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NIMBY OR NOT NIMBY ? CRITIQUE GÉOGRAPHIQUE D’UN CONCEPT
UBIQUISTE
Romain Garcier
In : Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader (Ed.), Au cœur des controverses. Des sciences à l’action. Actes
Sud, « Questions vives », 2015, pp. 147-155
NIMBY est l’acronyme de l’expression Not In My BackYard, qui connaît une vogue extraordinaire
pour expliquer ou décrire en les critiquant des oppositions locales à des projets d’aménagement,
à des projets technologiques ou plus généralement à des technologies elles-mêmes. Apparue dans
les années 1980 aux Etats-Unis, l’expression est devenue tellement populaire qu’on la rencontre
partout, appliquée à tous les types de situations. L’Oxford Dictionary donne la définition suivante
de ce concept ubiquiste : le NIMBY est une
« personne qui s’oppose à la création d’une installation perçue comme nuisible ou potentiellement
dangereuse dans son quartier, par exemple une décharge ou une installation pour déchets dangereux,
alors qu’elle n’a pas d’objections à de semblables installations dans d’autres endroits.»
Dans les controverses, le NIMBY apparaît comme la figure honnie de l’opposant à la fois égoïste
et irrationnel. Egoïste, parce qu’il désigne les gens qui pensent uniquement à leur intérêt propre
sans prendre en compte la contribution à l’intérêt général des aménagements qu’ils critiquent.
Irrationnel, parce que bien souvent, l’opposition des NIMBY est analysée comme l’expression
d’une incompréhension des nuisances ou des risques réels associés aux aménagements et aux
projets technologiques projetés. De ce fait, le NIMBY est autant une catégorie analytique qu’une
terminologie polémique employée pour discréditer les oppositions.
La présente contribution se propose d’adopter une posture différente et de critiquer le concept de
NIMBY lui-même, à ces deux points de vue – l’égoïsme et l’irrationalité. Est-on bien sûr, en effet,
que ces deux caractéristiques soient les seuls ressorts des oppositions aux projets
technologiques ? Ne doit-on pas voir plutôt dans les oppositions l’expression d’une gamme de
valeurs et d’intérêts beaucoup plus vastes et beaucoup plus légitimes ? En prenant comme
exemple une controverse récente à propos des déchets radioactifs de faible activité en Grande
Bretagne, nous nous proposons de défendre la position que le concept de NIMBY est impuissant
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à décrire ce qui se joue concrètement, réellement, quand les controverses touchent des lieux
géographiques.
En octobre 2009, des articles relativement alarmistes apparaissent dans la presse anglaise.
Le Guardian, qui s’est illustré pour son rôle dans le journalisme d’investigation, publie un article
intitulé : « des décharges pourront être utilisées pour rejeter des déchets nucléaires ». À cette
même période, le gouvernement britannique annonce effectivement son intention de permettre
l’envoi de déchets radioactifs de faible et très faible activité dans des décharges industrielles
classiques. L’une des personnes interviewées dans l’article explique que cela s’est déjà fait dans le
passé pour des petites quantités, mais qu’il s’agit à présent de plusieurs centaines de milliers de
tonnes de déchets radioactifs. Ces évènements commencent à provoquer une controverse
importante, relayée par les médias, sur les raisons et l’opportunité de faire ainsi circuler des
déchets radioactifs. Les oppositions sont féroces car les décharges susceptibles d’accueillir ces
déchets sont situées dans tout le pays. Autour de cette proposition d’accueillir des déchets
nucléaires dans des décharges classiques se déploie toute la gamme des oppositions que l’on est
en droit d’attendre, en particulier sur les autorisations d’aménagement, les planning permissions.
Si les oppositions sont féroces au niveau local sur la possibilité d’accueillir ces déchets radioactifs,
le gouvernement, lui, y est très favorable. En 2011, le Communities Secretary (c’est-à-dire le ministre
chargé des collectivités locales) Eric Pickles explique ainsi qu’il est tout à fait favorable à l’idée d’e
placer des déchets radioactifs dans des décharges classiques. La controverse se répand et se
modifie, prospérant sur des éléments médiatiques – par exemple, la découverte de déchets
radioactifs historiques sur certains sites industriels reconvertis en vue des jeux olympiques de
Londres. En octobre 2010, la presse rapporte que les déchets radioactifs identifiés sur les sites
londoniens n’ont pas été envoyés sur le site de stockage des déchets radioactifs de Drigg (dans le
nord-ouest de l’Angleterre) mais sur une décharge classique située dans le Cambridgeshire. La
controverse continue à se développer : le 14 juin 2013, le grand site industriel de Sellafield se voit
imposer une amende de 700 000 livres pour avoir envoyé dans une décharge classique des
déchets trop radioactifs. En Angleterre, trois sites possèdent aujourd’hui l’autorisation d’accueillir
ces déchets très faiblement radioactifs. D’autres sites ont déposé des demandes d’autorisation.
La controverse qui porte sur la localisation des déchets nucléaires ne se limite pas à l’Angleterre.
On la trouve également en France. L’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs
(ANDRA) a cherché dans la deuxième moitié des années 2000 à créer un site pour accueillir les
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déchets radioactifs de faible activité à vie longue. Le processus s’est soldé par un échec en 2009 :
face aux oppositions locales, les deux communes qui avaient manifesté un intérêt pour accueillir
ces déchets se sont retirées du processus. La problématique de la localisation des déchets
nucléaires de faible activité est également présente aux Etats-Unis. À partir des éléments factuels
portant sur ces circulations inattendues de déchets radioactifs, comment interpréter la
controverse que suscite un projet technique et scientifique au niveau local ? dans les controverses
autour des déchets nucléaires de faible activité en Angleterre l’expression d’une forme de
NIMBYisme, c'est-à-dire d’opposition locale aux dangers ou aux nuisances imputés à l’arrivée de
déchets radioactifs. La lecture en termes de NIMBY – égoïsme et irrationalité – semble être
corroborée par le fait que non seulement, les décharges existent déjà, mais qu’en outre, les
déchets concernés sont très peu radioactifs : le débit de dose maximum est de 0,3 mSv/an,
sachant que la limite de dose pour l’exposition du public à la radioactivité artificielle est de 1
mSv/an. Dans de nombreuses régions du monde, notamment en Angleterre, le débit de dose
radioactif naturel est de l’ordre de 2,6 mSv/an. Nous serions donc face à un défaut irrationnel
d’ « acceptabilité ». Pour y parer, les partisans du stockage se proposent de lancer un certain
nombre de démarches, qui reposent sur trois piliers : éduquer le public pour éliminer la
méconnaissance ; mieux communiquer pour éviter le malentendu ; être à l’écoute des demandes locales
et fournir des garanties pour éviter la mésentente (Rancière 1995).
Cette manière de voir les choses me paraît absolument impuissante à expliquer ce qui se passe.
Analyser la problématique en ces termes aboutit à un mur conceptuel et pratique, pour plusieurs
raisons.
Tout d’abord, le concept de NIMBY est complètement incompatible avec l’accusation
d’irrationalité du public : lorsqu’un individu cherche à empêcher la création d’une installation
industrielle à côté de chez lui au motif que cet équipement va faire baisser la valeur de sa
propriété, il me semble qu’il a une attitude plutôt rationnelle. La logique économique individuelle
qui consiste à dire qu’une industrie, même si elle ne présente pas de danger immédiat, constitue
une externalité négative pour la valeur de mon bien est une position rationnelle. Deuxièmement,
quand on parle de l’opposition à des technologies ou à des installations technologiques, la plupart
des industriels cherche à l’expliquer en usant d’une approche cognitive : elle consiste à dire que
les personnes présentent un déficit de connaissance ou d’appréhension d’un sujet complexe –
voire un « biais cognitif ». Il s’agit donc de corriger les erreurs d’appréciation qui résultent de ce
déficit de connaissance. Mais cette lecture s’oppose à un vaste corpus de recherches concrètes en
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sciences sociales. La recherche scientifique a montré que plus on est opposé à un projet, plus on
est informé. Le fait de vouloir s’opposer à un projet constitue une source de motivation très
importante pour monter en compétence en termes de connaissances scientifiques. Ainsi, l’idée
que les opposants sont nécessairement des ignorants est tout à fait fausse : leur opposition vient
plutôt d’éléments contextuels (des valeurs, des dynamiques de groupe, de intérêts perçus qui
semblent menacés par le projet) et non d’un déficit d’information.
Troisièmement, dans sa critique de l’usage continué du concept de NIMBY, le géographe
Wolsink explique que l’utilisation du mot masque la variété des motifs et des pratiques
d’opposition (Wolsink 2006). Ainsi, quand on demande aux gens pourquoi ils s’opposent à un
projet d’aménagement, on s’aperçoit que leur motivation principale n’est pas nécessairement la
défense d’un intérêt étroitement conçu, comme la valeur de leur propriété. Ils déploient toute une
gamme d’arguments, dont certains sont très égoïstes mais d’autres peuvent porter sur des valeurs
partagées ou de grandes orientations politiques. De fait, les motifs d’opposition au niveau local
sont extrêmement variés et plus souvent collectifs qu’individuels. C’est en tant que membres d’un
collectif constitué par la controverse que les gens s’insurgent contre les projets, bien davantage
que comme individus isolés. Par conséquent, on peut dire que les controverses sont le résultat de
processus sociaux plutôt que de biais cognitifs, de « facteurs humains » à la Kahneman. Elles
résultent notamment de l’expérience passée de décisions imposées sans concertation et possèdent
une temporalité plus longue que celle du conflit présent. Les controverses sont cumulatives : elles
ne démarrent jamais d’une feuille blanche (Bickerstaff 2012). Au contraire, il existe des formes de
circulation entre les controverses, des formes de réplication des modes d’intellection des
situations controversées. Dans le cas des déchets nucléaires, les sciences sociales ont montré
depuis plus de vingt ans l’insuffisance des approches en termes de NIMBY (Rosa, Tuler et al.
2010). Welsh faisait dès 1993 une critique radicale de la présentation du NIMBY comme
quelqu’un d’ignorant qu’il faudrait convertir à une vision du monde que son incompétence
l’empêche de concevoir (Welsh 1993) :
« Pour répondre au NIMBY, on a cherché à augmenter la quantité d’information publiquement
disponible et à ouvrir les pratiques consultatives à de nouveaux groupes. De manière sous-jacente,
cette approche repose sur la conviction que la contamination du débat par des activistes antinucléaires
peut être éliminée par la mise à disposition d’information claire et fiable sur les événements et les
initiatives actuels. Tout ceci ignore la manière dont le déficit cumulé de légitimité ou les arrangements
passés avec la vérité ont eu des effets de long terme sur les représentations du public. Pour que la
stratégie de “glasnost nucléaire” soit efficace, il faudrait qu’elle concerne non seulement le futur, mais
aussi le passé. »
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On retrouve cette idée que les controverses ne se déploient pas dans une sorte d’éternel présent :
elles créent un dialogue avec ce qui s’est passé avant, ici ou ailleurs.
De ce qui précède, on peut déduire que les oppositions ne doivent pas être schématisées,
hâtivement placées sous la bannière d’opprobre du NIMBY : il faut au contraire être attentif à
leur pluralité et à leur granularité, qui s’incarnent dans les policy stories, c’est-à-dire dans les
différents discours que tiennent les différents groupes et acteurs sociaux sur une situation
donnée, sur la base des mêmes éléments factuels. Dans un même dossier technique, les gens vont
développer des lectures du risque totalement opposées, qui vont s’agencer dans des histoires pour
donner sens à ce qui se passe au niveau local (Wells-Bedsworth, Lowenthal et al. 2004). La
controverse vise à produire du sens, qui n’est pas uniquement celui du projet technique.
Enfin, au-delà des enjeux sociologiques ou de dynamique de groupe, raisonner en termes de
NIMBY consiste à penser que la technologie et la société relèvent des deux domaines distincts,
constitutivement séparés. Or, l’exemple des déchets de faible activité en Angleterre montre que
ce qui est mis en question, c’est l’organisation spatiale de circulations toujours croissantes de
matières et d’énergie. Que faire des déchets industriels, où les envoyer ? Cette question est
permanente depuis la fin du XIXe siècle. On pourrait penser qu’il s’agit essentiellement, voire
uniquement, d’une question technique – de logistique des déchets. Mais les exemples historiques
abondent qui montrent que les déchets sont toujours à la fois une question technique et une
question sociale, voire politique. Dans les Cahiers de doléances de 1790, à propos des mines de
fer en Lorraine, on peut lire ceci :
« Depuis un certain temps, le sieur Wendel d’Hayange, possédant des forges, a imaginé de laver la
mine dans le ruisseau. Sur les plaintes qui lui en ont été portées par les différents villages, il a répondu
que, travaillant à la fonte des bombes et des boulets pour le Roi, il était autorisé à faire usage du
ruisseau ainsi qu’il l’entendait. Les communautés n’ont jamais osé intenter une action en justice réglée
contre un homme riche et puissant. »
La destination des résidus de la mine possède à la fois une dimension logistique concrète et une
dimension politique, de rapports de pouvoir. C’est toujours ainsi que le public comprend les
questions de déchets aujourd’hui.
Reprendre l’exemple des déchets britanniques permet de montrer l’absence de séparation entre le
technologique et le social. En effet, si les Britanniques ont décidé d’envoyer leurs déchets
radioactifs de faible activité dans des décharges classiques, c’est à cause des quantités de déchets
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qui vont être libérées par le démantèlement des centrales nucléaires. Le seul site existant pour le
stockage des déchets de faible et très faible activité est quasiment saturé et le public s’oppose à la
création de nouveaux sites dédiés. L’unique réponse logistique possible à l’afflux massif de
déchets radioactifs de faible activité consiste donc à modifier la définition des déchets radioactifs.
Dès la fin des années 1980, l’Agence internationale de l’énergie atomique a proposé le concept de
« libération » des matériaux radioactifs, c’est-à-dire leur transformation juridique en déchets
classiques, ce qui permet d’ouvrir de nouvelles destinations pour leur stockage (International
Atomic Energy Agency 1996). La « libération des matériaux » n’est pas un mécanisme
technologique ou scientifique, mais bel et bien une intervention sociale et juridique sur les
matières. Tout cela est parfaitement légal et généralement parfaitement contrôlé. Mais comment
expliquer au public que des déchets nucléaires sont si peu radioactifs qu’on peut les traiter
comme des déchets non-radioactifs et donc les placer dans des décharges classiques ? Comment
justifier les dispositifs catégoriels scientifiques, techniques, légaux qui permettent leur
reclassification en déchets classiques ? La situation britannique présente une boucle assez
fascinante, où l’opposition du public à la création de sites de stockage aboutit à la dispersion des
déchets dans d’autres lieux par le truchement d’une requalification juridique des déchets, qui
brouille les catégories utilisées pour penser les matières industrielles.
On pourrait penser qu’il y a là encore un exemple d’incompétence du public. Mais ce serait faire
bon marché de trois problèmes scientifiques importants. Premièrement, il est difficile de passer
de l’étude en laboratoire au « monde réel » : sur ces déchets de très faible activité, il existe une
difficulté pour passer d’une science qui établit des faits à partir d’un environnement contrôlé, à
une science qui peut dire des choses sur l’environnement réel, notamment à cause des
incertitudes spatiales de l’exposition aux déchets. Peut-on être sûr que les pratiques concrètes,
quotidiennes de gestion des déchets respecteront les précautions que la science recommande ?
Deuxièmement, les demandes exprimées par le public à la science ne portent pas sur ce que sont
les matières, mais sur ce qu’elles peuvent. La question de la controverse ne porte pas
nécessairement sur les prédicats de l’objet, mais plus exactement sur sa capacité à agir – marqué,
dans le cas des faibles doses, par beaucoup d’incertitudes. Troisièmement, il existe une tension
entre le régime de vérité (ou de véridiction), porté par les sciences, et le régime de justice (ou
d’équité), porté par le politique. Ce qui est vrai peut aussi être injuste.
En conclusion, trois points me paraissent essentiels. D’abord, la grammaire du NIMBY et de
l’ « acceptabilité » est impuissante à rendre compte de ce qui se joue dans les risques à cinétique
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lente. Ce n’est d’ailleurs probablement pas son rôle, plus polémique qu’analytique. Ensuite, en ce
qui concerne les controverses portant sur la localisation de projets technologiques, les
incertitudes liées à la scénarisation spatiale de l’exposition et du danger rendent l’administration
d’une preuve d’innocuité très difficile et ouvrent donc à une lecture politique des projets et des
intentions de leurs promoteurs. Enfin, il y aurait certainement à faire une place au rôle du lieu, de
l’espace, de la géographie pour tout dire, dans l’étude précise des controverses technologiques.
Références bibliographiques
Bickerstaff, K. (2012). "Because we’ve got history here": nuclear waste, cooperative siting, and
the relational geography of a complex issue. Environment and Planning A 44(11): 2611-2628.
International Atomic Energy Agency (1996). Clearance levels for radionuclides in solid materials -
application of exemption principles. TecDoc 855. Vienna, IAEA: 75 pp.
Rancière, J. (1995). La mésentente, politique et philosophie. Paris, Galilée.
Rosa, E. A., S. P. Tuler, et al. (2010). Nuclear Waste: Knowledge Waste? Science 329(5993): 762-
763.
Wells-Bedsworth, L., M. D. Lowenthal, et al. (2004). Uncertainty and Regulation: The Rhetoric of
Risk in the California Low-Level Radioactive Waste Debate. Science, Technology & Human
Values 29(3): 406-427.
Welsh, I. (1993). The NIMBY Syndrome: Its Significance in the History of the Nuclear Debate in
Britain. The British Journal for the History of Science 26(1): 15-32.
Wolsink, M. (2006). Invalid theory impedes our understanding: a critique on the persistence of
the language of NIMBY. Transactions of the Institute of British Geographers 31(1): 85-91.