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in Bertrand G., Barrué-Pastor M. (Eds), 2000.Actes du Colloque Les temps en environnement, pp. 307-324,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail (sélection des meilleures communications après colloque).
LES TEMPORALITES DANS L’ENVIRONNEMENT :
UNE OPPORTUNITE DE DIALOGUE
INTERDISCIPLINAIRE
M. Cohen,
LADYSS
, 191 rue Saint Jacques, 75005 Paris, Tel.01-44-32-14-28, Fax.01-43-25-
45-35, E-mail cohen@paris7.jussieu.fr
F. Alexandre, Laboratoire de Géographie physique, case 7001, Univ. Paris 7, 2 place Jussieu,
75005 Paris, Tel.01-44-27-60-82
C. Friedberg,
APSONAT
, Muséum d’Histoire Naturelle, 57 rue Cuvier, 75005 Paris, Tel.01-40-
79-34-25
S. Lardon,
INRA
-Sad,
ENSAM
,
2 Place Viala, 34050 Montpellier Cedex 1,Tel.04-99-61-25-13,
Fax 04-67-54-58-43, E-mail lardon@ensam.inra.fr
N. Mathieu,
LADYSS
(ibidem), E-mail mathieu@univ-paris1.fr
P.L. Osty,
INRA
-Sad, Chemin de Borde Rouge, 31326 Castanet-Tolosan, T.05-61-28-52-62,
Fax 05-61-73-20-77, E-mail plosty@toulouse.inra.fr
Introduction
Dans le cadre d’un programme de recherche interdisciplinaire, associant sciences de la
nature, des techniques et des sociétés, nous nous sommes intéressés aux interactions de trois
dynamiques : celle de la végétation, celle des systèmes techniques, celle des pratiques et des
représentations sociales. Il s’agissait de mieux comprendre un phénomène biologique
spatialisé, l’embroussaillement des parcours, qui s’est préférentiellement produit au cours des
trente dernières années, et ses interactions avec l’évolution des pratiques (pastorales et autres)
et des représentations des acteurs
1
.
Dans cet article, nous montrons comment, à partir d’une démarche interdisciplinaire,
nous avons confronté les données collectées dans l’un de nos sites-test, par des traitements
multivariés. Ceux-ci ont hiérarchisé les variables explicatives, et montré comment différentes
temporalités interviennent et interagissent dans ce phénomène dynamique.
1. Temporalités et champs disciplinaires
Les approches du temps par les différentes disciplines sont spécifiques, dictées par les
questions qu’elles se posent, les rythmes des phénomènes qu’elles étudient et les
méthodologies développées. On peut distinguer plusieurs « points de vue disciplinaires, qui
font référence aux spécificités de chaque discipline dans le choix des faits, des méthodes et
des instruments » (
AURICOSTE
et al., 1983 cité par
GODARD
&
LEGAY
,
1992-a, voir tableau
n°1).
in Bertrand G., Barrué-Pastor M. (Eds), 2000.Actes du Colloque Les temps en environnement, pp. 307-324,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail (sélection des meilleures communications après colloque).
Tableau n°1 : Approches disciplinaires et temporalités
Discipline Question posée Rythme du
phénomène Méthodes
Agronomie Fonctionnement du
système technique Annuel : calendrier
de reproduction des
animaux
enquêtes et suivis
Sciences
sociales Relations sociales et
traditions culturelles
centenaire à
pluricentenaire enquêtes et consultation des
archives (cadastre)
Biogéographie modes et vitesse de
progression de la
dynamique ligneuse
pluridécennal : les
30 à 40 dernières
années
photo-interprétation
diachronique et étude de terrain
de la végétation actuelle -
analyse démographique des
ligneux
Géomorphologie
génèse et évolution
des formes de relief
et des formations
superficielles
millénaire observations de terrain,
éventuelles analyses
Ainsi, l’étude du fonctionnement des systèmes techniques se fait sur la période actuelle,
à l’échelle du cycle annuel du calendrier de l’utilisation de l’espace par les troupeaux,
dépendant lui-même du calendrier de reproduction des animaux (périodes de mise-bas) et des
choix de complémentation alimentaire (« donnes » de fourrage et d’aliments concentrés). Si
les enquêtes et les suivis sont construits sur ce « temps rond », la mise en évidence des lois,
règles et choix constitutifs des systèmes techniques permet d’aborder l’évolution de ces
systèmes dans le temps long. Seuils et bifurcations, liés notamment aux moyens techniques et
aux choix de production, permettent de construire des typologies.
L’analyse des pratiques et représentations sociales, du fait de leur inscription dans des
systèmes de relations sociales et dans des traditions culturelles, fait appel aux temps longs
(
MATHIEU
1995,
COHEN
,
FRIEDBERG
&
MATHIEU
,1997),
appréhendés par l’enquête (notamment
autour des « catégories populaires » désignant les plantes et les espaces,
FRIEDBERG
1997) et
par le recours aux sources écrites (ex. le cadastre napoléonien,
LEVY
1995).
L’étude de la dynamique de la végétation ligneuse s’opère sur une profondeur de temps
pluridécennale, correspondant à l’âge des ligneux présents sur le terrain à l’échelle
stationnelle et à la progression observable à l’échelle du territoire, par comparaison de
documents (ex. photographies aériennes à différentes dates) ; celle du milieu biophysique, à
partir de l’observation et de l’analyse des formes de relief, des formations superficielles et des
sols, qui pemettent de reconstituer leur mise en place et leur évolution, à l’échelle millénaire.
Pour articuler ces points de vue, nous avons adopté un « pas de temps commun », induit
par le centrage de notre problématique sur l’embroussaillement au cours des trente dernières
années (fig.1). C’est d’ailleurs à cette échelle de temps que s’est préférentiellement déroulée la
dynamique ligneuse (
COHEN
&
HOTYAT
,
1995)
et que s’opèrent certaines étapes des cycles
biologiques (ex. un buis fructifie à l’âge de 20 ans,
KOECHLIN
1980,
ROUSSET
1995,
LAMOTTE
,
in
COHEN
,
LARDON
et al., 1996).
in Bertrand G., Barrué-Pastor M. (Eds), 2000.Actes du Colloque Les temps en environnement, pp. 307-324,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail (sélection des meilleures communications après colloque).
C’est aussi le pas de temps qui correspond à certaines évolutions des systèmes
techniques qui ont connu une intensification notable depuis les années 1970
2
. Cette dernière
s’est notamment traduite par un changement dans le rythme des mises-bas (
BRUN
et al., 1979,
LARDON
et al.,
1995)
et par une modification dans la gestion de l’espace pastoral (
COHEN
&
PETIT
,
1995).
Figure 1 : Problématique et temporalité communes
Toutefois, le temps long pris en considération par les sciences sociales peut ouvrir de
nouvelles perspectives aux spécialistes de la végétation. Des articulations interdisciplinaires se
font jour, lorsque le tracé de l’ancien cadastre de 1813, reconstitué par une recherche en
archives, suit, en partie, la trame de la répartition spatiale actuelle des ligneux (
LEVY
,
op.cit.).
Le temps court des agronomes met en évidence la façon dont l’hétérogénéité de la
végétation est prise en compte par les éleveurs, même si cela demanderait, en complément, un
suivi saisonnier, afin d’évaluer les effets de l’action du troupeau à l’échelle de l’année. Cette
approche prospective (et non prédictive
3
) complèterait l’approche rétrospective réalisée à
partir des traces paysagères et des mémoires humaines. Il s’agit là d’un nouvel angle
d’approche, compte-tenu des difficultés d’ordre méthodologiques à croiser végétation et
pratiques pastorales
4
(
LANGLET
et al., 1979,
AURICOSTE
et al., op.cit.).
De ce dialogue entre disciplines, émergent de nouvelles pistes de recherches, comme le
suivi des cadastres anciens pour préciser l’histoire de la propriété et des usages (
LEVY
op.cit.),
l’étude de la démographie des ligneux pour déterminer l’ancienneté de l’embroussaillement et
ses liens éventuels avec des évènements (par exemple abandon d’exploitation, date de pose de
clôture, date de coupe ou de brûlis,
LAMOTTE
op.cit.), ou l’étude de l’évolution des techniques
et de leur impact sur l’espace (pose de clôtures, tapis de distribution d’aliments, gestion à
distance).
EMBROUSSAILLEMENT
DES PARCOURS ENTRE
1965 et 1995
Pratiques
d’élevage à l’échelle
intra-annuelle
Unités de végétation
et milieu à l’échelle
millénaire
Pratiques et
représentations sociales à
l’échelle centenaire
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2. Structure du temps et « modélisation »
La confrontation des données recueillies par les différentes disciplines a été opérée par
la mise en oeuvre des analyses canoniques. Dans un premier temps, l’A.C.P. a décrit la
végétation, mettant notamment en évidence l’opposition entre les pelouses à fétuque glauque
(Festuca glauca) et les landes à buis (Buxus sempervirens, fig.2), l’une des formes de
l’embroussaillement.
in Bertrand G., Barrué-Pastor M. (Eds), 2000.Actes du Colloque Les temps en environnement, pp. 307-324,
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La confrontation de la matrice décrivant la végétation et avec les fichiers de variables
explicatives, par l’analyse canonique, permet de retrouver le même structuration des données,
ce qui montre, conjointement avec les fortes corrélations obtenues, la pertinence de ces
facteurs dans l’explication des contrastes mis en lumière précédemment par l’A.C.P. (ex.
confrontation végétation/utilisation ancienne du sol, fig3.). Cette confrontation est réalisée
tour à tour pour chaque série de données collectées par les disciplines (géomorphologie,
agronomie, sciences sociales).
De nouvelles questions émergent de ces échanges interdisciplinaires et se réfèrent aux
définitions du temps, typologie qui transcende les clivages disciplinaires et peut même
faciliter leurs articulations. Ceci apparaît lorsque l’on réunit dans un schéma modélisateur les
résultats obtenus par les analyses canoniques à propos des buxaies (voir figure 4). Ces landes
sont caractérisées, outre par la fréquence de cette espèce assez dynamique
5
, par la rareté des
ressources en herbe (les herbacées étant fortement concurrencées par le buis), et la faible
diversité paysagère et biologique.
Dans ce «schéma modélisateur », sont hiérarchisés les facteurs explicatifs de ce stade
d’embroussaillement, à partir d’une série d’analyses canoniques
6
. Ces facteurs peuvent se
référer :
• au temps cyclique (celui de l’organisation du pâturage selon le calendrier du troupeau et
de ses interactions avec le tapis herbacé pâturé pendant le cycle phénologique, avec leurs
effets cumulatifs d’année en année),
• au temps linéaire, sur un pas de temps pluridécennal (celui des générations de plantes et
de la mutation du paysage, des générations d’hommes et de la transmission du patrimoine),
centenaire (celui de la mémoire entre les générations et des permanences du paysage), ou
millénaire (celui de la mise en place des grandes stuctures écologiques -sols, cortèges
floristiques, formes du relief-),
• au temps événémentiel (date à laquelle un aménagement, comme la pose de clôtures, a
été introduit, ou encore les orages érosifs).
La légende de la figure 1 identifie les temporalités de chacun des facteurs explicatifs,
dont le poids est illustré par la taille des caractères. Les interactions sont marquées par des
liens entre les variables, liens en tiretés lorsqu’il s’agit d’hypothèses, en trait plein pour les
corrélations vérifiées dans les traitements multivariés.
Une hiérarchie des facteurs et des temporalités
Si l’on s’attache à la hiérarchie des facteurs explicatifs, déterminée par les coefficients
de corrélation liant les modalités de variable au groupe des buxaies
6
, il apparaît que ces
dernières sont liées à des facteurs se référant d’une part au temps cyclique (l’utilisation
saisonnière des pâturages) et d’autre part au temps linéaire (l’histoire de l’utilisation du sol et
de ses traces dans la structure du paysage). Toutefois la validation des modèles par le test de
leur répétitivité dans l’espace montre que le rôle du facteur d’ordre cyclique ne se vérifie pas
dans tous les cas rencontrés de buxaies, alors que c’est l’inverse pour le facteur d’ordre
linéaire
7
.
Par ailleurs, ces facteurs liés à des temporalités différentes se réfèrent à divers objets
spatiaux, illustrant la diversité des échelles spatio-temporelles des facteurs explicatifs. Ainsi,
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Toulouse, Presses Universitaires du Mirail (sélection des meilleures communications après colloque).
Figure n°2 : La structure du temps dans le modèle des buxaies
les représentations
sociales des
pratiques sur les
ligneux se réfèrent
au passé
pas de
coupe de
buis depuis
1950
traces de sous-pâturage
représentation de la
qualité de l’herbe
comme une
ressource qui
diminue
dynamique
estimée forte
traces
paysagères des
anciens usages
agro-pastoraux
permanence
de la charge
ovine entre
1965 et 1995
cycle
saisonnier de
l’utilisation des
pâturages
mise en place des grandes
structures ecologiques :
roche, état de surface,
exposition
exposition
aux vents
dominants
Utilisation et
qualité du sol en
1813
Permanence de
l’utilisation du sol
pendant le 19°siècle
Petite propriété
privée en 1813
Histoire
foncière au 19°
siècle
pauvreté
floristique
ressources
pastorales
faibles
couverture
végétale
homogène
stade d’embroussaillement=lande
embroussaillement lent à moyen
entre 1963 et 1995
concurrence herbacées
/ligneux
pose de
clôtures
en 1970
- Etat actuel de la ressource
- Facteurs événémentiels
- Facteurs saisonniers à effet cumulatif pluri-annuel
- Evolutions sur un pas de temps de 30 ans : le temps
d’une génération et des mutations du paysage
- Facteurs sur un pas de temps séculaire ou pluri-séculaire:
le temps de la mémoire entre générations et des
permanences du paysage
- Facteurs sur un pas de temps millénaire : le temps de la
mise en place des grandes structures écologiques
Orages érosifs
a
a
a
sources orales
sources écrites
observations et mesures de
terrain
N.B. La taille des caractères correspond à la
hiérarchie des facteurs et des interrelations
corrélations (trait proportionnel au
coefficient obtenu)
hypothèse d’interactions
continuités, relais entre temporalités
LEGENDE :
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Toulouse, Presses Universitaires du Mirail (sélection des meilleures communications après colloque).
les caractères de structure (ex. richesse floristique ou en ressources pastorales) et de
dynamique végétales interviennent à l’échelle de l’unité de végétation et de milieu homogène;
les pratiques actuelles au niveau de la parcelle d’exploitation pastorale; les pratiques
anciennes (ici, la longue jachère) à l’échelle de la parcelle cadastrale de 1813 ou de la parcelle
d’exploitation agro-pastorale ancienne (dont témoignent les constructions anthropiques de
type murettes soulignées de buis et alignements de pierres, encore visibles sur les
photographies aériennes actuelles).
A l’échelle de la parcelle d’exploitation, la gestion de la ressource par le troupeau est
caractérisée, dans ces buxaies, par une utilisation plurisaisonnière, d’intensité relativement
faible, et ayant, d’après une estimation des charges ovines, peu varié depuis les années 60.
Cependant l’arrêt de la garde du troupeau par un berger, rendue possible par la pose de
clôtures dans les années 70 et la constitution de grands parcs, correspond à un changement
d’ordre événémentiel des pratiques et pourrait expliquer les traces de sous-pâturage observées
dans certaines buxaies incluses dans ces grands parcs.
En effet, des comportements alimentaires de sélection, voire d’évitement des animaux
face à une étendue de végétation hétérogène (mosaïque de buxaies et de formations herbacées)
sont signalés par l’éleveur, qui a repéré les circuits spontanés suivis par le troupeau. C’est
donc à l’échelle intraparcellaire que jouent ces phénomènes de sélection avec leurs
conséquences sur la progression du buis au cours du dernier quart de siècle. Les
représentations sociales intègrent cette échelle temporelle de changement, les acteurs
comparant le paysage, les ressources et les pratiques (ex. abandon de la coupe du buis, qui
était autrefois une ressource) depuis leur enfance ou leur date d’installation sur l’exploitation.
Cette progression du buis s’est faite, comme le montre la structure spatiale du paysage, à
partir d’éléments linéaires ou aréaux correspondant aux anciennes parcelles cadastrales, ou à
des parcelles d’exploitation redécoupant les précédentes. Le temps est ainsi inscrit, visible,
dans l’espace. Cette observation est complétée par les données du cadastre napoléonien, selon
lesquelles les parcelles actuellement envahies par le buis avaient un statut relativement
marginal (celui de « terres vaines ») dans le système agro-pastoral traditionnel, statut que l’on
peut rapprocher des longues jachères (
MARRES
, 1935) et qu’elles ont conservé pendant tout le
19ème siècle. L’histoire foncière de ces parcelles est également originale et bien caractérisée
(petits propriétaires, vendant leur parcelle au cours du 19ème siècle à l’exploitant dominant).
C’est ici le temps de la mémoire entre générations et des permanences du paysage qui
intervient dans l’explication de l’embroussaillement.
Ces facteurs pèsent d’un poids nettement plus important que les conditions stationnelles.
Ces dernières correspondent à des temporalités plus longues, de l’ordre du millénaire, celles
de la mise en place des grandes structures écologiques. Les conditions de milieu peuvent
toutefois jouer un rôle explicatif dans certains cas, sur des versants en gradins, très rocheux, et
favorables à l’implantation des buis. Ce caractère lithique a pu être accentué par des
phénomènes d’érosion, notamment lors des grands orages de fréquence centenaire, dont les
effets ont probablement été amplifiés par certaines pratiques culturales ou pastorales.
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Continuités et relais entre temporalités
La dynamique ligneuse observée depuis 30 ans s’insère dans une dynamique à beaucoup
plus long terme, caractérisée par des vitesses moindres, voire des permanences, avec des
phénomènes d’hysterésis. L’embroussaillement est perceptible, ou perçu par les acteurs, alors
que la cause déclenchante n’est plus nécessairement présente. Repérer les tendances, les
différencier des évènements majeurs, c’est aussi cerner les continuités et les discontinuités du
temps pour la végétation. La figure 2 suggère ainsi certains effets de relai, de continuité entre
temporalités.
Nous avons déjà mentionné l’amplification attendue des effets des orages érosifs de
fréquence centenaire sur des terres de statut marginal. On peut également rapprocher les
caractères de surface (fort recouvrement de la roche, pente forte,..), déterminés à l’échelle de
temps géologique, et les structures séculaires d’origine anthropique, murettes et terrasses,
également lithiques et épousant souvent les affleurements. C’est à partir de ce réseau que s’est
disséminé le buis. Cette dissémination a été amplifiée par les changements de pratiques et de
leurs représentations depuis les années 50 (arrêt de la coupe du buis ; pose des clôtures ;
échelle générationnelle) et par le comportement actuel des brebis (échelle saisonnière),
propice à la poursuite des germinations, et ne contrôlant pas la pousse des jeunes ligneux.
On remarque également la cohérence existant entre des permanences, concernant les
usages agro-pastoraux du siècle dernier, ou strictement pastoraux au cours des cinquante
dernières années (charge comparable entre 1965 et 1995). Ceci signifie que les conditions de
régénération des ligneux ont également été marquées par ces continuités. Les actuelles
modalités du pâturage (notamment l’absence d’un pâturage permettant un « rabattage » de
l’herbe
8
,
ainsi que l’évitement des secteurs de buxaie dans les parcs) constituent un élément
important de l’absence de contrôle de la dynamique d’embroussaillement.
Le poids important des facteurs explicatifs se référant au passé, tout autant que les
permanences évoquées ci-dessus, sont des indicateurs de la relative inertie des paysages. Ceci
pose en retour la question des effets, sur le paysage de demain (et quel demain ?), des
pratiques actuelles et de leurs modifications sous l’influence des politiques agri-
environnementales par exemple.
Les préconisations de l’article 21 dans cette région visent en effet à contrôler
l’embroussaillement par de nouvelles pratiques de gestion pastorale. Est-ce que ces nouvelles
modalités de pâturage permettront un rabattage de l’herbe, propice à l’entretien du couvert
herbacé et à la faible dissémination des ligneux ? L’inclusion de secteurs de buxaies dans les
parcs contractualisés
9
ne risque-t-elle pas d’entretenir le processus de dynamique
d’embroussaillement ? Quant à la question des délais de réaction que l’on peut attendre suite à
ces changements de gestion, elle reste ici irrésolue quantitativement, étant donné le nombre et
la complexité des interactions (
MUXART
,
BLANDIN
,
FRIEDBERG
1992)...
Conclusion
Le dialogue interdisciplinaire est une façon de prendre en compte plusieurs temporalités,
d’établir des ponts entre ces niveaux d’organisation, et de progresser dans l’abord de la
in Bertrand G., Barrué-Pastor M. (Eds), 2000.Actes du Colloque Les temps en environnement, pp. 307-324,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail (sélection des meilleures communications après colloque).
complexité du réel. Mais l’interdisciplinarité n’est pas un moyen « magique » pour « réduire la
complexité...[celle-ci se retrouvant] déplacée dans la complexité des relations entre
disciplines » (
GODARD
1996).
En ce sens, chacun doit, au-delà des questions, des méthodes,
des échelles de temps des processus qui lui sont propres, reconnaître la pertinence de la prise
en compte d’autres temporalités par les autres disciplines.
La recherche d’une hiérarchie des facteurs constitue une avancée, relativisant le poids de
telle ou telle hypothèse disciplinaire dans le temps et dans l’espace (
MATHIEU
et al. 1996). La
mise en évidence des interactions entre temporalités est un autre objectif de
l’interdisciplinarité. Cela demande une appréhension correcte des mécanismes sous-jacents à
chacune d’elles pour pointer les interactions, repérer les continuités, les ruptures et les relais
afin de comprendre les phénomènes à l’oeuvre aujourd’hui... même si bien des incertitudes
demeurent. Nous n’avons ici fait que l’esquisser et nos hypothèses demanderaient à être
validée par d’autres méthodes de traitement de données.
Notes
1. Ce projet de recherche répondait à un appel d’offres du Programme Environnement, Vie et Sociétés du CNRS,
Comité Systèmes ruraux, et s’est déroulé sur la période 1993-1996.
2. Les contrastes de végétation à l’échelle du causse (notamment l’opposition entre un causse boisé, à l’ouest, et
un causse « nu », couvert de pelouses, à l’est) semblent d’ailleurs en rapport avec l’ancienneté et les modalités du
basculement à la fin du 19ème siècle, d’un système agro-pastoral minier vers un système d’élevage laitier, se
diversifiant dans les années 50 avec une spécialisation, pour certains élevages, dans la production de viande
(
OSTY
1978).
3. Le problème de la prédictivité sricto-sensu reste entier dans une telle recherche interdisciplinaire entre sciences
sociales et sciences de la nature, car « la temporalité qui caractérise le phénomène considéré [ici
l’embroussaillement]... est ouverte aux projets, aux intentions et aux anticipations,..des acteurs qui sont partie
prenante de la réalité étudiée, alors, par construction, le devenir n’est pas prédictible » (
GODARD
&
LEGAY
,
1992-
b).
4.
Parmi ces difficultés, on peut citer celle de l’échelle pertinente de la cartographie de la végétation (celle où se
détermine l’impact des herbivores...), la détermination de la valeur pastorale si tant est que l’on veuille intégrer
les variations saisonnières, essentielles dans la gestion des pâturages, ou encore celle du délai de réponse de la
végétation, généralement plus long que la durée des expérimentations courantes et que les modes d’utilisation
pastorale aux périodes récentes (
AURICOSTE
et al., op.cit.)..
5.
Le buis se régénère soit végétativement (par marcottage, notamment autour des haies), soit par graines
(dispersées par gravité et par l’eau ; le rôle de la faune terrestre est actuellement à l’étude par
ROUSSET
).
6.
Sur un réseau de 83 points d’échantillonnage, déterminé à partir d’une photo-interprétation des unités de
paysage, la description de la végétation des parcours (fréquences des espèces les plus caractéristiques d’après
l’A.C.P.) a été confrontée avec des variables potentiellement « explicatives », réunies en une série de fichiers
thématiques décrivant: a) les pratiques pastorales, b) les représentations sociales, c) les utilisations anciennes du
sol, d) l’histoire foncière, e) les conditions stationnelles.
Cette confrontation s’est faite par cinq analyses en composantes principales sur variables instrumentales
(traitement apparenté aux analyses canoniques,
LEBRETON
&
ASSELAIN
,
1993,
COHEN
,
LARDON
et al., 1996,
COHEN
,
ALEXANDRE
et coll., 1997,
COHEN
,
ALEXANDRE
&
MATHIEU
1998). Cette procédure permet de limiter le
nombre de variables des fichiers explicatifs, condition requise pour la validité de l’analyse canonique, et de ne
pas associer indûment des facteurs d’ordre très différent. Elle a permis d’établir les corrélations existant entre une
formation végétale décrite par l’A.C.P. et les modalités des facteurs explicatifs thématiques. Le « schéma
modélisateur » est constitué par l’organisation sur une figure de ces résultats analytiques.
in Bertrand G., Barrué-Pastor M. (Eds), 2000.Actes du Colloque Les temps en environnement, pp. 307-324,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail (sélection des meilleures communications après colloque).
Soulignons toutefois qu’une telle procédure ne permet pas de mesurer les corrélations entre variables appartenant
à deux thèmes différents (ex. histoire de l’occupation du sol et conditions de milieu). Nous émettons quelques
hypothèses (continuités entre temporalités, hypothèses d’interactions du schéma), qui devront être validées par
l’application d’autres traitements de données (à l’étude : modèle LOGIT, permettant de confronter des variations
quantitatives, ici les fréquences d’espèces, à des variables explicatives).
7. Le « modèle » se répète-t-il à l’identique, ou partiellement seulement, pour tous les relevés décrits par l’A.C.P.
comme des buxaies ? Il apparaît que certains relevés n’ont pas été bien décrits par l’A.C.P.V.I.
végétation/pratiques pastorales, ce qui signifie qu’elles sont mal expliquées par les pratiques pastorales, et
représentent des variantes atténuées du « modèle ». En revanche, les relations végétation/utilisation ancienne du
sol sont vérifiées pour tous les relevés de buxaie.
8. Le rabattage de l’herbe suppose une bonne consommation de la strate herbacée par les animaux. Ce faisant,
l’herbe est raccourcie (si ce n’est tondue), et le tapis herbacé est moins accueillant aux germinations ligneuses,
celles-ci pouvant de plus être directement consommées au stade herbacé du dicotylédon. Un autre critère est
toutefois important dans le contrôle de l’embroussaillement : la fermeture de la pelouse, qui obère les possibilités
d’installation des germinations, par effet de concurrence (
LAMOTTE
,
op.cit.). Certaines pelouses dominées par des
espèces apettantes (ex. pelouses à Festuca glauca, gr. ovina) présentent ces deux particularités morphologiques
(aspect ras et continu).
9. Les parcelles contractualisées dans le cadre de l’article 21 (Programme Gestion pastorale et Environnement -
Grands Causses) peuvent compter jusqu’à 30% de recouvrement ligneux.
Références bibliographiques
- Auricoste C., Deffontaines J.-P., Fiorelli J.-L., Langlet A., Osty P.L., 1983, Friches, parcours et activités
d’élevage. Potentialités agricoles. INRA, Département « Systèmes agraires et développement », 55p.
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