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Le couple et l’argent. Les significations et usages sociaux de l’argent comme révélateurs sociologiques du processus de construction conjugale

Authors:
Le couple et l’argent
Les significations et usages sociaux de l’argent
comme révélateurs sociologiques du processus
de construction conjugale
Thèse présentée à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Institut de sociologie
Université de Neuchâtel
Pour l’obtention du grade de docteure ès sciences humaines
Par
Caroline Henchoz
Acceptée sur proposition du jury :
Prof. Franz Schultheis, directeur de thèse
Prof. François Hainard, rapporteur
Prof. Hélène Belleau, rapporteuse
Soutenue le 23 mai 2007
Université de Neuchâtel
2007
RÉSUMÉ ET MOTS CLÉS
Mots clés en français : sociologie, couple, argent, genre
Mots clés en anglais : sociology, household, money, gender
Résumé :
Basée sur la grounded theory et la démarche compréhensive, cette thèse s’appuie sur cinquante-six
entretiens menés auprès de dix-neuf couples domiciliés dans le canton de Neuchâtel (Suisse) pour
analyser le processus de construction conjugale des significations et usages sociaux de l’argent dans ses
dimensions individuelles et collectives.
Les principaux apports de ce travail sont les suivants :
Premièrement
, en retraçant l’histoire des couples interrogés, cette recherche met en évidence les étapes
du processus de construction des significations et usages sociaux de l’argent dans la sphère intime. Elle
montre comment les conjoints font usage de leurs ressources monétaires de manière à adapter les
idéaux romantiques et contemporains du don, du désintérêt, de l’égalité et de l’autonomie aux attentes
de genre plus traditionnelles.
Deuxièmement
, l’analyse des différents mécanismes du processus de construction conjugale des
significations et usages sociaux de l’argent permet de démontrer que la construction conjugale n’est pas
seulement un processus conversationnel. Contrairement à ce que laissent supposer Berger et Kellner
(1988) ainsi que les théoriciens de la modernité (Beck et Beck-Gersheim, 1995, Giddens, 1992, 2004),
les conjoints discutent peu des aspects financiers de leur relation. Il est nécessaire de tenir compte du
contexte, des interactions conjugales et des caractéristiques individuelles comme l’appartenance de
genre pour comprendre la façon dont les partenaires manipulent et perçoivent l’argent dans la sphère
privée.
Troisièmement
, inscrits dans des structures de genre puissantes (Risman, 1998), femmes et hommes
n’expérimentent pas la famille de la même manière. Dès lors, ils sont conduits à interpréter diversement
la réalité conjugale qu’ils ont participé à créer. Ainsi, bien que la plupart des hommes et des femmes
interrogés définissent l’argent du ménage comme « notre argent », cette définition relève de
conceptions et de pratiques différentes.
Ces divers apports servent à alimenter et à démontrer le point central de cette thèse : la théorisation de
l’amour et du pouvoir dans une perspective unifiée. Les options théoriques adoptées, comme la théorie
du pouvoir de Lukes (1986, 2005), la conception androgyne de l’amour de Cancian (1986) et la
perspective de genre de West et Zimmerman (1988), permettent de proposer une analyse des relations
conjugales à la fois dans leurs dimensions amoureuses et de pouvoir. En effet, les principes de l’amour
romantique, de la solidarité et du désintérêt au fondement de la relation conjugale contemporaine
n’excluent pas pour autant les inégalités et les rapports de pouvoir. Au contraire, ils peuvent même
contribuer à les produire et à les maintenir. En mettant en évidence les dimensions solidaires et
individuelles de la construction conjugale dans une perspective unifiée, nous proposons une perception
de l’usage intime de l’argent complémentaire aux théories actuelles qui n’incorporent pas ces deux
notions dans le même modèle.
TABLE DES MATIERES
I. INTRODUCTION 9
II. THÉORIE ET CONCEPTUALISATION 17
1. Introduction : 17
2. L’argent dans la sphère privée : approches théoriques 18
a. La sociologie classique de l’argent 18
Le caractère équivalent et universel de l’argent 19
L’argent comme valeur d’échange et comme marchandise particulière 19
Les dimensions symboliques et sociales de l’argent 20
En résumé 22
b. Les théories économiques sur l’usage de l’argent dans la sphère privée 25
Le modèle unitaire de l’altruisme familial 26
Les modèles de la négociation coopérative 28
Les économistes féministes 29
c. Le modèle sociologique de la différenciation sociale de l’argent 30
L’argent domestique dans la théorie sociologique de la
différenciation sociale de l’argent 31
3. L’usage de l’argent au sein du couple dans la littérature
sociologique 34
a. La littérature sur les solidarités familiales 36
b. La littérature sur l’organisation financière des ménages 39
Historique 40
La typologie des organisations financières des ménages 45
- Le système de gestion de l’ensemble des revenus par l’un des partenaires
45
- Le système d’allocation
45
- Le système de la mise en commun
46
- Le système de gestion indépendante
47
- Critiques et apports de la typologie des organisations financières
47
Les principaux déterminants de l’organisation financière des ménages 50
- Le contexte politique, social, historique, culturel et économique
50
- Les revenus du ménage ou la classe sociale
54
- La structure de genre
56
- Le pouvoir dans les relations de couple
65
- La signification de l’argent dans le couple : droit de possession et argent
personnel
72
- Influences liées aux interactions sociales entre les partenaires
74
L’organisation financière dans le cycle conjugal 75
- L’argent de la cohabitation
76
- L’argent du mariage
76
- Evénements conjugaux et changements de l’organisation financière
77
c. En résumé : les apports et limites de la littérature sur l’usage de l’argent
dans la sphère conjugale 79
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4. La construction conjugale des significations et usages
sociaux de l’argent 81
a. Le couple entre individuel et collectif, entre enjeux individuels et
coopération 85
b. Négociations, prises de décision et stratégies 87
Relations de pouvoir et pouvoir des femmes 89
c. La valeur du lien 90
d. En résumé : l’usage de l’argent dans la construction conjugale 91
III. MÉTHODOLOGIE 93
1. Population interrogée 94
2. Collecte des données 96
a. La méthode des regards croisés 98
3. Analyse 100
a. L’analyse croisée des entretiens individuels et des entretiens collectifs 105
IV. CONTEXTUALISATION 113
1. Le rapport des Suisses à l’argent 113
2. Le contexte historique et social 115
a. Revenus et dépenses des ménages suisses 119
Revenus des ménages 119
Dépenses des ménages 120
b. Le droit suisse en matière de vie conjugale 121
Le droit matrimonial 122
Le droit du divorce 125
L’union libre 127
V. ANALYSE ET INTERPRETATION DES DONNEES 129
1. Les étapes de la construction conjugale des significations et
usages sociaux de l’argent 131
a. L’entrée en couple - La période de séduction 131
Amour et argent 132
- L’argent comme créateur du lien amoureux
133
- La perspective androgyne de l’amour
133
- L’idéologie amoureuse
134
- La place de l’argent dans les relations conjugales
137
- L’idéologie amoureuse du don dans la période de séduction
139
- La construction conjugale de l’équilibre des échanges ou l’idéologie
amoureuse de la réciprocité et de l’équilibre des échanges
142
b. L’engagement conjugal : la cohabitation 148
La mise en commun partielle des revenus 149
- Les règles de la mise en commun
150
- Les biais du principe de l’équité
151
- Le don dans la construction conjugale
152
Les autres organisations financières 153
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c. Le mariage, les enfants 154
La construction conjugale des significations et usages
familiaux de l’argent 155
- La priorité sur les besoins des enfants
157
- Accès à la propriété
158
- L’équipe conjugale
160
- La perception de l’argent comme étant une ressource commune
161
- La perception genrée de la construction familiale
165
La construction conjugale de l’équilibre des échanges 167
- Les tâches ménagères dans l’équilibre des échanges
168
Les limites de l’idéologie amoureuse ou la construction
genrée de l’équilibre conjugal 170
- La définition des tâches domestiques et familiales comme une activi
féminine
172
- Droits et pouvoirs du pourvoyeur principal des revenus
176
- Tâches et responsabilités financières genrées
183
d. En résumé 186
2. Les déterminants du processus de la construction conjugale
des significations et usages sociaux de l’argent 189
a. Au niveau sociétal 190
Le réseau familial et amical étendu 190
La sphère familiale 193
b. Au niveau conjugal 195
L’homogamie financière 195
Observation, typification et ajustement conjugal 196
Doing gender 199
Expérimentations conjugales 201
- Vacances et mise en commun
201
- Budgets
202
- Essais vers la mise en commun ou l’individualisation des revenus
203
La négociation conjugale 204
- Les "obstacles" à la négociation
205
- Le temps de la négociation
209
- La négociation : une pratique genrée
211
Le don dans la construction conjugale et familiale 216
- Une conception androgyne du don
217
- Les dons d’argent dans la sphère conjugale
218
- Le système conjugal de dons
219
c. Au niveau individuel 232
Identité de genre 232
Le sentiment de justice 234
d. En résumé 240
3. Le résultat de la construction conjugale : une vision du
monde partagée et genrée 243
a. Le discours conjugal 243
b. La perception conjugale est un construit genré 244
"Notre argent" : une notion à définition variable 246
c. En résumé 248
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VI. CONCLUSION : APPORTS ET LIMITES DE LA RECHERCHE 251
1. Amour, désintérêt, différences et inégalités 252
2. La place de l’individuel et du collectif 254
3. La question de la modernité 256
4. Quels changements vers l’égalité ? 257
VII. ANNEXES 263
1. L’organisation financière des ménages dans la
littérature sociologique francophone : explications possibles
sur les raisons d’un silence 263
2. Informations sur la population interrogée 265
a. Portraits de couples 265
b. Tableau synthétique concernant l’organisation financière et les données
socio-économiques des personnes interrogées 281
3. Guide d’entretiens 289
a. La grille d’entretien individuel 289
b. Entretien de couple - Les scénarii 293
VIII. BIBLIOGRAPHIE 297
I. INTRODUCTION
« C’est vraiment un sujet… on en parle peu. On s’est fait encore la réflexion. On avait du
monde samedi soir à la maison et on s’est dit que c’est toujours pareil. Il y avait trois sujets :
argent, sexe et politique. La politique, c’est peut-être le sujet, des trois, qui est encore le plus
abordable. Mais l’argent et le sexe, c’est vraiment des tabous, même entre amis. Ce qui est
assez étonnant quand même, parce que ce sont des sujets extrêmement importants dans la
vie » (Justin, rédacteur en chef, 33 ans, en couple depuis 3 ans1).
Les couples ne parlent pas d’argent, ne veulent pas parler d’argent. « Quand on
s’aime, on ne compte pas », affirment-ils. On offre un cadeau pour exprimer son
amour mais pas pour l’acheter. Dans le ménage traditionnel, l’un amène des
ressources économiques et l’autre fournit du travail domestique et familial mais on
ne dit pas qu’on échange de l’argent contre des services. C’est froid, c’est calculateur
et surtout socialement inacceptable (Roy, 2006). On sait que certains se marient par
intérêt : que le vieil homme richissime s’offre les faveurs sexuelles de sa jeune
épouse et que celle-ci, en échange, se dédommage sur la bourse bien garnie du
vieillard. Mais ce sont les autres. L’argent n’a pas de place dans son propre couple, il
n’a rien à y faire : « quand on s’aime, on ne compte pas » reprennent les couples,
d’autant plus que, c’est bien connu, « l’argent ne fait pas le bonheur ».
D’où vient ce désintérêt, voire ce dédain, affiché par les conjoints2 pour les questions
d’argent ? Le christianisme, et plus particulièrement le catholicisme, a mis en cause
le principe même de l’argent (de Blic et Lazarus, 2007). Les riches font l’objet de
condamnations systématiques et, pour de l’argent, Judas a trahi Jésus. Comme le
relève Matthieu dans la Bible (XXVI : 14-15), « alors l'un des douze, appelé Judas
Iscariotte, alla trouver les princes des prêtres et leur dit : que voulez-vous me
donner ? Et je vous le livrerai. Ils lui comptèrent trente pièces d'argent ». L’amour, le
vrai, est incompatible avec l’argent : « nul ne peut servir deux maîtres. Ou il haïra
l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez
servir Dieu et l'Argent » (Matthieu, VI : 24). L’amour est gratuit, l’amour est pur,
l’amour ne se vend pas.
Durant plusieurs siècles, le mariage a eu des fonctions économiques, politiques et
sociales. Il était le meilleur moyen de transférer des propriétés, du statut, des
contacts personnels, de l’argent et des outils de travail par delà les générations et les
groupes de pairs. L’amour faisait rarement partie du contrat matrimonial. La
révolution amoureuse du 18ème siècle (Coontz, 2004) a remis en question l’institution
du mariage dans ses fondements économiques. La valorisation croissante des
sentiments, du compagnonnage et de l’intimité a alors contribué à renforcer la
dichotomie entre amour et argent, entre couple et argent. Dès lors, l’amour conjugal
se veut gratuit et désintéressé. Pourtant, contrairement à ce que croyait Emile
Durkheim au début du siècle, la famille et le couple contemporains ne se consacrent
pas uniquement aux liens affectifs (cf. aussi De Singly, 1988a, 1988b). Les biens, les
services et l’argent continuent de circuler dans la sphère privée.
Comment les couples utilisent-ils et perçoivent-ils l’argent dans un contexte les
valeurs rattachées aux ressources financières et à l’amour sont perçues comme étant
1 Vous trouverez une présentation détaillée de la population interrogée dans l’annexe 2a et 2b.
2 Dans ce travail, nous parlerons indifféremment des conjoints, des partenaires, des compagnes ou compagnons. Ces termes désignent des
personnes qui sont en couple, qu’elles soient mariées ou non.
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antinomiques ? Cette thèse se propose de retracer l’histoire de plusieurs couples afin
d’étudier la façon dont ils construisent les paramètres financiers de leurs relations
amoureuses. Nous chercherons à comprendre comment deux individus, autonomes
financièrement quand ils se rencontrent, en viennent à adopter progressivement la
même perception de l’argent et à en faire usage selon cette conception. Pour Berger
et Kellner (1988), en effet, la conjugalité est un acte qui conduit deux personnes à
échanger et à partager leurs points de vue de façon à construire progressivement
une vision, des valeurs et des buts communs (voir également Kaufmann, 1992).
Dans ce travail, nous examinerons plus en détail les dimensions financières de ce
que Berger et Kellner (1988) appellent le processus de la construction conjugale de
la réalité.
Pour ce faire, cette thèse s’appuie sur cinquante-six entretiens menés auprès de dix-
neuf couples3 suisses. Les personnes rencontrées sont, pour la plupart, mariées et
ont des enfants en bas âge, dépendants économiquement. Il s’agissait de récolter
leurs expériences de la vie de couple et de la vie de famille durant les premières
années du processus de construction conjugale. Les résultats de la recherche de
Jean-Claude Kaufmann sur
l’Analyse du couple par son linge
(1992) indiquent, en
effet, que la construction conjugale est un processus beaucoup plus présent dans les
premiers instants de la vie de couple et de parents que par la suite lorsque l’habitude
prend le dessus sur l’innovation et l’invention conjugale. Le fait de choisir des couples
mariés avec au moins un enfant permettait également de mieux saisir la transition
entre une économie conjugale et une économie familiale (Delphy, 1970).
Les couples ont été choisis de manière à ce que leur division du travail (rémunéré et
non rémunéré) soit représentative des familles suisses avec enfants. Tous les
hommes exercent une activité professionnelle à plein temps et la majorité des
femmes à temps partiel4. Nous pouvons parler de couples de classes moyennes dans
la mesure le revenu moyen des ménages interrogés est proche de la moyenne
suisse. Il s’agissait, en effet, de choisir des couples dont la gestion financière n’est ni
difficile ni trop aisée, qui ont un certain montant à disposition pour les dépenses non
nécessaires mais qui doivent néanmoins faire des choix et fixer des priorités car ce
montant est limité.
L’objectif des entretiens était de retracer le parcours de ces couples et de
comprendre le processus de construction conjugale, notamment en essayant de
saisir comment on en arrive à penser en termes de "nous" et à se penser en tant que
membre d’un couple. Pour ce faire, les conjoints ont été interrogés séparément puis
ensemble 5 de façon à étudier la construction conjugale dans sa dimension
personnelle et collective.
3 La partie
méthodologie
ainsi que l’annexe 2 qui se trouve en fin d’ouvrage présentent plus en détail la population interrogée.
4 En 2000, dans 36.5% des couples domiciliés en Suisse avec au moins un enfant de moins de 7 ans, l’homme exerce une activité
professionnelle à plein temps et la femme à temps partiel; 37.3% des couples de la même catégorie fonctionnent de manière traditionnelle :
l’homme travaille à plein temps et la femme est au foyer. Dans seulement 12.1% des couples avec des enfants de moins de 7 ans, les deux
conjoints travaillent à plein temps (Office fédéral de la statistique, 2005c). Le modèle familial où la femme exerce une activité professionnelle à
temps partiel et le conjoint à plein temps est le modèle qui a connu, en Suisse, le plus grand essor en 10 ans. En 1990, 23.2% des couples avec
jeunes enfants suivaient ce modèle, en 2000, ils étaient 36.5%. Données consultées sur le site de l’Office fédéral de la statistique suisse :
http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen.html, le 4.12.06
5 Trois entretiens par couples ont été menés, excepté pour un couple (deux entretiens) (cf. annexe 2a).
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La récolte des données s’est avérée centrale dans cette recherche car les
significations et usages sociaux de l’argent au sein des couples relèvent d’un
domaine peu exploré dans les pays francophones. Les principes régulant les normes
d’échanges et les pratiques solidaires familiales ont été mis en évidence par les
chercheuses et chercheurs suisses (dont Coenen-Huther et al., 1994, Kellerhals,
1981, Kellerhals et al. 1988, 1992, 1994a, 1994b, 1994c, 2005, Widmer et al., 2003).
Toutefois, la façon dont l’argent circule au sein de la famille reste un domaine peu
étudié, en Suisse et dans l’ensemble des régions francophones. Comme nous le
verrons dans la partie
théorie et conceptualisation
, l’argent a, en effet, longtemps été
analysé uniquement comme un phénomène de marché (Singh et Lindsay, 1996,
Zelizer, 1997). En ce sens, cette thèse vise un double objectif. Premièrement, elle
présente une recension des apports théoriques sur l’usage de l’argent dans la sphère
intime, ce qui a rarement été proposé jusqu’à présent. En effet, l’argent, l’amour et,
dans une moindre mesure, le couple sont des sujets relativement délaissés par la
sociologie. A titre illustratif, le
Dictionnaire de la pensée sociologique
(Borlandi,
Boudon et al., 2005) n’aborde aucune de ces thématiques. Deuxièmement, l’analyse
des entretiens va nous permettre de proposer une conception des significations et
usages sociaux de l’argent dans la sphère privée qui complète et réunit les
perspectives théoriques existantes. L’absence d’une conceptualisation unifiée des
dimensions solidaires et individuelles de l’usage de l’argent explique, en partie,
pourquoi cette recherche s’appuie sur le courant de la
grounded theory
(Glaser,
1992, Glaser et Strauss, 1967, 1995, Strauss et Corbin, 1997a, 1997b) et la
démarche compréhensive. Le fait de partir des acteurs et de leurs propos va nous
permettre de mieux saisir comment se construit le couple entre rapports solidaires et
rapports de pouvoir, entre amour et inégalités.
Le couple, entre solidarités et pouvoir, amour et inégalités
Pour Pierre Bourdieu (1993b : 33), « l'unité domestique est conçue comme un […]
univers où sont suspendues les lois ordinaires du monde économique, la famille est
le lieu de la confiance (trusting) et du don (giving) - par opposition au marché et au
donnant donnant - ou, pour parler comme Aristote, de la philia, […] qui désigne en
fait le refus de l'esprit de calcul; le lieu où l'on met en suspens l'intérêt au sens étroit
du terme, c'est-à-dire la recherche de l'équivalence dans les échanges ».
Ce principe de construction, cette prescription culturelle de la cohésion familiale
(Ferree, 1990), guide les actions des conjoints, leurs propos et leurs sentiments.
Nous verrons ainsi que, dans la sphère privée, les partenaires manipulent l’argent de
manière à répondre à cette vision du couple solidaire et aimant qui leur semble aller
de soi. En ce sens, le couple fonctionne comme une « fiction sociale réalisée »
(Bourdieu, 1993b).
Toutefois, si la construction conjugale est à concevoir comme le processus
d’intégration de dispositions éthiques portant à identifier les intérêts particuliers aux
intérêts collectifs de la famille (Bourdieu, 1993b), le couple fonctionne également
comme la réunion de deux individus aux envies et besoins différents et parfois
contradictoires. Dès lors, la construction conjugale n’est pas toujours un processus
harmonieux et démocratique guidé par les sentiments et l’altruisme. Elle s’élabore
également dans les rapports de forces, dans les inégalités et dans la construction des
différences.
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La littérature sociologique nous propose deux courants théoriques pour comprendre
cette double dimension des significations et usages sociaux de l’argent dans la
sphère privée (Belleau et Ouellette, 2005). Le premier courant, issu des études genre
américaines, utilise l’argent comme un indicateur des relations interpersonnelles et
des rapports de pouvoir entre les conjoints. Il remet en question la conception
conventionnelle de la famille comme d’une unité aux intérêts convergents en
dévoilant les luttes de préservation des intérêts individuels qui ont lieu au sein des
couples. Dans la partie théorique, nous rendrons compte de ce premier courant
théorique en examinant les recherches (majoritairement anglophones) sur les
organisations financières des ménages. Si cette perspective est fondamentale, le rôle
symbolique de l’argent dans la création de l’entité conjugale reste, toutefois, peu
abordé. Cette dimension a été intégrée partiellement par la seconde perspective
théorique. Cette dernière est illustrée ici par les recherches (essentiellement
francophones) sur les solidarités familiales. Cette approche analyse l’usage de
l’argent dans sa dimension solidaire et affective. Elle met en évidence le rôle des
transactions matérielles dans l’affirmation du lien familial (dont Attias-Donfut, 1995,
Debordeaux et Strobel, 2002, Grammain et al., 2003 et 2006 ; et pour la Suisse : les
travaux de Coenen-Huther et al. 1994, Kellerhals et al. 1988, 1994a, 1994b, 1994c,
2005). Cependant, le fait que la construction du lien puisse être ambivalente,
conflictuelle ou problématique pour l’un ou les deux partenaires n’est pas ou peu
traité par cette littérature.
Ces deux perspectives théoriques vont s’avérer centrales dans notre recherche car
elles étudient les dimensions individuelles et collectives de la circulation de l’argent
dans la sphère privée. Toutefois, ces deux approches sont généralement perçues
comme étant dichotomiques. Dès lors, il s’agira pour nous de proposer une troisième
perspective qui réunifie les approches théoriques qui mettent l’accent sur la famille
en tant que réseau de solidarité et celles qui portent sur les dynamiques
interindividuelles et les rapports de pouvoir. Dans la partie empirique, nous
montrerons que les conjoints ne passent pas nécessairement du registre de la
solidarité à celui de l’intérêt personnel selon les circonstances. Nous verrons
comment des échanges conjugaux régis par le don et le désintérêt peuvent soutenir,
voire renforcer des inégalités et des rapports de pouvoir entre les conjoints. Cette
approche des usages et significations de l’argent dans la sphère intime nous
permettra de rendre compte du processus de la construction conjugale dans sa
complexité et ses ambiguïtés.
Dans cette recherche, nous parlons d’usage de l’argent car il s’agit de dépasser
l’aspect uniquement matériel de l’économie domestique, pour s’intéresser également
à son aspect symbolique6. Nous montrerons que des biens matériels portent parfois
une valeur affective et qu’inversement des sentiments et des émotions peuvent
prendre une dimension matérielle. Dans le même esprit, nous tenterons de
comprendre dans quelle mesure l’usage de l’argent sert à créer, construire, produire
6 La monnaie sera considérée ici « comme le support matériel (ou immatériel dans le cas de la monnaie scripturale) de l’échange et l’argent
comme l’institution politique sociale et morale de ce support. C’est dire autrement que si la monnaie représente toujours l’argent […], l’argent
est toujours beaucoup plus que la monnaie […]. Dans les pratiques économiques et quotidiennes, l’argent prend différentes formes : accumulé,
il est capital […] ou patrimoine […] ; gagné par le travail, il est salaire ; placé à la banque, il est épargne ; crédit lorsqu’il est prêté, etc. » (de
Blic et Lazarus, 2007 : 5). Ces formes sont différentes, toutefois elles ont un point commun : « elles représentent une valeur qui s’exprime en
unités monétaires et qui produit des effets concrets, symboliques ou sociaux […] » (de Blic et Lazarus, 2007 : 5).
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et reproduire la relation conjugale dans ses aspects matériels et symboliques
(Zelizer, 1997, 2005c). Comme le relève Viviana Zelizer dans
The Social Meaning of
Money
(19977), la circulation de l’argent dans la sphère conjugale symbolise des
relations et des significations sociales particulières. Selon Zelizer, « les individus
s’emploient sans cesse à créer des monnaies appropriées à la gestion de situations
d’autant plus complexes socialement parlant que toutes sortes de sentiments ou de
rapports s’y expriment non seulement de l’intimité mais aussi de l’inégalité ; de
l’amour, mais aussi du pouvoir ; de la sollicitude, ainsi qu’une volonté de contrôle ;
de la solidarité, non moins que du conflit » (Zelizer, 2005c : 316-317). Autrement dit,
nous conférons des significations différentes à nos divers échanges financiers.
L’argent du conjoint, par exemple, ne sera pas considéré ni même dépensé de la
même manière que l’argent de sa femme ou de son enfant. L’argent n’est pas utilisé
et n’a pas le même sens quand le couple est en période de séduction ou lorsqu’il est
marié avec deux enfants. En outre, la signification donnée aux ressources monétaires
influence directement les pratiques sociales : la façon dont les individus considèrent
l’argent n’est pas indépendante de la manière dont ils le dépensent, l’épargne ou le
donne (Zelizer, 1997 : 211).
Cette recherche permettra d’éclairer les tensions entre, d’une part, les désirs et
besoins personnels et, d’autre part, l’idéal amoureux du don et du désintérêt qui est
au cœur de la construction conjugale. L’usage de l’argent est, en effet, un indicateur
pertinent de la place du collectif et de l’individuel dans le couple car c’est une des
rares ressources, avec le temps, qui est mesurable et comparable, que l’on peut à la
fois personnaliser/individualiser et mettre en commun. Intégrant à la fois la
dimension individuelle et collective, fonctionnant comme un dénominateur commun
aux significations multiples (cf. Zelizer, 1989, 2005c), l’argent s’inscrit directement
dans la construction matérielle et symbolique du couple et de la famille.
Les femmes, les hommes, le couple et l’argent
Mettre en évidence les dimensions individuelles et collectives des significations et
usages sociaux de l’argent nécessite d’adopter une perspective de genre8. En effet,
les femmes et les hommes n’ont pas le même accès aux ressources financières. Dans
la sphère privée, l’argent de la femme n’a pas la même signification que l’argent de
l’homme. Le salaire du conjoint ne sera pas dépensé de la même manière que le
salaire de sa compagne.
Au niveau institutionnel
, les femmes et les hommes ne font pas face aux mêmes
opportunités et contraintes (Ferree et Hess, 1987 : 14). En Suisse, par exemple,
lorsqu’une femme se marie, elle prend le nom de famille de son mari ou associe le
nom de son conjoint au sien. La loi n’exige pas des hommes qu’ils fassent de même.
Les structures sociales et politiques helvétiques sont encore largement basées sur le
postulat d’une mère au foyer et d’un père engagé à plein temps sur le marché du
travail. Des horaires scolaires incompatibles avec une activité professionnelle, peu de
7 Traduit en 2005 : Zelizer V. (2005c), La signification sociale de l’argent, Seuil, Paris
8 La perspective de genre étudie les rapports sociaux de sexe qu’elle considère comme une dimension centrale de toute société. Elle s’intéresse
à la façon dont les comportements et la répartition des rôles masculins et féminins contribuent à la construction sociale de la masculinité et de
la féminité à travers laquelle toute relation humaine est catégorisée. Alors que la référence au sexe traduit une réali universelle, la
construction sociale du genre est variable dans le temps et l'espace. En bref, la perspective de genre s’intéresse à la construction des structures,
des comportements et des attitudes de genre (cf. l’excellent article de Ferree, 1990).
Henchoz Caroline Thèse de doctorat février 07
Les significations et usages sociaux de l’argent comme révélateurs sociologiques du processus
de construction conjugale
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structures d’accueil parascolaire pour les enfants, une fiscalité qui ne permet pas de
déduire les frais de garde9 conduisent la grande majorides mères à arrêter ou
diminuer fortement leur taux d’activité. En Suisse, seule une mère de famille avec
des enfants de moins de sept ans sur dix travaille à plein temps (Office fédéral de la
statistique, 2005a). Dès lors, les partenaires peuvent être égaux dans l’amour ou la
tendresse portée à l’autre, l’homme est devenu le support économique principal10. La
femme, de son côté, prend alors en charge les tâches domestiques et familiales. Elle
fournit le travail ménager qui permet à son compagnon d’endosser le rôle de
pourvoyeur des revenus et de s’investir à plein temps dans un marché du travail qui
exige des collaborateurs détachés de toutes contraintes domestiques (Beck, 2001).
Au niveau individuel
, nous verrons que, dans les sociétés occidentales, le rôle du
pourvoyeur des revenus est encore largement rattaché à l’identité masculine
(Bernard, 1981). L’homme est généralement perçu comme celui qui a la
responsabilité quotidienne de subvenir aux besoins matériels des membres de la
famille (Potuchek, 1997). La féminité, au contraire, s’inscrit encore largement dans la
prise en charge des tâches domestiques et familiales. Dès lors, les attentes
culturelles liées aux comportements ne sont pas les mêmes selon les sexes (Williams,
2000). Dans la société suisse, on attend d’un homme qu’il travaille à plein temps et
qu’il gagne un bon salaire alors que peu de femmes subissent de telles pressions. Au
contraire, une jeune mère qui agit de même est considérée avec suspicion car l’on
s’attend à ce qu’elle prenne en charge l’éducation de ses enfants plutôt que sa
carrière (Ferrand, 2002, Risman, 1998, De Singly, 2004b).
Nous verrons que le rattachement de l’identité de genre à des comportements
spécifiques a une influence
au niveau des interactions conjugales
. Les hommes et les
femmes vont, en effet, construire quotidiennement leurs relations de manière à
adopter les comportements que l’on attend traditionnellement d’eux (West et
Zimmerman, 1987). Ainsi, même dans les couples où la conjointe gagne davantage
que son compagnon, les partenaires ont des réticences à définir la femme comme la
pourvoyeuse principale des revenus (Hertz, 1986, Hochschild, 2003b, Potuchek,
1997, Tichenor, 2005). Au contraire, ils vont préserver un fonctionnement conjugal
traditionnel en recréant leurs différences de genre (Tichenor, 1999, 2005).
Dans ce travail, nous considérerons le genre comme une structure sociale qui opère
sur trois niveaux interdépendants de la vie sociale : le niveau institutionnel,
interactionnel et individuel (Risman, 1998). Nous verrons comment ces trois niveaux
contribuent à influencer la circulation et la signification de l’argent dans la sphère
privée. Pour reprendre Giddens (1984), nous examinerons la façon dont les
structures sociales forment les individus et leurs interactions et nous observerons
également comment les actions individuelles et collectives contribuent à modeler ces
structures.
9 Cette remarque se réfère au canton de Neuchâtel où se déroule cette recherche.
10 En effet, un tiers des femmes vivant en couple avec des enfants ne possèdent pas de revenu propre et seuls 4% d’entre elles assurent la
moitié et plus des revenus du ménage (Office fédéral de la statistique, 2003 : 54).
Henchoz Caroline Thèse de doctorat février 07
Les significations et usages sociaux de l’argent comme révélateurs sociologiques du processus
de construction conjugale
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De la conceptualisation théorique à l’analyse
Nous avons choisi de présenter cette recherche en plusieurs parties. Dans la partie
théorie et conceptualisation,
qui est la première de cet ouvrage, nous développerons
plus en détail les différents éléments exposés ci-dessus. Il s’agira de proposer une
recension de la littérature existante sur les questions d’argent dans la sphère privée
et de définir progressivement les outils conceptuels qui nous permettront d’analyser
les données que nous avons récoltées. La partie
méthodologie
présentera les
différents outils méthodologiques que nous avons choisis pour recueillir nos données
et les analyser. La partie
contextualisation
proposée ensuite retrace le contexte
économique, politique et social suisse. Nous mettrons en évidence la structure
d’opportunités et de contraintes (Ferree, 1990) dans laquelle les couples que nous
avons interrogés construisent leurs relations financières. Dès lors, nous aurons
suffisamment d’éléments pour entrer dans le cœur de cette recherche. La partie
analyse et interprétation des données
qui suit
est composée de
trois chapitres
principaux. Nous allons les présenter brièvement afin que la lectrice ou le lecteur
puisse avoir un bref aperçu de la façon dont nous avons procédé. Cela apportera
également un éclairage sur les objectifs poursuivis par la recension de la littérature
et la conceptualisation des différents outils théoriques que nous élaborerons
progressivement.
Dans le premier chapitre de la partie empirique, nous mettrons en évidence les
différentes étapes de la construction conjugale des significations et usages sociaux
de l’argent. Nous partirons de la première rencontre des partenaires jusqu’à leur
situation telle qu’elle était lors de l’entretien. Nous verrons que si l’entrée en couple
marque le début du processus de construction conjugale (Berger et Kellner, 1988), la
naissance des enfants est aussi une étape clé dans la construction d’un "nous" qui de
conjugal devient également familial. Cela nous permettra de mettre en évidence la
façon dont les conjoints construisent matériellement, symboliquement et
cognitivement le couple et la famille.
Dans le second chapitre, nous verrons que le processus de construction conjugale
des usages et significations de l’argent se joue à de multiples niveaux, à la fois
individuel, conjugal et sociétal. En ce sens, la construction conjugale est loin d’être
uniquement le processus interactionnel que privilégiaient Berger et Kellner (1988).
L’argent, par ses qualités sociales, nous permet de mettre en évidence des
dimensions de la construction conjugale qui, jusque là, ont été peu traitées par la
littérature. Cela nous amènera à discuter des théories de la famille moderne qui
mettent en avant l’individualisation croissante de la vie privée ainsi que le rôle central
de la négociation et du libre choix (dont Giddens, 1991, 1992, Kaufmann, 1993, De
Singly, 1996, Théry, 1998, 2005). Les couples que nous avons interrogés ne se
construisent pas selon la procédure contractuelle mise en avant par les théories de la
modernité. Ils créent leurs relations financières dans le silence, silence valorisé par
l’idéal conjugal du don et du désintérêt qui les conduit à taire leurs intérêts
personnels ou à les traduire en termes de générosité. Nous essayerons d’expliquer
les différentes dimensions du processus de construction conjugale des significations
et usages sociaux de l’argent.
Cela nous amènera au troisième chapitre de l’analyse. Bien que la construction
conjugale soit un processus qui s’élabore à deux, nous montrerons que la vision du
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Les significations et usages sociaux de l’argent comme révélateurs sociologiques du processus
de construction conjugale
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monde ainsi développée s’interprète individuellement en fonction de la place que
chacun occupe dans la structure familiale et conjugale. Nous verrons que les
conjoints partagent les mêmes mots et nomment la réalité avec des termes
identiques. Toutefois, femmes et hommes n’expérimentent pas la famille de la même
manière (Thorne, 1982). Dès lors, leurs expériences différentes les conduisent à
vivre et interpréter diversement la réalité conjugale qu’ils ont participé à créer.
Ces différents chapitres serviront à démontrer le point central de cette thèse : le fait
que les principes de l’amour romantique, de la solidarité et du désintérêt au
fondement de la relation conjugale contemporaine (Bawin-Legros, 2003) n’excluent
pas pour autant les inégalités et les rapports de pouvoir. Au contraire, ils peuvent
même contribuer à les produire et à les maintenir. Dans les sociétés occidentales, il y
a une dichotomie, voire une contradiction, entre les notions d’amour et de pouvoir
que la science sociale n’a pas réussi à dépasser (Meyer, 1991). Démontrer que les
relations conjugales se créent à la fois par l’amour et les relations de pouvoir
nécessitera de dépasser les théories actuelles qui n’incorporent pas ces deux notions
dans le même modèle. Les options théoriques que nous adopterons, comme la
théorie du pouvoir de Lukes (1986, 2005) ou la conception androgyne de l’amour de
Cancian (1986), nous y aiderons. Cela nous permettra alors de rendre compte de la
construction conjugale des significations et usages sociaux de l’argent dans sa
complexité, sa diversité, ses ambivalences et ses contradictions.
II. THÉORIE ET CONCEPTUALISATION
1. INTRODUCTION :
« La connaissance est le mouvement par lequel on utilise des "outils idéels" (théoriques,
conceptuels, scientifiques) pour lire, interpréter, analyser une réalité ; et dans ce travail sur la
réalité on est amené à améliorer, élaborer, perfectionner les outils idéels existants » (Beaud
et Latouche, 1988 : 61).
La partie
théorie et conceptualisation
a pour objectif de faire un état des lieux de la
recherche sur l’usage de l’argent au sein du couple et d’en commenter les résultats
les plus significatifs dans une perspective critique. Il s’agit également de définir
progressivement les outils théoriques et conceptuels que nous allons prendre en
compte pour traiter de notre question de recherche. Les significations et usages
sociaux de l’argent dans la sphère intime relèvent d'un champ d’études sociologiques
relativement récent. Si la plupart des recherches recensées amènent des éléments
intéressants et nouveaux pour la compréhension de cette thématique, aucune n’en
présente une vision globale sur laquelle nous pouvons nous appuyer. Il s’agit donc
d’adopter ici une posture pragmatique, d’une part, en présentant une version
synthétique des apports scientifiques portés à notre connaissance et, d’autre part, en
mettant en évidence les notions théoriques et conceptuelles que nous mobiliserons
lors de l’analyse de notre objet de recherche.
Il faut concevoir la partie
théorie et conceptualisation
de ce travail comme un vaste
entonnoir théorique. Nous commencerons par nous intéresser à la théorisation de
l’argent. Nous présenterons ensuite la littérature sociologique, plus contemporaine,
sur l’usage de l’argent dans la sphère familiale. L’argent a, en effet, longtemps été
considéré par la sociologie comme un phénomène exclusivement économique qui, de
ce fait, intéresse peu les sciences sociales. Après les travaux de Karl Marx, Max
Weber et Georg Simmel au début du siècle, peu de sociologues se sont intéressés à
la question, si l’on excepte Talcott Parsons et Neil Smelser (1956). Bien qu’il existe
quelques études publiées avant, les recherches sur l’organisation financière des
ménages se sont généralisées dans les pays anglophones à partir des années 1980
seulement. La question de l’argent dans la sphère privée a généralement été traitée
de façon plus indirecte par la sociologie francophone, notamment par le biais des
recherches sur les solidarités familiales 11 . Dès lors, nous distinguerons deux
tendances d’analyse (Belleau et Ouellette, 2005). La première, majoritairement
nourrie par les apports anglophones, s’intéresse essentiellement à l’organisation
financière des ménages et aux questions de pouvoir conjugal en se focalisant sur les
rapports de genre et les relations interpersonnelles. La seconde perspective, plus
francophone, se penche sur les solidarités familiales, notamment sur la forme
économique et financière de ces solidarités, en mettant en évidence les liens sociaux
créés par ces aides matérielles.
Ces différents travaux sur l’aspect économique des relations intimes nous
permettront d’élaborer notre matériel d’enquêteur (Kaufmann, 1996) et de trouver
les « outils idéels » (Beaud et Latouche, 1988) nécessaires pour conceptualiser la
construction conjugale des significations et usages de l’argent dans ses dimensions
11 Se référer à l’annexe 1 pour plus d’informations.
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Les significations et usages sociaux de l’argent comme révélateurs sociologiques du processus
de construction conjugale
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collectives et solidaires ainsi que dans ses dimensions individuelles et parfois
conflictuelles.
2. L’ARGENT DANS LA SPHÈRE PRIVÉE : APPROCHES THÉORIQUES
Pendant longtemps, l’argent a été analysé uniquement comme un phénomène de
marché (Singh et Lindsay, 1996). L’approche sociologique classique de l’argent,
comme celle de Marx (
Le capital
, 1867, 1971), Simmel (
Philosophie de l’argent
,
1900, 1987), Weber (
Économie et société
, 1921, 1971) ou Parsons et Smelser
(
Economy and Society
, 1956) et plus récemment pour la France, Orléan12 (
L’origine
de la monnaie
, 1992), conceptualise l’argent comme un phénomène lié au marché
qui se distingue uniquement par ses caractéristiques quantitatives. L’échange
monétaire13 est perçu comme étant basé uniquement sur la rationalité économique.
L’argent est ainsi considéré comme homogène, public, calculable, échangeable,
contractuel, individuel et impersonnel (Singh et Lindsay, 1996 : 58). Son analyse et
son interprétation sont réduites à la sphère économique alors que les sentiments,
l’altruisme et le don sont laissés à la sphère privée. Quand l’argent est analysé
comme un langage symbolique (cf. Parsons et Smelser, 1956, revue Autrement,
1992), ce symbolisme est restreint à la sphère économique. En d’autres termes, les
sociologues classiques étudient les différents effets de l’argent sur la société et la
culture mais ne considèrent pas l’impact des valeurs sociales et culturelles sur
l’argent (Singh, 1997b : 8).
La sociologue Viviana Zelizer est la première, dans un article en 1989 puis dans son
ouvrage
The Social Meaning of Money
(paru pour la première fois en 1994) à
proposer une réelle alternative à l’interprétation classique de l’argent. A travers
l’analyse des changements dans les usages privés et publics des ressources
monétaires aux États-Unis entre 1870 et 1930, elle met en évidence les limites d’une
conception purement utilitariste de l’argent. La perspective historique que Zelizer
développe lui permet de montrer que les qualités et propriétés de l’argent et les
formes monétarisées de l’échange sont des constructions sociales qui dépendent du
contexte et des relations sociales dans lesquels sont imbriqués les partenaires de
l’échange.
Ce chapitre retrace l’histoire de la théorisation de l’argent par les sciences sociales et
montre comment de phénomène de marché, il a progressivement été conceptualisé
comme un phénomène relevant également de la sphère privée.
LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE DE LARGENT
Les deux principaux auteurs sur lesquels se base ce chapitre sont Karl Marx et Georg
Simmel. Leurs ouvrages, respectivement
Le chapitre de l’argent
écrit en 1857-1858
et la
Philosophie de l’argent
publié en 190014, comptent parmi les premiers travaux
de référence sur l’argent en sciences sociales. Écrits à l’époque de l’économie de
marché émergente, les travaux de Marx sont relativement critiques sur « le système
12 Voir également le n° 2 (1986) d’
Actions et recherches sociales
sur l’argent
13 Comme l’ont souligné Damien de Blic et Jeanne Lazarus (2007 : 5), « dans la mesure où il n’existe pas en français d’adjectif correspondant
exactement à la notion d’argent, le terme « monétaire » sera indistinctement relatif à la monnaie et à l’argent ».
14 Le chapitre de l’argent écrit par Marx en est toujours resté au stade de manuscrit. Il a été publié pour la première fois vers 1960.
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Les significations et usages sociaux de l’argent comme révélateurs sociologiques du processus
de construction conjugale
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d’échange bourgeois » (Marx, 1968 : 103). Ceux de Simmel le sont également
quoique de manière plus nuancée. La présentation des principales caractéristiques
des approches de Marx et de Simmel nous permettra de mieux saisir la
conceptualisation classique de l’argent et les critiques formulées par Viviana Zelizer
(1997, 2001, 2005a, 2005b, 2005c). Ses critiques seront centrales dans notre
appréhension des significations et usages sociaux de l’argent dans la sphère intime.
Elles seront présentées à la suite de ce chapitre.
Le caractère équivalent et universel de l’argent
Pour Simmel (1987) comme pour Marx (1968), l’argent a un caractère universel
autant dans son accessibilité que dans son utilisation qui n’est soumise à aucune
directive ni inhibition. La monnaie est perçue comme un équivalent général qui
indique la valeur d’échange de la marchandise, une forme sous laquelle toutes les
marchandises se ressemblent, se comparent et s’évaluent. Une forme à laquelle
toutes les marchandises se réduisent. Sa validité est universelle : toute possession
peut être transformable en argent dont personne en principe ne peut se voir refuser
l’acquisition (Simmel, 1987, Orléan, 1992). Par ailleurs, l’argent peut également être
convertible en différentes ressources (matérielles, sociales, culturelles, etc.). La
quantification apparaît comme plus objective que le langage car elle ne donne pas
prise à l’interprétation. Non équivoque et incontestable, elle permet de résoudre la
complexité inhérente au développement des échanges (Bouilloud et Guienne, 1999).
L’argent comme valeur d’échange et comme
marchandise particulière
Marx et Simmel établissent la distinction entre l’argent en tant que marchandise
particulière, c’est-à-dire l’argent en tant que tel, en tant que billet de banque ou
monnaie et l’argent en tant que valeur d’échange, soit l’argent investi dans des biens
qui deviennent ainsi comparables et échangeables.
Pour Simmel (1987 : 192-193), l’argent incarne l’échange : « En dehors de l’échange
l’argent n’est rien […], l’argent […] consiste en l’incarnation d’une pure fonction, celle
de l’échange entre les humains ». Marx (1968) est plus précis lorsqu’il définit l’argent
comme valeur d’échange. Pour lui, c’est le temps de travail 15 investi dans les
marchandises qui leur donne leur valeur. L’argent représente ainsi « l’objectivation
du temps de travail général investi dans les marchandises » (Marx, 1968 : 133). La
valeur des marchandises étant définie par leurs frais de production (le temps de
travail investi), le prix correspond, selon Marx (1968 : 119), à la valeur d’échange de
cette marchandise exprimée en monnaie.
Selon Simmel (1987), l’échange de marchandises contre de l’argent est le plus parfait
de tous les échanges, la divisibilité et l’utilisabilité de l’argent étant sans limite.
L’argent en tant que valeur d’échange exprime, en effet, un rapport général entre les
marchandises. Il permet de comparer des biens entre eux, de les échanger et de
faciliter cet échange en introduisant une dimension temporelle et spatiale. L’achat
15 Marx (1968 : 173) explique que le temps de travail ne peut être valeur d’échange générale car il est inséparable des marchandises, ce qui
n’est pas le cas de l’argent. Notons que Marx définit implicitement le travail comme appartenant à la sphère publique. Le travail ménager, travail
rattaché à la sphère domestique, ne se soumettant pas à cette "loi".
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Les significations et usages sociaux de l’argent comme révélateurs sociologiques du processus
de construction conjugale
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peut être distingué de la vente dans le temps mais aussi dans l’espace. L’argent est à
la fois étalon de l’échange de marchandises, moyen d’échange, et représentant des
marchandises16.
L’argent existe aussi en tant que tel, hors de l’échange. Il peut être amassé,
thésaurisé, capitalisé, échangé ou prêté. Pour Marx (1968 : 144), il ne fait plus le lien
entre les autres marchandises quand « il cesse d’exister comme propriété et
universalité des marchandises», quand il peut s’échanger lui-même comme les autres
marchandises.
Les dimensions symboliques et sociales de l’argent
La sociologie classique considère l’argent comme un véhicule des liens sociaux car la
monétarisation facilite l’échange. Par ailleurs, les liens sociaux générés par l’usage de
l’argent sont perçus comme étant porteurs de calculs, d’individualisme et d’égoïsme.
L’argent comme lien social
Selon Marx (1968), dans la valeur d’échange s’expriment des liens sociaux de
dépendance mutuelle et universelle entre tous les individus. Simmel met également
en évidence l’importance des liens sociaux dans l’usage de l’argent : « […] comme
[l’argent] est en effet, intégralement un phénomène sociologique, une forme
d’interrelations humaines, sa nature apparaît avec d’autant plus de pureté que les
liens sociaux sont plus condensés, plus fiables, plus aisés » (Simmel, 1987 : 187).
Pour Simmel comme pour Marx, les liens sociaux créés par l’usage de l’argent se
caractérisent à la fois par leur objectivité et leur impersonnalité. Les individus
acquièrent de la liberté dans leurs échanges car ils sont à la fois moins dépendants
de personnes particulières et plus libres individuellement (chaque individu est
interchangeable dans l’échange). Ils sont toutefois beaucoup plus dépendants de la
société dans son entier (selon Marx, pour survivre l’individu a besoin de la
collectivité). Ce sont des rapports de dépendance universelle qui créent une sorte
d’autonomie dans les rapports sociaux, ces derniers s’inscrivant, dès lors, hors des
individus eux-mêmes (Marx, 1968). L’argent introduit également une certaine
objectivité voire une certaine neutralité dans les échanges. Ces caractéristiques sont
liées, si l’on s’en réfère à Simmel, à la liberté dans les échanges, née de
l’indépendance par rapport à la volonté d’autres personnes bien déterminées. Avec
ses partenaires de l’échange, « l’homme moderne » est « dans un lien absolument
objectif et médiatisé par l’argent » (Simmel, 1987 : 369). Ces propos se retrouvent
également chez Marx lorsqu’il affirme que « quels que soient la forme et le contenu
particuliers de l’activi et du produit, nous avons affaire à la valeur, c’est-dire à
quelque chose de général qui est négation et suppression de toute individualité et de
toute originalité » (Marx, 1968 : 153). Dans un même esprit, Parsons (1967) définit
quatre libertés rattachées à l’usage de l’argent. L’autonomisation de la transaction
monétaire permet à l’individu de choisir à qui il souhaite acheter quelque chose ; ce
qu’il veut acheter ; quand il veut l’acquérir ; et s’il accepte ou refuse les conditions de
la vente. Bien que Simmel mette en avant le rôle de l’argent dans le développement
16 Marx et Simmel traitent essentiellement des marchandises. Cela peut s’expliquer par le contexte économique de l’époque, celui d’une société
industrielle où les biens matériels composent l’essentiel des marchandises échangées et où les biens immatériels comme les services ne sont pas
encore ou peu monétarisés à grande échelle.
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Les significations et usages sociaux de l’argent comme révélateurs sociologiques du processus
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de la liberté individuelle, il relativise ses propos en estimant qu’une relation n’est
totalement dépersonnalisée que lorsque l’argent décide, à l’exclusion de tout autre
facteur. Alors, la circulation de l’argent « crée […] des relations entre les humains
mais en laissant les humains en dehors de celles-ci » (Simmel, 1987 : 373). En ce
sens, la vision proposée par Simmel est paradoxale puisque l’argent est perçu
comme ce qui unit les hommes mais également ce qui les sépare les uns des autres,
le lien social n’étant « plus spontané, émotionnel et personnel mais artificiel, froid
[…] » (Vandenberghe, 2001 : 85).
L’argent symbole de l’égoïsme et de l’individualisme
L’économie monétaire crée « la nécessité de procéder quotidiennement à des
opérations mathématiques » et conduit « à réduire des valeurs qualitatives en
quantitatives » (Simmel, 1987 : 567). Le fait de mesurer, de peser et de calculer
quotidiennement suscite le développement de l’égoïsme : « un homme qui calcule
[est] tout simplement quelqu’un qui calcule égoïstement » (Simmel, 1987 : 566).
L’argent favoriserait ainsi, selon les auteurs classiques, le calcul intéressé (en
fonction de ses propres intérêts) et l’individualisme. En effet, ce dernier substitue
« le regard critique et calculateur aux forts liens émotifs par lesquels […] chaque
personne éprouve son appartenance à la collectivité » (Orléan, 1992 : 86). Le fait
que l’argent ne comporte en soi ni directives ni inhibitions accentue cette tendance :
« il suit la pulsion subjective respectivement la plus forte, laquelle, dans les domaines
de l’utilisation monétaire, est généralement aussi la pulsion égoïste » (Simmel,
1987 : 561-562). L’argent, universellement accessible et valable, n’offrirait donc
aucune résistance à la volonté spécifique et permettrait, dès lors, le développement
des différences personnelles et des intérêts individuels.
Simmel reconnaît toutefois que cette perspective théorique de l’argent trouve ses
limites dans les échanges monétaires où « la personnalité est engagée » (Simmel,
1988 : 514). La valeur monétaire des choses ne remplace pas intégralement ce que
nous possédons en elles car certains aspects de l’échange sont inexprimables en
argent. Lorsque « la personnalité est engagée dans la transaction » (Simmel, 1987 :
512), l’argent ne peut couvrir la totalité de la prestation personnelle et cela d’autant
plus qu’accepter l’équivalent en argent d’une prestation personnelle semble déjà
rabaisser la prestation et à travers elle la personne (Simmel, 1988 : 514). Si l’argent
est reconnu comme l’équivalent convenable d’une prestation, la transaction est
souvent accompagnée d’une reconnaissance personnelle, « une quelconque preuve
subjective du payeur, seule capable de compléter […] la prestation monétaire
convenue jusqu’à équivalence complète avec [la] prestation » (Simmel, 1987 : 513).
Simmel (1987 : 514) ajoute qu’« il demeure toujours un rapport d’obligation entre les
personnalités dans leur totalité, qui est peut-être réciproque, mais se soustrait
fondamentalement au calcul, même de réciprocité ».
Selon les auteurs classiques, l’argent crée des liens sociaux pragmatiques,
utilitaristes, individualistes et indifférents. On relève intuitivement l’ambiguïté de
cette approche de l’argent. Par "essence" l’argent est considéré comme un élément
neutre et impersonnel, vecteur d’une grande liberté individuelle. Il favoriserait
l’individualisme qui substitue le calcul et la prise de distance aux liens émotifs
(Orléan, 1992 : 86). Toutefois, l’argent reflète également les enjeux personnels.
L’égoïsme lié à l’usage de la monnaie découle directement de son utilisation qui crée
la nécessité de compter et de réduire « des valeurs qualitatives en quantitatives »
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(Simmel, 1987 : 567). Dès lors, comment l’argent peut-il être à la fois neutre et
impersonnel et être l’instrument de l’égoïsme et de l’intérêt personnel ?
L’argent comme instrument de justice
L’argent est perçu par les sociologues classiques comme un médiateur neutre et
objectif qui permet de calculer les intérêts et de mesurer la participation (les droits et
obligations) de chacun de manière très fine. Pour Simmel (1987 : 567-568), « la
vérification des droits de chacun, extrêmement difficile dans le principe, devint facile
dans la pratique dès qu’elle fut ramené à une question d’achat et de vente. […] La
nature calculatrice de l’argent a introduit dans les rapports entre les éléments de la
vie une précision et une sûreté dans la détermination des égalités et inégalités, une
non-ambiguïté dans les engagements et les accords. […] La détermination […] de la
valeur abstraite par l’argent fournit un schéma de divisions et de mesures
extrêmement fines et sûres ». Dans le même esprit, Hénaff (2002) souligne que
l’apparition de l’outil monétaire pourrait aller de pair avec l’idée même de justice.
Selon lui, Aristote a fait de la monnaie le grand égalisateur qui permet de mesurer
des produits de l’activité humaine n’ayant aucune commune mesure. Comme nous le
verrons plus tard, cette perspective, qui considère l’argent comme un instrument de
justice, sera reprise par un certain nombre de travaux sur l’organisation financière
des ménages, notamment lorsque l’argent est utilisé pour évaluer les relations de
pouvoir et les inégalités entre les conjoints.
L’argent dominant les relations sociales
Weber, Simmel et Marx se rejoignent lorsqu’ils affirment que l’argent est l’instrument
de la rationalisation du social. L’élément le plus abstrait et impersonnel qui existe
dans la vie humaine, selon Weber (1971). Pour les auteurs classiques, l’argent
domine, voire "pourrit", les relations sociales. Pour Simmel et Marx, le nombre de
rapports sociaux fondés sur l’argent ne cesse de croître. La signification de l’homme
pour l’homme se ramène de plus en plus, bien que de façon souvent dissimulée, à
des intérêts d’argent où, pour reprendre les propos de Marx (1968 : 156), « les
relations sociales entre les personnes sont changées en rapport social des objets ».
La monétarisation crée, selon Simmel (1987), un style de vie basé sur le
détachement, l’indépendance et l’individualisme qui entraînent de fait l’égoïsme.
Simmel nuance toutefois ses propos en estimant que tous les rapports sociaux ne
peuvent se fonder sur ce principe car un bon nombre d’entre eux comporte
davantage qu’un intérêt purement matériel. Néanmoins, pour Marx et Simmel
comme pour l’ensemble des auteurs classiques, l’argent dépersonnalise les relations
sociales. Cette dépersonnalisation apporte liberté et indépendance mais aussi
individualisme et égoïsme, relèvent-ils. Marcel Mauss (1990) reprendra également
cette vision de l’argent comme étant un phénomène calculable, impersonnel et
déshumanisant pour souligner l’opposition entre les échanges économiques et le
don, ce dernier étant perçu comme l’affirmation de la relation sociale.
En résumé
La conception classique de l’argent est liée aux deux discours socialement dominants
à cette époque (de Blic et Lazarus, 2007). Le premier discours, traditionnel, trouve
ses racines dans la morale chrétienne. Il dénonce les effets pervers de l’argent. Le
Henchoz Caroline Thèse de doctorat février 07
Les significations et usages sociaux de l’argent comme révélateurs sociologiques du processus
de construction conjugale
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second discours, issu de l’économie classique, cherche à « légitimer et à naturaliser
l’argent sous l’espèce neutre de la monnaie » (de Blic et Lazarus, 2007 : 48). Il est le
fruit de la pensée dite moderne qui émerge dans les sociétés industrielles dès le
17ème siècle et qui mêle rationalisme scientifique, progrès technique, reconnaissance
des libertés personnelles ainsi que l’émergence de l’individu et des états de droit
(Guérin, 2002 : 216). Pour de Blic et Lazarus (2007 : 48), les fondateurs de la
sociologie de l’argent s’appuient sur le premier discours pour critiquer le second.
Viviana Zelizer (1989 : 346-347, 1997 : 11-12) synthétise l’interprétation classique de
l’argent en cinq points qu’il me paraît intéressant de reprendre. Premièrement, les
fonctions et caractéristiques de l’argent sont définies uniquement en termes
économiques. Même si la signification symbolique de l’argent est reconnue, elle est
traitée uniquement dans la sphère économique ou alors comme une caractéristique
sans conséquence (cf. Parsons, 1973). Deuxièmement, l’argent n’a pas de valeur
qualitative (Simmel, 1987). L’interprétation classique ne distingue pas différents
types d’argent17. Seules les différences de quantité sont pensées. Troisièmement, il y
a une profonde dichotomie entre l’argent et les valeurs non pécuniaires. L’argent,
présenté comme étant neutre et utilitariste, est opposé aux valeurs non
instrumentales, personnelles et sociales. Quatrièmement, les questions monétaires
sont perçues comme envahissant, quantifiant et souvent corrompant toutes les
sphères de la vie. L’argent est conçu comme le véhicule de l’inévitable objectivation
de la société. Cinquièmement, le pouvoir de l’argent à transformer les valeurs non
pécuniaires n’est pas remis en question. La réciproque, soit la transformation de
l’argent par les valeurs non pécuniaires, est rarement conceptualisée, voire parfois
même explicitement rejetée.
La théorisation classique de l’argent, focalisée sur le domaine public, permet
difficilement de rendre compte de ce qui se passe dans la sphère privée où l’on peut
supposer que les échanges financiers ne sont pas uniquement guidés par le calcul et
l’égoïsme18. Comment expliquer que les auteurs classiques n’aient pas conceptualisé
l’argent comme étant un phénomène qui relevait également de la sphère privée ?
Une petite incursion dans l’histoire nous donne quelques pistes de compréhension
sur la dichotomie entre l’argent de la sphère publique et les sentiments ou les
émotions de la sphère privée.
Argent dans la sphère publique - don dans la sphère privée : une
dichotomie socio-historiquement construite
La réalité sociale, nous rappelle un certain nombre d’auteurs (dont Bourdieu, 1990,
Lefaucheur, 1995, Schultheis, 1995), est appréhendée au travers de grilles de lecture
qui catégorisent "socio-logiquement" notre vision du monde en couple d’opposés
fondamentaux. Les couples d’opposition féminin/masculin, privé/public, en appellent
d’autres comme reproduction/production, collaboration/compétition, etc. Les
17 Karl Polanyi (1957, 1975) souligne que l’argent prémoderne est encastré dans des liens sociaux, culturels et religieux qui limitent ses usages.
Toutefois, il considère que, dans les sociétés modernes, l’argent est universel. Il n’y a aucune restriction quant à son utilisation. Dans le même
esprit, Parsons (1967) considère l’argent comme un moyen d’échange généralisé. Les biens et services peuvent être achetés ou vendus en tout
temps et avec tout le monde.
18 Dans le même sens, on peut également supposer, qu’au sein de la sphère publique, tous les échanges d’argent ne sont pas guidés
uniquement par la rationalité "pure".
Henchoz Caroline Thèse de doctorat février 07
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de construction conjugale
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"catégories élémentaires" du masculin et du féminin et l’ensemble des valeurs et des
caractères sociaux qui s’y réfère, s’opposent et se complémentarisent dans une
relation binaire, hiérarchisée et naturalisée (cf. Bourdieu, 1990, Schultheis, 1995). Il
ne s’agit pas ici de déconstruire ces catégories et les valeurs qui y sont associées
mais de démontrer que la vision sociologique traditionnelle qui oppose d’une part, la
sphère privée rattachée au don et au féminin et, d’autre part, la logique marchande
de l’argent rattachée à la sphère publique et au masculin est une construction socio-
historique. En effet, les couples d’opposition sexuées, sphère privée/féminine et
sphère publique/masculine, catégories "socio-logiques" profondément incorporées
dans notre vision du monde, apparaissent avec le développement de
l’industrialisation qui conduit à une séparation entre lieu de vie et lieu de production.
Durant plusieurs siècles, la production de richesses ainsi que l’économie et la gestion
de la maisonnée ont relevé du domaine du privé. Comme le rappelle Marie-Louise
Pellegrin-Rescia (1999), servir les intérêts de la maisonnée, pourvoir à ses besoins,
produire et accumuler des richesses ont longtemps été considérés comme des tâches
peu honorables, indignes de reconnaissance. Les Grecs du 5ème siècle laissent ces
activités « aux âmes inférieures, peu douées de raison » : aux femmes, aux
étrangers ou aux esclaves (Pellegrin-Rescia, 1999 : 62). Le seigneur du 12ème siècle
dédaigne également la gestion et l’entretien