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Le couple et l’argent. Quand l’amour produit et reproduit des rapports de pouvoir et d’inégalités

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31
CHAPITRE 1
LE COUPLE ET L’ARGENT : QUAND L’AMOUR
PRODUIT ET REPRODUIT DES RAPPORTS DE
POUVOIR ET D’INÉGALITÉS
Caroline Henchoz
I
NTRODUCTION
La sociologie étudie rarement les relations entre amour et
pouvoir, entre amour et inégalités. L’amour est souvent
considéré soit comme une « trêve miraculeuse la
domination semble dominée » (Bourdieu, 2002 : 117), soit
comme un masque qui permet de dissimuler la domination
masculine (De Singly, 2002) ou de contribuer à la reproduire
(Thorne, 1982). La littérature traitant des questions d’argent
dans la sphère intime ne fait pas exception. La plupart des
théories actuelles reprennent la dichotomie socialement
construite entre amour et pouvoir et ne proposent pas de les
conceptualiser simultanément (Meyer, 1991). Pour illustrer
notre propos, examinons les deux principaux courants
d’analyse de la circulation de l’argent dans la sphère privée
(Belleau et Ouellette, 2005).
Le premier courant théorique, issu des études genre et des
recherches féministes américaines, utilise l’argent comme un
indicateur des relations interpersonnelles et des rapports de
pouvoir entre les conjoints. L’analyse des organisations
financières des ménages, par exemple, dévoile les luttes de
préservation des intérêts individuels qui ont lieu au sein des
couples (Burgoyne, 1990 ; Nyman, 1998, 1999 ; Pahl, 1989 ;
32
Wilson, 1987). Cette analyse remet en question la conception
conventionnelle qui définit la famille comme une unité aux
intérêts convergents. Lele symbolique de l’argent dans la
création de l’entité conjugale reste toutefois peu abordé. Il a été
intégré partiellement par le second courant théorique qui est
illustré par les recherches sur les solidarités familiales. Ces
dernières analysent l’usage de l’argent dans sa dimension
solidaire et affective en mettant en évidence le rôle des
transactions matérielles dans l’affirmation du lien familial
(Attias-Donfut, 1995 ; Coenen-Huther et al., 1994 ; Debordeaux
et Strobel, 2002 ; Kellerhals et al., 1994a, 1994b, 2005).
Néanmoins, cette perspective, qui a été privilégiée par les
chercheurs et chercheuses francophones, considère rarement la
construction du lien intime comme un processus conflictuel ou
problématique.
Ces deux courants théoriques sont centraux, car ils étudient les
dimensions individuelles et collectives de la circulation de
l’argent dans la sphère privée. Toutefois, ils sont généralement
perçus comme étant dichotomiques, ni l’un ni l’autre ne
proposant une perspective unifiée des relations solidaires, des
dynamiques interindividuelles et des rapports de pouvoir. Dans
ce chapitre, nous allons tenter de dépasser cette opposition en
montrant que les notions d’égalité et de désintérêt au cœur de
l’idéal amoureux contemporain ne sont pas incompatibles avec
les inégalités observées. Parfois, elles peuvent les légitimer et
contribuer, dès lors, à les reproduire. Nous pourrons ainsi
expliquer pourquoi les inégalités rencontrées chez un certain
nombre de couples ne sont pas considérées comme injustes ni
même remises en question. Dans la sphère conjugale, elles se
construisent et perdurent dans un contexte de solidarités et de
dons.
33
1.1 L
A REPRODUCTION DES INÉGALITÉS DANS LA SPHÈRE
CONJUGALE
La littérature sur l’organisation financière des ménages met en
évidence l’inégale répartition des privilèges financiers au sein
du couple. Par exemple, les conjoints n’ont pas toujours le
même accès à de l’argent personnel, parfois l’un d’entre eux
contrôle les finances du ménage ou les dépenses de son
partenaire. Il arrive également que l’un des conjoints prenne
des décisions, quelquefois sans l’accord de l’autre. La plupart
des recherches s’accordent pour affirmer que ces privilèges
reviennent généralement à l’homme (Hertz, 1986, 1992 ;
Morris, 1984 ; Nyman, 1998). La littérature fournit plusieurs
pistes, rattachées à la structure de genre (Risman, 1998), pour
comprendre la reproduction des inégalités dans la sphère
conjugale et expliquer pourquoi ces dernières ne sont pas
remises en question par les conjoints. Nous allons les examiner
brièvement avant de proposer une explication complémentaire.
Les concepts de pouvoir latent et de pouvoir invisible
1
(Komter,
1989 ; Lukes, 2005) permettent d’expliquer, en partie, le
consensus et le peu de négociation que l’on relève lorsqu’on
interroge les couples sur les questions d’argent. Les relations de
pouvoir explicites, qui pourraient être combattues ou négociées,
semblent rares dans la sphère conjugale. Le pouvoir est peu
visible au sein des couples. Il ne se construit presque jamais
dans la décision consciente d’imposer sa volonté (Williams,
2000 : 247). Dans le contexte familial, la reproduction des
inégalités se joue de manière plus subtile (Komter, 1989). La
théorisation du pouvoir de Lukes (2005) permet de
1
Lukes (2005) définit le pouvoir comme la capacité d’affecter
consciemment ou inconsciemment les émotions, attitudes, croyances et
comportements de quelqu’un d’autre. Il met en évidence trois
dimensions du pouvoir : le pouvoir manifeste, le pouvoir latent et le
pouvoir invisible.
34
conceptualiser ces formes de pouvoir caché. Ainsi, le pouvoir
latent renvoie au fait que les besoins/désirs de l’individu le plus
puissant sont anticipés. Il rend également compte des relations
de pouvoir qui se jouent lorsque l’anticipation d’une réaction
négative conduit une personne à se résigner et à abandonner ses
projets ou ses envies (Komter, 1989). L’absence de décisions et
de discussions inhérente à ce type de pouvoir permet de
neutraliser ou d’éliminer le risque d’une menace pour les
intérêts du plus puissant (Komter, 1989 : 189). Dans le cadre
conjugal, le pouvoir invisible consiste, quant à lui, en des
mécanismes sociaux et/ou psychologiques qui se manifestent
dans des différences genrées systématiques en matière d’estime
de soi, d’estime mutuelle et dans la perception et la légitimation
de la vie quotidienne (Komter, 1989 : 191). Le pouvoir invisible
dérive des procédures institutionnelles et des valeurs
dominantes qui forment les perceptions et les préférences d’une
personne de manière à ce qu’elle ne puisse imaginer aucune
alternative à ce qu’elle perçoit comme naturel ou inchangeable.
Il s’observe, par exemple, lorsque les conjoints affirment que les
hommes s’occupent du contrôle des finances parce qu’ils sont
plus doués que les femmes en la matière ou parce que cela fait
partir de leur rôle d’époux. Pour Komter (1989), ces
explications masquent et renforcent le pouvoir masculin,
puisque les inégalités ne sont pas remises en question mais, au
contraire, justifiées par des rôles et des compétences de genre.
Le pouvoir invisible reflète les inégalités entre hommes et
femmes en même temps qu’il les justifie et les confirme. Dès
lors, les rôles et les identités de genre sont acceptés comme étant
naturels et inébranlables (Komter, 1989). Cette
conceptualisation du pouvoir permet d’expliquer en partie
pourquoi, contrairement à la théorie de Blood et Wolfe (1960),
la distribution du pouvoir conjugal ne s’explique pas
uniquement par les contributions économiques et de statut
fournies par les partenaires. L’exercice du pouvoir dans la
sphère intime ne se légitime pas rationnellement par l’apport de
ressources socialement valorisées (Kellerhals et al., 1993 : 46).
35
Contrairement à ce que postulaient Blood et Wolfe (1960), les
femmes qui gagnent davantage d’argent ou qui bénéficient d’un
meilleur statut professionnel que leur conjoint ne prennent pas
le pouvoir (Ferree, 1984 ; McRae, 1987 ; Tichenor, 2005), car la
distribution du pouvoir conjugal est étroitement imbriquée dans
la structure de genre (Risman, 1998).
La littérature sur l’organisation financière des ménages fournit
plusieurs illustrations de la façon dont les conjoints
interagissent quotidiennement de manière à préserver et
construire leurs différences de genre (le doing gender de West
et Zimmerman, 1987). Dans nos sociétés contemporaines, les
rôles de père et de mère sont fortement associés pour les uns
au travail professionnel et pour les autres au travail domestique
(Ferrand, 2002). L’activité rémunérée de l’homme est ainsi
intégrée dans son rôle de père et dans la définition de la
masculinité. Celle de la femme, à l’inverse, est
traditionnellement perçue comme étant incompatible ou du
moins dangereuse pour l’exercice de ces attributions de mère.
Dès lors, les partenaires vont valoriser l’investissement qui
exprime le mieux, selon eux, les attentes de genre qui
conviennent à leur sexe. Ainsi, dans les couples la femme
gagne davantage que son compagnon, la conjointe ne
revendique pas plus de pouvoir. Au contraire, le couple
élabore différentes stratégies afin de protéger le statut masculin
de pourvoyeur principal des revenus, notamment en préservant
l’accès des hommes aux revenus du ménage et à l’argent
personnel (Tichenor, 1999, 2005). Quelles que soient les
ressources monétaires des uns et des autres, les attentes
genrées en matière de comportements restent encore très
prégnantes. Pour la plupart des auteur-e-s (dont Pahl, 1995 ;
Potuchek, 1997 ; Tichenor, 2005 ; Williams, 2000), cela
s’explique par le fait que le rôle de pourvoyeur principal des
revenus demeure encore profondément ancré dans l’identité
masculine occidentale. Ce rattachement étroit entre l’identité
masculine et le statut de pourvoyeur principal et entre l’identité
36
féminine et l’attention et les soins apportés aux membres de la
famille (le care) permet de comprendre, en partie, pourquoi
certaines prérogatives masculines (comme l’accès à des
ressources économiques par exemple) ne sont pas considérées
comme injustes ni même combattues. En effet, la création du
genre dans les interactions quotidiennes (West et Zimmerman,
1987) a aussi et surtout un impact sur la distribution du
pouvoir (Bernard, 1981 ; Potuchek, 1997 ; Tichenor, 2005). Si
l’on estime que l’homme a des compétences en matière
économique, il paraît, dès lors, » normal » et « naturel » qu’il
se charge de gérer les comptes et de prendre les décisions
financières. Si son revenu est considécomme central dans
l’économie familiale, les conjoints vont tout faire pour
préserver l’emploi masculin, notamment en déchargeant
l’homme des tâches domestiques et familiales qui pourraient
l’empêcher d’agir efficacement sur le marché du travail.
Bien que la littérature sur la circulation de l’argent dans la
sphère intime amène un éclairage sur la naturalisation des
inégalités conjugales, elle exploite peu le lien entre ces
dernières et les sentiments amoureux qui sont socialement
considérés comme étant au fondement des couples
contemporains. Néanmoins, les concepts de doing gender
(West et Zimmerman, 1987) et du pouvoir invisible (Komter,
1989 ; Lukes, 2005) vont nous permettre de mieux
comprendre la reproduction des relations de pouvoir dans la
sphère conjugale.
1.2
MÉTHODOLOGIE
Ce chapitre est tiré d’une thèse de doctorat qui examine la
construction conjugale des significations et usages sociaux de
l’argent dans l’histoire du couple, de la rencontre des partenaires
jusqu’au moment de l’entretien, ce dernier ayant eu lieu
plusieurs années après la naissance du premier enfant (Henchoz,
37
2007). L’objectif des entretiens était de retracer le parcours
conjugal des couples. Il s’agissait de comprendre le processus
de construction conjugale (Berger et Kellner, 1988), notamment
en essayant de saisir comment deux individus en arrivent à
penser en termes de « nous » et à se penser en tant que membres
d’un couple. Pour ce faire, cinquante-six entretiens ont été
menés auprès de dix-neuf couples habitant en Suisse romande.
Afin de recueillir les perceptions individuelles et collectives, un
entretien a été effectué avec chaque partenaire, puis les deux
conjoints ont été conviés à un entretien de couple
2
. La majori
des personnes interrogées vivent leur premier mariage et ont des
enfants dépendants économiquement. Âgés en moyenne de 37
ans et de nationalité suisse pour la plupart, les participants à
cette recherche sont en couple depuis 13 ans et sont mariés
depuis 12 ans en moyenne. Ils ont en moyenne deux enfants
dont l’âge moyen est de 8 ans. Notre but était de récolter leurs
expériences de la vie de couple et de la vie de famille durant les
premières années du processus de construction conjugale. Les
résultats de la recherche de Jean-Claude Kaufmann sur
l’Analyse du couple par son linge (1992) indiquent, en effet, que
la construction conjugale est un processus beaucoup plus
présent dans les premiers instants de la vie de couple et de
parents que par la suite, lorsque l’habitude prend le dessus sur
l’innovation et l’invention conjugale. Le fait de choisir des
couples mariés avec au moins un enfant permettait également de
mieux saisir la transition entre une économie conjugale et une
économie familiale (Delphy, 1970).
Les couples ont été sélectionnés de manière à ce que les taux
d’activité professionnelle des conjoints soient représentatifs
des familles suisses avec enfants. Tous les hommes exercent
leur emploi à temps plein et la majorité des femmes à temps
2
Dans un cas, l’entretien de couple n’a pu avoir lieu, les conjoints
s’étant séparés entre-temps.
38
partiel
3
. Les montants cumulés des salaires des deux
partenaires interrogés correspondent également à la moyenne
suisse. Il s’agissait, en effet, de choisir des couples dont la
gestion financière n’est ni difficile ni trop aisée. Ces ménages
disposent d’un certain montant pour les dépenses non
nécessaires, mais ils doivent néanmoins faire des choix et
fixer des priorités parce que ce montant est limité. Les
différences de revenus entre les partenaires sont
considérables et nettement en faveur des hommes. En
moyenne, ces derniers ont déclaré gagner presque trois fois
plus que leur compagne. Lors des entretiens, la plupart des
couples affirment mettre leurs ressources financières en
commun (14 couples dont 2 mises en commun partielles).
Seuls trois couples privilégient une gestion financière
individuelle. Enfin, deux ménages ont une organisation
financière qui se rapproche du système d’allocation décrit par
Pahl (1989) : l’un des conjoints verse une somme à son
partenaire pour les dépenses courantes du ménage et conserve
le reste de son revenu pour son usage personnel.
Étant donné que cette recherche aborde un sujet relativement
tabou dans la société suisse (Dell’Orto et Doyle, 2001), les
personnes interrogées ont été recrutées par la méthode boule
de neige (Biernacki et Waldorf, 1981) qui consiste à demander
3
Selon l’Office fédéral de la statistique, (2003 : 38), « parmi les couples
ayant au moins un enfant de moins de 15 ans, le modèle traditionnel
prédomine. Ainsi, dans 36 % des cas, l’homme travaille à temps
complet tandis que sa partenaire n’exerce pas d’activité
professionnelle. Dans 33 % des cas, lui travaille à temps complet et
elle à moins de 50 %. Chez 15 % des couples avec enfant(s), le taux
d’activité de la femme se situe entre 50 et 89 % et son partenaire
travaille à temps plein, et dans environ 9 % des cas, les deux
partenaires travaillent à plein temps. Chez un peu moins de 1,6 % des
couples, les deux partenaires travaillent à temps partiel (entre 50 et
89 %). »
39
aux conjoints rencontrés de nous mettre en contact avec des
couples de leur connaissance. Le recours à la grounded theory
(Glaser, 1992 ; Glaser et Strauss, 1967 ; Strauss et Corbin ;
1997a, 1997b) nous a permis de pallier à l’absence d’une
conceptualisation théorique unifiée des dimensions solidaires
et individuelles de l’usage de l’argent. L’adoption de la
perspective de genre (voir Risman, 1998 ; West et
Zimmerman, 1987) permet, quant à elle, de proposer une
perception holiste, interactionnelle et individuelle de la
construction conjugale. En effet, le genre est une structure
hiérarchique d’opportunités et d’oppressions autant qu’une
structure d’identité et de cohésion, et le couple est l’une des
institutions ces structures deviennent des expériences
vécues (Ferree, 1990 : 870). En outre, nous avons choisi de
poursuivre une démarche compréhensive, cette dernière nous
permettant de comprendre la construction conjugale du point
de vue des acteurs.
1.3 L’
ARGENT DE L
AMOUR
Dans le contexte théorique actuel, analyser l’argent dans la
sphère conjugale contemporaine nécessite un double travail
de déconstruction. Premièrement, il s’agit d’abandonner la
vision strictement économique et matérielle de l’argent que
l’on retrouve dans la plupart des recherches sur l’organisation
financière des ménages (Morris, 1984, 1993 ; Pahl, 1989 ;
Wilson, 1987) au profit d’une conception plus large qui
intègre également sa valeur de lien (Godbout et Caillé, 1992).
L’argent peut, en effet, avoir du sens pour la relation et le lien
conjugal. Par exemple, offrir un repas ou un cadeau peut être
une façon de montrer son amour. Cette expression matérielle
des sentiments est également un moyen de susciter une
réponse de la part de l’autre et d’initier ainsi un échange qui
marque les prémices d’une relation amoureuse. En ce sens,
l’argent a une valeur symbolique et d’expression du
40
sentiment amoureux (Belk et Coon, 1993 ; Zelizer, 2005b)
qui permet aux conjoints de créer et d’affirmer leur lien
conjugal. Deuxièmement, il s’agit de dépasser la
conceptualisation traditionnelle de l’amour pour examiner les
sentiments amoureux dans leurs dimensions émotionnelle et
matérielle. Pour ce faire, nous partons de la perspective
androgyne de l’amour développée par Francesca Cancian
(1986). Cette dernière met en évidence l’aspect expressif
(traditionnellement perçu comme féminin) et l’aspect
instrumental (associé au masculin) de l’amour. Autrement dit,
l’amour sera considéré à la fois dans sa dimension la plus
fréquemment observée par les sciences sociales, qui est la
dimension affective (intimité émotionnelle, révélation verbale
de soi, etc.), mais également dans sa dimension instrumentale
(aide pratique, partage d’activités, de temps en commun,
etc.).
L’amour romantique ne se rapporte pas seulement à des
sentiments et à leur expression. Dans les sociétés occidentales
contemporaines, l’amour est reconnu socialement comme le
déterminant de l’entrée en couple (Collins et Coltrane, 1991).
Le couple n’étant plus (ou beaucoup moins) légitimé par les
institutions, la conjugalité est considérée comme le fruit de
choix individuels fondés sur les sentiments amoureux.
L’affaiblissement des normes sociales définissant les relations
conjugales (Coontz, 2004) nécessite que les conjoints
entretiennent constamment les sentiments amoureux qui sont
socialement considérés comme le ciment légitime du couple.
Dès lors, l’amour peut également être considéré en tant
qu’idéologie romantique, c’est-à-dire en tant que système de
valeurs et de représentations mobilisé pour décrire, expliquer
ou interpréter la situation du couple et des conjoints.
L’idéologie romantique, en tant que schéma cognitif
d’organisation et d’évaluation de son propre comportement et
de celui de son partenaire (Sprecher et Metts, 1989), est un
élément central dans la compréhension des usages et
41
significations de l’argent dans la sphère conjugale (Henchoz,
2007). L’idéologie romantique est à concevoir comme une
structure interprétative qui permet de définir et de donner du
sens aux situations et aux interactions. Ainsi, l’entrée dans la
conjugalité, parce qu’elle est culturellement supposée être
motivée par l’amour, implique l’adhésion à l’idéologie
amoureuse et à une nouvelle structure interprétative qui
permettra de réagir pratiquement, cognitivement et
émotionnellement aux situations en tant que conjoint
amoureux.
Selon l’idéologie contemporaine de l’amour romantique
4
, nos
actions et nos pensées, guidées par l’amour et les émotions,
sont essentiellement orientées vers le bien de l’autre. En ce
sens, les comportements sont, dans le cadre de l’idéologie
amoureuse, régis par la logique de l’altruisme et du
désintérêt qui nous conduit à donner plus qu’à recevoir. Pour
ce faire, les partenaires investissent leur énergie dans un
certain nombre d’échanges (matériels ou immatériels) qui
prennent généralement la forme du don car celui-ci symbolise
l’altruisme et l’engagement amoureux. Le don est le meilleur
moyen de démontrer son attachement (Belk et Coon, 1993) et
ainsi de créer et d’affirmer le lien amoureux. Le sacrifice de
ses intérêts individuels au profit du conjoint ou du couple est
considéré comme une façon tangible de montrer son
engagement et sa confiance dans la relation (Stanley et al.,
4
La littérature (Alberoni, 1997; Bawin-Legros, 2003; Cancian, 1986;
Cherlin, 2004; Heiss, 1991) met en avant plusieurs caractéristiques de
l’amour romantique contemporain. Nous retiendrons ici que l’émotion
(versus la raison) guide les pensées et les actions; le partenaire ou le
couple doit venir avant les intérêts personnels; la relation, orientée vers
l’autre, donne naissance à une union solidaire et érotique; les conjoints
partagent une conception du monde et un projet communs; la poursuite
de la relation est l’objectif principal; le partage, la communication et la
solidarité sont des valeurs centrales de la relation.
42
2006). L’expression de l’idéologie amoureuse est toutefois
genrée. Dans la sphère conjugale, le don masculin n’est pas
équivalent au don féminin. Cette construction des différences
de genre est favorisée par le fait que les conjoints trouvent
dans le travail professionnel et familial un moyen de montrer
leur amour et leur engagement familial (Cancian, 1986). Dès
lors, l’investissement professionnel des hommes et la qualité
du travail familial des femmes sont traditionnellement
considérés comme des réaffirmations symboliques des
hommes en tant que bon père et mari et des femmes en tant
que bonne mère et épouse (Berk, 1985). Dans un tel contexte,
la spécialisation de chacun est interprétée comme
l’affirmation quotidienne des frontières de genre et de
l’expression genrée de l’amour. Toutefois, ce processus
engendre du pouvoir invisible (Komter, 1989 ; Lukes, 2005).
Si l’amour s’inscrit dans des schémas de comportements
genrés, les inégalités économiques entre les conjoints peuvent
être considérées par les hommes et les femmes comme le
fruit de l’expression de leurs sentiments (Nyman, 1999) et,
dès lors, être tenues pour inéluctables et légitimes.
À l’image de la majorité des ménages interrogés,
l’organisation financière de Françoise et Alan est basée sur la
solidarité mutuelle. Chez ce couple qui privilégie une gestion
financière individuelle, chacun aide l’autre quand ce dernier
n’arrive pas à payer toutes les charges qui lui sont attribuées.
Françoise souligne le fait que cette aide est très peu discutée.
Il sait que si, un mois, il a énormément à payer, alors
il me dit : » Écoute, est-ce que tu ne pourrais pas
m’aider et puis prendre quelque chose en charge en
plus que le ménage ou la nourriture ? » […] Si, par
exemple, il a 1000 francs d’impôt à payer et puis qu’il
a déjà énormément de paiements, je les prends. Je lui
dis : « Mais il n’y a aucun problème, tu me les donnes
et moi, ce mois, j’assume ça en plus, ça ne fait rien. »
43
Mais alors après, dans un délai à moyen ou court
terme, tout à coup va se présenter une situation
inverseil va me dire : « Ouais, mais tu avais payé
les 1000 francs d’impôt, donc il n’y a pas de soucis,
moi, je m’occupe de ça. »
Dans les propos de Françoise, l’aide économique dépend de
la bonne volonté de chacun. Définie comme une contribution
individuelle et volontaire au bien-être familial un don —,
la participation financière illustre et démontre l’importance
que chaque conjoint accorde à l’autre et à la famille. Si
l’équivalence et l’égalité ne sont pas explicitement
recherchées (Godbout, 2000 ; Godbout et Caillé, 1992), il
s’agit de respecter un certain équilibre entre le don et le
contre-don de façon à éviter que le don ne se transforme en
obligation, en contrainte ou en calcul intéressé (Charbonneau,
1996). Françoise met ainsi en évidence le fait que le mois
suivant, celui qui a bénéficié de l’aide financière fera un geste
pour l’autre en prenant en charge une facture supplémentaire.
La réciprocité dans le don est centrale. Cet équilibre des
échanges dans la réciprocité a pour objectif principal, selon
l’idéologie amoureuse, l’affirmation et la poursuite de la
relation. En effet, ce n’est pas la réciprocité en tant que telle
dont il est question ici mais de l’expression du lien amoureux.
On ne donne pas pour recevoir mais pour que l’autre donne
(Lefort, 1951), pour qu’il réaffirme à son tour le lien
interpersonnel. En ce sens, les conjoints favorisent la
spontanéité, et non l’obligation, car le don prend sa valeur de
lien quand il est perçu par les deux partenaires comme
librement consenti. Dès lors, l’obligation de donner, de
recevoir ou de rendre est implicite. Des dons réciproques
fournissent l’affirmation quotidienne et mutuelle de
l’attention portée à l’autre et de l’engagement conjugal. Ils
permettent de confirmer que la relation est bien construite par
deux individus également engagés. Dans la mesure où le don
a valeur de lien, un système de dons équilibrés indique que
44
les partenaires s’engagent conjointement dans la relation,
chacun réaffirmant régulièrement le lien qui les unit.
Ajoutons que cette réciprocité dans le don est également
valorisée par la norme égalitaire, devenue principe de justice
légitime au sein des couples contemporains (Roux et al.,
1999). Depuis les années 1970, les couples occidentaux
valorisent une dynamique qui privilégie l’égalité, la
communication et le partage entre conjoints (Bozon, 2005 ;
Segalen, 2000). Dès lors, la vie conjugale est devenue une
responsabilité collective fondée sur une participation
équilibrée. Nous verrons que la question de la réciprocité est
centrale dans la compréhension des inégalités conjugales.
1.4 L’
ARGENT DANS LE SYSTÈME CONJUGAL DE DONS
Avant d’examiner la façon dont l’argent circule dans la
sphère conjugale, il est nécessaire de conceptualiser le don
sous une forme androgyne. En effet, comme pour l’amour
dont nous avons parlé précédemment, on observe chez
certains chercheurs une tendance à privilégier une
conceptualisation féminisée du don. Cette perception du don
comme d’une « compétence féminine » (Godbout et Caillé,
1992) a conduit à différents biais. D’une part, les auteurs
analysant le don dans la sphère domestique le conçoivent
essentiellement sous la forme de la filiation et de la solidarité
familiale. La question du don au sein des couples se trouve,
par exemple, peu étudiée. D’autre part, si les contributions
liées à la sphère traditionnelle féminine comme les cadeaux,
l’hospitalité et les services sont examinées, les actions
instrumentales plus traditionnellement masculines (comme
l’argent) sont rarement perçues et conceptualisées par les
chercheurs comme des dons. Ces derniers considèrent
généralement que les ressources monétaires ne sont pas des
cadeaux acceptables (Burgoyne et Routh, 1991 ; Godbout et
al., 1996), car elles entraînent la réciprocité immédiate, le
45
calcul et l’échange rationnel qui sont contraires à l’esprit du
don (Charbonneau, 1996).
La féminisation du don, comme on peut l’observer dans
certaines recherches, reproduit la vision des mondes
antagonistes discutée par Viviana Zelizer (2005a). Le don est
lié à la sphère privée et l’argent est perçu comme le véhicule
de valeurs rattachées à la sphère publique. Dès lors, l’usage
des ressources monétaires n’est pas (ou peu) considéré comme
un média émotionnel et relationnel permettant aux conjoints de
construire leurs relations intimes. Cette conceptualisation
féminisée du don engendre des conséquences analogues à
celles qui ont été décrites par Francesca Cancian (1986) au
sujet de l’approche féminisée de l’amour. Les femmes
apparaissent plus orientées vers le relationnel et l’émotionnel
et donc plus « aimantes », alors que les hommes semblent plus
préoccupés par le rationnel et l’instrumentalité. Une
perspective androgyne du don, telle que nous allons la
développer ici, correspond davantage à ce que nous avons pu
observer dans les entretiens. Elle permet de reconnaître le style
féminin et le style masculin de l’amour et de son expression
par le don en considérant que les échanges de dons visent
avant tout à créer du lien, notamment du lien conjugal. Cette
perspective permet également de questionner l’association des
femmes au don, au manque de pouvoir, à la non-production et
à l’expression des sentiments. De même, elle remet en cause
l’assimilation des hommes à l’instrumentalité, au pouvoir et à
la production.
L’analyse du système conjugal de dons proposée ici part de
plusieurs observations qu’il semble nécessaire de présenter.
D’une part, les entretiens montrent que les conjoints ne
considèrent pas la répartition des ressources au sein du couple
sous la forme d’échanges. Si l’on se place du point de vue des
acteurs, le modèle de la dépendance économique (Acker,
1988 ; Delphy et Leonard, 1986) qui postule que les tâches
46
domestiques et familiales sont échangées contre du soutien
économique n’est pas valable. Il s’agit donc d’examiner la
distribution des ressources entre les conjoints sous la forme
du don qui est, nous l’avons vu, au cœur de l’idéologie
amoureuse. D’autre part, dans la relation conjugale, les
rapports de domination se perpétuent généralement
indépendamment de la volonté individuelle. Les conjoints
estiment être libres et autonomes dans leurs décisions et dans
leurs actes. Dès lors, ils considèrent souvent que les
privilèges masculins sont choisis ou consentis plutôt
qu’imposés. En effet, peu de personnes pensent leur relation
intime en termes de rapports de domination. Et pour les
partenaires sensibles à la dimension genrée du lien conjugal
ou qui adoptent un point de vue féministe, l’explication de la
perpétuation des inégalités par l’incapacité des acteurs à
comprendre les relations de pouvoir et à dépasser la violence
symbolique qui les détermine (Bourdieu, 2002) fournit une
interprétation peu convaincante, car elle nie leur capacité à la
réflexivité et à l’action. Dès lors, nous sommes partis du
postulat que les femmes participent activement à la création
de la relation conjugale. Elles ne font pas que subir la
domination en s’y adaptant. Ajoutons en guise de précision
qu’il ne s’agit pas ici de dénoncer une situation inégalitaire
ou injuste ou de constater l’existence de la domination
masculine. Notre objectif est de comprendre comment les
inégalités conjugales se reproduisent dans un univers dominé
par l’idéologie amoureuse et pourquoi ces inégalités ne sont
pas perçues comme telles par les conjoints.
Comme Pierre Bourdieu l’a souligné (1994), l’analyse du
système de dons est délicate. En effet, le chercheur fait surgir
de l’explicitation dans un système qui fonctionne dans le
silence et grâce au silence. Le silence est nécessaire, car il
permet de préserver le don et d’éviter que la relation ne se
transforme en système d’échange ou en » donnant-donnant ».
Il y a donc un décalage entre la vérité objective la
47
réciprocité fait partie du don et la vérité vécue des pratiques
qui nie la réciprocité (Bourdieu, 1994). En outre, « l’échange
de dons est socialement institué dans des dispositions et des
croyances et échappe de ce fait aux paradoxes que l’on fait
surgir artificiellement » lorsqu’on se place dans la logique (du
chercheur) de la conscience et de la raison, « lorsqu’on oublie
que celui qui donne et celui qui reçoit sont préparés et inclinés
par tout le travail de socialisation à entrer sans intention ni
calcul de profit dans l’échange généreux, dont la logique
s’impose à eux objectivement » (Bourdieu, 1994 : 181).
Néanmoins, ce travail de mise en lumière des mécanismes du
système de dons est nécessaire. Il permet de dépasser les
dichotomies socialement instituées entre amour et pouvoir en
montrant comment des relations considérées comme
généreuses et désintéressées peuvent contribuer à reproduire
des inégalités entre les partenaires. Pour le démontrer, la
circulation de l’argent dans la sphère conjugale sera examinée
selon les trois phases du système de dons définies par Mauss
(1985) : donner, recevoir et rendre.
1.4.1 Donner
Bien que les ressources monétaires fournies par les conjointes
soient généralement plus communautarisées que celles de
leur compagnon (Roy, 2006), la générosité féminine en
matière financière n’est pas mise en avant dans les propos des
personnes interrogées. Nous allons essayer de comprendre
pourquoi, dans les entretiens, beaucoup de conjoints sont
qualifiés par leur compagne de « très généreux » avec leur
argent, alors que les femmes le sont rarement. Les hommes
sont également nombreux à mentionner leur altruisme
financier. L’extrait de l’entretien de Max est illustratif de la
façon dont la générosité masculine est mise en scène.
48
J'ai une liste de choses que je sais que je dois
m'acheter […] que je dois, que j'aimerais m'acheter
personnellement. J'aimerais m'acheter une montre,
une radio CD pour la voiture, des vraies lunettes de
soleil. Mais j'attends. […] Je vais préférer acheter une
play-station à mon gamin. […] Je vais préférer
acheter ce que je vais installer samedi matin pour ma
chérie [une radio]. […] Je paie plus pour la famille.
Mais comme on t'a expliqué, ce qui est bien pour eux
est bien pour moi.
Bien que Max décrive l’argent qu’il gagne comme étant de
l’argent collectif, sa participation financière est, dans cet extrait,
explicitement définie comme un don plutôt qu’une ressource
familiale à laquelle chaque partenaire peut avoir librement
accès. Si socialement le geste de Max est attribué à de la
générosité, c’est parce que son salaire est défini comme une
ressource individuelle qu’il met à la disposition de sa famille.
Cette perception des revenus masculins en termes de don se
retrouve chez la plupart des couples interrogés. Elle est
généralement partagée par les conjointes, car la générosité des
hommes est une construction sociale genrée. Dans la société
suisse, les femmes bénéficient, en effet, de moins de ressources
monétaires que leur compagnon
5
. Cela s’explique notamment
par les inégalités structurelles liées au marché du travail
(différences salariales, possibilités de carrière inégales, etc.), par
la division traditionnelle des responsabilités adoptée par la
plupart des couples et par la tendance des conjoints à rechercher
une relation hétérogame
6
. Dès lors, dans la sphère conjugale, les
5
Chez les couples sans enfant, le revenu assuré par la femme se monte à
un tiers des revenus du ménage. Il descend à moins de 20 % chez les
couples avec enfants et à 12 % chez les couples avec trois enfants ou
plus (Office fédéral de la statistique, 2003 : 54).
6
Dans un certain nombre de couples, l’homme est plus âgé que sa
compagne (Bozon et Héran, 2006). Cela a des implications sur les
49
hommes sont souvent davantage en position de donner de
l’argent.
Cet exemple nous permet également d’illustrer le pouvoir
invisible (Komter, 1989 ; Lukes, 2005) inscrit dans le
système de dons. Celui-ci prend naissance dans les règles
générales du fonctionnement du don (Charbonneau, 1996).
Définir les échanges dans le couple comme des dons
implique que pour qu’une ressource soit communautarisée, il
faut qu’elle soit donnée. Or, pour donner, il faut posséder.
Les hommes sont en position plus favorable car ils
bénéficient en tant que groupe de plus de revenus que les
femmes. De plus, la liberté d’offrir est préservée par le
système de dons. Nous avons vu que c’est la liberté qui
donne sa valeur aux présents et qui permet de réaffirmer et de
confirmer le lien conjugal (Godbout et Caillé, 1992). Dans un
système de dons, celui qui offre est libre de donner quand et
dans la mesure où il le désire. Ainsi, l’autre conjoint peut
difficilement revendiquer les ressources financières de son
partenaire sans briser le système de dons. Dès lors, les
femmes qui gagnent beaucoup moins d’argent que leur
compagnon (c’est le cas de la majorité des mères de famille
suisses) sont plus dépendantes de la qualité du lien conjugal
et du bon vouloir de ce dernier qu’inversement.
Le don comme moyen légitime de redéfinir des dépenses
personnelles en dépenses collectives
L’action de donner est multidimensionnelle et paradoxale.
Offrir vise à créer, rétablir ou maintenir des liens, mais des liens
ressources monétaires comparées des conjoints. Inséré depuis plus
longtemps sur le marché du travail, l’homme est souvent plus avancé
dans sa carrière, ce qui l’amène à bénéficier d’un revenu supérieur à
celui de sa partenaire.
50
asymétriques, le statut social du donneur étant prééminent
(Berthoud, 2005 ; Bourdieu, 1994 ; Terstchenko, 2004). En
effet, le don permet d’exprimer le respect et la confiance
accordée à autrui, mais il offre aussi la possibilité de se faire
valoir, de manifester sa valeur et ses mérites (Berthoud, 2005).
En mettant en avant les besoins de sa femme et de son fils au
détriment des siens, Max met en avant sa générosité, mais aussi
le fait qu’il agit de façon qui mérite leur reconnaissance et la
reconnaissance sociale. Ce geste le valorise en tant que père et
en tant que conjoint. Comme l’illustre l’exemple ci-dessous, les
dimensions du don sont multiples, et l’altruisme n’en est qu’une
facette.
Conventionnellement, le sens attribué au don est celui du
désintérêt et de la générosité. Cependant, les conjoints
peuvent instrumentaliser le système de dons de manière à
transformer des dépenses individuelles en cadeaux plus
valorisés dans la sphère privée. Maurice avoue volontiers être
« un grand dépensier ». Il dépense sans restriction l’argent
dont il dispose parce qu’il « profite à fond de la vie, car elle
est courte ». Sa compagne, Magali, est au contraire beaucoup
plus économe. En devenant mère, elle a clairement priorisé
ses enfants et leurs besoins. Elle a alors demandé à Maurice
qu’il diminue ses dépenses personnelles, notamment en
réduisant les sorties, le soir, avec ses amis. Bien que ce
dernier ait accepté, il ne se prive pas de loisirs pour autant.
Magali souligne qu’il en fait désormais profiter tous les
membres de la famille.
C’est vrai que Maurice, il est plus généreux. Oui,
quand même il me semble. Il m’a quand même
amenée à Rome, à Venise. […] Il aime bien aussi
sortir manger au restaurant, et des fois, il me force à
sortir […]. [rires] Parce que, comme je suis radin
comme tous les Polonais, je dis que c’est cher le
51
restaurant, mais ça me fait quand même plaisir […]
C’est bien comme ça.
Grâce au système de dons, Maurice trouve le moyen de
redéfinir ses dépenses individuelles en dépenses collectives.
Ce faisant, il les rend légitimes. Maurice ne dépense plus de
l’argent uniquement pour lui, il sort beaucoup moins le soir
avec ses amis. Par contre, il invite régulièrement sa femme au
restaurant. Ce passionné de voyages offre à sa famille des
séjours en France ou en Italie. Il emmène son fils de 9 ans
assister à un match de football de la coupe suisse un soir de
semaine. Bien que Magali qualifie Maurice de généreux, la
générosité de ce dernier semble surtout être destinée à
satisfaire ses propres désirs. Pour Magali, en effet, les
vacances ne nécessitent pas forcément un voyage. Si elle aime
bien sortir le soir, elle affirme y renoncer volontiers si cela met
en danger les finances familiales. Elle privilégie la stabilité
économique et l’épargne qui leur permettraient de faire face
aux imprévus. Pourtant, Magali peut difficilement empêcher
son mari d’offrir, car la générosité et le don sont fortement
valorisés dans la sphère familiale. Bien qu’elle s’inquiète des
fins de mois difficiles (fréquentes selon le couple) et de
l’avenir économique de ses enfants, la générosité de Maurice
lui fait « quand même » plaisir. Pour reprendre les propos
d’Arlie Hochschild (1979, 2003a), Magali effectue un travail
émotionnel de manière à adapter ses sentiments à la
convention sociale qui voudrait que, devant la générosité et le
don, on fasse preuve de gratitude.
En offrant, Maurice contrôle l’utilisation d’une part
importante des ressources monétaires familiales et impose, en
toute légitimité, ses propres désirs de consommation. Dans ce
contexte, la définition conventionnelle du don comme d’un
acte altruiste donne naissance à du pouvoir invisible (Lukes,
2005). Ce type de pouvoir implique que celui qui remet en
question le désintérêt supposé être à la source du don passe
52
lui-même pour un être intéressé et mesquin. En ne montrant
pas de la gratitude — le sentiment approprié face au don
(Hochschild, 2003a) —, il sort de la logique amoureuse pour
entrer dans une autre logique qui est associée à la logique du
marché fortement dévalorisée dans la sphère intime. Dès lors,
Magali peut difficilement remettre en question les présents de
son conjoint. Cependant, en acceptant les cadeaux de son
mari, elle contribue à légitimer l’utilisation de l’argent
conjugal souhaitée par Maurice et à renforcer le pouvoir de
ce dernier sur les ressources financières du ménage.
Les normes conventionnelles liées à l’amour favorisent les
prérogatives masculines, car dans la société suisse, ce sont les
hommes qui ont un accès privilégié aux ressources
économiques. Ils sont en mesure de donner beaucoup plus.
Perçus comme plus généreux, ils bénéficient de la gratitude
de leur conjointe. Ils ont également la liberté,
institutionnalisée par le système de dons, de décider de
l’usage de l’argent qu’ils fournissent. Dans la plupart des
couples interrogés, l’argent du pourvoyeur principal est
officiellement défini comme étant familial. Pourtant, il faut
que le conjoint le donne pour qu’il soit communautarisé. Dès
lors, les autres membres de la famille peuvent bénéficier
(parfois très largement) des ressources monétaires
masculines. Toutefois, le conjoint reste libre de les donner
dans des termes qu’il est généralement le seul à définir. Le
chapitre suivant montre que les femmes, quant à elles,
occupent une position moins favorable. Non seulement elles
ont un accès moindre aux ressources économiques, mais leurs
revenus ne sont pas toujours considérés comme des dons.
La définition du don dans la sphère conjugale
La définition du don est un acte conjugal qui se joue
continuellement et subtilement dans les échanges entre des
partenaires situés socialement et historiquement. Dans The
53
Economy of Gratitude, Arlie Hochschild (2003b) relève que
mari et femme perçoivent certaines actions comme étant des
dons ou des coûts selon les attentes de genre de chacun. La
perspective de Hochschild met ainsi en évidence la relativité
du don : ce qui est considéré comme un cadeau dans un
couple ne l’est pas forcément dans un autre. Dans certains
ménages, les hommes offrent un présent traditionnel (leurs
revenus), alors que les femmes souhaiteraient un don plus
moderne (comme le partage des tâches domestiques ou du
temps libre). Dans d’autres couples, à l’inverse, les femmes
offrent un don moderne (de l’argent), alors que les hommes
attendent un don traditionnel (la prise en charge des tâches
domestiques). Dans nos sociétés contemporaines, les
positions des hommes et des femmes sur le marché du travail
ainsi que les anciens codes de genre peuvent créer un gender
gap (écart de genre), dans le système conjugal du don
(Hochschild, 2003b : 111). Cet écart peut perturber la façon
dont femmes et hommes expriment leur amour dans la sphère
conjugale.
Dans les entretiens, les ressources financières masculines sont
définies comme des dons, c’est-à-dire une contribution
personnelle au bien-être de la famille. Pour les personnes
interrogées, l’activité professionnelle des hommes fait partie
intégrante du rôle de père, de conjoint et de pourvoyeur des
revenus. Dès lors, elle n’a jamais été mentionnée comme étant
coûteuse pour la famille. Par contre, l’argent des femmes
prend une signification variable selon les couples interrogés.
Pour les conjoints qui adoptent une attitude de genre
traditionnelle, le travail salarié de la femme sera surtout défini
comme un coût pour la famille. Il est perçu comme un besoin
personnel qui permet à la conjointe de s’épanouir, mais qui
l’empêche de se consacrer pleinement à ses responsabilités
domestiques traditionnelles (Ferree, 1984). En ce sens, le don
ne correspond pas aux ressources monétaires que la conjointe
apporte, mais au fait que sa famille se montre compréhensive
54
face à sa volonté (définie comme un choix personnel) d’avoir
une activité rémunérée. Dans ce cas, c’est l’opportunité
d’exercer une activité professionnelle qui doit être échangée
contre de la gratitude et non le revenu fourni par la conjointe.
À l’inverse, dans les couples moins traditionnels, le revenu
féminin prend le même sens que le revenu masculin (Ferree,
1984). Il est considéré comme un apport individuel au bien-
être familial, un don.
La définition des dons varie dans l’histoire conjugale.
Généralement, l’emploi féminin et le salaire qui en découle
sont considérés comme une participation des femmes à la
qualité de vie du ménage lorsque les deux conjoints sont
célibataires. Ils peuvent toutefois être perçus comme des
coûts pour la famille lorsque les partenaires deviennent
parents. Depuis la naissance de leurs enfants, le travail
rémunéré de Chantal était considéré par Félix comme un coût
pour la famille. Son emploi était essentiellement perçu
comme un besoin d’épanouissement personnel. Chantal a
d’ailleurs dû gocier avec son conjoint pour reprendre sa
profession après la maternité, notamment en lui assurant que
celle-ci ne remettrait pas en question ses responsabilités
familiales. Toutefois, la définition de l’activité
professionnelle des femmes est également soumise aux
situations auxquelles font face les conjoints. Dans l’exemple
de Chantal et Félix, le revenu féminin a été redéfini comme
un don lors du processus d’achat d’une maison. En effet, le
salaire de Chantal ne mettait plus seulement « du beurre dans
les épinards », il permettait également au couple d’épargner
davantage en vue du projet familial. En outre, son revenu a
été pris en compte dans les calculs effectués par la banque
afin de fixer le montant du prêt hypothécaire qui allait leur
être accordé. La reconnaissance institutionnelle et financière
dont a bénéficié le revenu de Chantal (son salaire leur a
permis d’emprunter davantage pour acheter leur maison) a
contribué à ce qu’il soit reconnu comme une aide au bien-être
55
du ménage plutôt qu’un coût pour la famille. Notons, et cela
n’est pas anodin, que c’est à cette époque que le couple a
engagé une femme de ménage (rétribuée sur l’argent
commun), déchargeant ainsi Chantal d’une partie des tâches
domestiques. La redéfinition du salaire de Chantal en termes
de don semble avoir légitimé son retrait d’une autre sphère de
dons qui est celle des tâches ménagères (Ferree, 1984). Les
revenus de Chantal étant reconnus comme des dons, il n’a
plus été nécessaire qu’elle équilibre la balance des
contributions conjugales en prenant à sa charge la totalité du
travail domestique. Ainsi, le système de dons est créé
quotidiennement au travers des interactions et de la
perception de genre de chaque partenaire. Ce processus
dépend également du contexte et des différents événements
auxquels doivent faire face les conjoints.
Dans la plupart des travaux sur le don (par exemple Godbout
et Charbonneau, 1993), on retrouve le postulat implicite que
les contributions des partenaires de l’échange ont une valeur
plus ou moins identique. Chacun peut alors participer et
renouveler cet état de reconnaissance mutuelle qui caractérise
le bon fonctionnement des rapports intimes. Les conjoints
auraient ainsi toujours le sentiment de recevoir plus qu’ils ne
donnent. Or, le système conjugal de dons est déterminé par
les structures de genre. Chez les couples que nous avons
interrogés, le don masculin est clairement défini, les
ressources financières amenées dans la sphère conjugale par
les hommes correspondant aux attentes de genre socialement
valorisées et légitimes dans la société suisse. Le don féminin,
par contre, peut être défini différemment selon les
perceptions de genre des conjoints et l’histoire conjugale et
familiale. Les revenus des femmes ne sont pas définis de
manière univoque. C’est également le cas du travail
domestique et familial qui est considéré comme une
contribution traditionnellement féminine. Le statut de don de
ce dernier varie également en fonction des attentes de genre
56
des conjoints. Contrairement à ce que postule Charbonneau
(1993), il n’est pas toujours présenté et reconnu comme un
don. Il peut également être considéré par certains conjoints
comme un moyen d’exprimer sa reconnaissance. En ce sens,
il est davantage perçu comme un dû. Chez les couples
traditionnels par exemple, l’emploi féminin est perçu comme
un coût pour la famille. Dès lors, le travail domestique
effectué par les femmes est généralement considéré comme
l’expression de leur gratitude face à la compréhension dont
fait preuve l’entourage quant à leur activité professionnelle.
Les apports financiers et domestiques de ces femmes n’étant
pas (ou peu) considérés comme des dons, l’équilibre conjugal
se trouve menacé. Le risque que le conjoint estime apporter
beaucoup plus à la relation est présent, ce qui peut mettre en
danger le couple (Schwartz, 1990). Cette remarque nous
amène à examiner la façon dont les dons sont reçus dans le
cadre conjugal.
1.4.2 La réception du don ou la question de la
reconnaissance
Comprendre le système de dons nécessite de s’interroger sur
la réciprocité des dons. En effet, nous verrons que c’est la
réciprocité des dons qui explique en partie la perpétuation des
inégalités entre les conjoints. La « mutualité des dons »
(Ricoeur, 2004) coule de la gratitude suscitée par le
premier présent. C’est parce que nous éprouvons de la
reconnaissance que nous allons être amenés à offrir à notre
tour. La façon dont les cadeaux sont reçus est centrale dans le
système de dons. Nous pouvons distinguer deux » niveaux »
de reconnaissance. Le premier niveau est rattaché au don lui-
même. Il s’agit de reconnaître le geste qu’autrui fera à notre
égard comme un don. Pour reprendre les propos de Bourdieu
57
(1993b), cela nécessite que le donneur et le récepteur
partagent la même définition de ce qu’est un don, car c’est la
reconnaissance de la générosité du premier qui conduira le
second à un geste de réciprocité. Le deuxième niveau englobe
la reconnaissance de la relation dont le cadeau est le véhicule.
Pour Ricoeur (2004 : 342), c’est la qualité de la
reconnaissance qui confère sa signification aux présents et
qui conduit les conjoints à entrer dans le système de dons :
« on peut tenir la relation de mutualité pour une
reconnaissance qui ne se reconnaît pas elle-même tant elle est
investie dans le geste plus que dans les mots, et ne le fait
qu’en se symbolisant dans le cadeau ».
Examinons maintenant les dons d’argent et de travail
domestique et familial que nous avons mentionnés
précédemment sous l’angle de la reconnaissance. Pour
synthétiser, nous allons examiner le potentiel de
reconnaissance des ressources monétaires et des tâches
ménagères dans la sphère conjugale. L’argent semble être
universellement reconnu dans les sociétés modernes comme
la meilleure mesure de la valeur individuelle (Veblen, 1979 ;
Weber, 1967). Il existe une croyance commune que les gens
qui ont le plus de ressources et d'influence sont les plus
respectés et compétents, les plus puissants (Ridgeway, 1997).
Certaines recherches montrent que les conjoints tendent à
partager cette croyance lorsqu’ils évaluent les apports de l’un
et de l'autre (Jasso, 1983, 1988). L’argent est un don qui a un
fort potentiel de reconnaissance sociale. Et cela d’autant plus
que l'argent est une ressource généralisée (Blau, 1964)
convertible hors et dans la relation conjugale. Les tâches
domestiques et familiales, au contraire, n'ont pas cette valeur
d'échange. Ce n'est pas une ressource transposable hors de la
relation spécifique. Si les tâches familiales et l’éducation des
enfants acquièrent une certaine visibilité (bon comportement
58
des enfants, bons résultats scolaires, etc.), le travail
domestique est, en tant que tel, relativement invisible
7
, ce qui
amoindrit son potentiel de reconnaissance. Comme l’a
souligné un des hommes interrogés, si la norme est une
maison rangée et qu’elle l’est toujours, il est difficile de
mesurer le travail qu’a nécessité ce résultat, d’autant plus que
ces tâches semblent souvent aller de soi. Le travail
professionnel, au contraire, obtient une visibilité sociale, et
concrète, par le salaire.
À ce stade, nous pouvons déjà émettre une première
remarque. Les dons traditionnellement masculins comme le
salaire ont un potentiel de reconnaissance sociale et conjugale
plus élevé que les dons traditionnellement féminins que sont
les tâches domestiques et familiales, car la plupart des
conjoints adhèrent à cette conception dominante des apports
de chacun. Non seulement les tâches ménagères sont en tant
que telles moins reconnues, mais elles peuvent également être
considérées comme un (un moyen pour la conjointe
d’exprimer sa reconnaissance face à la tolérance de sa famille
quant à sa volonté de poursuivre une activité professionnelle,
définie comme un besoin/désir personnel). Cette perception
peut conduire à un système de dons déséquilibré. Ce
déséquilibre est accentué par le fait que le potentiel de
reconnaissance d’une même ressource peut varier selon qui la
fournit. Lorsque l’argent est apporté par le conjoint, il est
généralement reconnu comme un don, car cette contribution
7
L’importance du travail domestique et familial effectué dans la famille
a été mise en évidence à partir des années 1980 lorsque différents
organismes (dont l’INSEE) l’ont quantifié et lui ont attribué une valeur
économique. Même quand il s’agit de reconnaître les tâches
domestiques, l’argent semble être le principal vecteur de la
reconnaissance sociale (Fouquet, 2002). Or, si la valeur économique
du travail effectué dans la sphère domestique a été évaluée, elle reste
néanmoins fictive.
59
correspond aux attentes de genre socialement valorisées en
Suisse. Par contre, l’argent féminin a un potentiel de
reconnaissance limité. Nous avons vu que les ressources
monétaires amenées par la conjointe peuvent être considérées
comme un don ou un coût pour la famille selon les croyances
de genre adoptées par les conjoints. En outre, la recherche de
Julie Brines (1993) montre qu’à partir d’un certain niveau de
dépendance économique, l’homme n’augmente plus le temps
qu’il consacre aux tâches domestiques et familiales, mais au
contraire les diminue, alors que sa compagne en reprend une
part. Brines (1993) considère ces pratiques compensatoires
masculines et féminines comme un moyen de retrouver des
comportements de genre traditionnels. Si l’on examine cette
observation du point de vue du don, nous pouvons considérer
qu’arrivé à un certain niveau de dépendance économique,
l’homme ne perçoit plus le revenu élevé de sa compagne
comme un don qui suscite de la gratitude, mais au contraire
comme une menace pour son statut et son identité masculine.
Cela va, dès lors, le conduire à diminuer sa participation à
une autre sphère de dons qui est celle des tâches domestiques
et familiales.
Bien que les conjoints participent activement au système de
dons, ils n’offrent pas des dons identiques et il arrive qu’un
même présent soit évalué différemment selon que l’on soit
homme ou femme. Ce déséquilibre peut être source de
domination symbolique (Bourdieu, 1976, 1994). Les
contributions masculines ayant un potentiel de
reconnaissance plus élevé, la domination masculine réside
dans la reconnaissance et la gratitude qui conduisent les
femmes à être plus conciliantes et reconnaissantes. Ce
sentiment est accentué par le fait que, comparativement à la
situation économique des femmes des générations
précédentes, les conjointes interrogées s’estiment chanceuses
(au contraire des hommes qui, comparativement à leur père
ou grand-père, ont perdu des privilèges). En ce sens, le
60
sentiment de gratitude éprouvé par les femmes n’est pas
seulement le résultat d’une construction conjugale genrée, il
relève également de l’évolution historique des relations entre
les sexes (Hochschild, 2003b).
Dans un système de dons déséquilibré, la gratitude n’est plus
simplement une question d’étiquette et de savoir-vivre, une
appréciation du don. Elle se transforme en obligation morale
qui altère l’autonomie et l’indépendance des personnes
concernées (Bourdieu, 1976, 1994 ; Galvin, 2004). En effet,
l’expression de la gratitude peut parfois s’avérer être la seule
monnaie disponible pour s’assurer le support et la bonne
volonté de l’autre (Galvin, 2004 : 145). Cela peut conduire à
des relations asymétriques, comme le soulignent les propos
de Sybil quand elle explicite ce qu’elle ressent face aux
contributions — estimées plus élevées — de Justin :
Par rapport aux achats ménagers, par exemple, j’ai
l’impression que moi j’achetais plus souvent. Lui
peut-être ne se rendait pas compte des achats que je
faisais. […] Moi, j’avais l’impression qu’il y avait
une espèce de […] de supériorité qu’il avait par
rapport à moi, justement parce que je lui étais
davantage redevable.
Selon Pierre Bourdieu (1976), un don qui n’est pas retourné
crée un lien durable, une obligation qui limite l’autonomie du
donataire. En ce sens, le don crée un rapport de domination,
car il génère une obligation morale et affective (celle de
rendre). Ce rapport de pouvoir n’a pas seulement un support
matériel, mais également un support symbolique, immatériel.
Pour Bourdieu (1994), cette domination symbolique donne
du crédit à son possesseur, une « force magique : une
propriété qui, parce qu’elle répond à des "attentes
collectives", socialement instituées, à des croyances, exerce
une sorte d’action à distance, sans contact physique »
61
(Bourdieu, 1994 : 189). Le système genré de dons rencontré
chez la plupart des couples interrogés conduit les femmes à
être plus fréquemment dans la position de recevoir que de
donner. Elles sont ainsi davantage amenées à devoir exprimer
la gratitude conjugale et sociale qu’elles éprouvent. Notons
toutefois que les conjointes disposent de plusieurs stratégies
afin de ne pas entrer dans l’économie de gratitude (Henchoz,
2007). Le refus du don ou la redéfinition d’un cadeau en acte
intéressé peut être un moyen pour les femmes de rétablir
l’équilibre conjugal des dons et ainsi d’éviter d’entrer dans le
devoir de gratitude.
1.4.3 Rendre
À ce stade du processus de dons, les contributions des
conjoints peuvent être considérées comme déséquilibrées.
Lorsque les apports des hommes au bien-être familial sont
perçus comme plus importants et plus valorisés que ceux des
femmes, la réciprocité, centrale dans la constitution et la
perpétuation du lien conjugal est rompue. Cependant, dans les
entretiens, les partenaires estiment généralement que chacun
participe également à la relation. Cette apparente contradiction
nous amène à élargir les types de dons étudiés pour essayer de
comprendre pourquoi les conjoints considèrent leurs échanges
comme étant équilibrés.
Leurs revenus étant très inégaux, Justin offre régulièrement
certaines activités à Sybil ou encore des petits présents. Nous
avons vu précédemment que Sybil était mal à l’aise face à ces
dons, car elle avait l’impression de ne pas pouvoir les rendre.
Un moyen pour elle de rééquilibrer les dons a été de négocier
la mise en commun d’une partie de leurs revenus afin que
Justin puisse mesurer sa contribution et la reconnaître comme
un contre-don. Sybil dispose toutefois d’autres ressources à
62
engager dans ce processus de reconnaissance mutuelle, par
exemple, lorsqu’ils décident de partir en vacances :
On a quand même été au Chili, c’est un des pays les
plus chers pour voyager, alors que le pays d’à côté, on
aurait pu passer six mois pour leme prix. Bon,
moi, le Chili ce n’était pas […]. Lui, c’était un rêve.
Moi, que ce soit le Chili, le Pérou ou l’Argentine, je
trouvais ça formidable. On est allé au Chili, donc
voilà.
Finalement, le couple opte pour le projet de Justin et part en
voyage au Chili. Cette décision aura un coût financier pour
Sybil qui dépensera plus que le budget qu’elle avait
initialement prévu. Si l’on se place du point de vue des
conjoints, cet acte peut aussi s’analyser en termes de don.
Justin n’impose pas la destination de leurs vacances, Sybil
adhère spontanément à sa proposition. En acceptant son
choix, elle lui permet de concrétiser un de ses rêves. En ce
sens, elle se conduit de manière généreuse. Dans cet exemple,
le don se matérialise dans l’opportunité offerte à l’autre de
réaliser un de ses souhaits. Le fait que Sybil accorde plus de
pouvoir de décision à Justin peut ici être considéré comme un
moyen de créer de la reconnaissance. En effet, de son côté,
Justin reconnaît la générosité de Sybil et il en éprouve de la
gratitude.
Dans un système de dons genrés, certaines prérogatives
masculines, comme la délégation du pouvoir de décision ou
du contrôle sur les revenus conjugaux, peuvent être
considérées par les conjoints comme des (contre-)dons
féminins. En effet, les partenaires considèrent rarement que
les privilèges, dont bénéficient plus généralement les
hommes, sont imposés. Dans la sphère conjugale
contemporaine, les conjoints estiment partager les mêmes
droits et pouvoirs dans la relation. En ce sens, les
63
prérogatives attribuées à l’un d’entre eux sont perçues
comme librement consenties, les partenaires estimant qu’ils
peuvent changer cet état de fait si cela ne leur convient pas.
L’analyse des privilèges en termes de don peut également
s’appliquer à l’argent personnel, accordé plus souvent et en
plus grande quantité au conjoint (Ferree, 1990). Nous avons
vu que le salaire masculin est considéré comme un don au
bien-être familial. Si les partenaires estiment qu’une fois
données les ressources financières masculines leur
appartiennent conjointement, ils peuvent aussi considérer que
les femmes ont la possibilité d’en céder ou d’en offrir une
partie à leur partenaire si elles le désirent. Dans l’extrait
d’entretien qui suit, Marie raconte pourquoi elle a accepté
que son compagnon effectue un important achat personnel.
Luc avait flashé sur cette voiture. Ça fait vraiment :
Luc, le dépensier et moi, qui ne dépense rien [rires]. Il
avait flashé sur cette voiture, il voulait absolument
une voiture comme ça ! Et puis bon, moi je trouvais
un peu exagéré […]. Puis, je me suis dis : avec tous
les soucis qu'il a, s'il peut avoir un petit plaisir dans sa
vie, ben voilà !
En concédant « un petit plaisir » à son compagnon, Marie fait
preuve de générosité. Elle fait passer les désirs de ce dernier
avant les siens (l’acquisition de la voiture ne lui permettra pas
d’acheter le meuble qu’elle souhaite). Du point de vue des
conjoints, le fait que l’homme bénéficie de plus d’argent
personnel ou de plus de pouvoir de décision n’est pas perçu
comme la conséquence de la domination masculine mais
comme le fruit de la générosité féminine. Selon cette
perspective, les privilèges masculins que nous venons de
mentionner ne sont pas contraires aux normes égalitaires
contemporaines puisqu’ils résultent de l’idéologie amoureuse
du don et de la réciprocité des échanges. Considérées comme
une illustration de la générosité féminine, les prérogatives
64
masculines permettent aux femmes de participer activement à
la construction conjugale, de créer du lien et de contribuer en
tant que pair à ce processus de reconnaissance réciproque et
de dons mutuels. Dans les exemples qui précèdent, le fait que
Justin et Luc définissent le geste de leur compagne comme un
acte altruiste va sans doute les conduire à participer à la
mutualité des dons en faisant preuve à leur tour de générosité.
Entre spontanéité et obligation, les dons conjugaux restent
délicats à analyser. La liberté rattachée à ces dons qui
accordent plus de prérogatives au conjoint est difficile à
mesurer. Cela ne devrait toutefois pas nous empêcher de
considérer ces gestes comme des dons. En effet, si l’on
suppose que ces présents ne sont pas librement consentis (ce
qui remettrait en question leur définition de dons), on peut
aussi faire de même pour les dons masculins d’argent. Il
existe en effet un certain nombre de normes sociales et
juridiques qui contraignent le conjoint à partager une partie
de son revenu. Ce qui est central pour notre compréhension
de la circulation de l’argent dans la sphère conjugale, c’est
que les conjoints perçoivent ces contributions, qu’elles soient
matérielles ou symboliques, comme des dons et, dès lors,
contribuent à les valoriser.
C
ONCLUSION
En privilégiant une démarche compréhensive, nous nous
plaçons du point de vue des acteurs. Il s’agit de comprendre les
couples interrogés en les rapportant « aux causes et aux raisons
qu’ils ont d’être ce qu’ils sont » (Bourdieu, 1993a : 9). La
perpétuation des inégalités dans la sphère intime a été en partie
expliquée par la construction quotidienne du genre par les
conjoints (West et Zimmerman, 1987). La littérature a
également mis en évidence le droit de possession accordé au
pourvoyeur principal (Potuchek, 1997 ; Tichenor, 2005) et la
65
socialisation des femmes au dévouement et à l’abnégation
(Nyman, 1999). Toutefois, ces explications ne rendent que
partiellement compte de la participation active des conjoints à
la création du conjugal ainsi que du lien entre amour et
pouvoir.
Nous avons essade comprendre comment des inégalités
pouvaient surgir dans un contexte les partenaires
valorisent le désintérêt et la réciprocité. L’analyse proposée
ici permet de révéler les paradoxes au cœur du système
conjugal de dons. Ce dernier est au fondement de l’idéologie
amoureuse car il permet la création du lien conjugal. Le
système conjugal de dons contribue au processus, mis en
évidence par Bourdieu (1993b : 34), qui vise à instituer
durablement aux membres du couple les sentiments propres à
assurer l’existence et la pérennité de l’unité conjugale et à
doter les conjoints d’un esprit de famille générateur de
dévouement, de générosité et de solidarité. Toutefois, le
système de dons favorise également la reproduction d’un
rapport de pouvoir d’autant plus puissant que celui-ci
s’exerce en conformité avec les valeurs reconnues par les
conjoints (Bourdieu, 1976 : 129). La reproduction invisible
de la domination masculine provient du fait que le système
conjugal de dons est genré. Les dons féminins n’ont pas le
même potentiel de reconnaissance que les présents masculins
parce que la générosité est une construction sociale et
conjugale. Dès lors, les femmes sont conduites à mobiliser
d’autres ressources afin de participer à cet échange mutuel.
Les conjoints travaillent, en effet, à équilibrer leurs apports
de façon à répondre à l’idéologie amoureuse du partage et de
la réciprocité.
Les travaux de Cancian et Gordon (1988) ont montré que les
normes en matière de comportement amoureux ont changé.
Le dévouement féminin a fait (partiellement) place au
développement personnel et à l’autonomie. Les idéaux
66
d’égalité entre les conjoints ont remplacé les rapports
d’autorité. Or, un moyen de s’épanouir consiste à participer
activement à la construction de la relation conjugale
contemporaine en se considérant comme une ou un partenaire
également engagé (Théry, 2000). Postuler que les conjointes
ne font que subir la domination masculine revient à ne pas les
considérer comme des actrices à part entière. De même,
prétendre que l’amour invisibilise les relations de pouvoir nie
les capacités des acteurs à lire la réalité sociale. Les conjoints
que nous avons interrogés ne sont pas aveuglés par l’amour,
ils sont conscients que l’un d’entre eux dépense plus pour lui
ou prend plus de décisions au nom du couple. Nous faisons
l’hypothèse ici que ces prérogatives masculines peuvent être
perçues par les conjoints comme des contre-dons féminins
8
qui permettent aux femmes de contribuer à l’équilibre des
échanges au cœur de l’idéologie amoureuse. Pour répondre
aux dons masculins mieux reconnus socialement, les femmes
bénéficient de multiples ressources à faire entrer dans
l’équilibre conjugal. Le système de dons ne se réduit pas aux
contributions monétaires ou de services, il intègre également
l’expression de l’amour et de la gratitude. En mobilisant
d’autres dons que les dons traditionnellement étudiés par les
sciences sociales (comme les revenus et les tâches
domestiques et familiales), les conjointes participent
activement à la création et à la consolidation de la relation
conjugale en adoptant les comportements de désintérêt et de
réciprocité qui sont fortement valorisés dans la sphère privée.
En donnant à leur partenaire de l’argent personnel, du temps
8
Nous pouvons supposer (nous n’en avons pas rencontrés) que les
couples qui ne partagent pas la vision socialement dominante des dons
et contre-dons conjugaux n’adhèrent pas à cette perception des
prérogatives masculines. De même, cette perception peut être
contestée si l’un des conjoints ne partage pas la même définition que
son partenaire.
67
libre, en leur laissant plus de contrôle sur l’argent conjugal ou
sur les prises de décisions familiales, les femmes font preuve
de générosité. Elles s’inscrivent dans la relation en tant que
pairs et partenaires également engagées. Cette perception des
dons conjugaux soutient la création du conjugal. Néanmoins,
elle crée et renforce également des inégalités entre les
partenaires.
L’analyse des dons conjugaux explique, en partie, les
ambivalences que l’on décèle lorsqu’on étudie l’usage de
l’argent au sein du couple. Elle permet de comprendre
pourquoi les inégalités observées ne remettent pas en
question les normes égalitaires, l’épanouissement personnel
et l’autonomie au fondement des relations conjugales
contemporaines (Bawin-Legros, 2003 ; Roux et al., 1999).
Les femmes que nous avons interrogées ne se sentent pas
dominées et ne perçoivent pas les prérogatives masculines
comme étant injustes. Pour nous, cela s’explique en partie par
le fait que les conjoints estiment avoir un engagement
équilibré dans la relation de dons, cette perception renforçant
à son tour leur sentiment de justice et d’égalité. Cette analyse
montre également que le système conjugal de dons est
porteur de pouvoir invisible puissant. Il légitime des
inégalités de genre qui privilégient les hommes en tant que
classe. Des inégalités d’autant plus persistantes que les
partenaires peuvent les considérer comme faisant partie
intégrante des normes amoureuses qui fondent leur relation.
B
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... C'est un processus au cours duquel les femmes se confrontent et répondent aux contraintes et opportunités qu'elles rencontrent (Gerson, 1987). Ce choix dépend, d'une part, de la façon dont les femmes perçoivent et définissent leur situation (professionnelle, familiale et conjugale) et, d'autre part, des circonstances objectives qui structurent leur perception (opportunités 49 Pour une présentation plus détaillée du contexte suisse, voir Henchoz, 2007. professionnelles, stabilité de la relation conjugale, capacité du conjoint à être un bon pourvoyeur économique, etc.). ...
... Le don est lié à la sphère privée et l'argent est perçu comme le véhicule de valeurs rattachées à la sphère publique. Dès lors, l'usage des ressources monétaires n'est pas (ou peu) considéré comme un média émotionnel et relationnel (Allmendinger et al., 2004) (Henchoz, 2008). Dans le chapitre qui suit, nous allons examiner les apports et la distribution des ressources entre les conjoints sous la forme du don qui est, nous l'avons vu, au coeur de l'idéologie amoureuse. ...
... Chez les couples de la jeune génération, l'autonomie et l'indépendance financières prennent différentes formes, inséparables de l'idéologie amoureuse du don, du désintérêt et de la solidarité qui guide et oriente les échanges économiques et leur perception (Henchoz, 2008aHenchoz, , 2008b). Nyman, 2003 l'engagement professionnel, un espace personnel qui permet au conjoint de « décompresser » pour mieux se réinvestir sur le marché du travail. ...
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Résumé La comparaison des pratiques financières de trois générations de couples suisses de classe moyenne permet de souligner le rôle central de l’indépendance économique dans la construction du lien conjugal contemporain. L’autonomie financière, de plus en plus privilégiée par les couples de la jeune génération, ne contribue pas seulement à favoriser la liberté de chacun, elle rend également possible une nouvelle forme de solidarité conjugale, moins statutaire et plus émotionnelle qu’autrefois. Historiquement, le processus d’individualisation des finances traduit surtout le processus d’émancipation économique des femmes. En ce sens, ce nouveau lien conjugal dépend en partie de la capacité des femmes à accéder à une ressource traditionnellement masculine, l’argent. Mots clés : indépendance, solidarité, argent, couple, génération Abstract A comparison of the financial practices of three generations of middle-class Swiss couples allows the author to stress the central roles played by economic independence in the creation of contemporary conjugal relationships. Financial autonomy, a status that has become ever more attractive to couples of the new generation, not only contributes to promote individual independence, it also opens the door to a new form of conjugal solidarity, less statutory and more emotional than in the past. Historically, the process of individualizing the financial relationship is above all a reflection of the ongoing economic emancipation of women. This means that the new conjugal relationship is partly predicated on the ability of women to access a traditionally male resource: money.
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Dans un contexte ou l’ideal partage est l’egalite et l’autonomie dans les relations conjugales, comment les partenaires de vie gerent-ils leur argent lorsqu’il existe une disparite de revenus entre eux ? Le present article cherche a repondre a cette question par l’examen des modes de gestion et des pratiques pecuniaires associees, au sein de familles quebecoises ou les deux conjoints travaillent. Bien que les modes de gestion et autres pratiques privilegies par les conjoints ont parfois pour objectif de niveler les disparites de revenus, ils contribuent souvent au maintien de niveaux de vie distincts entre partenaires de vie. En effet, au travers des propos des conjoints, on decouvre diverses strategies qui ont parfois pour resultat de restreindre les depenses de la personne gagnant moins. Ainsi, l’idee de l’aplanissement des differences economiques, sous-jacente a la notion de « revenu familial », doit etre revisee pour tenir compte de cette realite.
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Résumé Lorsqu’on interroge les conjoints sur la mise sur pied de leur organisation financière, la réponse qu’ils donnent spontanément est que « ça s’est passé tout seul ». Le croisement de résultats de recherches sur l’évolution de l’usage de l’argent (Henchoz, 2008b) et du linge (Kaufmann, 1992) dans l’histoire conjugale permet de souligner le rôle central du silence dans le processus de construction de la conjugalité contemporaine. Si ce processus est considéré comme naturel et spontané, c’est parce qu’il se fonde davantage sur les représentations de la conjugalité contemporaine (dont nous examinerons trois dimensions : l’amour, l’égalité et les attentes de genre) que sur une réelle « conversation » entre les partenaires (Berger et Kellner, 1988). Le silence est le meilleur moyen trouvé par les conjoints pour préserver leur bonne entente (Hahn, 1991) et conjuguer les représentations antinomiques de l’argent et de la conjugalité. Cependant, le silence résulte aussi de l’absence de mots à disposition pour désigner les inégalités qui découlent de la mise en pratique d’idéaux conjugaux comme l’amour, le désintérêt et l’égalité. Dès lors, la construction du couple débouche davantage sur une fiction de compréhension rarement remise en question que sur le partage d’une vision commune de la réalité.
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La famille est un des lieux d'expression privilegies du don. Par le biais de prestations materielles et symboliques il s'y manifeste un etat de dettes positif, c'est-a-dire que chacun estime recevoir du groupe plus qu'il n'y apporte lui-meme. Mais la vie familiale est parfois marquee par des periodes critiques. Il y a alors un risque que le calcul ou l'exces ne viennent defier l'esprit du don. Celui-ci peut-il s'en accommoder? C'est a ces moments que nous nous interessons a partir d'une enquete qualitative realisee aupres de quarante et une personnes (sept reseaux familiaux) dans les regions de Montreal et de Quebec.
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1ère éd.: 1998 (Vol. 1) et 2001 (Vol. 2) 2e éd. : 2008<br