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“Anticipation: la discipline de l’incertitude”

Authors:
  • Ecole des Ponts Business School; University of New Brunswick; University of Stavanger

Abstract

Les prospectivistes sont hantés par un problème qui n’est pas résolu : comment utiliser le futur, à la fois prometteur et impossible à connaître. La plupart d’entre eux, qu’ils soient membres ou non de l’Association of Professional Futurists (APF), reconnaissent depuis quelques années que la prédiction et la probabilité sont des moyens très insuffisants pour réfléchir sur l’avenir. Mais une chose est de savoir ce qui ne marche pas et une autre de savoir ce qui marche. Le paradoxe de l’avenir est que nous ne pouvons pas trouver le moyen de le « connaître », mais qu’il nous faut trouver les moyens de vivre et d’agir en ne le connaissant pas ; c’est la raison d’être de la discipline de l’anticipation.
CHAPITRE 23
Anticipation :
la discipline de l’incertitude1
RIEL MILLER
Les prospectivistes sont hantés par un problème qui n’est pas résolu :
comment utiliser le futur, à la fois prometteur et impossible à connaître.
La plupart d’entre eux, qu’ils soient membres ou non de l’Association of
Professional Futurists (APF), reconnaissent depuis quelques années que
la prédiction et la probabilité sont des moyens très insuffisants pour
réfléchir sur l’avenir. Mais une chose est de savoir ce qui ne marche pas
et une autre de savoir ce qui marche. Le paradoxe de l’avenir est que
nous ne pouvons pas trouver le moyen de le « connaître », mais qu’il
nous faut trouver les moyens de vivre et d’agir en ne le connaissant pas ;
c’est la raison d’être de la discipline de l’anticipation.
Qu’est- ce que la disciplinarité ?
Une discipline est par définition une rencontre avec des contraintes.
Dans ce sens, les travaux de description et de développement d’une dis-
cipline, que ce soit la maîtrise du tailleur de pierres ou l’expertise du
professeur de sciences économiques, consistent à la contester, dans sa
pratique, tout en respectant les limites qu’elle impose.
Une fois qu’une discipline est bien établie, les termes et les institu-
tions qui en définissent et en limitent la pratique deviennent familiers et
1. Texte traduit de l’anglais par Marc Mousli.
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évidents. Par exemple, au milieu du
XX
e siècle, les sciences économiques,
en tant que discipline académique, étaient définies dans les manuels
(celui de Samuelson, par exemple) comme l’« allocation de ressources
rares à des finalités concurrentes ». Une telle formulation, comme tous
les systèmes qui reproduisent et modifient un savoir disciplinaire, évo-
lue avec le temps. Le présent essai ne prétend pas analyser de façon
exhaustive la théorie et la pratique, les débats et l’expérience, le pouvoir
et l’histoire qui font émerger une discipline et en définissent le périmètre.
Nous allons plutôt, en tenant compte de la contribution de l’APF et de
l’expérience des prospectivistes du monde entier, mettre l’accent sur le
besoin d’une discipline et esquisser les contours.
Pourquoi une disciplinarité ?
À l’origine du présent texte, il y a l’hypothèse que le temps est venu,
pour les prospectivistes, de collaborer au développement d’une discipline
qui s’intéresse à la nature du futur, à l’usage qu’il est possible d’en
faire dans les systèmes à composante humaine et plus généralement qui
participe aux efforts que nous faisons pour comprendre notre univers
anticipatoire2.
De nombreuses raisons, que nous allons brièvement résumer, jus-
tifient les efforts des prospectivistes pour élaborer une discipline : la
philosophie et la science ont ouvert de nouvelles voies pour définir l’uni-
vers et comprendre ce qu’est le futur ; les caractéristiques spécifiques du
présent font que sans une discipline, nous allons atteindre nos limites
dans l’utilisation du futur, à la fois en termes de qualité des processus
et de résultats ; les valeurs et les outils, les aspirations et les pratiques
quotidiennes, offrent la possibilité d’utiliser le futur différemment, mais
on ne peut pas exploiter ce potentiel sans se ranger derrière une disci-
pline qui apporte des garanties sur la profondeur des savoirs, le sérieux,
la légitimité et la visibilité ; l’idée de construire une discipline de l’an-
ticipation se consacrant à définir et utiliser plus efficacement le futur
fait déjà son chemin. En s’engageant sans ambiguïté dans ce projet, les
prospectivistes peuvent l’accélérer et l’améliorer.
Une discipline offre au moins trois avantages :
– La profondeur : en définissant ce qui relève légitimement de son
domaine de connaissances, une discipline peut pousser au développement
d’une expertise (une spécialisation) en approfondissant parallèlement la
théorie et la pratique.
– L’identité : la spécialisation et le vocabulaire technique qui l’ac-
compagne permettent au praticien (de l’apprenti au maître), comme au
profane, d’identifier une discipline et d’être assuré de sa pertinence dans
un domaine intellectuel spécifique.
2. Cf. défi nition infra.
LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE EN ACTION
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– La légitimité : la profondeur et l’identité aident à élever la res-
ponsabilité et à donner de la légitimité, qui sont les deux bases de la
confiance (sans pour autant la garantir). Elles incitent à constituer et
à développer un fonds pour la discipline, à construire son capital de
réputation et la notoriété de son exigence de qualité.
La discipline de l’anticipation
Conçue comme une discipline, l’anticipation suppose d’acquérir et
d’utiliser un ensemble organisé de principes de conception pour penser
le « plus tard que maintenant ». L’individu qui améliore sa capacité d’an-
ticipation développe en fait son aptitude à s’appuyer sur le futur pour
comprendre le présent. Il formule plus clairement les objectifs de sa
réflexion sur l’avenir, établit une relation plus cohérente entre les buts
poursuivis à travers cette réflexion et les méthodes qu’il utilise dans sa
pratique pour parvenir à une pensée plus élaborée. C’est habituellement
ce que l’on attend de la disciplinarité qui, par l’étude, renforce la pro-
fondeur, la clarté et la légitimité d’une pensée.
Mes premières propositions de principes de conception pour une
discipline de l’anticipation relèvent des catégories suivantes : une propo-
sition descriptive définissant ce qu’est le futur ; une proposition logique,
demandant que l’ensemble de la discipline adopte la perspective des sys-
tèmes anticipatoires ; une proposition taxinomique distinguant les formes
que peut prendre l’anticipation, dans le présent ; et une proposition orga-
nisationnelle offrant des règles pour conduire et organiser un processus
d’anticipation qui respecte les principes de la méthode scientifique (mise
à l’épreuve des hypothèses et critique externe).
La discipline de l’anticipation (DoA) :
une première spécifi cation
DÉFINIR LE FUTUR
La DoA suppose que le futur soit défini par quatre caractéristiques
fondamentales de notre univers : (i) l’irréversibilité concrète du temps ;
(ii) la naissance et la mort, la différence et la répétition ; (iii) la nou-
veauté imprévisible ; (iv) la connectivité.
Le temps est irréversible et continu/contigu (i). « Voyager dans le
temps » est impossible. Malgré la multidimensionnalité du temps/espace,
on ne peut pas sauter du présent dans le passé ou dans le futur. Donc,
concrètement, le futur n’existe pas en dehors du présent. Le futur est
un « plus tard que maintenant » imaginé dans le temps présent.
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La naissance et la mort, la différence et la répétition (ii). Dans notre
univers, de nouvelles entités, et des entités d’entités (agencements3) peuvent
apparaître, émerger dans le temps présent, naître et disparaître ou mourir.
Sans ce principe premier, la dynamique ou le changement ne pourrait
pas exister, et le « plus tard que maintenant » serait simplement la même
chose que « maintenant ». On ne peut toutefois pas nier la continuité, et
ce qui existe maintenant peut se répéter dans l’après, ce qui produit de
nombreuses catégories du futur dans le présent, dont un, la « latence »,
est la possibilité pour un phénomène de se transformer et de se répéter,
présentant, dans la durée, des phases d’émergence et d’inertie.
La nouveauté imprévisible (iii), dont toutes les causes ne sont pas
encore réunies, illustre le fait que le présent ne détermine que partiel-
lement les événements du « plus tard que maintenant ». La nouveauté
– définie comme « quelque chose à partir de rien » – apparaît de diffé-
rentes façons qui peuvent modifier fondamentalement le présent. Même si
nous avions une parfaite connaissance de tous les facteurs qui constituent
le présent et si nous disposions de modèles représentant parfaitement
la façon dont tous ces facteurs interagissent, le présent émergent nous
réserverait encore des surprises. Ceci montre que la créativité influence
notre vie tout autant que la continuité.
La connectivité (iv) prend de nombreuses formes, mais ce qui importe
pour le « plus tard que maintenant » est que certaines connexions et
interactions couvrent de longues périodes et ont un effet à différents
niveaux de la réalité. Par conséquent, nous vivons dans un univers où
l’inertie coexiste avec la rupture, la continuité avec le changement et
l’interdépendance. Le futur (c’est- à- dire ce que nous imaginons dans le
présent) peut donc être fait de conservation ou de destruction, ainsi que
de la capacité d’intervenir sur des faits émergents.
Construite sur ces bases, la discipline d’anticipation peut offrir
concrètement les moyens de décrire, repérer et assurer le suivi du change-
ment sous ses différentes formes, tout en gardant la claire conscience que
le « plus tard que maintenant » est toujours un produit de l’imagination.
LES SYSTÈMES ANTICIPATOIRES4
L’anticipation est une propriété « réelle » du présent, une partie inté-
grante du fonctionnement des phénomènes physiques et sociaux tels
qu’ils ressortent et apparaissent dans le présent. Adopter une perspective
de système anticipatoire5, c’est chercher de façon explicite à prendre
3. L’auteur utilise le terme anglais assemblages, traduction habituelle, en
anglais, des « agencements » de Deleuze (NdT).
4. « Un système anticipatoire se caractérise par le fait que son état présent
est déterminé non seulement par son état passé mais aussi par de possibles états
futurs », Mihai Nadin, commentant la défi nition donnée par Robert Rosen dans la 2e
édition (2012) de son livre : Anticipatory Systems. Philosophical, Mathematical, and
Methodological Foundations (NdT).
5. R. Miller, R. Poli, « Anticipatory systems and the philosophical foundations
of futures studies », Foresight, vol. 12, n° 3, 2010.
LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE EN ACTION
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en compte l’ensemble des anticipations, qu’elles concernent les choses
inanimées ou les êtres vivants. Cette attitude est capitale pour la disci-
plinarité, car elle permet de tracer le cadre général dans lequel on va
chercher à comprendre et à utiliser la vaste gamme des formes parti-
culières d’anticipation – formes qui sont spécifiques à chaque contexte.
La grille de lecture des systèmes anticipatoires aide la discipline
à faire des distinctions dans les formes et les contenus et à relier les
tâches aux outils de façon cohérente et fidèle aux principes.
LES CATÉGORIES DE POTENTIEL DU PRÉSENT
Le fait de classer en plusieurs catégories les différentes « sortes » d’an-
ticipation et les diverses définitions de ce qu’est le futur dans le présent
(« être sans exister ») facilite la tâche concrète d’imaginer l’avenir. Les trois
types de futur existant dans le présent, et que les prospectivistes doivent
distinguer pour perfectionner l’anticipation, sont : les futurs contingents,
que l’on peut considérer comme le résultat d’actions de facteurs externes ;
les futurs d’optimisation, qui supposent une continuité systémique et
« colonisent » implicitement ou explicitement l’avenir en prenant pour
hypothèse que des événements découlant des tendances actuelles vont
perdurer ; les futurs inédits, pour lesquels on ne perçoit pas de cause
immédiate, mais qui vont se produire inopinément et modifier le présent.
Bien sûr, les trois catégories interagissent et sont interdépendantes.
Elles sont particulièrement utiles dans l’anticipation appliquée, en lien
avec le principe suivant.
LA PRATIQUE DE LA DOA COMME UNE CAPACITÉ
Puisque la discipline de l’anticipation est un moyen d’utiliser le
futur pour apprendre (en créant du savoir), elle est par conséquent une
forme de recherche ou d’engagement/construction cognitif. En pratique,
elle se traduit donc par des activités qui impliquent le récit (faire du
sens), de l’intelligence collective et un travail de cadrage/décadrage. C’est
un métacadre scientifique pour sentir intuitivement, puis comprendre la
signification du présent, donnant l’assurance que la façon d’utiliser le
futur imaginaire est cohérente avec les trois principes précédents.
Chacune de ces prémisses est nécessaire, et toutes sont interdé-
pendantes. Ensemble, elles constituent les grandes lignes de l’utilisa-
tion du futur. Ou, pour le dire autrement, il est nécessaire de disposer
d’un ensemble de principes fondamentaux prenant en compte les quatre
hypothèses de base de la discipline de l’anticipation pour construire un
lien plus complet et plus rigoureux entre la définition du futur, comme
une nouveauté émergente, prometteuse et impossible à connaître, et la
compréhension du futur imaginé, grâce aux récits que nous inventons
dans le présent.
Bien sûr, la position habituelle, dans la plupart des communautés
qui travaillent sur l’avenir, est d’utiliser une typologie distinguant trois
types de futur : probable, possible et souhaité (ou préféré). Le premier
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est basé sur des modèles et des données qui prévoient le futur de façon
probabiliste, en utilisant le passé ; le deuxième est traduit en scénarios
qui racontent des récits plus ou moins inventifs sur les différents ave-
nirs « possibles » (souvent difficiles à distinguer du premier type) ; et le
troisième est une image plus normative et parfois créative, des avenirs
souhaités. En pratique, cependant, la réaction dominante est de recher-
cher les causes probables permettant d’une façon ou d’une autre de
découvrir « comment le futur pourrait se dérouler », en se servant des
tendances, des facteurs moteurs et de toute autre source de conséquences
possibles (ou impossibles).
Les objectifs et les méthodes de la pensée anticipatoire ont donc
tendance à être dominés par l’analyse probabiliste, qui s’appuie générale-
ment sur des explications continuistes ; cela exclut la nouveauté, qui est
impossible à imaginer en s’appuyant sur la causalité et en s’enfermant
dans un cadre probabiliste rigoureux. La recherche dans la continuité
restreint à la fois la définition du futur et les méthodes pour l’appréhender.
Il faut noter que la DoA n’impose pas d’imaginer le futur d’une
façon plutôt qu’une autre. Les prospectivistes ont accès à une panoplie
d’instruments large et variée, une boîte à outils impressionnante allant de
l’« attitude prospective » de Jay Ogilvy et de l’analyse causale par strates
de Sohail Inayatullah, aux futurs intégraux inspirés par Ken Wilber et
aux scénarios à quatre quadrants du Global Business Network.
Toutes ces techniques, et beaucoup d’autres, peuvent être utilisées
en fonction du contexte. L’important, c’est que la logique disciplinaire
peut aider les praticiens à s’attaquer globalement à l’impossibilité fon-
damentale de connaître le futur, et à se saisir à la fois des méthodes
de l’anticipation et de ses finalités, délivrées des contraintes étroites des
probabilités, de la continuité et des projections qui se contentent de
prolonger dans le futur les schémas actuels.
Dans notre réalité consciente, peu de choses sont aussi puissantes
que le futur souhaité pour déterminer nos actions. Pour les gouverne-
ments et les entreprises, comme pour les familles et les communautés,
l’avenir est souvent la principale raison d’agir (voire d’être). En aidant
à mieux utiliser le futur, en multipliant les approches, en dépassant les
méthodes qui ont jusqu’ici dominé – comme la probabilité et la planifi-
cation – et en prenant en compte toute l’ambiguïté de l’innovation créa-
tive, le développement de la discipline de l’anticipation peut changer les
façons d’agir des individus et des organisations. La DoA offre un moyen
de réconcilier l’utilisation du futur avec nos aspirations à atteindre la
plénitude de notre liberté. On ne sait pas si ce sera mieux ou moins
bien, personne ne peut dire ce qui arrivera, mais au moins l’ambition
démesurée de l’homme pourra être tempérée par les exigences d’une dis-
cipline qui cherche à profiter de l’étonnante créativité de notre univers.
LA PROSPECTIVE STRATÉGIQUE EN ACTION
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Article
The cyclonic risk in the French Antilles is quite well known but it presents atypical and uncertain characteristics. Added to this, the specific features of coastal territories (such as insularity) reinforce their vulnerability and limit their ability to rebuild and adapt. The island of Saint-Martin demonstrates how difficult this process can be, even two years after the passage of hurricanes Irma, José and Maria in 2017. Indeed, if the decisions and actions carried out during an exceptional event mainly focus on managing the emergency in order to get out of the crisis as quickly as possible, one can wonder about the long-term effects of anticipation: in times of extreme crisis, can we anticipate some actions and their consequences in order to facilitate the reconstruction phase? In order to help crisis managers to integrate the objective of operational continuity and territorial reconstruction into decision-making, a global experience feedback (resulting from around forty interviews) was carried out on this cyclonic crisis of 2017.
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