apparaître à Ouest-
France le 11 avril lors de la reproduction d’un communiqué de l’Union
régionale CFDT qui souligne que la grève « est caractéristique de la
situation faite aux travailleurs bretons » et appelle toutes ses sections et
syndicats de Bretagne à intensifier la solidarité financière. Ce cadre de
l’injustice régionale est repris par la FDSEA et le CDJA du Finistère le 13
avril en page « Finistère ». Cette même édition souligne qu’une première
collecte organisée le dimanche précédent (9 avril) par le syndicalisme
agricole finistérien a permis l’envoi à Saint-Brieuc de plus de deux tonnes
de denrées alimentaires. Une réelle solidarité régionale émerge en filigrane
des articles des deux quotidiens.
Le quatrième tournant est la manifestation du 18 avril qui marque
réellement l’affirmation par les médias que le Joint français est un conflit
régional, aussi bien au niveau des thématiques que des réseaux de
solidarité. Pour Le Télégramme : « On prévoyait un rassemblement
départemental ; ce fut une manifestation régionale » (LT, 19 avril). Pour
Ouest-France : « Les organisateurs attendaient dix mille personnes. Leurs
espérances ont été largement comblées. Ils avaient appelé à un grand
rassemblement départemental. Les délégations venues du Finistère, d’Ille-
et-Vilaine et du Morbihan lui ont donné un caractère régional » (OF, 19
mars). Le Télégramme cite en « Une » un syndicaliste mettant l’accent sur « le
problème de l’industrialisation de la région, de la qualité des emplois créés,
de la façon dont vivront les travailleurs qui veulent rester en Bretagne ».
Ouest-France met en « Une » une photo de la manifestation avec un drapeau
breton clairement visible et souligne, dans ses pages intérieures, que la
manifestation réunit « ouvriers, paysans, commerçants (CID-UNATI),
enseignants, étudiants et aussi lycéens », c’est-à-dire le peuple dans toute sa
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diversité. À lire les deux quotidiens, il ne s’agit clairement pas d’un conflit
de classe, mais d’un conflit territorial.
Dans les jours qui suivent, c’est encore via la CFDT que les quotidiens
valorisent la dimension bretonne du conflit. Le 20 avril, Ouest-France
reproduit un communiqué de la CFDT soulignant que « la lutte engagée est
celle de tous les travailleurs de Bretagne ». Le 25 avril, c’est Edmond Maire
en personne, le secrétaire général de la CFDT
6
, qui vient à Saint-Brieuc
expliquer que « derrière ce conflit, il y a la situation des travailleurs
bretons : sous-emploi, sous-qualification et aussi chômage (…). Cette
grève met en lumière un autre aspect du problème breton qui est l’aspect
colonial. Les décisions sont prises dans des bureaux parisiens, en
application d’une politique qui accroît le sous-développement » (OF, 25
avril).
Le cinquième moment-clé a lieu début mai. Le 1er mai, les ouvriers du Joint
français sont mis à l’honneur lors du défilé des organisations d’extrême
gauche à Paris : treize d’entre eux ouvrent la marche (LT, 2 mai). Le même
jour est annoncée la mise en place d’un Comité de soutien national à la
grève du Joint français (OF, 2 mai). Le nom des premiers membres de ce
comité de soutien – des écrivains, des artistes, des personnalités du PSU,
des syndicats CFDT, etc. – est dévoilé le 5 mai (OF, 6-7 mai). Le
mouvement commence à prendre une dimension nationale. Trop tard
cependant pour que cela ait un quelconque effet, puisque les grévistes
reprennent le travail le 9 mai
7
.
Début mai voit au contraire l’affirmation explicite du discours du Joint
français comme « grève bretonne ». Le 3 mai, Le Télégramme clame :
« Manifestations aujourd’hui dans toute la Bretagne ». De fait, huit
rassemblements ont été organisés à Saint-Brieuc (six mille manifestants
8
),
Brest (mille cinq cents), Landerneau (plus de deux cents), Carhaix (deux
6
Edmond Maire a pu d’autant plus facilement adopter le cadre cognitif mis en place par la
CFDT Bretagne, que la CFDT était alors en plein processus de régionalisation depuis le
Congrès confédéral de 1970 et que la Bretagne était l’un des principaux soutiens de la
direction confédérale de la CFDT.
7
Le 6 mai, un protocole d’accord est rédigé, qui garantit notamment une augmentation de
soixante-cinq centimes du salaire horaire des ouvriers, de même qu’une prime de fin
d’année. Si toutes les revendications des grévistes ne sont pas reprises, cet accord est lu
comme une victoire des grévistes, qui votent majoritairement la fin de la grève. La reprise
du travail marque également la fin du mouvement social de solidarité, même si des fonds
continuent à arriver pendant quelques semaines.
8
Le Télégramme remarque des délégations de Rennes, Vitré, Redon, Fougères, Morlaix, de
même que des représentants de la plupart des comités de soutien du département (LT, 4 mai).
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cents), Quimper (plusieurs centaines), Vannes (deux cents), Lorient
(plusieurs centaines), Pontivy (deux cents)
9
. Les pages locales de Ouest-
France en rendent amplement compte. En première page, la photo met en
valeur les nombreux drapeaux bretons qui se mêlent aux drapeaux rouges.
Le drapeau breton semble alors avoir cessé d’être un drapeau illégitime et
rejeté par le mouvement ouvrier
10
. Les titres du journal affirment sans
détour la dimension régionale du conflit : « Désormais un conflit
régional ». Les discours, les slogans rapportés insistent tous sur cette
dimension. Par exemple, pour Brest : « La Bretagne veut vivre ! », « La lutte
du ‘Joint Français’ est désormais la lutte de tous les travailleurs bretons »,
etc.
La fin du conflit est l’occasion pour Ouest-France de faire un bilan dans le
cadre d’un éditorial – intitulé « Le procès d’une certaine forme de
décentralisation » – sous la plume de Guy Delorme :
« Si la Bretagne toute entière leur a apporté son soutien moral et matériel (…)
c’est que le Joint Français représentait une certaine forme de décentralisation
industrielle contestée. Tous ses maux étaient réunis là comme dans une
caricature : des emplois non qualifiés mal acceptés par des jeunes munis de leur
C.A.P., des salaires bas présentant des écarts importants avec l’usine de la
même société à Bezons, une direction lointaine enfin, qui régnait de Paris sur
des ateliers de production. Et la Bretagne a proclamé son refus d’être une main-
d’œuvre à bon marché », (OF, 9 mai).
Guy Delorme synthétise ici le cadre de l’injustice régionale construit par la
CFDT. Tous les éléments sont réunis, ce qui témoigne du succès de ce
cadre, diffusé en « Une » du principal quotidien de Bretagne. Le succès de
la lecture bretonne du conflit du Joint français était ainsi consacré. À noter,
la personnification de la Bretagne opérée par le journaliste : « la Bretagne
apporte son soutien » (l. 1), « la Bretagne proclame son refus » (l. 7). S’il
s’agit bien d’une figure de style, d’une métonymie, pour se référer aux
Bretons, nous y voyons une volonté sous-jacente, inconsciente, de suggérer
l’unanimité d’une région. Cette rhétorique de personnification est
proprement régionaliste, construisant un tout uniforme à partir de
dynamiques singulières.
9
Les chiffres sont ceux donnés par Ouest-France, 4 mai.
10
Créé dans les années 1920 au sein du mouvement breton (Emsav), le drapeau breton reste
pendant longtemps un symbole cantonné quasi-exclusivement aux milieux autonomistes.
Son usage se généralise à partir de 1965 (présence lors de la victoire du Stade rennais à la
finale de la coupe de France) et il devient en 1972 le symbole par excellence d’une identité
régionale contestataire, avant d’être adopté progressivement par toute la population.
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Nous avons ainsi dégagé la progressive régionalisation d’un conflit local. Si
les réseaux de soutien à la grève se territorialisent très rapidement, la
dimension régionale, quant à elle, n’est reprise par les médias qu’assez
tardivement, à partir de la manifestation du 18 avril – donc après la
médiatisation du conflit qui prend son envol après la nuit du 5 au 6 avril.
Nous pouvons néanmoins conclure que la presse quotidienne régionale a
contribué à la lecture régionaliste de cette grève ouvrière
11
.
La CFDT et la mise en place d’un cadre de l’injustice régionale
Les revendications originales qui ont motivé les débrayages, puis la grève
illimitée, au sein du Joint français sont, comme nous l’avons déjà vu,
strictement socio-économiques et internes à l’usine. Dès le début pourtant,
l’implication de la CFDT, syndicat majoritaire au sein de l’usine, et tout
particulièrement du secrétaire de l’Union Départementale des Côtes-du-
Nord, Jean Le Faucheur, constitue un facteur d’élargissement. Ce syndicat
travaille en effet tout au long du conflit, et tout particulièrement à partir de
l’occupation de l’usine par les gendarmes mobiles (17 mars), à effectuer
une montée en généralité (Boltanski & Thévenot, 1991) des revendications
des grévistes dans le but de susciter une solidarité externe à l’usine –
condition nécessaire à l’instauration d’un rapport de force avec la direction
du Joint français –, son intransigeance annonçant une grève longue ; ce qui
passe par la mise en place de cadres de l’action collective.
En mars, plusieurs cadres de l’action collective coexistent, portant autant
de lectures différentes du conflit du Joint français. Mais deux grands cadres
dominent : un cadre d’analyse horizontal d’injustice territoriale
12
et un
cadre d’analyse vertical d’injustice sociale. Le premier cadre repose sur une
dénonciation des conditions de l’installation du Joint français à Saint-
Brieuc, qui vise à susciter la solidarité territoriale. Pour animer le
développement de ce premier cadre, l’Union régionale interprofessionnelle
11
Soulignons que les médias nationaux aussi contribuèrent largement à convertir l’opinion
publique à la dimension bretonne de la grève, ce que nous appellerons la « labellisation
externe ». Quelques titres peuvent être cités à titre d’exemple : « Face à l’inconscience du
patron, la solidarité de toute une région », Le Nouvel Observateur, 17-23 avril 1972 ; « Joint
français, conflit phare pour la Bretagne délaissée », L’Aurore, 4 mai 1972 ; « Une grève
bretonne », L’Humanité, 9 mai 1972 ; « La Bretagne contre Paris », L’Express, 5-11 juin 1972,
etc.
12
Depuis les années 1950, la CFDT avait commencé en Bretagne à développer une analyse
régionale, de manière parallèle à la progressive structuration régionale de la confédération
(Kernalegenn, 2010a).
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CFDT de Bretagne demande à Félix Nicolo, son secrétaire général, de
s’installer à Saint-Brieuc pour la durée du conflit et de se consacrer
entièrement à la victoire de la grève du Joint français
13
. Le second cadre
s’appuie sur la description d’un conflit d’OS (ouvriers spécialisés)
particulièrement exploités : salaires très bas, y compris par rapport aux
autres usines briochines, climat de répression syndicale, etc. Cette
rhétorique syndicaliste classique vise à susciter la solidarité de branche et
de classe et, notamment, celle des organisations de gauche,
particulièrement sensibles aux conflits d’OS (Vigna, 2007). Pour animer le
développement de ce second cadre, la CFDT délègue Lionel Mandray, l’un
des secrétaires de la Fédération nationale des Industries chimiques CFDT,
qui a aussi en charge les contacts au niveau ministériel (Porhel, 2005 : 268 ;
Capdevielle et alii, 1975 : 49-60).
Comme le souligne Vincent Porhel toutefois (Porhel, 2005 : 256), les
grévistes se retrouvent confrontés au peu de solidarité de l’industrie
chimique, branche à laquelle appartient le Joint français. L’absence de
solidarité de l’usine-mère de Bezons, y compris quand les grévistes du Joint
français s’y déplacent, marque les limites de la solidarité de classe. Face à
cette situation et à l’investissement dans la lutte de Félix Nicolo et Jean Le
Faucheur, tous deux régionalistes convaincus
14
, le cadre d’injustice
territoriale commence à devenir dominant et à prendre la forme d’un cadre
d’injustice régionale. C’est ce cadre que nous souhaitons analyser en nous
appuyant sur l’expression publique de la CFDT, c’est-à-dire sur ses tracts
et communiqués de presse
15
.
Le cadre diagnostic repose principalement sur trois éléments : la mise en
cause d’une « certaine décentralisation », l’inégalité des salaires avec la
région parisienne et l’extériorité des centres de décision. La mise en cause
de la décentralisation est développée dès les débuts du conflit du Joint
13
Entretiens avec F. Nicolo et J. Le Faucheur.
14
Fortement influencés par le CELIB dans les années 1950, acteurs essentiels de la mise en
place de l’URI CFDT Bretagne dans les années 1960, les deux syndicalistes partagent une
commune origine chrétienne de gauche (JOC) et une même vision régionaliste bretonne. Le
CELIB (Centre d’Étude et de Liaison des Intérêts bretons) regroupe la majorité des acteurs
sociaux de Bretagne (partis, syndicats, institutions, etc.) à partir des années 1950, sous la
forme d’un lobby territorial qui a notamment obtenu l’installation du Joint français à Saint-
Brieuc. Le rôle cognitif du CELIB a aussi été essentiel, instaurant la Bretagne comme
niveau légitime du politique.
15
Les documents cités sont pour la plupart disponibles aux archives départementales des
Côtes-d’Armor (fonds 158 J).
L’INSCRIPTION SPATIALE D’UNE GREV E OUVRIERE EN BRETAGNE
105
français par la CFDT, autour de l’idée que « le Joint-Français a coûté cher
aux contribuables de St-Brieuc ». L’entreprise aurait en effet bénéficié lors
de son installation : d’un « terrain de quatorze hectares revenant à deux
millions trois cent mille francs » mais payé mille quatre cents francs, de
primes « pour la création d’emplois », d’une « exonération totale de la
patente pendant cinq ans », etc. (tract du 17 mars). Or la population n’a eu
aucun retour sur l’investissement, à en croire la CFDT. Au contraire,
« l’Union régionale CFDT dénonce le comportement de la direction de
cette entreprise, qui est venue s’installer en Bretagne pour exploiter les
travailleurs » (tract du 4 avril). La CFDT dénonce donc progressivement le
« colonialisme des entreprises pirates » (tract de la mi-mai de l’UR-CFDT)
« qui viennent dans notre région pour exploiter les travailleurs et les payer
le moins cher possible » (document « Prise de parole type »). Par extension,
la CFDT en profite pour condamner le 6e plan, régionalisé, « qui favorise
les régions à fortes concentrations industrielles aux dépens de régions
comme la Bretagne » (tract de la mi-mai de l’UR-CFDT). Ce premier
thème de la mise en cause d’une « certaine décentralisation » est largement
repris par les autres syndicats, de même que par tous les partis de gauche,
du PS à l’extrême gauche.
Le deuxième élément du cadre diagnostic, la question de l’inégalité des
salaires avec la région parisienne, est développé de manière récurrente dans
la communication de la CFDT et repris par les autres organisations
syndicales. Ainsi dans le tract du 29 mars : « L’écart existant entre les
salaires de l’usine de Saint-Brieuc et ceux de l’usine du Joint français de
Bezons est de 20 à 40% selon les catégories ». Cet élément s’articule bien
avec le précédent, comme dans le communiqué de presse du 31 mars qui
déplore que la région soit « considérée par le patronat et les pouvoirs
publics comme une source de main-d’œuvre à bon marché ». Comme le
note le document sur la prise de parole : « [Le] Joint Français, c’est
sûrement l’entreprise qui permet de mieux poser le problème des bas
salaires et de la disparité des salaires avec Paris ». Cet élément, qui est
repris tel quel par l’ensemble des soutiens aux grévistes du Joint français,
est souvent lié à l’idée que la Bretagne serait une région sous-développée
exploitée par les capitalistes.
Le troisième élément est celui de l’extériorité des centres de décision,
développé timidement par la CFDT, ou de manière indirecte par
l’accusation de colonialisme. Cet élément prend principalement la forme
d’une direction qui refuse la négociation : la raison principale de ce conflit,
selon le tract du 4 avril, « c’est d’abord et surtout le refus de négocier de la
part de la direction de cette société ». À cela s’ajoute le regret que les
LES LIEUX DE LA COLERE
106
« pouvoirs publics (…) appuient cette direction de combat » (Ibid.). Ce
troisième élément est bien plus développé dans le monde politique. Ainsi,
le PSU déplore la « lointaine direction parisienne » (Tribune socialiste n°534,
26 avril 1972) des entreprises avec une « direction parisienne » et « un
manque total d’autonomie sur le plan local » (éditorial d’Yves Le Foll,
Combat socialiste n°631, 15 avril 1972). Et de conclure : « C’est bien dans une
certaine mesure le sort des pays colonisés » (Ibid.).
Le cadre de motivation, qui consiste dans un appel à la solidarité, est inscrit
directement dans le processus de montée en généralité à l’œuvre dans
l’opération de mise en place d’un cadre diagnostic. Ce processus vise en
effet directement à souligner que « la lutte des salariés du Joint français est
celle de tous les travailleurs bretons » (tract du 31 mars). Cette formule est
répétée systématiquement à partir de fin mars et constitue une forme
d’appel direct à une solidarité régionale. Les communiqués se réjouissent
d’ailleurs régulièrement que la solidarité financière et matérielle, de même
que la participation massive aux manifestations, « témoigne[nt] de la prise
de conscience de toute une population de la véritable dimension des
problèmes posés à travers ce conflit » (communiqué de presse du 9 mai).
L’UR-CFDT en tire un bilan à la fin de la grève (tract de la mi-mai) :
« Avec les travailleurs du ‘JOINT’, toute la Bretagne a dit non au
colonialisme des entreprises pirates ». Comme le résume la note à
l’attention des ouvriers du Joint en déplacement : « Les travailleurs du Joint
ont conscience de travailler aussi pour la défense de l’intérêt général de la
Bretagne pour obtenir des salaires plus décents, pour les travailleurs de la
région bretonne ».
Le conflit étant relativement court, le cadre pronostic et les revendications
n’ont pas le temps d’être développé, en dehors des revendications
spécifiques des grévistes. Plusieurs revendications sont néanmoins mises
en avant : le « développement économique de la région » (tract du 4 avril),
la « création d’emplois qualifiés » (communiqués de presse du 31 mars et
du 4 avril), la « suppression des disparités de salaires » (tract du 18 avril). La
note sur la prise de parole résume ce cadre pronostic (embryonnaire) :
« nous sommes pour l’industrialisation de la Bretagne mais (…) nous
voulons des emplois de qualité avec des salaires qui permettent aux gens de
vivre décemment ».
L’INSCRIPTION SPATIALE D’UNE GREV E OUVRIERE EN BRETAGNE
107
Acteurs et réseaux de la régionalisation d’un conflit
La CFDT est clairement le moteur de la lutte du Joint français, aussi bien
dans l’usine, parmi les ouvriers, qu’au dehors. Elle est l’acteur central de la
régionalisation de la lutte par son travail discursif de montée en généralité
et son aptitude à diffuser ses propres cadres d’analyse
16
. Mais la lutte est
aussi menée par la CGT et les rassemblements sont soutenus par la FEN
et FO, comme en témoignent les appels aux manifestations ou encore les
tracts et communiqués communs. Pourtant, seule la CFDT favorise
l’extension du conflit, et notamment des réseaux de solidarité aux grévistes.
La position de la CGT, soutenue par la FEN et FO, est plutôt d’en rester
sur un conflit d’usine géré par les syndicats, d’éviter de l’étendre et de le
durcir, et de trouver un compromis le plus rapidement possible avec la
direction (Capdevielle et alii, 1975 : 105-118)
17
.
Dès la mi-mars, les syndicats agricoles commencent à s’ajouter aux réseaux
de solidarité, qui entretiennent des liens forts avec la CFDT en Bretagne.
Comme le met en évidence un document interne à la CFDT (AD 22, 158
J 81), cette solidarité s’est développée par cercles concentriques : les
cultivateurs du canton de Saint-Brieuc dès le 20 mars à l’initiative du
CDJA, puis progressivement ceux des autres cantons des Côtes-du-Nord,
à l’initiative tout d’abord d’une minorité de gauche du CDJA et de la
FDSEA, autour de Jean Le Floc’h, secrétaire général de la FDSEA. Les
distributions se font régulières et participent à la fois à la médiatisation du
conflit et à la régionalisation du discours. En avril, le soutien paysan
s’étend aux départements limitrophes et tout particulièrement au Finistère.
Les CDJA et FDSEA participent alors à la création de comités de soutien,
de même qu’aux diverses manifestations de soutien. Dans un éditorial de
16
Y compris dans les médias régionaux, comme nous l’avons vu dans la première partie.
D’ailleurs, deux des principaux journalistes en charge de la couverture de la grève – Pierre
Duclos pour Ouest-France et Guy Lorant pour Le Télégramme – sont militants à la CFDT. Le
premier a, par la suite, été licencié par Ouest-France pour des articles considérés comme trop
engagés dans un autre conflit social, et a alors créé un journal régionaliste de gauche, Le
Canard de Nantes à Brest (1978-1982). Le second est devenu, à la suite du conflit, permanent
à la CFDT et attaché de presse d’Edmond Maire.
17
Témoignage de cet inégal investissement des deux syndicats, 22,7% de la solidarité
financière provient directement de la CFDT, 2,9% de la CGT seulement et 9,9% des
intersyndicales. Les autres contributions significatives sont constituées de subventions
municipales (5,2%), ou attribuées par la FEN (3,2%), l’Église (3,2%), le PSU (2,6%) et la
FNSEA (2,6%). 13,2% directement des Comités de soutien dont le PSU, généralement le
principal animateur avec la CFDT, mais aussi le PS et l’extrême gauche (Capdevielle et alii,
1975 : 92).
LES LIEUX DE LA COLERE
108
Trait d’Union (journal de la FDSEA des Côtes-du-Nord) du 14 avril, Jean
Le Floc’h souligne la similitude entre la condition des paysans bretons et
celle des travailleurs du Joint français :
« – Comme eux nous dénonçons les disparités de nos revenus par
rapport à ceux des agriculteurs du Bassin parisien.
– Comme eux nous subissons la répression au travers de la
condamnation de nos militants syndicaux ».
Une rhétorique très similaire est développée par le CDJA et la FDSEA du
Finistère, qui s’organisent aussi pour envoyer des denrées alimentaires à
Saint-Brieuc (cf. notamment Ouest-France, 13 avril). La solidarité est
développée également par les partis de gauche et, tout particulièrement, par
le PSU, présent et dynamique en Bretagne, et qui tient alors la mairie de
Saint-Brieuc. La municipalité s’implique directement dans le conflit en
votant une subvention aux grévistes. Comme nous l’avons déjà vu ci-
dessus, le PSU a un rôle très important dans la régionalisation discursive
du conflit
18
. Rappelons que Jean Le Faucheur, animateur de la grève, est
membre du PSU, de même que Jean Le Floc’h, secrétaire général de la
FDSEA. Mais la municipalité joue aussi un rôle important dans la
régionalisation de la solidarité, le PSU appelant systématiquement à
participer aux manifestations de soutien. Dès le 4 mars, Combat socialiste
(n°625), journal du PSU des Côtes-du-Nord, invite ses lecteurs à se servir
de leur CCP en faveur des ouvriers du Joint français. Mais le PSU met
aussi en œuvre ses réseaux militants pour développer la solidarité
territoriale, comme en rend compte ce témoignage quimpérois :
« Lors de la 3e semaine de grève, des camarades de St-Brieuc
demandent à la section de Quimper d’étendre au Finistère le
mouvement de soutien au Joint. Quarante-huit heures après, trois
tonnes de nourriture collectées chez les paysans, par le PSU, le CDJA
et les étudiants, sont expédiées à St-Brieuc. Une invitation commune
PSU/PS est adressée aux organisations populaires. La CFDT, le
CDJA, la FDSEA, l’UDB, le PR, le PS, le PSU, l’APE Cornec, les
APF, la JEC, le Secours Populaire, le MRJC, le Secours Catholique,
Vie nouvelle, se retrouvent, créent le Comité Populaire de Soutien
(…). Le PCF, la FEN et la CGT n’ont pas répondu à l’invitation
19
».
18
Dès les années 1960, et tout particulièrement à partir d’un colloque organisé à Saint-
Brieuc les 26-27 novembre 1966, le PSU rompt avec la doxa « jacobine » de la gauche
française, en développant un projet régionaliste novateur (Kernalegenn, 2010b).
19
Luttes PSU n°1 (journal de la section PSU de Quimper). CHT PSU 25 bis.
L’INSCRIPTION SPATIALE D’UNE GREV E OUVRIERE EN BRETAGNE
109
Le témoin continue en expliquant que le Comité de soutien a organisé trois
soirées de solidarité : une soirée avec des chanteurs et des groupes bretons,
un gala avec Claude Nougaro et Gilles Servat, un fest-noz. Nous voyons
clairement ici le rôle des réseaux militants dans l’extension territoriale du
conflit, basé sur des interconnaissances, l’activation de réseaux préexistants
au niveau régional, puis local. Comme dans nombre d’autres villes
bretonnes, la mouvance autour du PCF s’exclut d’elle-même de la
solidarité populaire. Enfin, les soirées ont clairement une connotation
bretonne, reposant sur le renouveau de la musique et de la chanson.
Photo 16 – Une affiche de soutien aux grévistes
Source : Union démocratique bretonne, avril 1972
20
Dans Combat socialiste n°636 (20 mai 1972), un article sur le rôle du PSU
dans le conflit du Joint français synthétise bien son impact à trois niveaux :
« lutte de nos camarades à l’intérieur de leurs organisations syndicales,
intervention des élus municipaux ou départementaux, intervention du parti
en tant que tel, dans les comités de soutien d’une part, par ses
communiqués, ses tracts, etc., ses journaux d’autre part ». Et l’auteur
insiste : « Notre stratégie a consisté essentiellement à faire du conflit une
lutte régionale contre le sous-développement entraîné par le capitalisme ».
20
Collection personnelle de Pierre Morvan (lui-même militant de longue date de l’UDB à
Paimpol).
LES LIEUX DE LA COLERE
110
Avec la CFDT, le PSU est le principal acteur de diffusion du cadre de
l’injustice régionale dans les divers comités de soutien, mais aussi dans
nombre d’organisations indépendantes (une caractéristique des militants du
PSU est leur multi-engagement).
Avec le PSU, la plupart des partis de gauche soutiennent les grévistes du
Joint français. Si les militants communistes préfèrent s’investir via la CGT
et la FEN plutôt que d’intervenir en tant que tel, le PS investit ses réseaux
dans le mouvement de solidarité. Il participe fortement à la mobilisation
régionale, notamment dans le Morbihan où le PSU est faible (Roué, 1996 :
27). L’Union démocratique bretonne (UDB), quant à elle, passe à côté du
conflit, suivant généralement l’exemple du PCF, refusant notamment
d’apparaître dans des comités de soutien où des « gauchistes » seraient
présents (Capdevielle, 1975 : 89-91). Elle participe néanmoins à diffuser
une analyse régionaliste du conflit
21
, en promouvant par exemple le slogan
« Joint français, combat de tous les travailleurs bretons » sous la forme
d’une affichette largement diffusée (ci-dessus)
22
. Enfin, l’extrême gauche,
qui s’investit entièrement dans les comités de soutien, a une importance non
négligeable dans les réseaux de solidarité. Si les maoïstes, et tout
particulièrement la Gauche prolétarienne, favorisent une analyse régionaliste
du conflit, les trotskystes, par exemple ceux de la Ligue communiste, s’en
tiennent à une analyse de la solidarité ouvrière en termes de classe
(Kernalegenn, 2005 ; Porhel, 2005 : 265).
D’autres organisations et forces peuvent être remarquées dans les réseaux
de solidarité. L’Église catholique tout d’abord : dès le 30 mars, l’évêque de
Saint-Brieuc et Tréguier annonce son soutien aux grévistes, ce qui n’est pas
sans impact sur la sensibilisation des catholiques. À sa suite, cinquante
prêtres rendent publique leur position en condamnant très fermement la
politique de la direction et en critiquant plus largement la décentralisation
industrielle en Bretagne (Porhel, 2005 : 258-259). L’ACO, dont plusieurs
membres et un prêtre-ouvrier travaillent au sein de l’usine, ainsi que la JOC
et la MRJC, participent aussi largement à la campagne de solidarité
(Capdevielle et alii, 1975 : 71-77). À partir du 18 avril, même Le Petit Bleu
des Côtes-du-Nord, hebdomadaire de René Pléven, et le comité UDR de
Saint-Brieuc, dénoncent l’intransigeance patronale, fondant ce que Jacques
Capdevielle et alii appellent « l’unanimité bretonne » (Capdevielle et alii,
1975 : 88-89).
21
Le Peuple Breton n°103, mai 1972 et n°104, juin 1972.
22
AD 22, 158 J 77 (Phlipponneau, 1972 : 121).
L’INSCRIPTION SPATIALE D’UNE GREV E OUVRIERE EN BRETAGNE
111
La face la plus visible de la solidarité territoriale en Bretagne est constituée
par les comités de soutien qui se créent tout d’abord dans les Côtes-du-
Nord (Saint-Brieuc, Lannion, Paimpol, Bourbriac, Loudéac, Plouguenast,
etc.), puis dans d’autres villes de Bretagne (Brest, Quimper, Lorient,
Rennes, Morlaix, Pont l’Abbé, Châteaulin, Nantes, Saint-Nazaire,
Quimperlé, etc.). Un document interne à la CFDT recense vingt-et-un
comités en tout, qui organisent une douzaine de galas de soutien, par
exemple à Brest, Quimper, Morlaix ou Redon. (AD 22, 158 J 81). Le même
document recense les subventions des municipalités : quatre-vingt-deux
communes des Côtes-du-Nord (sur trois cent soixante-treize), ainsi que le
Conseil général, ont versé une subvention aux grévistes du Joint français.
La carte ci-dessus
23
permet de visualiser la géographie de la solidarité
financière : cette solidarité s’avère essentiellement bretonne (cinq
départements) et secondairement ouvrière (mais pour ainsi dire toujours
dans des départements où existe une forte émigration bretonne, comme la
région parisienne, Le Havre et Bordeaux
24
).
23
Extraite de Capdevielle et alli, 1975 : 166.
24
Notons néanmoins que cette solidarité repose aussi sur une solidarité professionnelle de
branche, visible dans les bastions de l’industrie chimique (Puy-de-Dôme, Rhône, région
parisienne).
LES LIEUX DE LA COLERE
112
Carte 9 – Montant total des dons, France entière
(ventilation selon l’origine départementale, en %)
L’autre face visible de la solidarité bretonne est composée par les artistes.
Trente ans après, les acteurs restent marqués par l’importance de la
chanson lors du conflit et sa dimension bretonne. Ainsi, Jacques
Capdevielle insiste sur le rôle de la chanson dans le succès du Joint, aussi
bien en interne qu’en externe (Capdevielle et alii, 1975). Les ouvriers
connaissaient les chansons, rappelle-t-il. Pour l’un d’entre eux, cité par
Vincent Porhel, La Blanche hermine
25
représentait la grève elle-même :
25
Écrite par Gilles Servat en 1970 et sortie sur un 45 tours l’année suivante, la chanson est
symbolique du renouveau culturel breton alors à l’œuvre, qui touche toutes les catégories de
la population depuis le concert d’Alan Stivell à l’Olympia le 28 février 1972. Longtemps
considérée comme archaïque et ringarde, la culture bretonne entame un renouveau dans les
L’INSCRIPTION SPATIALE D’UNE GREV E OUVRIERE EN BRETAGNE
113
« Partout où on allait, on chantait La Blanche hermine et puis on savait qu’on
était Breton quand on chantait ça » (Porhel, 2005, T2 : 289). Plusieurs galas
de soutien et fest-noz ont ponctué la grève, réunissant souvent les artistes
bretons : le premier à Saint-Brieuc (21 mars) réunit ainsi Glenmor, Gilles
Servat, Serge Kerguiduff et Evgen Kirjuhel, qui participent bénévolement.
Ce dernier compose d’ailleurs avec les ouvriers l’une des chansons
marquantes de la grève : « Au Joint français, les ouvriers bretons disent
merde au patron ». Si La Blanche hermine frappe les esprits, Gilles Servat
popularise aussi le mouvement par La grève du Joint français, qui reprend en
chanson le cadre de l’injustice régional :
« (…) Le colonialisme éclate dans cette usine pirate.
Les ouvriers sont Bretons mais d’où sortent les patrons ?
Au début ils étaient mille, mais leur force était fragile.
Avec le peuple breton se sont trouvés trois millions.
Les travailleurs solidaires dans la lutte populaire.
Les vieux centralisateurs et les patrons ont eu peur.
Quand ils ont vu dans la rue drapeaux rouges et gwenn-ha-du
Réunis par la colère de la chiourme de leur galère (…) ».
Conclusion
Le conflit du Joint français n’est même pas encore fini que déjà, il est
devenu le symbole du réveil de la Bretagne, le point d’appui du renouveau
du discours régionaliste. Le 22 avril, Jean Bars assure dans un éditorial
intitulé « Le Joint Français : Une prise de conscience régionale » :
« La lutte du Joint Français est devenue un symbole. Le symbole
d’une prise de conscience régionale, de la protestation d’une région
toute entière contre l’injustice d’une certaine forme d’exploitation.
L’entreprise du Joint est le type même de la décentralisation
capitaliste imaginée par le pouvoir gaulliste depuis 1964 », (Combat
Socialiste n°632, 22 avril 1972).
À l’issue du conflit, le ton est encore plus direct, le vocabulaire plus fort :
« Derrière mille grévistes qui ont su tenir avec cran, toute une région,
on pourrait dire un peuple, s’est exprimé dans la solidarité. (…) C’est
années 1950. Il faut toutefois attendre 1971-1972 pour qu’elle s’ancre dans la modernité. La
génération de Mai-68 se l’est appropriée grâce au talent d’Alan Stivell et de Gilles Servat
notamment, mais aussi au développement des festoù-noz, qui sont devenus des lieux à la fois
festifs et militants, mélangeant tradition et modernité.
LES LIEUX DE LA COLERE
114
ceux qui dès le début ont fait du Joint un test et un symbole, celui de
la décentralisation néo-colonialiste, qui ont été compris et suivis.
Autant que celui de la CFDT et des comités de soutien, LE SUCCÉS
DU JOINT EST CELUI DES TRAVAILLEURS BRETONS.
L’unité ouvriers-paysans a notamment été mise en évidence. Jamais la
solidarité du monde agricole n’a été aussi manifeste. On peut même
dire (…) que le Joint français a uni les Bretons. C’est bien
L’ÉLARGISSEMENT RÉGIONAL de la lutte qui a été le facteur
décisif. (…) [Le conflit du Joint] s’en prenait très précisément à
L’ASPECT CENTRALISATEUR ET COLONISATEUR DU
CAPITALISME : le dépérissement des zones périphériques »,
(Combat socialiste n°635, 13 mai 1972).
La fin de la grève marque le début d’un élan revendicatif pour la Bretagne,
comme le souligne Jean Le Faucheur le 9 mai : « La lutte du Joint français
n’est pas finie, car elle est celle de tous les travailleurs bretons. Le dossier
du Joint n’est pas fermé, car il est celui de toute la Bretagne » (cité in
Phlipponneau, 1972 : 125). « Ils étaient exploités parce que Bretons, ils ont
gagné parce que Bretons » (La Cause du peuple n°24, 17 mai 1972). Cette
dernière phrase résume bien les arguments autour desquels tourne la
caractérisation bretonne de la grève du Joint français.
Ce conflit est donc un tournant, créant l’image d’une Bretagne combative,
permettant de légitimer, aux yeux de militants de gauche, une réflexion sur
la région. Le Parti socialiste témoigne aussi de ce tournant, à l’instar d’Yves
Allainmat, maire de Lorient depuis 1966 et député en 1967-1968, qui
souligne dans un éditorial intitulé « Le refus breton » :
« Il y avait quelque chose de plus […]. Pour la première fois peut-être
et précisément parce que quelque chose de plus était en jeu, une
région toute entière s’est solidarisée autour des grévistes […]
transformant une réaction locale en un vaste mouvement régional.
L’affaire du Joint Français devenait l’Affaire Bretonne, le problème
de Saint-Brieuc devenait le problème Breton », (Le Rappel du Morbihan
n°1061, 18 mai 1972).
L’hebdomadaire socialiste du Morbihan utilise même le terme de
« colonie », qui est repris y compris par L’Unité, journal national du Parti
socialiste. Yves Lavoquer, dans un article intitulé « La Bretagne, cette
colonie », met en avant cette phrase-choc lancée pendant la grève : « On
exploite le Breton comme on a exploité l’Arabe » (L’Unité, mai 1972).
La mise en avant de symboles, comme celui des drapeaux bretons très
nombreux lors des manifestations du 18 avril et du 1er mai, a participé à ce
L’INSCRIPTION SPATIALE D’UNE GREV E OUVRIERE EN BRETAGNE
115
tournant. Selon le témoignage d’un ouvrier au Joint Français, il était très
important que les quêtes soient faites dans un drapeau breton (Porhel,
2005, T2 : 306). Pour un autre, la mobilisation construit une fierté : « Pour
beaucoup, il y avait une fierté d’être Breton, même pendant le conflit on
voyait bien, on disait Breton de Bretagne » (Porhel, 2005, T2 : 291). Il fait
le lien entre l’évolution de ses goûts musicaux et la grève : « les chansons
bretonnes, j’ai toutes les cassettes de Dan ar Braz, tout ça, avant c’était
Johnny Hallyday, c’était du national. Et puis après, bien, c’est fier d’être
Breton » (Porhel, 2005, T2 : 291). Pour beaucoup, la grève du Joint a été
« l’étincelle », « une prise de conscience », ainsi qu’en témoigne un militant
paysan à la fin de l’année (La Cause du Peuple, 1er décembre 1972).
Comme le souligne Yves Barel, « il est fréquent que la substitution d’un
territoire spatial (une ville, une région…) à un territoire socioprofessionnel
(un groupe social, une classe…) corresponde à un besoin de remplacer une
logique de conflit par une logique de consensus ou, plus exactement, de
déplacer le conflit en modifiant le jeu des alliances et des oppositions »
(Barel, 1986 : 134). C’est ce que nous avons observé, même s’il ne s’est pas
agi de substitution mais plutôt de juxtaposition. Dans le conflit du Joint
français, en effet, une dimension de solidarité territoriale vient s’ajouter à la
dimension syndicaliste et ouvrière, sans la remplacer. Celle-ci favorise une
logique de consensus interne à la région et définit le conflit comme étant
extérieur, dans une large mesure – l’adversaire étant supposé être situé hors
de la région.
Cette structuration territoriale du discours du mouvement social prend la
forme d’un cadre cardinal (ou master frame) de l’injustice régionale (ou
territoriale). Ce cadre de l’injustice régionale, montée en généralité
régionale d’un cas localisé, se caractérise tout particulièrement par la mise
en cause de l’extériorité des centres de décision et d’une inégalité de
traitement entre la région et le reste du territoire national, qui serait visible
par un chômage plus marqué ou des salaires inférieurs. Visant à susciter
une solidarité régionale, ce cadre s’est avéré particulièrement efficace, et a
été repris par les médias dominants. Ce cadre n’a pas été élaboré par les
ouvriers eux-mêmes mais par leurs alliés les plus proches, syndicats et
partis politiques. La domination culturelle de la CFDT, ainsi que son
capital social, assurent la diffusion des cadres d’une expérience élaborée
pragmatiquement.
La grève du Joint français se caractérise donc par l’articulation de plusieurs
niveaux de territorialité, sur laquelle repose sa force. Le niveau « local »,
contrôlé par les ouvriers grévistes directement concernés par le conflit, est
LES LIEUX DE LA COLERE
116
celui des revendications immédiates, de la lutte concrète, et de l’occupation
physique de l’espace. C’est le niveau médiatiquement visible de l’espace
concret et de l’émotion légitime. Sur le long terme, la force de ce niveau
local découle largement de la solidarité d’un mouvement social dont la
dimension territoriale est celle de la région Bretagne. Ce niveau « régional »
est celui des réseaux de solidarité régionaux, qui se concrétisent dans des
comités de soutien de densité croissante. C’est à ce niveau que se met en
place un cadre de l’injustice régionale, qui vise à construire une solidarité
régionale ou horizontale. Le troisième niveau, que l’on pourrait qualifier de
niveau « idéologique », est celui de la solidarité verticale, ouvrière et de
classe dans le cas du Joint français. Ce troisième niveau peut avoir une
dimension nationale, voire internationale.