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SALINISATION DES SOLS ET EXTENSION DES SEBKHAS SUR
L’ARCHIPEL DE KERKENNAH DEPUIS 1963
ETIENNE L.1, DAOUD A.2, BELTRANDO G.1
1Université Diderot - Sorbonne Paris Cité, UMR PRODIG du CNRS, (c.c. 7001) 75205 Paris:
beltrando@paris7.jussieu.fr; lucileetienne1985@gmail.com
2Université de Sfax, Faculté des lettres et Sciences Humaines, Département de géographie. Laboratoire Eau,
Energie, Environnement. B.P.553 Sfax 3000. Tunisie. daoudabdelkarim@yahoo.fr
Résumé – La modification du climat régional depuis 1970 et l’évolution des niveaux de vie sur l’archipel de Kerkennah
(Golfe de Gabès, Tunisie) ont entrainé la perturbation de l’environnement de l’archipel ainsi que l’évolution des pratiques
culturales. L’archipel a une topographie basse propice au développement des sebkhas (terres basses et salées) occupant
aujourd’hui 45% de sa surface. Afin de quantifier l’extension des sebkhas, un SIG a été créé afin de faciliter la comparaison
entre une image satellite de 2010 et des photographies aériennes de 1963 et il apparait que l’extension est estimée à 465 ha
soit 18% entre les deux dates. Un questionnaire a été proposé à la population (150 personnes) afin d’évaluer le degré de
conscience de la population face à la salinisation. Il semble que la population comprenne les changements en cours ainsi que
leurs causes qui sont dues à la fois à l’évolution du climat et aux activités anthropiques en mutations.
Mots clés : Salinisation, sebkha, végétation, Archipel de Kerkennah
Abstract – Soil salinization and sabkha extension in the Kerkennah Archipelago since 1963. The modification of the
regional climate since the 70’s and the evolution of the standard of living on the Kerkennah archipelago (Gabes gulf,
Tunisia) led on the perturbation of the archipelago environment and of the farming practices. The archipelago has a low
topography that favors the sabkha development (low and salty lands). They overlay today 45% of the entire surface. In order
to quantify the sabkha extension, a GIS has been made to compare a satellite image from 2010 and aerials photographs from
1963. It appears that the extension reach 465ha (or +18%) between both dates. A questionnaire has been proposed to the
population (150 peoples) to evaluate the perception of salinization. It seems that the population understands the ongoing
changes and the causes that are due to both climate evolution and anthropic activities in mutation.
Keywords: Salinization, sabkha, vegetation, Kerkennah archipelago
1. Evolution climatique et sociétale récente affectant l’archipel de Kerkennah
L’archipel de Kerkennah (Figure 4), situé dans le Golfe de Gabès en Tunisie, présente un
climat semi-aride tout comme celui de l’ensemble de la région qui tend vers l’aride depuis les
années 1970 (Alley et al., 2007; Field et al., 2012; Dahech, 2007). La ville de Sfax (20 km de
l’archipel) dispose d’une station météorologique dont les relevés ont permis de mettre en
évidence, entre 1970 et 2000, un allongement de la période estivale (de mai à septembre) et
des épisodes caniculaires plus fréquents (Dahech, 2007) engendrant un stress hydrique estival
de plus en plus important ce qui peut avoir des conséquences dramatiques pour la végétation
naturelle des îles mais aussi pour les cultures.
Associée à cette évolution des températures, l’élévation du niveau de la mer, également
causée par une subsidence importante dans le golfe de Gabès (Paskoff & Sanlaville, 1983;
Oueslati, 1994), provoque, outre une érosion importante (Etienne, 2014), la salinisation des
eaux souterraines et la remontée des nappes (Paskoff, 1998; Chang et al., 2011). Ce
phénomène entraine une extension des sebkhas c’est-à-dire des surfaces salées (Etienne,
2014). Le phénomène est d’autant plus inquiétant que les surfaces basses sont très largement
majoritaires sur l’archipel de Kerkennah, où l’altitude maximale n’est que de 13 mètres et
l’altitude moyenne de 2,5 mètres (Figure 4) et où les sebkhas représentent aujourd’hui 45% de
la surface totale des îles.
Depuis les années 1960, les pratiques culturales ont également évoluées avec, entre autre,
la création de périmètres irrigués en 1995. Dans ces périmètres l’eau, tirée de puits, est
saumâtre et est épandue dans les parcelles qui, parfois, ne sont pas drainées.
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Dans ce contexte de changements naturels et sociétaux nous analysons l’extension des
sebkhas de l’archipel de Kerkennah et le rôle des hommes dans ce phénomène.
Figure 4: Localisation, toponymie et topographie de l’archipel de Kerkennah
2. Matériel et méthode
Pour atteindre les objectifs fixés plusieurs types de données et méthodes ont été utilisées.
Un SIG (Système d’Information Géographique) a été mis en place. Il permet de réaliser une
étude diachronique entre 1963 (33 photographies aériennes) et 2010 (Image SPOT-5)
permettant de mesurer l’évolution de la surface des sebkhas avec une erreur résiduelle de
1,1 m. Les deux sebkhas étudiées ici sont les sebkhas Essendouk et Alif Ennkhal (Figure
4Erreur ! Source du renvoi introuvable.) car (i) ce sont les plus vastes de l’archipel et (ii)
elles ont connu des évolutions très différentes.
Un questionnaire a été proposé en mai 2012 à un échantillon de 150 personnes de la
population de l’archipel âgées de plus de 25 ans (dont 11 ont finalement dû être exclus). Une
majorité d’hommes ont répondu (132 hommes pour 7 femmes) malgré nos tentatives. Le
questionnaire a été soumis aléatoirement où les personnes avaient du temps pour répondre
(bateau de liaison Sfax-Kerkennah, cafés etc…). Le questionnaire a été proposé en Français et
en Arabe, la traduction orale ayant toujours été réalisée par la même personne. Il existe
plusieurs limites quand à ce questionnaire dont celle de la représentativité de l’échantillon. En
effet, ne disposant pas de liste exhaustive des habitants de l’archipel il fut impossible de
construire une base d’échantillonnage et donc un échantillon représentatif de la population..
Les questionnaires portent sur la perception qu’a la population des risques que peut subir
l’archipel dont la salinisation des sols et en particulier, son effet le plus visible, la mortalité
des palmiers de l’archipel. Ainsi, la première question propose de classée une liste de 13
problèmes selon leur gravité, la seconde porte sur l’intensité du phénomène de mortalité des
palmiers et la troisième demande les causes de cette mortalité si elle est observée.
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3. L’extension des sebkhas accentuée par les actions humaines
3.1. Quantification de l’extension des sebkhas de l’archipel
La sebkha Essendouk et les sebkhas proches (Figure 5A), situées sur l’île de Gharbi, ont
connu une extension très important et, ne représentant que 178ha en 1963, ont atteint une
superficie totale de 267 ha en 2010, soit une augmentation de 50% entre 1963 et 2010. Cette
extension s’est faite vers le nord, au dépend de la palmeraie. La sebkha Alif Ennkhal (Figure
5B), située quant à elle sur l’île de Chergui, est particulièrement vaste et son extension est
proportionnellement moindre. En effet, elle atteint 971,2 ha en 2010 soit un accroissement de
10,3% depuis 1963 date à laquelle elle représentait 881 ha. Il n’existe pas ici de direction
préférentielle d’extension, la sebkha semble s’être élargie de manière uniforme. On observe
également la présence de zones de recul ponctuel des sebkhas sur l’archipel (Figure 5). Ces
espaces sont très minoritaires et ne reflètent pas une tendance à la diminution naturelle de la
salinité mais soit une disparition des terres au profit de la mer soit une reprise de la végétation
dans des jardins.
Figure 5: Extension des sebkhas Essendouk et Alif Ennkhal (source : Photographies aériennes de 1963 et image
SPOT 5 de 2010)
L’extension des sebkhas s’accompagne d’une transformation visible du paysage, qui passe
d’une palmeraie à une étendue salée avec sa végétation halophile caractéristique. Cette
transition est perçue par la population qui a constaté le recul de la palmeraie.
3.2. Perceptions des changements environnementaux et de la mortalité des palmiers
Les deux phénomènes les plus cités comme étant des « problèmes majeurs » sont le recul
du trait de côte (97 personnes interrogés sur 139, soit 70%) et l’extension des sebkhas (93
personnes soit 67% des interrogés). Viennent ensuite la remontée de la nappe (75 suffrages
soit 54%) et la salinisation des sols (70 suffrages soit 50%) (Tableau 1), qui sont deux
phénomènes pouvant causer l’extension des sebkhas. Les quatre phénomènes indiqués ci-
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dessus sont également considérés comme préoccupants par les chercheurs et les institutions
travaillant sur l’archipel (Oueslati, 1986; Agence de Protection et d'Aménagement du Littoral,
2001; Rhouma et al., 2005; Fehri, 2011; Etienne et al., 2012)
Tableau 1: Classification des phénomènes selon leur importance aux yeux de la population de l’archipel de
Kerkennah (résultat d’une enquête sur 139 personnes réalisée en mai 2012)
Les autres propositions semblent moins problématiques aux yeux des personnes
interrogées. Ce sont donc bien les phénomènes environnementaux qui préoccupent le plus les
personnes interrogées. Le seul indice, visible à l’œil nu, de l’extension des sebkhas est la
perturbation de la succession végétale qui marque la transition entre la sebkha et la palmeraie.
Les répondants ont donc été interrogés à ce sujet.
La grande majorité des personnes interrogées (132/139, soit 95%) affirment qu’il existe un
problème de mort des palmiers sur l’archipel. Parmi ces 132 personnes, 60 (soit 45,5%)
estiment que le phénomène est important, 46 (soit 34,8%) qu’il est moyennement important et
enfin, 26 (soit 19,7%) considèrent qu’il est faiblement important (Tableau 2).
Tableau 2: Perception du phénomène de mort des palmiers par la population de l’archipel de Kerkennah (résultat
d’une enquête sur 139 personnes réalisée en mai 2012)
La perception des îliens a également été évaluée en leur proposant de lister les causes de
mortalité des palmiers, trois réponses possibles leur étant proposées (salinisation des sols,
exploitation du lait de palmier (le Legmi) ou élévation du niveau de la mer) et la liste pouvant
être complétée librement. La cause la plus choisie est la salinisation des sols (82 personnes)
devant l’exploitation du lait de palmier (65 personnes) et la montée de la mer (48 personnes).
80% des répondants ont par ailleurs donné plusieurs causes de mortalité élevées des palmiers
et 47% ont ajouté des causes à celles que nous proposions. Ceci laisse penser que la
population est consciente du caractère multifactoriel aboutissant à la mortalité élevée des
palmiers de l’archipel et que ces facteurs de mortalité sont naturels et anthropique. En outre,
deux causes de mortalités en particulier ont été cité spontanément : les changements de
cultures (passage de la palmeraie à la culture de l’olivier) et l’abandon de la palmeraie (cités
respectivement par 27 et 25 personnes). Les causes spontanément proposées par les personnes
interrogées présentent un lien direct avec la mutation récente des pratiques agricoles qui
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impliquent l’abandon des pratiques anciennes d’entretien de la palmeraie. Tous ces facteurs
sont documentés dans la littérature (Rhouma et al., 2005; Fehri, 2011) ce qui suggère encore
une fois que la population locale est dans l’ensemble consciente du caractère multifactoriel du
phénomène, associant aspects naturels et anthropiques.
3.3. Le poids des actions anthropiques dans l’extension de la sebkha Essendouk
Les facteurs climatiques, d’ordre régionaux, ne semblent pas très convaincant pour
expliquer l’évolution différente mesurée entre la sebkha Essendouk et la sebkha Alif Ennkhal.
Il semble qu’ici, les facteurs anthropiques aient donc joué un rôle important. En 1995, sont
implantés deux périmètres irrigués et drainés, l’un autour de Ramla près de la sebkha Alif
Ennkhal et l’autre au nord-ouest de Melitta, sur la zone la plus élevée qui borde aujourd’hui la
sebkha Essendouk (Figure 4). Les deux périmètres sont drainés et l’eau utilisée est issue de
puits dont l’eau est saumâtre. Des discussions avec les responsables des périmètres et des
habitants de l’archipel ainsi qu’une étude de télédétection (Etienne et al., 2012) ont pu
montrer que l’eau du périmètre de Melitta est utilisée, non seulement dans le périmètre initial
mais aussi en dehors de ce périmètre, sur des parcelles non drainées. Cette hypothèse pourrait
expliquer l’accroissement très important de la salinité par écoulement de surface et de sub-
surface des eaux saumâtre vers l’ouest, vers une zone plus basse.
4. Conclusion
Les Kerkenniens interrogés semblent être conscients des problèmes touchant leurs îles. En
effet, ils citent les même problèmes que les chercheurs et organisations travaillant sur les
changements environnementaux de l’archipel. L’exemple de l’avancée des sebkhas et du recul
de la palmeraie est particulièrement parlant puisque toutes les sebkhas de l’archipel ont vu
leurs surfaces s’accroitre entre 1963 et 2010. La mort des palmiers est un bon indice de cette
avancée des sebkhas et la population parait très consciente des causes de ce phénomène qui
correspond à la combinaison de phénomènes naturels (changement climatique, hausse des
températures etc.) et de facteurs anthropiques (les changements de cultures, l’abandon de la
palmeraie etc.). Il semble donc que l’extension des sebkas soit liée à l’évolution du climat et
du niveau de la mer et qu’elle soit renforcée par les mutations des pratiques culturales
récentes et en particulier la gestion des eaux d’irrigation.
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